Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Marie Dauguet : A travers le voile (1902)

Marie Dauguet

A travers le voile (1902)

(Complet)

 

Sur la rive

 

Ed io che sono?

Leopardi

 

Mon coeur frissonne comme une herbe légère

       Au bord de l'eau, comme

Une aile de libellule ou d'éphémère.

       Et mon coeur se nomme

La chose imprécise et fuyante et fragile,

       Comme un vain roseau,

Comme un oiseau. Il est morceau d'argile

       Détrempé par l'eau

Des pleurs, brûlé de rêves, pétri d'extases.

       Et qu'est-il en somme,

A travers tant d'incertitudes et de phases?

       Craintif, il se nomme

Le reflet des gestes et des attitudes,

       Miroir comme l'eau,

Où tremblent les désirs et les lassitudes,

       Le bris d'un roseau.

 

 

 

A la primevère

 

Prélude cristallin...

 

A Monsieur Emile Faguet

 

Prélude cristallin des blancs alleluia

Que chante l'alouette entre chaque embellie !

Le ciel, comme un grand cygne, ouvre, étire, et déplie

Son aile de duvet que la neige mouilla.

 

A peine reste-t-il, fleurs de magnolia,

Quelques flocons laiteux dont la candeur s'oublie

Aux branches des massifs. - Imprécise et pâlie,

Sous son voile, voici que passe Maïa.

 

Et sa voix se répand avec la liturgie

Des eaux où frissonne sa multiple effigie.

Elle sourit à travers leur miroir d'argent,

 

Insaisissable en sa mouvante transparence,

Au Désir altéré de son baiser changeant,

Que tente vainement l'éternelle Apparence.

 

2 février 1901

 

 

 

(Dissonance,...)

 

Dissonance, accords faux et les rayons aigus

Du soleil perforant l'averse translucide;

Rauque rumeur de bise et la complainte acide

Qu'égrènent les pinsons en triolets têtus.

 

Tout rit et pleure ensemble, étranges impromptus,

Fins grêlons crépitants à l'horizon livide.

Au ciel froid brusquement qui bleuit ou s'oxyde

S'aiguisent, bistouris, des triolets pointus.

 

L'étang capricieux obscurément s'azure,

Où se mire le verne à la rouge blessure.

Et, là-haut, tournoyant dans le vent embrumé,

 

Fauve et hâve désir, s'éternise la buse,

Vers la chanson des nids qui la tente et l'abuse,

Ouvrant son aile maigre et son vol affamé.

 

 

 

(J'ouvre à ton pas...)

 

J'ouvre à ton pas joyeux le seuil de ma chaumière,

Merveilleux jouvenceau que j'aime et que j'attends;

Sous la cuirasse de diamant, ô Printemps,

Casqué d'or flamboyant, chevauchant la lumière,

 

Avance et montre-toi! - Tes caresses premières

Ecartent déjà les chèvrefeuilles flottants

A ma fenêtre; et, parmi les vols palpitants

Des phalènes au coeur de mes roses trémières,

 

Ce sont tes baisers que j'entends. - Beau chevalier,

Prends ta lance d'argent et pourfends le geôlier

De mon âme, cette princesse ensorcelée

 

Qu'enferma le maléfique Hiver dans sa tour;

En croupe, conduis-la vers ces bois où, voilée,

Ressuscite la fleur de l'éternel amour.

 

 

(Le soir à l'odeur fauve...)

 

Le soir à l'odeur fauve et rose

Comble d'or les sentiers mouillés,

Et c'est la mort de toute prose

Sous les vieux ormes dépouillés.

 

Cette rigidité, le hêtre,

A des soupirs d'adolescent

Vers la langueur qui le pénètre,

Dardant ses bras effervescents.

 

Quelle est la flûte traversière,

Aux bucoliques raucités,

Qui mêle aux parfums du lierre

Sa fascinante alacrité?

 

Quelle est la promesse inconnue

Qu'on croit saisir à l'envol roux

Des feuilles sur la terre nue?

Quel rire luit au vert des houx?

 

 

(Fauvettes...)

 

Ja la gaie alouette au ciel a fredonné

Et ja le rossignol doucement jargonne.

Ronsard.

 

Fauvettes au noir chaperon

Jasent dedans les buissonnets,

Où tost fleurette s'uniront

Blancheur d'épine, or de genests.

 

Pervenches le ciel mireront

Et sus le bord des ruisselets,

Ennuyt les muguets s'ouvriront

Au cler caquet des oyselets.

 

La troupe des nymphes folettes,

Emmy la mousse novelette

S'esbat. - Coëffé de romarin,

 

Le chèvre-pieds cornu qui rôde,

Autour de leur ronde maraude,

Par son premier désir estraint.

 

 

(Paissez, troupeaux...)

 

Paissez, troupeaux ardents du rêve,

Par les landes, à la vesprée

Des roses brêves;

A l'orée

Des bois, les lents baisers vermeils,

Comme des lèvres, du soleil.

Paissez ces caresses jusqu'à

L'horizon que le soir musqua

Du parfum des fleurs endormies.

 

Complainte tendrement gémie,

Le vent

Mêle en d'invisibles élans

Les flots dolents.

Tordu sur la vase engourdie,

Un if se mire à l'eau croupie:

Paysage où tout émoi noie

Sa splendeur triste qui s'éploie,

De deuil et d'or,

D'or et d'encens

Effervescents.

 

Et, vers la berge, il me sembla

Sombrer éperdument dans la

Clarté qui jaillit des glaïeuls,

Dressés frigides, tels des glaives

Dont les tranchants bleuis s'enlèvent

D'acier sur la moire écarlate;

Tels des mains froides en rêve

Et qui pressent mon coeur brûlant.

 

A la berge, j'avais voulu

M'asseoir sur le gazon velu,

Fuyant avec les sourds remous

Des sources infiltrant dessous

Les tertres roux,

Spongieux et mous,

Leurs courses.

 

Sources,

Vos doigts frais lentement m'entraînent,

Me mélangent et me transposent,

Joignant au serpolet mes roses,

Tressant au thym mes vignes folles.

 

Paissez, troupeaux errants du rêve,

Les parfums de mes roses brêves,

Paissez les fulgides moissons

Des baisers à mes horizons.

 

 

 

(Ma flûte rauque...)

 

 

 

Ma flûte rauque n'est pas faite de roseaux

 

Cueillis au pied du Ménale ou de l'Erymanthe,

 

Elle est fruste et taillée aux branches des sureaux,

 

Moite de sève encore, âprement dissonante.

 

 

 

Ma flûte rauque n'est pas faite de roseaux

 

Coupés classiquement où du soleil soupire,

 

Alignant leurs tuyaux rejoints et inégaux,

 

Sous l'écheveau de lin et que colle la cire.

 

 

 

Elle est de bois dur, disonante dans le vent,

 

Et susurre en mineur, pleine de sourds bécarres

 

Ou d'étranges bémols qui vont se dissolvant

 

Avec le cri bleu des crapauds au bord des mares.

 

 

 

 

C'est fini du vent brutal...

 

C'est fini du vent brutal, des brises rêches,

Qui miroitaient à travers l'air,

Et coupaient en cinglant les branches sèches

Et les joncs comme des faux d'acier clair.

 

Il est venu le temps où la carpe qui fraie

Se flâtre (se mettre sur le ventre) indolemment aux pousses des iris,

Où le crapaud sanglote en amour sous la haie,

Où de la sève glue aux bourgeons de cassis.

 

Il est venu le temps où, béante d'extase,

La grenouille égarée entre les bleus orchis

Flotte aux premiers soleils qui tiédissent la vase

Et revêt son maillot d'agate et de lapis.

 

Brusquement, quelque part, une loutre éternue,

Et le morbide encens monte à travers les joncs,

L'odeur de volupté des marais s'accentue,

Qui parle aux sens tout bas avec des mots profonds.

 

Plus de ruisseaux vitreux dont les remous se figent

A la mousse craquante et plus de noirs agrès,

Branchages dépouillés qui vibrent et s'érigent

Sur le ciel froid autant qu'une dalle de grès.

 

La résine suinte à l'écorce des mélèzes,

De la tendresse fond sous l'aubier trop étroit,

Et le Désir puissant surgit, dont rien n'apaise

L'ardeur et qui nous prend et lentement nous baise

        Aux lèvres, comme un amant qui serait roi.

 

 

(Mouvante yole...)

 

Mouvante yole,

Pâle viole

Qui détone,

Si languissamment monotone;

 

Vent sous les aulnes,

Lilas et jaunes,

Voix qui penche

Au roulis mou de chaque branche;

 

Murmure aux urnes,

Si taciturnes

Qu'ont les cendres,

Qu'à peine le coeur peut surprendre.

Au bord de l'âme

Un peu de flamme,

Mais sans joie, 

Noyé en l'ombre qui poudroie.

 

La cornemuse

S'entourne et muse,

Et miaule

La chouette au tronc d'un vieux saule.

 

L'instant se pleure,

L'heure après l'heure

Coule, en sorte

Qu'il n'existe rien à ta porte.

 

Pleure ou te moque,

Coeur équivoque,

En dérive

Vers l'inconnu de quelle rive?

 

 

 

(Tout vain désir...)

 

Tout vain désir avec toute pensée expire

Et ma vie effacée, incertaine, recule,

Car voici, déversé, qu'autour de moi soupire

Le printemps, océan chantant qui s'accumule.

L'immense amour frémit en chaque molécule,

Eclate et craque et monte et brise les cloisons,

Eternel flux berceur dont la force circule

De mon coeur attiédi aux primes floraisons.

 

J'ai fui hors de moi-même, épanché dans son rire,

Comme un esclave heureux loin de son ergastule.

Les chèvrefeuilles ont enlacé de leurs spires

Les coudriers fleuris. - Le pollen suinte et brûle

De miel doré criblant corolles et capsules;

Des grouillements cachés rôdent sous les buissons

Où le baiser confus et secret s'articule

De la Bête amoureuse aux primes floraisons.

 

Je suis le vent qui roule et je m'entends bruire

Parmi le vol agile et bleu des libellules;

Au visage des eaux, j'ai vu mes yeux reluire,

Et mon sang a teinté les roses campanules,

Pendant que de la sève en moi se coagule.

Je parle avec l'écho et vogue à l'unisson

Des trainantes rumeurs que le bois dissimule,

Et je m'épanouis aux primes floraisons.

 

 

(La plaine infiniment...)

 

A Monsieur Jules Lemaître

 

La plaine infiniment brûlante se dénude,

Plus qu'un char s'éloigant surchargé de rayons,

Qui flambe, tel un phare en l'âpre solitude.

Dure, la mer s'étend des rigides sillons.

 

Seule au bord d'un talus tremble la barbe rude

D'un épi oublié. Plus de pourpres tisons,

Blés dont l'haleine chaude aux fiévreux horizons

Dansait. Le jour brutal sur la décrépitude

 

De la terre qui craque aiguise sa clarté,

Pendant que le grillon lui donne la réplique

Et que, tout devenant sonore et métallique,

 

Le soleil de midi, dans son intensité,

Reluit parmi l'éteule et, comme un coup de sabre,

Semble faucher encore son immense glabre.

 

Plaine d'Ainville, 31 juillet 1901.

 

 

(L'idéale moisson...) 

 

Par les nuits de juillet, les parfums pénétrants

Des gerbes à la lune étrangement pâlies,

Me semblent la douceur d'un coeur qui me comprend,

Mon âme, gerbe aussi, fleurit et se délie,

 

Eprise de rosée et de mélancolie,

Quand le blanc clair de lune, évocateur souffrant

D'infini, de beauté, de tout ce qui nous rend

Funeste la raison et chère la folie,

 

S'épanche lumineux et confidentiel

Sur les chaumes dormants, neige parmi les herbes,

Ou tremble, fin grésil, à la pointe des gerbes.

 

Reflets d'or des sillons, épis d'argent du ciel,

Qui, ce soir, confondez des rayons et des tiges,

Mêlez, parfum vivant, ma gerbe à vos prestiges.

 

En Messidor

 

 

L'odorante paix...) 

 

Pour Henri.

 

Nul bruit, la paix profonde et chaude de midi:

Au bout des champs d'ajoncs, d'acier sur l'or des sables,

La mer s'est tue. A peine un mumure assourdi

Palpite imperceptible aux feuilles des érables.

 

La maison de granit, qui luit comme du sel,

Rêve, les volets clos, sous son lourd toit de chaume;

Rien qu'un branle de rouet dans la cuisine, auquel

Font écho les fredons du rucher. - Tout embaume,

 

Le jasmin de la porte et les fruits du verger,

Les roses effeuillant parmi l'herbe fauchée,

Les brugnons mûrissant au long des espaliers

Et, dans un coin, la menthe et l'anis par torchées.

 

En Messidor

 

 

Brumaire

 

Toussaint

 

Voici les cloches en deuil,

Marteaux clouant des cercueils,

Voici les cloches en deuil.

 

Oh! la pauvre âme isolée,

Au fond de quelle vallée,

Triste, s'en est-elle allée?

 

Loin de nos bras, tant de pas

Pour les conduire au trépas;

Loin de nos coeurs tant de pas

 

Font les spectres quand il vente

Et vont drapés d'épouvante,

Si rapides quand il vente.

 

Dans le clocher c'est l'effroi

Qui commande comme un roi,

Dans le clocher, quel aboi!

 

Horde que le vent torture,

Les guivres à l'aventure

Hurlent au bord des toitures.

 

Mais eux si chers, où sont-ils?

Oh! que nos coeurs sont subtils

Pour deviner où son t-ils?

 

Ils ont glissé sur la pente

Avec des yeux d'épouvante,

Ils ont glissé sur la pente.

 

Oh! la neige comme un drap,

Où semblent s'ouvrir des bras

Qui écartaient des draps!

 

C'est vous, caresses si proches,

Qui brisez pierres et roches

Pour nous revenir si proches.

 

Où donc, pauvres linceulés, 

Vous cherchez tant esseulés,

Par les cieux noirs envolés?

 

Au fond de quelle saulée

Panser vos ardentes plaies,

Au fond de quelle saulaie?

 

Où donc sont emprisonnés

Les cris de vos coeurs brisés,

Où sont-ils emprisonnés?

 

Par où monter ou descendre,

Pour saisir un peu de cendre,

Par où monter ou descendre?

 

Voici les cloches en deuil

Qui ramènent des cercueils

Entr'ouverts à chaque seuil.

 

Voici les cloches en deuil!

 

1er novembre 1900

 

 

 

 

Le jour tombe

 

Le jour tombe, le jour trébuche,

Comme un vieux mendiant à besace,

Par les sentiers noirs pleins d'embûches,

Le jour tout éclopé se casse.

 

Le jour s'effrite, vermoulu,

Fourbu d'être clair et debout,

Il se fait cendre, on ne sait plus

S'il est lui-même ou s'il est nous.

 

Si c'est lui que l'automne brise

Et courbe et rend si mol et floche,

Ou si c'est nos coeurs par la brise

En haillons doux qui s'effilochent?

 

Est-ce nos coeurs, ce chemineau,

Que vêt un brouillard duveteux,

Qui porte un infini fardeau

Ballant à ses reins loqueteux?

 

Est-ce le jour, ce chemineau

Lugubre, agonisant, qui crève,

Las d'avoir sous leurs oripeaux

Violé trop d'absurdes rêves?

 

Novembre 1900

 
 
 
 

Solitude

 

Silence et vide

Au ciel livide,

Le vol muet d'un tiercelet.

 

Au long des haies,

Rouges de baies,

Le cri pensif d'un roitelet.

 

Branches de cendre

Où l'on voit pendre

Les nids défaits des oiselets.

 

Volutes lentes

Ourlant les pentes

De vagues remous violets.

 

Flot de silence,

Qui se balance,

Où tant de clarté déferlait.

 

***

 

Qu'elle s'esquive,

La voix pensive,

Preste du dernier roitelet.

 

Qu'elle se taise,

Parmi la glaise,

La voix des sources sans reflet.

 

Qu'elle s'éteigne,

La voix qui baigne

D'ombre les sombres serpolets.

 

Silence et vide,

La Thébaïde

Où mon coeur muet se complaît.

 

Novembre 1900

 

 

 

 

(Tous les chagrins...)

 

Tous les chagrins, ces mélopées

Que novembre exhale et qui sont

De sa moiteur enveloppées,

Au ras des jachères s'en vont.

 

Le cortège enfroqué défaille

A l'heure où le jour moribond

Avec le fouillis des broussailles

Insensiblement se confond.

 

Au bord des forêts embuées,

Des fantômes, les bras en croix,

Font signe à travers la nuée

Aux grands vols qui cinglent tout droit.

 

Plus rien de vivant, le rivage

Dort en son morne isolement,

Plus rien que le souffle sauvage

Du bois qui pleure obscurément.

 

Berceau pour toute lassitude

Et repos pour tous les fardeaux

Que ta douceur, ô solitude,

Large ouverte comme un tombeau.

 

2 novembre 1900

 

 

 

(Plus de faune...)

 

Plus de faune au rire éclatant

Et que l'ardeur de vivre absorbe,

Couronné de pampre et de sorbe

Et dans les sentiers titubant.

 

Plus de bouvreuils aux gorges roses,

Epanouis par les buissons

En de chantantes floraisons,

Aux heures des amours écloses.

 

Plus d'azur qui moire les eaux

De lumineux frissons, où plonge

La forêt, comme dans un songe

Bleu et qu'encadrent les roseaux.

 

Les flûtes ont quitté les lèvres

Et les échos ont oublié

Le dernier baiser gazouillé;

Les lèvres ont quitté les lèvres.

 

10 novembre 1900

 
 
 
 
 
 

(Languir et s'écouler...)

 

Languir et s'écouler dans ta morne atonie,

Nature, quand l'hiver éparpille aux revers

Des talus, aux étangs, par les sillons déserts

Sa brume monotone en houles infinies.

 

A l'heure ensorcelante où sur l'éteule grise

Se presse à pas confus la masse d'un troupeau,

Qui va broutant la nuit; quand, au vague rideau

Des peupliers, murmure une insensible brise,

 

Agitant mollement les branches sommeilleuses,

Errer comme la lune au fouillis bleu des guis,

Comme au marais pensif, un filet d'eau qui fuit,

Comme du chabon sec, la gaine duveteuse;

 

Pendant que, tout à coup, dans l'odeur de la vase,

balancé aux remous du liquide brouillard,

Et, large, s'éployant sur la campagne rase,

S'enlève lourdement le vol d'un balbuzard.

 

Bar-sur-Seine, 30 novembre 1901

 

 

 

(Parvis larges ouverts...)

 

Parvis larges ouverts et béantes arcades

Que peuple le brouillard de lentes confréries,

Où le vent brusquement dresse ses cavalcades,

Sabots tourbillonnants au fond des galeries.

 

Les bois sont un palais sans rois et sans fééries;

Le soleil s'anémie à l'angle des façades

Et l'on entend mourir sous les dalles pourries

La plainte des ruisseaux. En pourpres escalades,

 

La vigne vierge laisse errer, ensanglantés,

Ses bras flottants parmi l'imprécise muraille

Où leur geste alangui s'atténue et défaille.

 

Tout aspire au néant pour avoir existé,

Depuis le vieux pignon livide qui s'éveille

Jusqu'à nos coeurs déçus, épris de cécité.

 

10 novembre 1900

 

 

 Au bord de l'ombre

 

(J'aime errer...)

 

J'aime errer parmi l'abandon et la torpeur

Et l'inerte langueur des choses qui se meurent,

Et j'aime erre dissoute en la morne vapeur

Que versent les ruisseaux, comme des yeux qui pleurent.

 

Et j'aime errer parmi les berges sans lueur,

Où coule seulment, les soirs de pleine lune,

Le brouillard indécis des marais en sueur

Qui se heurte sans bruit à d'invisibles dunes,

 

Cernant d'un lac d'étain la muette pâleur,

Et qu'ici rien ne parle ou n'affirme ou ne veuille,

Mais que soient assourdis le rêve et la douleur,

Indistincts et fondus au coeur qui les accueille.

 

Et j'aime errer parmi les intangibles fleurs,

Qui n'ont jamais éclos même sur des ruines,

Et qui n'ont ni parfums, ni formes, ni couleurs,

Dont le charme subtil est tissé de bruines.

 

M'anéantir éparse en la grise douceur

Des brumes et du songe et de ce qui dilue

Mon âme inattentive et la fait presque soeur

De l'immense inconnu qui  partout fuit et flue.

 

Mars 1900

 

 

 

 

(Je marchais dans la nuit...)

 

 

Je marchais dans la nuit livide

Et m'en allais je ne sais où;

Des ombres rampaient à genoux

Autour de moi dans l'herbe humide.

 

Moirant l'eau d'un étang noirci,

A peine un peu de clarté verte,

Une blessure à peine ouverte

Au flanc du couchant obscurci.

 

Je marchais triste dans ce vide

Du silence sous mes pieds nus,

Coeur dépouillé redevenu

La cendre de la lande aride.

 

A l'horizon, rien que cette eau,

Qui verdoyait comme une plaie,

Sous le frisson des oseraies,

Cette eau morte comme un tombeau.

 

Et quelqu'un qui m'avait aimée,

Mais que je ne devinais plus,

Etreignait d'un geste confus

Ma main. Et sa main consumée

 

Entre mes doigts s'amollissait.

Ce pays que l'oubli ravage

Et ce lac au fiéleux mirage,

Dis-moi, mon coeur, qu'est-ce que c'est?

 

L'abîme trouble où tu voyages?

 

 

 

 

(Quand frissonnent...)

 

Oh! si cette trop solide chair

pouvait se liquéfier

et se fondre en rosée.

 

Hamlet

 

Quand frissonnent sur l'eau des ombres bleuissantes,

Que des vols incertains taisent leur dernier cri

Parmi les joncs, lorsque le soir endolori,

Semeur à l'horizon de roses pâlissantes,

 

 Nous rend plus chère encor la douceur de pleurer,

Je viens mêler mon âme, O Nature que j'aime,

A ton âme et chercher le refuge extrême

Dans ton oubli profond qui ne peut nous leurrer.

 

Je sens ma lassitude alors qui tourne et plane,

Au-delà du présent, étrangère au passé,

Et berçant hors du temps son effort harassé,

Comme un oiseau de nuit à l'aile diaphane.

 

Mon songe est de ne plus ni penser, ni sentir,

Mais, sur l'inconscient au grand coeur magnanime,

De tournoyer ainsi qu'aux bouches d'un abîme,

Avec la volonté de m'y anéantir.

 

Vivre épars à travers ce qui fleurit ou vibre,

Dispensé de vouloir, dispensé de choisir,

Fondu parmi le flux de l'éternel désir,

Evadé de moi-même, insaisissable et libre.

 

***

 

Voici le crépuscule avec ses doigts muets

Qui modèle et pétrit le cortège des rêves

Et sème sous leurs pas à l'ourlet de ses grèves,

Les roses, les lilas et les pâles bleuets.

 

Fais neiger des bleuets au seuil de ton portique,

O soir, sur tes degrés, les cheveux épandus,

Je viens, sans évoquer des paradis perdus,

Encenser le présent de mon dernier cantique.

 

Novembre 1899.

 
 
 
 

L'homme à la source

Sur un dessin de R.

 

Et je t'ai vu, mon coeur, tout au fond de moi-même,

Tel un spectre noirci, les yeux voilés de rides;

Tel un charme pierreux sous des rayons arides,

Où plus rien ne verdit des épis que l'on sème.

 

***

 

Te voici, poussière, qui dans le vent essaime,

Fontaine sans murmure à la margelle vide,

Pour avoir reflété trop de clarté perfide

Et le fantôme vain de tout ce qui nous aime.

 

L'heure de vérité autour des dalles pousse

Et nulle fleur n'y croit que des chardons d'acier.

Il n'est plus temps d'aller, les pieds nus sur la mousse,

 

Plonger à deux la coupe au flot extasié!

Amour, l'onde a quitté le marbre qui se brise

Lasse enfin de mirer ta face de traîtrise.

 

 

 

 

(Je ne suis plus de ceux...)

 

Je ne suis plus de ceux qui s'en vont d'un poing sourd

Ebranler lourdement les portes de la tour,

A qui rien ne répond de l'éternel problème;

Je suis simple et très pauvre en face de moi-même,

Ainsi qu'un mendiant auprès d'un reposoir,

Je m'arrête paisible à la rive du soir,

Pélerin ignorant sous la robe de laine

Et qui trempe ses pieds meurtris dans la fontaine.

 

Mon coeur emporte en lui le silence des bois,

Leurs chemins épanchés et leurs retraits sans voix.

Il est souple et fuyant autant que les murmures

Imperceptibles des étangs sous les ramures

Soyeuses des roseaux et des joncs enlacés.

Il est tout ce qui vit et meurt: et le passé

Et l'avenir insoucieux pliant son aile,

Le clair matin s'ouvrant, la tombe que l'on scelle.

Il est aussi l'atome et n'a plus pour essor

Que le désir extrêmement doux, non d'un sort

Quelconque, mais tout simplement de cesser d'être

Soi et comme en exil du flot qui s'enchevêtre

Des racines au faite et de la terre au ciel.

Il n'est que le grain de sable au torrentiel

Courant évoluant son humilité calme,

La sève sous l'écorce et le vent dans la palme.

 

 

 

 

(Passe, rêve et souris...)

 

 

 

A Monsieur Maurice Maeterlinck.

 

 

 

Passe, rêve et souris; surtout nulle pensée!

 

Evite le secret qui dort au banc de mousse,

 

Les pieds nus dans la source où son ombre s'émousse,

 

Evite le secret qui parle à ta pensée.

 

 

 

Sois l'instinct fleurissant l'âme errante du loup.

 

Vogue et rôde et mélange au chalumeau discord

 

Du vent si buccoliquement faux, ton accord.

 

Sous les ronciers déserts, cherche l'âme du loup.

 

 

 

***

 

 

 

Garde-toi de palper les murailles du cloître,

 

N'essaie pas d'ouvrir les portes verrouillées;

 

Mais, pour mieux oublier, jette ces clefs rouillées,

 

Jette avec ta douleur ces clefs au puits du cloître.

 

 

 

Reste l'inconscient, pèlerin pauvre et nu,

 

Dont les rustiques doigts brûlent des manuscrits,

 

Et, pour n'en pas pleurer, ignore tous les cris

 

Qu'ont poussés tant de coeurs brisés vers l'Inconnu.

 

 

 

Sois le désir sans aile et l'espalier sans vigne;

 

Sois un peu de néant que le néant épie,

 

S'écoulant à travers la nature assoupie,

 

Sois cet hôte sans lendemain qui se résigne

 

 

 

A n'être qu'un néant que le néant épie.

 

 

 

Jadis

 

 

(Et mon coeur...)

 

Et mon coeur, n'était pas cette crypte effritée,

Mais, pleine de soleil,

La tour d'albâtre clair tendrement visitée

Par les rayons du ciel.

 

Et mon coeur n'était pas la chapelle déserte

Et qu'encercle le houx,

Que le vent de la nuit, sentant l'ogive ouverte,

Parcourt à pas de loup.

 

J'étais auprès de vous l'hirondelle blottie

Au creux de votre main,

Par vos doigts caressée et de grâce nantie,

Jésus, l'amant divin.

 

Je ne soupirais pas, ô Nature insensible,

Serve de ta beauté,

Mais je sentais Jésus, proche, tiède, tangible,

En toute vérité.

 

Je te vois sans pitié, Nature, il m'était tendre,

Et je lui parlais bas,

Et tous mes vains désirs, il savait les comprendre,

M'ouvrait larges ses bras.

 

Je me souviens des plis de sa robe de bure,

Pour les avoir pressés,

Je me souviens d'avoir goûté sa chevelure,

Molle sous mes baisers.

 

Je l'ai porté, sorti tout saignant du sépulcre,

Nature, je l'aimais,

Mieux que ton avril doux de pollen et de sucre,

Mieux que toi, je l'aimais.

 

***

 

Ils m'ont volé ma foi, ils m'ont volé ma joie,

Ceux qui t'ont fait comme eux,

Jésus, féroce, étroit, le méchant qui rudoie

Le publicain peureux.

 

Ils ont dans leur orgueil repeint à leur image

Ton profil idéal,

Noué d'un doigt brutal à ton divin visage

Le masque de Baal.

 

Ils m'ont ravi ta face, ils ont volé ma joie,

Comme des louveteaux.

Ils ont volé ma foi, comme l'oiseau de proie

Entraînant un agneau.

 

18 octobre 1901

 
 
 
Les heures sauvages
 

E se tu sarai, tu sarai tutto tuo

Léonard de Vinci

 

(Mon coeur est né sauvage...)

 

Mon coeur est né sauvage et seul comme un merle,

Que berça la chanson du vent, subtil orchestre,

Ivre des noirs myrtils dont la forêt s'emperle,

Grisé d'odeur de source et d'haleine sylvestre.

 

Il est né comme un merle énamouré des fées,

Des songes, de la nue: et suivant à la trace

L'âme errante qui passe ou qu'on sent étouffée

Dans l'arbre et sous la mousse, invisible et tenace.

 

Liberté des bruits faux, dont tout rêve s'effraie,

Mon coeur dort à l'abri des vertes reposées,

Qu'effleure seul parfois le vol mou d'une orfraie;

Il est né comme un faon qu'abreuva la rosée.

 

 

 

 

 

 

 

Le gueux

 

J'aime accrocher mes pas au lierre et à la rose

Et joindre en mes bouquets l'ajonc au romarin,

J'aime l'odeur amère et forte des sapins

Quand au vent pluvieux leur branchage se fonce.

 

La sauvage forêt m'accueille où je m'enfonce,

Douce en son âpreté à mes désirs sans freins,

Et j'y marche, oublieux des maigres boulingrins

Et des jardiniers fous alignant leur quinconce.

 

L'heure est bonne! Je veux boire au creux de ma main

Son flot est clair, sans souci de l'ultime demeure;

Car je suis ce Passant qui, loin du grand chemin,

 

Pensif et souriant à tout ce qui nous leurre,

Erre par le sentier que nul pied n'a foulé,

Mordant à son bonheur comme en un fruit volé

 

15 août 1901

 

 

 

Simple chanson

 

Mieux que des écrins merveilleux,

J'aime la brillante rosée

Par les doigts de la nuit posée

Aux cimes des orges soyeux.

 

Je vous dédaigne, fleurs qu'on paie;

Mais j'aime, tendres et fluets,

Les mélilots et les bleuets

Et les chèvrefeuilles des haies.

 

Mieux que des rythmes très savants,

J'aime la musique où l'on pleure,

Complainte infiniment mineure,

Simple autant qu'un baiser d'enfant.

 

Immensément, je vous méprise,

Sottise et vanité des mots,

J'aime les stances des loriots

Enivrés du jus des cerises.

 

J'aime causer avec le vent,

Dont la souple parole ondoie,

Je lui dis ma peine ou ma joie,

Il me comprend mieux que les gens.

 

***

 

Aux coeurs orgueilleux je préfère,

Naïf comme un oiseau du bois,

Mais bien convaincu d'être soi,

Un coeur ignorant et sincère.

 

Côte de Francalmont, 6 juillet 1901

 

 

 

 

(Au crépuscule roux...)

 

Au crépuscule roux que  de la brume emperle,

J'irai tendre des lacets

Et des rejets

Pour attraper des grives grasses et des merles.

 

J'irai à pas de loup sous les feuilles que rouille

Le vent pluvieux et doux,

Puis, à genoux,

Je tendrai mes trébuchets alentour des mouilles.

 

Je tendrai mes lacets seul dans le grand silence

Qui plaît aux contrebandiers,

Aux braconniers

Et aux fous. Je les  tendrai, mes lacets, en silence.

 

Et les doigts attentifs à l'oeuvre qui m'absorbe,

J'attacherai au brin,

(laiton ou crin)

L'alise blète à point ou bien la rouge sorbe.

 

***

 

Après, je reviendrai par l'éteule poudreuse,

A côté du berger qui corne son troupeau

Et le pousse flairant le sillon du museau,

Pendant que le chien mord les oreilles laineuses.

 

Je reviendrai causant de très, très simples choses,

A côté du berger, du bouc et des brebis,

Lentes et rappelant doucement leurs petits,

Sous le couchant qui mélange aux toisons des roses.

 

Je reviendrai n'ayant plus rien dans la poitrine

De mon coeur anxieux et brûlant d'autrefois,

Pierre avec le caillou, feuillage au bord du bois,

Eteule où le troupeau bêlant rôde et piétine.

La porte s'ouvrira, rouge sur la nuit sombre,

Et j'y verrai debout, les bras tâtonnant l'ombre,

Inquiète, l'aïeule au seuil d'or du logis,

Attendre ses oiseaux envolés loin du nid

Et soulever très haut sa lampe chancelante

En disant: "Les voici, là-bas, je suis contente!"

 

21 octobre 1901

 

 

 

 

La baraque

 

Ma barque est au bord du bois,

Dans l'odeur âpre de la sève

Baignant son invisible toit,

Ma baraque est au bord du rêve.

 

Ma baraque luit aux beaux jours,

Comme un phare en la solitude;

Elle est mon rempart et ma tour

Contre les vaines servitudes.

 

Les murs sont des blocs desséchés

Encadrant l'étroite croisée,

Les carreaux à moitié cachés

Par les fougères enlacées.

 

Le seuil est de granit rongé,

La porte sans pène ni clenche,

Maison d'outlaw ou de berger,

Qu'on clôture d'un bout de branche.

 

Le sol rugueux, l'âtre noirci,

Que soutient un pavé difforme,

Où flambent, par les soirs transis,

Le genêt, l'épine et la corme;

 

Pour couche, la peau d'un bélier

Qu'auprès du foyer tiède on traîne;

Dans un coin, fruste mobilier,

Le banc et la huche de chêne.

 

***

 

Et pas un choc brutal de voix

Heurtant le silence des mousses,

Rien qu'un ruisseau fuyant sous bois

Parmi l'ombre qu'il éclabousse.

 

Le vol d'un geai, le cri dolent

D'un crapaud au fond d'une ornière

Ou, brusque, un lièvre détalant

De quelque sente coutumière.

 

Ni formules, ni mots appris

Et que débitent à la grosse

Les gens du monde aguerris;

Ni dogmes vains, ni gaîté fausse.

 

Loin d'eux et loin d'elles surtout,

Loin des dupes et des coquins,

Dans ma baraque qu'il est doux

De vivre seul avec mon chien!

 

27 juillet 1901.

 

 

 

Bois mon resvoir

 

Sous les branches mortes, il pleut du silence,

Au fond des bois muets profondément;

Plus rien qui murmure ou se balance

Au fond des bois déserts.

Seul, mon coeur, oiseau transi, s'élance

Au fond des bois qu'il aime,

Epris de leur mystérieux poème

Décevant.

Et les bois l'écoutent en rêvant,

Car ils comprennent

Tous nos désirs qui s'effrènnent

A plein élan,

Comme des cavaliers volants,

Vers la magique cité,

L'immensité.

 

Ils sont nos confidents et savent,

Grâce aux lourdeurs qui les entravent,

La douleur d'être limité;

Et, quand ils dorment en décembre,

C'est qu'ils sont las d'avoir lutté,

Tout l'été,

De tous leurs membres,

Pour échapper à la prison

Lugubre du même horizon.

 

Ils sont fourbes

D'avoir voulu

Vivre comme les oiseaux vivent

Et comme coulent les eaux vives.

Jamais leur tristesse assagie

Ne s'apaise. La nostalgie

Des lointains merveilleux les hante

Qu'apporte l'odeur errante

Des tempêtes où des chimères tourbillonnent.

 

Ecoutez-les, ces cris profonds

Qu'ils ont,

Avant que l'hiver les bâillonne,

Vers des pays fleuris d'étoiles!

Ils sont amoureux jusqu'aux moelles

Des rayons qu'ils n'ont pas vus

Et des frissons qu'ils n'ont pas eus.

De tous leurs grands bras musculeux

Ils attirent jusqu'à eux

Les clartés éphémères et les brises

Où se sont baignés des dieux nus,

Où la ronde des aegypans cornus

A semé ses évohés! Leur coeur se brise

Sous l'aubier,

Quand l'inconnu printemps qui fuit, de son haleine

Ouvre les grappes des troènes

Et les pâles fleurs des sorbiers.

 

***

 

Frigides en leur caducité

Spectrale,

Voici les bois muets sans que la raucité

Même d'un râle

Evoque les anciens délires,

Qui suppliaient avec la voix verte des cors

Ou bruissaient, tels des doigts frôlant des lyres,

Aux cordes d'or.

 

Mais les bois où mon coeur s'élance,

Oiseau transi, le caressent de leur silence,

Car ils comprennent

Tous nos désirs qui s'effrènent

A plein élan,

Comme des cavaliers volants,

Vers l'inaccessible cité,

L'immensité.

 

Bois des Sept-Chevaux (novembre 1900).

 

 

 

 

(Et d'abord très souvent...)

 

Et d'abord très souvent j'étouffe dans moi-même,

Tout m'y semble étriqué, trop étroit et mesquin,

Et je fuis l'infini pour l'infini que j'aime,

Parmi le ciel, les eaux, les circuits des chemins.

 

Mon être ne m'est rien, je perds presque sa trace,

Répandu que je suis dans l'immense univers,

Adorant, Volonté, tes formes que j'embrasse,

Parce que je perçois Dieu visible à travers.

 

Tant mon coeur élargi d'un vol hardi s'essaie

Vers l'inconnu qui plane au vermeil horizon;

Beau ciel de Messidor, ouvre ta vaste baie,

J'ai des ailes, je vole au loin de ma prison.

 

Bois de l'Ermitage (12 juillet 1901).

 

 

 

(Il est des heures...)

 

Il est des heures si fragiles,

Frêles autant que des oiseaux,

Qui semblent s'enfuir plus agiles,

Mésanges parmi les roseaux.

 

Leur charme est de subtile essence,

Respiré plutôt que perçu,

Tout un infini s'y condense

En un langage jamais su.

 

Faits d'un regard ou d'un sourire,

Ou d'une larme au coin des yeux,

Courts bonheurs qu'on ne saurait dire

Et qui restent mystérieux.

 

O délices inexprimés!

Votre secret m'est précieux

Et j'entends des voix bien-aimées

Dans vos accords silencieux.

 

 

 

Le mystérieux bouquet

 

J'ai fait un bouquet merveilleux,

Frais comme une odeur de fontaine,

Dessous mon corset de futaine

Je cache son éclat soyeux.

 

Iris à l'émail précieux,

Pavots, lauriers-roses, verveines,

Que j'ai teints du sang de mes veines,

Humectés des pleurs de mes yeux.

 

Fleurs d'ombre, d'aveux et de rêve,

Dont le souvenir est la sève,

Exhalez l'arôme oppresseur,

 

Pénétrant autant qu'une lame

De vos calices à mon âme

Et que j'en meure de douceur.

 

 

 

(Le matin passe...)

 

Le matin passe avec son manteau d'or liquide

Et ses pieds empourprés qui courbent les roseaux.

Couronné de glaïeuls et de bardanne humide,

Le matin lumineux se dresse au bord des eaux.

 

L'automne l'a paré. Ainsi que des coraux,

Les sorbiers ont garni de leurs graines acides

Sa ceinture, unissant aux grappes des sureaux

Leur beauté décevante et leurs pulpes arides.

 

Il fait triste, mon coeur, malgré le matin d'or,

Qui rôde ruisselant sous sa robe qu'il traîne,

Pendant que, possédé de son rêve, il promène

 

L'archet sur le rebec! Joignons à son accord

L'écho de nos baisers pour qu'un peu de survive

De notre amour mêlé à l'heure qui s'esquive.

 

23 août 1901

 

 

 

(Il fait nuit dans mon coeur...)

 

Il fait nuit dans mon coeur, que le jour abolisse

Sa dureté! Je veux, pour mieux t'aimer, de l'ombre,

La nuit rythmique et douce ainsi qu'un berceau sombre.

Rêver... Et rien surtout qui parle ou m'avertisse!

 

De l'inepte raison que cette heure nous sèvre.

Bouche à bouche, épuisons, chimérique ambroisie,

La coupe que l'amour porte de lèvre en lèvre,

Qu'aucun voeu ne retient et que nul n'a saisie.

 

Je veux la nuit sur nous, et qui s'étende et glisse,

Tel un souple linceul, un fleuve où l'on oublie

Que la berge s'enfuit, que la fleur s'exfolie;

Je veux la nuit sur nous, la nuit consolatrice.

 

M'enivrer du baume de l'onde léthéenne!

Car je suis ce Passant qu'attire tout mystère,

Epouvanté de l'aube et des lumières vaines

Et qui d'un peu de songe obscur se désaltère.

 

 

 

Cendres et pourpres

 

Le débile rouet

 

Le débile rouet emmy le soir s'enroue,

Rauque, le rouet tourne au fond de l'heure exquise,

Dévidant et filant au branle de sa roue

Le chant du rossignol caressé de la brise.

 

Le débile rouet tourne sentimental:

Langueur échevelée, romance et clavecin.

Le soir entier s'est fait bleuâtre et musical

Où le jet d'au pleureur sème de clairs essaims.

 

La voix du rossignol atténuée se brise,

Accompagnant, rêveuse, d'invisibles gavotte.

Des parfums répandus de lierre et d'hélykhrise

Errent sur l'eau pensive et dont le flot chuchote.

 

Le débile rouet devient de pur cristal,

Et tandis que la lune écumeuse agonise,

Des menuets s'en vont, charme qui s'éternise,

Se mirer au bassin candide et lilial.

 

Lueurs, sons et frissons, tout se mélange et glisse,

Baisers, rosée, et vous, très pâles rigodons,

Effeuillez sur la mousse un fluide abandon,

Car la vie n'est plus rien que l'ombre d'une esquisse.

 

Il tourne, le rouet, cadences et vertige,

Et le soir enroulant son écheveau mouillé,

Chansons, lune et parfums, ensemble entortillés,

Harmonieusement s'évapore et voltige.

 

 

 

 

Les chaumes

 

 

 Ce soir, le soleil sur les chaumes

 

Déverse une houle diffuse,

 

Des couleurs qui semblent des baumes,

 

Où tout se trempe, où tout infuse.

 

 

 

La clarté tombe de la nue

 

Avec des teintes de chlorose,

 

Un frémissement de chair nue

 

Au sommet des avoines pose.

 

 

 

Par terre, tranquille mouvance,

 

L'effleurement mauve des ombres,

 

Frêle tissu qui se balance,

 

Translucide à travers les sombres.

 

 

 

Et des cadences eurythmiques,

 

Des tons jacinthe ou bien lavande,

 

Tons de pervenches anémiques,

 

Murmurent au ras de la lande.

 

 

 

Le jour voluptueux attarde

 

Sur les éteules sa caresse,

 

Vague baiser qui se hasarde,

 

Moitié désir, moitié paresse.

 

 

 

Et l'écho de ces alliances,

 

L'accord dont la douceur enchante

 

Et vibre dans les ambiances,

 

C'est l'âme des choses qui chante.

 

 

 

C'est le seuil même du mystère;

 

Le mot révélateur s'échange,

 

Presque entre le ciel et la terre,

 

En cette symphonie étrange.

 

 

 

Le clair-obscur bruit et suinte

 

Et s'épand dans l'air insondable,

 

Prêtant à la plus faible teinte

 

Le rythme imprécis d'un vocable.

 

 

 

Le regard couvert d'une taie,

 

C'est un langage qu'on épelle

 

Et dont l'accent divin bégaie

 

A l'oreille sourde et rebelle.

 

 

 

Clarté, rythme, le soir condense

 

Et brouille au loin d'améthyste,

 

Sous sa vague et subtile essence,

 

Votre dernier chant qui persiste.

 

 

 

Mais c'est la suprême cadence,

 

Point d'orgue mauve en la nuit grise,

 

Au seuil de l'ombre et du silence,

 

La corde fragile se brise.

 

 

 

L'aumône

 

C'est fini de voguer sur de pompeux cloaques;

Dans les mauves flétris et les ors somnolents

Du soir évaporé, maint branchage qui craque,

Baigne sa masse obscure. - Au bord du firmament,

 

Le lait pur de Vénus, source vive émergeant,

Coule? - Par les roseaux, où traine un peu de laque,

La lune a réfracté sa faucille d'argent.

Le ciel avec mon coeur devient élégique.

 

Tout s'embrume et pâlit. - Mon amour, roi puissant,

Le Rêve, assis là-bas, sous sa robe de serge,

T'implore, voyageur au seuil de cette auberge

 

Qu'est la nuit. - Et toi, riche, accueille ce passant,

Ouvre-lui ton palais; des trésors qu'il recèle

Brode son noir manteau, remplis son escarcelle.

 

8 août 1901

 

 

 

La chasse

 

Le concert éclatant des ors qui rutilaient,

Fauves lions épars aux flambantes crinières,

S'éteint, et maintenant, troupeau sur la bruyère,

C'est le meuglement prolongé des violets.

 

Plus de ces léopards zébrés dont s'étalait

L'échine éblouissante. - Il monte des tourbières

Un extatique encens qui nacre les verrières

Du ciel, soupirs mouillés des tièdes serpolets.

 

Le néant semble prêt à ressaisir sa proie;

L'inutile existence en l'ombre qui poudroie

S'effare. Au loin, là-bas, quelqu'un sonne du cor.

 

Harassés, haletants, courons, bêtes de chasse,

Portant en notre coeur quelque absurde trésor,

Rusons avec la Mort qui hurle sur nos traces.

 

10 août 1901

 

 

 

(Un souffle...)

 

Un souffle, un murmure indistinct,

L'orchestre des mélancolies,

Le soleil au loin qui s'éteint

Parmi des bouquets d'ancolies.

 

Des mauves, de l'ambre irisé,

Moirures d'or ou chair émue,

Couleur de sourire épuisé,

D'un merveilleux oiseau, la mue.

 

Fantastique et les yeux baissés,

Passe la vague théorie

De rêve et de reflets tissés,

Ce qui pleure, soupire ou prie.

 

Fantômes aux plis languissants,

Charmeuses d'astres couronnées,

Qui tendez vos bras impuissants,

Francesca, Laure! O Dulcinées!

 

En de souples processions,

Par les cieux aux pâleurs fleuries,

- Ambre, mauve - évocations,

Promenez vos mélancolies.

 

 

 

(Il est des odeurs...)

 

A Monsieur Sully-Prudhomme

 

Il est des odeurs de silence,

Des odeurs de sérénité,

Où le soir tout entier condense

Sa muette limpidité.

 

Il est des odeurs où s'éplore

L'infini des bois, où languit

L'eau dormante, d'où s'évapore

L'âme profonde de la nuit.

 

Il est des odeurs d'amertume

Au long des marais dérivant,

Vieux filtres qu'autrefois nous bûmes,

Vides comme un baiser du vent.

 

Il est des odeurs si fluides

Et jusqu'au bord de l'inconnu

Nous conduisant, étranges guides

Dont on n'entend pas les pieds nus.

 

Il est des odeurs délaissées,

Qui nous tendent comme des bras,

Branches, feuillage, âmes froissées,

Pleurant sourdement, parlant bas!

 

La Gouvets, octobre 1900

 

 

 

Vision

 

C'est l'heure où nos désirs sortent de leur prison,

Déployant lentement leurs griffes et leurs ailes,

Et prêts à s'envoler au but où nous visons,

O puissants demi-dieux, élancés de vos stèles,

 

Chimères, étalez aux rouges horizons,

Sur le soleil blessé dont le sang pur ruisselle,

Vos vols de Kérubins et vos fronts de bisons

Sous la tiare d'or! - La lumière chancelle

 

Et le soleil descend de son trépied fumeux,

Tel l'oracle épuisé que le mystère accable;

Son regard s'enténèbre, il tombe; et je m'émeus

 

De voir parmi la nuit subsister plus durable

Que l'ombre, plus noir qu'elle et plus impénétrable

L'élan des Kérubins au fond du ciel brumeux.

 

 

 

La retraite

 

Au baron A. de Léautaud.

 

Aux limites du parc, ce coin d'ombre noyé:

Ormes, trembles, tilleuls en masse violette,

Jettent sur le gazon un voile déployé

De nuit et de silence où le vent tiède halette (halète?)

 

Des roses fragiles sous le taillis mouillé

S'alanguissent. Tout bruit de foule ici s'arrête;

Chaque soir seulement y pénètre, allié

Au crépuscule d'or, l'écho de la retraite.

 

Des rêves empourprés dressent leurs escadrons

Sur l'horizon saignant, au choc des sonneries,

Et montent à l'assaut d'idéales patries.

 

Quel désir impuissant pleure avec les clairons

D'un monde inaccessible, aux portes toujours closes,

Et qu'évoquent la nuit, le vent tiède et les roses?

 

La Pépinière, Nancy, 12 mais 1900.

 

 

 

Rouge et noir

 

La bise sournoisement bêle,

Le soir, troupeau noir, entremêle

Sa laine, fumeuses toisons,

Au fouillis brouillé des buissons.

 

Un vol de geais criards s'appelle

Et s'effare à brusques coups d'ailes,

Pendant que ce pourpre unisson

Se réalise à l'horizon

 

Nuiteux: la blessure élargie

Du soleil mourant qui s'étend,

Sanglante, aux berges de l'étang

 

Et, saignante, la nostalgie,

Dont l'abois prolongé nous mord,

Des meutes hurlant à la mort.

 

Bois-la-Dame, 10 décembre 1900

 

 

 

 

 

I remember

 

Au vieux parc attiédi, tout ouaté d'ombre molle,

Nos bonheurs d'autrefois sont revenus pensifs,

Et, pèlerins d'amour, entre les branches d'ifs,

Vont errants dans la brume où leur rêve s'isole.

 

Vois, le perron disjoint s'effrite en l'herbe folle,

Dont la vague a grimpé vers l'inerte récif,

Et l'on entend tinter aux fentes du massif,

Grelot plaintif, la voix des crapauds qui trémole.

 

Tout se meurt en musique où nul son n'est précis,

En reflets estompés par le temps obscurcis.

Mais, pèlerins vêtus de brume floconneuse,

 

Se baisant quand oscille autour d'eux le passé,

Qui plonge dans la nuit d'une aile membraneuse,

Nos bonheurs, seuls vivants, se dressent enlacés.

 

Novembre 1901

 

 

 

Dernier voeu

 

Sois la pâleur du soir qui s'efface aux lointains,

Le son qui meurt au fond des forêts assoupies,

L'étoile éparpillant ses reflets incertains

A la face des eaux dont le miroir l'épie.

 

Sois l'haleine des prés durant la fenaison;

Sois l'aile et sois l'éther; un peu de l'infinie

Langueur qui monte, ainsi qu'une lente oraison

D'amour, du coeur des roses endormies.

 

Sois le rythme et la loi, la terre et l'air.

Baise l'amour lui-même aux lèvres frémissantes

Du vent, et laisse parmi la vibrante chair

De l'univers, ta chair s'évanouir, fleuve en la mer profonde.

 

18 juin 1901

 

 

 

La mort du soir

 

A Monsieur et à Madame Fix Massant.

 

Mon esprit inquiet plongeait au gouffre d'or,

Un choeur s'en exhalait, lyre et psaltérion;

Des spectres étoilés aux bras faits de rayons

Portaient, les doigts en feu, des sistres flamboyants.

 

De grands lys réguliers s'élançaient d'un essor,

Quittaient pour le soleil les bleuâtres sillons;

Dans ce jardin l'ébat fol des alérions

Effleurant les pollens de leurs vols tournoyants.

 

Partout s'évaporait comme une odeur d'extase,

L'haleine déferlante, émeraude et topaze,

Du soir vers quelque grève où, parmi des fucus,

Brochés d'argent liquide, éclosaient des crocus

Fauves, que recueillaient de leurs doigts ivoirins

Des reines de légende. Et bientôt tout l'écrin

Fleurissait leur corset serré comme un étau

Et mettait des clartés d'astres à leur manteau.

Là-bas, broutant les lis, une étrange licorne

Que sait conduire en laisse un chevalier dont s'ornent

Le chef du morion d'acier damasquiné

Et le coeur d'un amour abstrait et raffiné.

 

***

 

Belles, voici briller l'étoile de Vénus!

Vos doigts sont défleuris dans l'ombre des fucus

Et vos hennins pointus aux bizarres dessins

Mélangent à la nuit leur fantastique essaim.

 

Belles, voici pâlir l'étoile de Vénus!

Pétales et pistils, tout rêve s'exfolie,

Seule, écarlate fleur à la pulpe amollie,

Surgit large la lune, éblouissant cactus.

 

18 février 1901

 

 

 

 

Hécate

 

La lune, certaine nuit, saigne,

Rouge d'on ne sait quel affront;

Tout un flot ténébreux la baigne,

Un débordement d'Achéron.

 

Hécate alors, dans ce domaine

Des ombres, cher aux meurtriers,

Vient, pour chasser la race humaine,

Découpler ses noirs lévriers.

 

Leur course en silence s'effrène

A travers l'abîme mouvant;

Ils vont, accompagnant leur reine,

Au gré des caprices du vent.

 

Et quand la bête est éventrée,

Que les derniers os sont rongés,

On les voit, après la curée,

Fixer leurs profils allongés

 

De loups sur le disque écarlate

Où, déposant son carquois d'or,

Rêveuse, leur maîtresse Hécate

Auprès d'eux se couche et s'endort.

 

 

 

(La pleine lune...)

 

La pleine lune mauve et rose,

Qui tend ses transparents satins

Par les nuages, mais qui n'ose

Effleurer les étangs lointains...

 

Nul accent et cadence nulle!

Du rêve coule, sinueux,

Déroulant des flocons de tulle,

Du rêve coule, sinueux,

 

Et s'effrange, clarté diffuse,

- Sur les plages, ainsi les flots -

Par où vogue, vague méduse,

La lune que bercent ces flots.

 

Et la houle crépusculaire

S'étale au ras de l'horizon.

Tandis que l'étoile polaire

La perce d'un premier frisson.

 

 

 

Ballade

 

L'heure où quelque fantôme ailé

Sous la lune incertaine flotte,

De son mol argent linceulé;

L'heure où sur les mares pivote,

En un vieux rythme de gavotte,

La flamme des fadets. - Désir

Eternel en la nuit sanglote

Et lui verse son élixir.

 

Chaque huis est noir et clavelé.

Veillant auprès d'un feu de motte.

La Belle du roi de Thulé

Dévide son rêve et marmotte.

L'ombre à sa vitre d'or chuchote

Où la lune de bleu saphir

Verse sa clarté qui tremblote,

Grisante comme un élixir.

 

Le beau récit ensorcelé

Que ressasse la voix falote,

Cri si langoureux roucoulé

Des crapauds et de la hulotte,

Plus tendre qu'un chant de linotte.

Voici l'heure où l'obscur soupir

Des bois, des gués, des joncs clapote

Et nous verse son élixir.

 

Envoi

 

Prince des songes, dans ta grotte,

Reçois-nous à ton bon plaisir,

Sujets soumis à ta marotte,

Mais verse-nous ton élixir.

 

Novembre 1900

 

 

 

(J'ai trop cueilli...)

 

J'ai trop cueilli les soirs brûlants

Aux buissons de pourpres carouges,

Trop goûté, poison virulent,

L'ardeur des couchants de fer rouge.

 

J'ai trop cherché d'astres aux cieux,

Reflété des minuits trop vastes;

J'ai trop ouvert mes larges yeux

A la lune qui les dévaste.

 

J'ai trop follement lacéré,

Par l'espace inconnu, les voiles

Qui masquent, mensonges sacrés,

Les flèches dures des étoiles.

 

J'ai blessé trop au grand soleil

La rose aux fragiles nuances,

Qui s'inclinait vers mon sommeil.

La rose de mes ignorances.

 

Mais aujourd'hui, je suis de ceux

Qui, tout au fond de leur chaumière,

Ont mis leurs deux mains sur leurs yeux

Pour mieux oublier la lumière.

 

S'il est un coin mystérieux

Parmi la forêt qui m'abrite,

J'irai d'un pas silencieux,

Fantôme accomplissant un rite,

 

Puiser l'eau noire que soustrait

La mousse à l'aube meurtrière,

Et boire un peu d'ombre au secret

De sa fuite sous la bruyère.

 

Le Beuchot, 18 novembre 1901

 

 

 

Au labour

 

A Monsieur Edouard Rod.

 

La terre luit, comme le ventre clair d'un grèbe,

Etalant au bord des forêts son flanc joyeux.

Et voici, retournant patiemment la glèbe,

Le couple angéliquement doux de mes grands boeufs.

 

Les voici cadencés, majestueux et graves,

S'avançant balancés d'un rythme harmonieux;

Le pied prudent, le front haut sous le joug, la bave

Défilant lentement des mufles spongieux.

 

Couple pensif et fort qui sait comme on emblave

Et comment on laboure et connait le chemin

Par où l'n va chercher le maïs et les raves;

Qui ne tolère pas le bâton ni le frein.

 

Couple qui sait tracer seul d'impeccables lignes;

Epris d'ordre serein, enseignant, rituel,

Comme on souffre la vie et comme on se résigne

Au labeur incessant sous l'impassible ciel.

 

Les voici, attentifs à la moindre parole,

Grivelot et Pommé, car on mène les boeufs 

- Et cette mélopée au fond du soir s'envole -

Sans rudesse, encausant tête à tête avec eux.

 

Et souvent je les joins l'automne à la charrue,

Leur parlant à leur gré un langage choisi,

Caressant de la main leur figure velue,

Leur front calme, leur flanc que le couchant roussit.

 

***

 

O coeur, ô coeur le mien, plein d'inquiéte écume,

Bondissant et toujours vide et torrentueux,

Regarde ces boeufs doux et la glèbe qui fume

Comme un paisible autel, sois paisible comme eux.

 

Sois le coeur ingénu de ces grands boeufs, tes frères,

Qu'aucune vérité n'altère ou ne corrompt;

Sois le coeur infini et profond de la terre,

Mirant un peu de ciel au dos bleu des sillons.

 

Septembre 1901

 

 

 

Au jardin

 

A Marguerite Lemaire

 

Le brouillard imprécis dont le jardin se farde

Rase les bordures de buis. Par les sentiers

S'étire sa splendeur frêle où du jour se carde

Et pend en flocons d'or aux tremblants coudriers.

 

La saveur des oeillets et des roses musquées

Rôde languissamment dans le soir violet;

Saveur imperceptible et partout embusquée

Sous les buissons mouillés, parfums doux des fruits

 

Respirons cette haleine verte après la pluie

Des groseilliers, des coins mûris et des cassis,

Des feuilles de panais que le vent fraie essuie,

Le relent des pollens gluants, l'odeur des lis.

 

Respirons, sous l'ombrage épais, l'odeur des prunes,

Qu'on aperçoit, entre les feuilles, dans leur fleur

Délicate, et peintes d'un bleu de clair de lune,

Juteuses et tombant de l'arbre au moindre heurt.

 

16 octobre 1901

 

 

 

A la nuitée

 

O coeur ténébreux, par les soirs bleuâtres,

Ecoute chanter, lente et bucolique,

La flûte lointaine aux lèvres d'un pâtre,

A travers les pâquis mélancoliques.

 

Ecoute bramer confus les troupeaux

Dans l'étable close où dort le berger;

S'égoutter l'écluse et, grelot léger,

Teinter en mineur la voix des crapauds.

 

Le long de la rive, écoute l'eau morte

Qui sournoisement roule les cailloux

Et courbe les joncs, la menthe et le houx,

Au gré des remous dont le cours avorte.

 

Demande à la nuit où s'en fut ton âme.

Passant, vibre-t-elle aux noirs peupliers?

Est-elle sous l'eau, que la lune étame,

Le cri gazouillé des rauques graviers?

 

Moulin des Oiseaux, 10 août 1901

 

 

 

Les croix

Les croix, les croix, les croix, toutes les croix des chemins,
Au pied desquelles les mendiants mangent leur pain,
Les croix, les croix, toutes les croix  des chemins.

Les croix, les croix solitaires près des mares
Et dans l'odeur de la mousse qui les bigarre,
Les croix, les croix solitaires près des mares.

Les croix qu'on élève en l'honneur des noyés,
Que le remous louche et sournois vient épier,
Les croix qu'on élève en l'honneur des noyés.

Les croix tout de travers au coin d'une lande,
Où pendent des ex-voto et des guirlandes,
Les croix tout de travers au coin d'une lande.

Et les croix qu'on rencontre aux endroits perdus,
Près des étangs déserts et des chênes tordus,
Et les croix qu'on rencontre aux endroits perdus.

Les croix qu'on suspend, qu'on grave ou qu'on applique
Aux troncs des hêtres, dans les bois mélancoliques,
Les croix qu'on suspend, qu'on grave ou qu'on applique.

Les croix qui dorment à travers le passé,
Comme la croix de la forêt de Vélorcey,
Les croix qui dorment à travers le passé.

Les croix de bois sur lesquelles on peut lire:
"Seigneur, ayez pitié d'une pauvre martyre!"
Les tristes croix vers qui la douleur soupire.

 

3 novembre 1901

Egalement dans La Plume, 1903, p. 32-33..)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



27/09/2015
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