Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Bauer (Anne-Marie) 1914-1996

Anne-Marie Bauer

1914-1996

Figure de La Résistance

 

Quelques poèmes tirés de "La Vigie aveugle"

 

 

Terra incognita

 

Est-il un capitaine? O moi! mer et vaisseaux

qui vont, se modifiant tout le long du voyage?

Existe-t-il un "je" qui traverse les âges,

passant de moi en moi, malgré l'horizon clos?

Un capitaine, un seul, à leurs mille visages?

 

Mondes inexplorés, pour tracer votre carte,

je n'ai pas de point fixe, et ce calendrier

n'est que le canevas de ce que je serai.

Mais je n'ai pas le choix: un grand courant m'emporte

vers l'île. Existe-t-elle? Ou dois-je la créer?

 

Dites-moi, commandant! Où est votre navire?

N'est-ce qu'un sous-marin privé de périscope,

avançant au jugé dans l'eau qui le remorque?

Pilote gouverné par le jour à venir,

se voulant, mais voulu! Où s'en va votre flotte?

 

Je suis mille bateaux massés autour de vous

et glissant l'un dans l'autre au gré des jours qui passent.

Les eaux les font surgir et les eaux les effacent.

Tracez votre contour au milieu des ce flou,

commandant ! et que l'île attendue se détache!

 

 

Le château d'heures

 

Il est l'égal de l'empereur

et l'égal du moindre portier.

Son regard va de l'aube à l'aube

égal aux heures et aux hommes.

C'est le château où je demeure.

 

Sa pierre est pierre qui roule

et sa place est lieu qui change,

il se mesure avec le temps :

mille heures cube déplacées

le long des années qui s'incurvent.

 

Château de la couleur du verre

château flottant avec la terre.

 

Prisme, dérive, transparence,

fuite en pierres de présence,

cube, château, heures qui aiment.

 

 

 

Nouvelle chanson de la plus haute tour

 

J'habite un rond fermé, ô ! ma plus haute tour

sombrée dans le passé sous les horizons clos.

L'espoir avait ouvert la paroi qui m'entoure,

je voyais scintiller l'enfilade des jours

et je brillais comme un soleil toujours plus haut.

 

L'espoir avait ouvert des lieues de futur

et j'étais un géant de cent mille coudées.

Je voyais les années plus claires que l'azur

reculer au-delà de la grande courbure

tant ma tour était haute et tant j'étais montée.

 

Mais madame Malbrouck aussi était montée

afin d'apercevoir la vie et son amour.

Je suis grimpée comme elle en haut d'un escalier

d'où l'on ne perçoit rien, ô ! ma trop basse tour,

sinon l'ombre, paroi des futures années.

 

 

Chevauchée immobile

 

    Plus vite, plus vite, les années !

Plus vite encore! Il faut le doubler !

    et je cravachais mon cheval

    jusqu'à en faire une fusée.

Que de peine, que de travail!

    Alors, j'ai regardé le Temps.

(Il chevauchais tout près de moi)

    Comment l'aurais-je dépassé?

C'est sur moi qu'il réglait son pas,

si bien que nous n'avancions pas.

    Seule bougeait l'immobilité.

 

 

Mobilité immense

 

 

Je suis un poème né d'un galop sans matière

 qui m'emporte à travers la lande. Je ne vois rien, je n'entends rien,

 je ne perçois que l'espace

ondulé par le mouvement rythmé de mon cheval.

De moi jaillissent les victoires. Je tiens la vitesse dans ma main droite

et j'ai tué tous les vertiges.

 

Je suis un poème qui glisse sur les eaux

comme un navire sans voile et sans moteur,

je descends lentement les vagues de la mer

qui m'entraînant toujours plus loin, plus bas, comme un grand fleuve.

 

 

 

 Le rideau se lève

 

 

Je n'avais pas songé á me choisir un rôle

Dans la vie, quand, soudain, le rideau s'est levé.

     - J'étais perdu -

J'aurais bien aimé m'en aller á leur insu,

mais il était trop tard, ils m'avaient aperçu.

Que c'est drôle! Je ne pouvais plus reculer.

 

Je suis là, désormais, avec eux sur les planches,

fort embarrassé de mon personnage qui n'en figure aucun.

 

                                             *

 

Fouettent les vents, claquent les coeurs, crèvent les corps!

Aux cordes trop tendues de ces fils électriques

s'accroche ma vison du monde. Mes courants craquent,

étincellent en moi et me morcellent. Où suis-je?

qui me harcèle? Pour un pantin, que de ficelles!

 

 

 

 

Fusillé

 

 

Le mur, derrière moi, était blanc

et l'herbe, devant moi, était jaune, aplatie, lasse.

L'était-elle réellement? Je ne sais. Mais la voyais ainsi, ou c'est ainsi que je l'avais toujours imaginée lorsque je prévoyais cette heure.

 

Or, debout, immobile, seul comme dans un rêve,

 j'étais là : un bandeau, déjà, fermait mes yeux,

 Des fusils invisibles se braquaient sur moi.

J'étais là, moi, leur cible, leur fin. Quand, soudain,

Puissamment emporté, chantant, je ne sais où,

 je me trouvai lancé vers des milliers de frères

 dans l'orbite cheminante des voix de tous ceux

 dont la mort a été vaine comme les ombres de l'herbe,

 sincère comme leur marche impitoyablement droite.

 

 Durcie au soleil cru, jouant sous mes paupières,

 la mort, devant moi, était noire.

 

 

 



15/10/2013
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