Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Gilbert Mauge 15 janvier 1926

 

15 janvier 1926

 

Voyage

 

Contournant la mémoire, effleurant le cerveau,

A travers le regard glisse un monde nouveau:

Sol du nord, de l'ouest repeint par la lumière,

Le pays profond fuit dans le plan pur du verre.

On entend sous le train le bruit d'un balancier.

Entre l'étoffe sombre et les panneaux d'acier,

Le lustre, reflété par le vernis des planches

Laisse aux parois pendre un feuillage en palmes blanches.

L'azur trempant l'espace est partout descendu:

L'eau n'est qu'un peu d'air bleu sur de l'herbe étendu.

Les feuilles sans profil ombrent le tronc des chênes,

Des bois nouveaux, issus des forêts anciennes.

(L'arbre mesure en lui les obscurs mouvements

Que sa lente croissance accomplit dans le temps.)

Et voici les jardins, l'usine et le village,

La terre humaine où j'ai tracé l'arc du voyage.

- Terre pleine de feu, de secrets et de morts -

O les blancs battements des voiles dans les ports!

Des quais monte une odeur de fumée et de cuivre,

Et j'ouvre enfin ce coeur porté de livre en livre.

Au-dessus de la mer qui commence à jaunir

Voici la grande ville où j'ai voulu venir,

La route entre deux murs: aucun visage, il semble,

A ton étrange et cher visage ne ressemble...

 

 

Chevaux d'argile jaune

 

Sur leurs contours rompus d'exquises défaillances,

Tu caresses ce soir le corps bleu des faïences:

             Tout autour de toi s'est rangé

             Un antique monde étranger.

 

Chevaux d'argile jaune arqués comme des cintres,

Blancs lécythes brunis de signes par les peintres

              Avoisinent les feuilles d'or

              Qui couvraient la face des morts.

 

Du sables dans ce verre en arc-en-ciel demeure,

Tandis qu'auprès d'un bol de la perse mineure,

               Avec les yeux qu'ils ont aux becs,

               Rêvent d'absurdes oiseaux grecs.

 

Là, tracé sur des pots crétois de glaise rose,

L'ornement - ce visage intérieur des choses -

               De chaque objet que tranche un fil

               Retient le simple et pur profil.

 

Mais toi, pleurant Cnossos, tu suis d'un ongle vague

La spirale où se voit la coupe de la vague...

 

 

Images en marche

 

Inverse,

La coupe perce

Le plat d'argent

Et la pure surface

Se casse...

 

Pareillement

Vous êtes causes

Que se brise l'entendement,

Reflet des choses...

 

Reflets du multiple univers,

Mille et mille univers en marche,

Qui bousculez l'esprit au fond des yeux ouverts,

O nature, fleuve, temple, arche

Et reflets des continents verts:

Que j'éloigne votre passage

Et que - mouvante image -

Par vous, je ne sois point à moi-même caché,

O monde, à vous même arraché!

 

Qu'à peine je convoite

La science étroite,

Et que mon coeur soit plein de ces pays exacts

Qui dorment au delà des grands miroirs intacts...

 

 

 

Le malade rêve

 

Le feu qui se mesure entre les blocs de pierres

Illumine la chambre et bombe mes paupières

       Et peint de clartés mon sommeil:

Voici que je parcours les caves du soleil.

 

Je rêve qu'au delà des demeures humaines

Je cherche des profils d'architectures vaines,

        Des formes, des lignes encor...

Mais les frontons brûlants s'écroulent dans l'air d'or.

 

Longtemps, je m'insinue entre les fonds solaires,

Je marche sur des ciels jaunis loin de leurs terres;

        La vie est là-bas que j'aimais:

Mes doigts n'y toucheront peut-être plus jamais.

 

Nul insecte n'accourt vers la flamme maussade.

Moi, je vais, les bras lourds et la bouche malade,

        Altéré de l'ombre qui fuit,

Las de tendre ma paume à l'impossible nuit.

 

Mes yeux veulent enfin dans ce clair paysage

Projeter le contour brillant de ton visage,

 

        Mais je sens soudain sur ton corps,

Parmi l'éclat du songe où se mêlent les ors,

Cette odeur qu'on respire au front brillant des morts.

 

 

 

Paysages

 

Terre, j'ai parcouru tes paysages ronds

Dont les bords vagues fuient au-delà de nos fronts,

Et sous ton ciel en arc, tes mers courbes et sombres,

Et, dans tes cirques verts, l'éventail de tes ombres.

 

Mais ce méchant tableau pendu dans ma maison,

Rectangle peint, le même en diverse saison,

Sous sa vitre pareille à la claire fenêtre,

C'est un jardin fermé: l'esprit seul y pénètre.

 

Et cependant que j'aime, au mur de ma maison,

Ce monde plat construit avecque la raison,

J'entends à peine au loin que le fleuve insinue

Son glissant paysage entre la ville nue.

 

 

 

Pluie

 

Sur toi, comme une autre lumière,

Se croise l'eau pesante et claire.

Les jardins, les maisons

Sont pris dans les rayons.

 

La pluie allonge ses eaux droites.

 

Entre les ruelles étroites,

Ou sur les quais,

Mille vitres, dans l'air, tombent, tournent, miroitent

Devant les vieux palais.

 

Le bleu lisse des glaces

Luit sur les places.

 

Et le fleuve, les tilleuls durs,

Les demeures aux grands toits purs,

Ton regard et la ville entière

Semblent peints sur du verre...

 

 

 

L'arbre doré

 

Arbuste d'or plongé dans l'eau vaste des cieux,

Si le vent latéral vous secoue à la taille

Et vous courbe, vous ploie, écarte vos écailles,

Je rêve à votre aspect de poisson précieux.

 

Oscillez, devenez la bête et le nuage,

Lorsqu'à vous-même enfin vous échappez un peu,

La terre autour de vous - pure - souffle du bleu,

Ce rameau bat l'espace, il y laisse un sillage.

 

Je rêve, arbre doré, je trompe ma raison:

Chaque objet n'est que soi dans ses dures limites.

O mondes inventés de la comparaison,

Mon coeur aima trop ce que les choses imitent...

 

 

 

Tout ce qu'aujourd'hui l'univers s'ajoute...

 

Vous êtes cet azur qu'on voit par la fenêtre,

Cette mauve verveine et cette herbe et ces eaux.

Vous êtes, dans la chambre où la clarté pénètre,

Ce blanc sur les miroirs, ce bleu sur les tableaux.

 

Les roses de cretonne aux murs épanouies

Y jouent un cile étrange et rigide et tombant,

Parsemé d'astres peints, d'étoiles inouïes,

Parmi lesquels mon coeur va, dansant et chantant.

 

On entend les oiseaux. Le vent et la lumière,

Au-dessus des jardins, des bois et des oiseaux,

Font dans l'espace pur leur course de rivière.

L'air se mêle, se croise ainsi que les ruisseaux.

 

C'est du soleil, ce soir, que descendent les routes;

Vous êtes cet éclat, ce bruit, cette couleur,

Et tout ce qu'aujourd'hui l'ivre univers s'ajoute.

Désirs! heureux désirs qui débordez mon coeur...

 

 

 

La coupe en cuivre rouge

 

Cet éléphant baroque écarte, de sa trompe,

L'exotique feuillage où se cache un oiseau,

Tandis que chaude et nue une négresse trompe

Les heures en perçant des grains de corozo.

 

Ailleurs, un tigre étrange, et dont l'oeil creux ne bouge

S'ouvre en un bond vers un cactus qui se défend.

Puis, pour finir le tour du bol de cuivre rouge,

Poussant le pachyderme, on découvre un enfant.

 

Et moi, rêvant devant la coupe métallique

Où le couteau grava ce cortège naïf,

Un instant, j'ai tenu sous mon regard oisif,

Fauve, brûlante et gaie, une petite Afrique.

 

 

 

Fin

des poèmes de Gilbert Mauge publiés dans La Revue de Paris (15 janvier 1926)

 

 

 

 

 



16/12/2013
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