Burnat-Provins, Marguerite: Cantique d'été (1910)
Cantique d'été
Ed. Sansot
1910
Offrande
Sylvius, en ton honneur j'ai chanté ce Cantique pendant les jours longs de l'Eté.
Je fais ce vœu qu'il soit très-doux à ton oreille et que ton cœur fidèle l'entende encore quand je ne serai plus.
- I -
Maintenant, c'est un autre été et je viens près de toi.
Il tombe sur la route des fleurs d'accacia blanc, cette neige de Juin. Le vent qui secoue sa chevelure bleue, court avec le torrent dans la vallée emplie jusqu'au bord de soleil et le chant du coucou tinte dans les forêts.
Je m'achemine lentement vers cette montagne qui voit à ses pieds ta maison.
Ta voix s'élève, je retrouve ton sourire fleuri comme la nielle joyeuse, je prends tes mains si fraîches que je crois avoir trempé les miennes dans le courant du ruisseau.
Sylvius, avec cette heure radieuse commence ma vie d'été.
- II -
La lune passe, les villages reposent et nous marchons.
Sous nos pas, les cailloux font un bruit fin de colliers qu'on remue.
Le rêve est étendu sur les champs, l'amour blotti dans toutes les ombres, tes doigts sont noués à mes doigts.
Et, tout-à-coup, tu t'arrêtes et tu songes aux lointaines solitudes où tu pourrais lancer une monture rapide sur la trace des buffles ronflants, des grands cerfs aux nobles ramures... Tes yeux s'inondent d'inconnu.
La lune passe, les cailloux se taisent.
Immobile je suis devant toi.
Sylvius, tu es beau comme le dieu protecteur de cette nuit paisible et ton visage paraît d'argent.
III
J'ai aimé les saisons, mon amour, pour les fleurs que je t'ai offertes, pour les fruits que tu m'as donnés, pour la flamme qui t'éclaira et pour tant de chaudes caresses quand il neigeait.
Et cet été brûlant n'est si beau que parce que je te vois lisse et nu comme un grain de blé.
IV
J'ai posé près de toi un bouquet des humbles fleurs qui parsèment les prés: l'ombelle rose de l'archangélique, la sauge violette, les campanules penchées, les silènes et le thyrse élégant du sainfoin.
J'y ai mêlé des graminées qui tremblent et la gerbe modeste va réjouir tes yeux.
Sylvius, le jour descend.
Voici le miel et le pain noir.
Voici le lait couvert d'une crème épaisse, mange et bois.
Mes mains qui ont travaillé tout le jour ne peuvent t'offrir que ce frugal repas.
Mais quand la nuit prudente, de son pas silencieux, aura fait le tour de la maison, c'est près de ton amie que tu t'endormiras.
V
Sylvius, il faut que notre été d'amour soit un long chant passionné, un foyer où jamais n'apparaisse la cendre.
Nous en conserverons l'écho mélodieux et l'ardent souvenir pour réchauffer les années froides quand soufflera le vent d'hiver.
VI
Lève-toi avant que le soleil ne vienne regarder ton toit par-dessus l'épaule dure de la montagne.
Marche, confiant et fort, dans la pous- sière blanche, travaille pour honorer tes jours.
Mais, quand tu gravis les pentes où croissent les chênes, quand tu te reposes plus haut que les vignes à l'abri bienfai- sant d'un pommier ; quand tu lèves les yeux vers les cimes ou que tu les abaisses vers le torrent, Sylvius, toi qui possèdes ma vie, n'oublie pas un seul instant que je vis.
VII
Jamais le cœur qui aime n'épuisera son chant.
Le vent s'est-il lassé de bruire depuis la naissance du monde ?
Les feux ont-ils cessé de rouler dans l'espace ?
La mort arrête-t-elle son bras infatigable.
Et l'amour sa chanson ?
VIII
Tu es simple et pur comme la lumière dorée que verse le soleil.
Ta jeune vie se déploie aux rayons du zénith, tel un triomphal étendard.
Ouvre les bras, secoue la tête et ris parce que l'heure est belle, parce que le ciel est éclatant, parce que la sève bouillonne au cœur des arbres verts et que les abeilles sont étourdies de parfums.
Ris, je verrai tes dents luire plus blanches que les blanches amandes, je bondirai vers toi pour me suspendre à tes épaules plus fortes que les branches du cerisier et tu mordras le fruit écarlate de ma bouche.
Ris parce que je t'aime et qu'il est midi.
IX
Les papillons volent, les fleurs vivent, les arbres font des dômes qui s'emplissent de jour, qui s'emplissent de nuit.
Le soleil tourne, l'ombre se déplace, tout est mouvement et chaleur et beauté.
Parce que c'est l'été, tes caresses sont plus pénétrantes et ton sang coule en moi par ton baiser.
Prends mes hanches qui frémissent, prends mon âme émerveillée dans tes mains brunes comme le pain mordu par la flamme, brunes comme le maïs mûri sur les coteaux brûlés.
Alors, je fermerai les yeux pour mieux sentir glisser entre mes lèvres le miel divin de ton amour.
X
Je jase et tu dis : Folle !
Toi, si tu chantais pour moi, je pleurerais.
XI
Combien de fois, durant le jour me suis-je dit :
Mon oiseau vole à travers les montagnes, il se pose sur le granit, chante et repart tout baigné de lumière.
Mais à l'heure de ton retour une émotion toujours nouvelle me saisit.
Tu es là.
Je te respire, ô bouquet de mes rêves, jusqu'à la plus étourdissante ivresse.
Et mon cœur te regarde avec les yeux secrets qui ne s'entrouvrent que pour toi.
XII
Ta chair, faite de clarté, est plus mysté- rieuse que la nuit.
Tu ignores d'où vient le flot qui l'anime et qui roule sans trêve comme l'eau descendue des glaciers.
Aux heures enfiévrées il bondit et traverse en tempête ton cœur déchaîné, puis s'apaise et s'endort comme la plus discrète des sources.
Sylvius, jamais tu ne sauras à quoi je songe quand tu sommeilles et que j'entends, à la fois, le torrent qui ronge la vallée et le flux ténébreux qui serpente dans ton corps superbe et abandonné.
XIII
A travers tes doigts je vois, prisonnière, une grappe d'accacia blanc, toute chaude, au goût de miel.
Tu l'as pressée contre ma bouche et entre nous la fleur agonisante et passionnée a consumé tout son parfum.
XIV
Tu m'as dit : Passe tes bras autour de mon cou.
Et j'ai levé les mains.
Dans ce geste, ô Sylvius, sais-tu com-bien je me donne, sais-tu combien je crois.
Attachée là comme une ancre au rocher je te confie ma faiblesse, mon corps que tu protèges, mon âme que tu gardes en toi.
Et quand mes doigts se joignent sur ta nuque résistante, toutes les craintes sont mortes, tous les chagrins enfuis parce qu'entre tes bras refermés tu me porteras.
XV
Sylvius, voici de luxuriants parterres, ils font toute la joie de mes yeux.
Je les contemple, immobile, dans mon adoration d'été.
Tu peux fouler cette herbe heureuse, briser des tiges et tuer des parfums pour te griser de leur agonie, dans la lumière enchanteresse de midi.
Et quand tout sécherait à tes pieds, le jardin mort m'en paraîtrait plus beau car, seul, je t'y verrais toi, grande fleur étincelante et fraîche, au soleil.
XVI
Un homme est sorti du cellier en portant des outres de vin.
Une femme quitte les ruches, elle a pris des rayons de miel.
Moi, je viens du pays des merveilles, j'en ai rapporté ton amour.
XVII
La cascade est dénouée comme Téche- veau de fil jeté sur ma corbeille, les sapins sont noirs et bleus, les nuages jouent dans le ciel.
Il y a, près de moi, un églantier nain. Ses fleurs vives, larges papillons, sont prêtes à s'envoler, les tarins chantent dans les yèbles.
Je sais que tu m'aimes, Sylvius, ta pensée monte jusqu'à moi du fond de la vallée, le vent me caresse pour toi.
XVIII
Lorsque tu m'as saluée, Sylvius et que tu t'en vas, je pleure des larmes lourdes, perles chaudes nées d'un océan de tendresse.
Ce sont là les très-pures que je voudrais garder intactes entre mes doigts, pour les mêler à l'aube avec la rosée blanche qui rafraîchit le pré et lave les innocents visages des fleurs.
XIX
Le vent fait remuer la tête verte des noyers ; il défie l'armée noire des sapins qui monte à l'assaut des pentes, il baise là-haut la robe froide de la neige, l'écharpe folle des nuées, il explore les horizons.
Dis-moi que tu l'aimes, Sylvius, le vent généreux et fort qui féconda jadis les cavales de Lusitanie, car ce soir, il se fait humble et attentifdevant notre amour.
Sens-tu passer son haleine dans tes cheveux blonds ?...
Mais, ton bras serre ma taille à la briser, ton regard sonde l'obscurité, que cherches-tu ?
Est-ce l'odeur sèche et grise du foin ou celle de mes cheveux que tu respires. Maintenant, les scabieuses ployées touchent mon front, les yeux dorés des étoiles nous regardent.
Ecoute la nuit, comme une eau lente et bleue qui s'étend.
Tu te penches, que me dis-tu ?
Je n'entends pas.
XX
Laisse mon âme dans ta main, elle m'est devenue étrangère pour vivre en toi.
XXI
Avec le lézard vif, cours dans les pierriers gris d'absinthe où fleurit le sedum aux feuilles charnues, auprès du physalis brûlant et des calendules dorées.
Les clématites penchées ont pour toi des caresses et la sabline mince et tremblante contemple ton repos à midi.
Moi, je garde la maison et j'attends.
Le chat est étendu devant la porte, le soleil vit dans la chambre.
Sur l'escabeau je suis assise et pourtant, Sylvius, ce matin, ne m'as-tu pas emportée en partant.
XXII
Si mes bras étaient assez grands, je serrerais contre moi la montagne.
J'appuierais ma joue à la toison drue des forêts, je rafraîchirais mes lèvres aux neiges éternelles et, tandis que les pointes des rocs me transperceraient le cœur, par-delà le vol des aigles, je crierais mon amour en plein ciel.
XXIII
O Sylvius, que se lève le vent de tristesse qui amoncelle les nuages.
Que vienne la pluie des larmes.
Que les lanières cinglantes des douleurs me flagellent.
Et je demeurerai immobile.
Parce qu'au-dessus de la tempête il y a l'éclat de ton front, qui est un soleil.
XXIV
Sylvius, les fanfares du rouge te plai- sent, les coquelicots chantent dans les blés.
Regarde-les battre des ailes, découvrir leur cœur noir et le dérober aussitôt.
A travers les minces colonnettes des épis, regarde-les se pâmer éperdûment, jusqu'à ce que leurs pétales épuisés se déchirent et se perdent sous les doigts prodigues du vent.
N'envies-tu pas la mort ardente et folle de la fleur enivrée de souffles et de chaleur, qui exhale son âme enflammée dans la gloire du jour.
Viens, Sylvius, dans les champs d'or de ma tendresse, mourir aussi.
XXV
Non, ce n'est pas ton visage, ce n'est pas ton étreinte que j'aime, Sylvius.
Ce n'est pas cette mort qui est ton œuvre et dont je renais.
C'est ton âme, toujours lointaine, que je cherche inlassablement.
Et c'est le tréfonds de ta vie que je voudrais que tu me donnes, sur tes lèvres, comme un baiser.
XXVI
Laisse-moi te dire des choses très-douces dont tu riras.
Laisse-moi te parler comme à l'enfant que mes bras ignorent, que mes flancs stériles ne porteront jamais.
Laisse-moi me pencher vers toi comme je me pencherais sur la petite tête innocente qui aurait l'odeur de la chair fraîche
et du duvet.
Et quand tu entendras jaillir de mon cœur les mots qui vont à l'éternel absent, peut-être que tout-à-coup, devenu grave, tu me baiseras sur le front, lentement.
XXVII
J'ai broyé entre mes dents les tiges des bromes tandis que, couchée au bord du sentier, je regardais courir les grosses fourmis noires.
Je serre entre mes dents les mèches blondes désordonnées tandis qu'allongée près de toi, dans le miroir profond de tes yeux je regarde surgir par des venelles où s'écrasent des roses, les désirs fous qui se heurtent et se pressent.
La tige des bromes est sucrée, mais tes cheveux ont l'arôme que prend au fond des boîtes de laque, le thé noir et précieux.
XXVIII
La pluie est tombée toute la nuit, je l'ai entendue se plaindre.
Sur les chemins trempés le souple escargot promène sa maison oscillante comme une nef sur les vagues. Ses yeux investigateurs scrutent Tornière et le terne visage des cailloux.
Près de la cascade sont abattus les sapins blonds, et lame aromatique des résines flotte, doucement évaporée dans l'air du matin.
Les orges se sont couchées sous le galop des chevaux de minuit, les arbres pleurent. Mêlé au roulement gonflé des ruisseaux, le chant des oiseaux est plus frais et le brouillard traîne sa caresse grise sur les sommets.
J'aspire l'odeur forte de la terre abreuvée qui remercie.
Avant que se relèvent les ronciers alourdis et les capsules veinées des silènes je songe, Sylvius, aux larmes que tu bois sur mes joues et qui, dans mon cœur, font tout ployer.
XIX
La coupe de mon âme est pleine à déborder.
Ouvre tes deux mains que je verse.
Parfume-toi.
XXX
Par toi, je connais un merveilleux bonheur.
C'est le bonheur de la fleur éclatée, du blé qui jaunit, du pommier qui s'agenouille sous son fardeau brillant.
C'est le bonheur des eaux libres, du vent vigoureux, de la lumière immense répandue sur toute la nature.
Quand je te vois près de moi, la joie sans nom envahit mon âme et je voudrais lancer mon cœur dans le soleil.
XXXI
Le désir gonfle ta lèvre, comme les midis de Juillet gonflent la pomme tentatrice.
Il y a des rayons noirs au fond de tes yeux, une lueur d'orage dans tes cheveux blonds.
Tu te courbes, presque farouche, ainsi, dans les plaines, j'ai vu l'aulne tordu se courber sous la force du vent.
Ta poitrine bat, ton cou palpite, mes paupières sont closes comme les calices repliés au couchant. Je n'entends que ton souffle, je ne te vois plus !...
XXXII
J'ai étendu ma main pour que tu y poses ta tête.
J'entends encore ta voix et la douceur infinie de tes paroles.
J'ai laissé ma joue sur la paume tiède comme la laine des brebis.
N'as-tu pas senti que toute ma vie, colombe prisonnière qui ne veut plus sa liberté, était là, charmée et muette, sur ta main étendue.
XXXIII
Ensemble nous reposons dans la forêt haute, au pied d'un rocher froid où s'attachent les fougères.
Une chèvre perdue nous regarde de ses longs yeux d'agate, en broutant les feuilles pendantes des cytises.
Son regard aigu et doré est celui d'une princesse transformée qui redevient femme vers la nuit.
Ta main, toute chaude contre mon visage, a la senteur des gommes transparentes que les écorces fendues pleurent au soleil ; la lumière amoureuse cercle ta nuque et la baise à la place où mes lèvres s'attachent.
Et moi, attentive, je sens l'heure vermeille toucher mes épaules, je la sens entrer dans mon âme comme la reine splendide entre dans le palais qui l'attend et je la convie à demeurer.
" Passe lentement, lui dis-je, et tout bas parle à mon sommeil de celui qui dort près de moi. "
XXXIV
Encore une journée morte.
La lune ronde suspend une perle géante au front de la montagne.
Si la fatigue clôt tes lèvres et abat tes paupières, ne me dis rien.
Je ne veux de toi, ce soir, que le lointain sourire qui vient du premier jour où tu m'as souri.
XXXV
J'étais pauvre.
Tu m'as donné les étincelants rubis d'allégresse, les longs colliers d'or des caresses et les perles des larmes douces et les opales des sommeils entre tes bras.
Tu m'as donné des diamants de pureté, des émeraudes d'espérance et les profonds saphirs du rêve.
Que je suis riche maintenant !
XXXVI
Il n'y a personne.
Le pré immense est vide, la forêt, la montagne et le ciel nous appartiennent.
Tu dis qu'il y a des pays, des villes, des hommes ?
Je ne vois que notre amour insolent et nu.
Il n'y a personne.
XXXVII
Je tiens ton cœur entre mes mains et tout le jour je le regarde.
C'est un fruit dont je me délecte et qui renaît, plus savoureux que la reinette mûre qui choit dans l'herbe et que les guêpes creusent; plus désaltérant que le raisin que tu détaches des pampres inclinés.
Laisse-le vivre et mourir et ressusciter au soleil de mon amour.
Laisse-le s'éveiller et s'endormir comme le chat blotti contre mon sein, Sylvius, car je ne te le rendrai pas.
XXXVIII
C'est le soir, tout est tranquille, des mouches volent et la fenêtre est close.
Donne-moi ce baiser,tu sais, qui est fraternel et ne l'est pas.
Sur mon visage, pose tes lèvres chastes et fermées. Elles ne laissent filtrer que la tendresse sans brûlure, la douce, la profonde qui met un frisson frais dans mes cheveux.
Mon cœur s'endort et, tandis que tes mains rejointes me tiennent tout entière, soumise, contre toi, sans ouvrir les yeux, qu'ai-je dit?
Je ne suis bien que là.
XXXIX
Il y a dans tes yeux des fleurs qui vacillent, des flammes qui fleurissent, de fins ruisseaux et de longues prairies.
Il y a du ciel qui bouge, des horizons qui s'enfuient, des paysages d'un vert argenté qui se transforment, des oiseaux noirs, en vols eflilés, par-dessus les étangs.
Et quand tu m'aimes, Sylvius, il y a tout l'amour volontaire, étonné, dans tes yeux. Alors, je plonge et je me baigne au sein
des ondes éclairantes de ton regard couleur d'eau.
Je cueille des fleurs nées pour moi, je traîne mes doigts dans les flammes, je traverse les campagnes illuminées qui me sollicitent.
Et tout-à-coup je meurs, noyée, brûlée, sous tes yeux.
XL
Mon bien-aimé la forêt te possède, elle t'endort dans ses bras bruns.
Elle t'aime et te flatte de son ombre séduisante.
Contre le tronc fraternel de l'arbre, tu t'abandonnes comme sur mon épaule.
Sylvius, je suis jalouse de l'ombre et de l'écorce et du silence qui baise ton col nu.
XLI
La femme qui clame son orgueil est insensée.
Je dis: rien n'est plus doux que de courber le front sous le désir et la caresse.
Rien n'est plus beau que de tendre les mains aux liens de la captivité.
Rien n'est plus fort que de s'abandonner à sa faiblesse.
Parce que mon maître a pris ma chair, enchaîné mes poignets et fait peser sa force sur mes épaules, je suis une femme.
Que serais-je sans lui?
XLII
Je chante une chanson sans paroles qui monte avec le cri du pâtre jusqu'aux plus hauts sommets.
Je chante pour toi.
La forêt m'entend ainsi que le loriot et m'écoutent les pierres.
Mais ton cœur, ô Sylvius, m'entend-il ?
XLIII
Ta vigne généreuse offrait ses grappes pleines dans le pays que nous avons quitté, t'en souviens-tu ?
Comme elle, donne-toi.
Viens, les mains ouvertes, les lèvres tendues, les yeux illuminés, tout vibrant de ton rire qui est une claire musique.
Tu me diras des mots joyeux comme l'aube.
Viens.
Et tu répandras le bonheur sur mon sein glorieux, comme une grande gerbe frissonnante, cueillie dans l'entière clarté, à midi.
XLIV
Je mets mon front contre ta hanche et je ne pense plus.
Il me vient une force obscure de ta chair qui a le parfum du pain.
Seul, en moi, veille l'instinct libre et sau- vage qui tend mes bras pour les attacher à
ton cou, qui cherche ta poitrine pour laisser rouler ma tête appesantie, sous la protection de ton cœur.
Car tu es l'arbre droit et moi la vigne retombante.
Tu es la pierre et moi la mousse. Tu es la puissance et moi l'abandon.
XLV
Cette soirée est mélodieuse comme un chant de harpe.
La lune magicienne n'a pas encore franchi la montagne, mais le ciel répand une adorable clarté pleine d'amour.
Que n'es-tu près de moi à contempler, sous ma fenêtre, l'argent fleuri du rosier blanc.
XLVI
Toi qui m'as apporté l'hommage de ta force orgueilleuse, repose-toi.
Ta tête est lourde sur mon bras replié.
Entre tes lèvres, je saisis des mots que tu n'achèves pas, les mêmes que t'arrachait le bonheur bref et tuant qui te pénétrait jus- qu'aux os, lorsque tu m'as prise en riant, au milieu dujour.
Les routes sont chaudes mais la chambre
est fraîche ; des chars passent au loin, ici tout est silencieux.
Restons l'un contre l'autre, comme les touffes de l'orpin serrées entre les pierres. Dormons enlacés, tandis que l'Été appuie
ses mains ardentes sur le toit.
XLVII
J'écoute, dans les prés, le rire muet des fleurs, de tant de fleurs.
Je sais la joie secrète qui vibre sous les écorces, parce qu'aux branches fières les fruits d'Été sont suspendus.
Je sais l'hymne du seigle qui monte pour devenir le pain.
Je sais que mon amour enfle son aile et vole dans un air enchanté.
Et je titube comme si j'avais bu, par une soirée chaude, un plein cratère de vin de Samos.
XLVIII
Je ne possède plus rien, j'ai tout donné.
Me voici nue comme la pierre.
Le soleil me vêtira.
La pluie m'abreuvera.
Et je me nourrirai de ton baiser.
XLIX
Laisse-moi crier : Encore, encore.
Je ne suis pas la sœur de ces femmes aux yeux glacés qui se taisent.
Je tends mes mains impérieuses pour tordre et pour broyer, ma bouche vorace pour goûter aux essences enivrantes.
Je darde mes prunelles volontaires sur la vie, sur l'amour et, sur toi, je jette mon désir comme le pêcheur, dans la rivière, lance le circulaire épervier.
Jamais je ne serai rassasiée de ta chair lumineuse.
Ne me dis rien. Etends les bras.
Laisse-moi crier.
L
J'ai prononcé des paroles éternelles, Sylvius, tu as souri.
Tant que s'ouvrira la semence, tant que tourneront les fruits, tant que s'étendra la couleurpourembellirlescorolles, il yaura des fleurs de délices, des moissons de tendresse et des fruits de volupté dans les champs des âmes jeunes, fécondées par l'amour.
Et c'est cela que j'ai dit.
LI
Je dois bénir les dieux qui m'ont donné deux fois la vie.
Car ton âme est en moi et ton corps est le mien.
Mais je les supplie chaque soir de ne nous donner qu'une mort.
LII
Tu m'as demandé : aimer ?
"Qu'est-ce donc,
Aimer, Sylvius : c'est être moi, pour toi.
LIII
Je t'ai donné tous mes frissons, tous mes soupirs, toutes mes larmes et tous mes cris de volupté.
posé le vol de mes rêves sur ton épaule blanche : à toi, les grands paradi- siers !
Ma volonté brisée retombe entre tes doigts ainsi qu'une liane.
J'ai oublié qu'il existait un monde pour re- fermer sur toi et ma mémoire et ma pensée.
Il me reste le sang qui chante ta beauté.
Cherche, cherche encore et dis-moi ce que je pourrais te donner.
LIV
Une femme qui pense et qui m'aime, s'écrie en parlant de l'Amant :
"Non ce n'est pas là le soleil!"
Et je réponds:
Vous vous trompez, vous vous trompez!
C'est bien là le soleil, car, lorsqu'il a disparu, je ne vois plus sur ma route que l'ombre et le froid, assis l'un contre l'autre et grelottants.
LV
SylviuSjje t'ai bercé de paroles puériles et tu riais.
Je t'ai appelé :
Mon oiseau.
Parce qu'en un jour de lumière tu t'es posé sur l'arbre de ma vie, à écouter l'hymne de ton amour, il a frémi jusque dans ses racines et, sous le vent du bonheur, ses feuilles et ses rameaux ont tressailli.
Trois années ont passé sans amener
d'hiver : la sève court, les fleurs et les fruits se succèdent.
Ne t'envoie pas, mon oiseau, reste, ô génie de l'éternel Été.
LVI
Tu entres dans la chambre avec le parfum des pêches que tu m'apportes.
Tu dis:" Voici pour toi. "
Et c'est vraiment tout l'Eté que tu m'offres, Sylvius, entre tes mains.
LVII
Comme la déesse vénérée naquit des flots créateurs de l'Océan, tu es sorti, Sylvius, d'une vague d'amour subitement dressée sur la grève émue de mes jours.
Elle est venue mourir en baisant mes genoux.
Mais ta lèvre suave a ignoré le sel et ta joie roule sur ma joie, comme l'onde éper-
due roule sur le rocher.
Voilà pourquoi, quand tu t'éloignes.
j'aime sur l'humble chemin qui te porte, usqu'à la trace de tes pas et, dans le beau matin qui t'écoute, jusqu'au dernier son de ta voix.
LVIII
Le torrent coule entre les pierres et ma vie coule entre tes mains.
D'un geste tu peux la suspendre.
Veux-tu joindre tes doigts, comme pour une prière au Destin, et l'arrêter un soir où dans son cours elle emporte des roses, un soir où tu m'auras aimée.
LIX
Ce que tu veux de moi, ô bouche ardente ouverte sur ma vie, c'est, pour garder la pourpre de tes lèvres, tout le sang de mon être: Prends!
Ce que tu veux, ô fleur d'ivresse, pour ton épanouissement, c'est toute la chaleur de mon âme: Prends.
Et quand je ne serai plus que cendre, que ce soit ton souffle encore qui vienne la répandre au pied de ces montagnes où nous sommes aimés.
LX
Les matins succombent sous les fleurs, les soirs sont gorgés de parfums, tout le jour brille et chante entre les bras chauds de Cérès.
J'ai jeté ma tunique inutile pour donner ma poitrine aux abeilles, mes doigts aux papillons.
Les feuilles jouent autour de mon visage et le geai m'a crié des folies en passant.
Es-tu jaloux, Sylvius ?
Le soleil m'a prise à la nuque, son corps de feu m'a possédée.
Maintenant, je sens croître dans mes en- trailles un fruit lumineux d'Été.
LXI
Mon cœur est ivre de toi, il chancelle, ô mon Ami, replace le doucement dans ton cœur.
Il ne sait plus rien.
Il faut que tu lui redises pourquoi la montagne est haute, le ciel si bleu, pourquoi, ce soir encore, il viendra des étoiles.
Il faut que tu lui redises pourquoi tu vis, ma merveille, plus beau que la montagne. plus joyeux que le ciel, plus doux que la plus douce étoile.
Remplis-le jusqu'au bord de ton amour.
Alors il se tiendra droit comme une amphore fière et débordante d'un vin parfumé.
LXII
Tu m'as quittée, Sylvius, je t'ai vu disparaître à la courbe de la vallée.
De loin tu me demandes: "Que fais-tu?"
Comme l'arbre donne le fruit,
Comme la treille donne la grappe,
Comme l'épi donne le grain,
Sylvius, je t'aime.
LXIII
Sylvius, j'ai vu les jardins reposés au crépuscule et le demi-sommeil des néfliers et des buis.
A l'heure de la lumière verte comme le cœur d'un flacon vide, j'ai vu le Silence sous les châtaigniers.
Ah! que ses mains sont douces.
Il a pris ton ombre aimée et l'a tendue vers moi pour que je baise ta bouche muette et tes yeux clos.
LXIV
La porte s'ouvre et tout m'apparaît lumineux.
Ai-je aperçu le lac criblé de rayons aveuglants.
Ai-je vu le haut tournesol rire dans une clarté d'or.
Ai-je entendu chanter ensemble tous les oiseaux ?
C'est toi, Sylvius et c'est ta voix.
Donne ta tête blonde, sur mes paupières qui frémissent, dis-moi encore: Bonjour!
LXV
Il n'est au ciel aucun nuage, jusqu'au fin fond de l'horizon tout est d'un bleu dur et précieux.
Réjouissons-nous fort de la couleur vibrante de ce beau jour.
Que le rire attache sa lumière rouge à nos dents.
Que l'oisiveté et l'amour enroulent à nos chevilles de larges rubans d'or.
Et que nos pensées vermeilles, jusqu'au
soir, soient de grands papillons dormants et paresseux que la canicule engourdit.
LXVI
Laisse ton front contre mon front pour qu'il écoute ma pensée.
Laisse ton cœur contre mon cœur afin que tous deux se répondent.
Je tiens dans mes mains tes hanches parfaites, cette urne obscure et chaude où sommeille la vie.
Laisse couler en moi la pure essence de ton être.
Et ce soir encore, je me redresserai fière et vibrante d'avoir été vaincue.
LXVII
Le sommeil glisse dans la chambre près d'un rayon silencieux.
Il incline ta tête.
Dors Sylvius, dors mon bien-aimé et quand tu t'éveilleras je déchirerai sur ta bouche les pétales de ton rire doux.
Il s'effeuille entre tes lèvres, comme le géranium rouge laisse choir du balcon fleuri les parcelles de sa beauté.
LXVIII
Te voici étendu près de moi.
Ton poing fermé repose sur ma paume ouverte, tranquille et fort.
Et, dans le silence, ta chair jeune répond à la mienne, sans caresses.
LXIX
Tes yeux qui s'ouvrent sont les portes d'émeraude de mes palais.
Tandis qu'autour de nous l'Été roule sa flamme, là je m'en vais trouver la divine fraîcheur, les aigrettes d'eau vive qui font sonner les vasques, mille visages de fleurs au rire colorié.
Sur mes doigts viennent les oiseaux palpitants qui ne s'enfuient jamais.
Ce sont les seuls gardiens des trésors de ta joie, de ton innocence et de ta volupté. Et mes palais n'ont point de clefs.
LXX
Il faut que je te dise une chanson, Ecoute :
Il y a moins de grains dans toute la moisson que de baisers pour toi (mtre mes lèvres, o ma Beauté.
Moins de gouttes serrées dans le lit du torrent que de larmes pour toi aii fond de mes deux yeux, o mon Tourment1
Et moins d ardeur dans 1'astre qui peut nous rendre fous, que d'amour dans mon cœur pour toi, ô mon Amour.
LXXI
Je ne veux pas louer les pays inconnus, parce que mes yeux les ignorent, ni parler de la gloire, car mon front n'attend point de couronne.
Ton âme, c'est le pays enchanteur et secret où mon âme s'égare.
Ma gloire ! J'ai conquis ta forme harmo- nieuse et je t'entends vibrer comme une lyre sous mes baisers.
A chacun sa victoire, ô souverains envieux et altérés.
La mienne me suffit.
LXXII
Ne t'ai-je pas dit, ô Sylvius, combien j'avais souffert avant de te connaître.
Ainsi, je partageais le sort de tant de mortels, car la souffrance est avec nous.
Comme lorsque la terre a tremblé, les ruines se couchaient dans mon âme, mais par-dessus la douleur et la mort, une grande fleur s'est levée: Toi.
Auprès d'elle un oiseau chante inlassable- ment et c'est mon amour.
Si ce chant doit charmer les heures sacrées de ta jeunesse, qu'elles l'écoutent bien en passant, car aucune ne peut s'arrêter, aucune ne se retournera pour savoir si l'oiseau et la fleur sont encore là.
Et d'autres paraîtront qui les feront périr.
LXXIII
Combien je les plains, Sylvius, ces femmes qui n'aiment pas l'amour, qui n'ont point admiré le mystère du geste, ni deviné l'apothéose, cette mort généreuse qui mé- nage un réveil.
Pauvre troupeau courbé d'esclaves, elles ne savent pas que les chaînes sont d'or, que le joug est fleuri et que, dans le vivant sillon, c'est à l'instant que la moisson des voluptés se lève.
Moi, je me dresse contre toi comme le flot épouse la falaise, comme le lierre étreint la tour.
J'appelle le vent de folie qui secoue mes cheveux et, de t'aimer jusqu'à la lassitude, je ris au visage enflammé de la vie.
LXXIV
Tu me contemples de haut, Sylvius.
Ton regard transparent me rafraîchit comme la pluie de Mai.
La joie se balance dans mon âme.
Ne parle pas. Donne-moi ta main dorée et laisse-la entre les miennes ta main précieuse et grande, ô mon Amant.
LXXV
Toi qui fais de ma vie un hymne qui va de l'aube au soir, Sylvius, le connais-tu ?
Je dis : Voici la fleur du serpolet et celle de l'osier que j'ai cueillie dans la forêt; voici l'orchis, né au pied des bouleaux purs comme les cires blanchies à la rosée et des rêves en gerbes qui montent tels que les
fumées droites quand le temps est beau.
Toute mon âme en bouquet pour toi; prends !
Je dis: voici les cerises gaies, les cassis noirs comme mes yeux, les mûres qui saignent et les voluptés plus rouges que les tomates insolentes.
Tout mon corps parfumé pour toi : prends!
Ton souffle évapore mon âme, elle vole à travers des jardins de délices et puis, sur ta bouche fraîche, elle vient se poser.
Mon corps ondule au gré de tes caresses, il se courbe et se relève, ainsi fait l'épi chargé sous le vent du sud, et puis, sur ta poitrine, il retombe apaisé.
Que ton oreille s'appuie à ma lèvre alors muette, si tu veux l'entendre encore l'hymne qui continue pour Toi.
LXXVI
Sylvius, je t'en supplie, ne laisse pas venir à moi les hommes des villes aux mains décolorées.
Je les crains comme l'alouette craint le vautour en chasse au-dessus des vallées.
Que le sorbier qui croît devant ma fenêtre me cache leur sourire.
Que les épines leur défendent mon seuil et arrêtent leurs pas.
Je ne connais que ta candeur, que la limpidité de tes yeux qui me réjouissent comme le coin de ciel bleu que j'aperçois dès le matin.
Étends sur moi l'ombre de ton manteau car tu sais que, fidèle et solitaire, je ne veux vivre que pour toi.
LXXVII
Lentement j'ai détaché les voiles de la statue et je me suis inclinée.
Je ne sais pas si l'univers existe pour me voir prosternée à tes pieds, mais je sais que
je t'adore, toi.
Je sais qu'il faut jouir ardemment du bonheur d'être remplis d'une flamme sacrée, tant que la jeunesse et la vie joindront nos regards, enchaîneront nos mains.
Et je sais qu'il faut épuiser l'amour jusqu'à notre dernier souffle avant que le soleil, haut encore, ne tombe à l'horizon.
LXXVIII
Dis-moi, Sylvius, pourquoi j'aime ta poitrine plate, tes poignets droits et tes doigts longs, si naïvement repliés durant ton sommeil.
Dis-moi pourquoi j'aime chaque mouvement qui élance ou fléchit ton corps splendide, au rythme d'une mélodie qu'on n'entend pas.
Dis-moi pourquoi je m'agenouille, ivre d'humilité pour te baiser les pieds, les yeux fermés sur la vision éblouissante.
Dis-moi pourquoi je t'aime plus que le soleil.
LXXIX
J'ai emprisonné ta tête sous mon voile et tu me souriais.
Il n'y avait, autour de nous, que les buissons penchés et le parfum musqué des fraises.
Et, sous le vent, les grands épis d'un champ de sarrazin nous saluaient.
LXXX
Fais-moi mal, veux-tu ? Fais-moi bien mal avec tes mains longues qui me tiennent l'âme, comme une mouche, entre deux doigts.
Fais-moi bien mal avec tes dents trop douces au fond de ton baiser.
Fais-moi mal avec ta force qui me veut et qui broie.
Et puis tu me guériras, avec tout toi.
LXXXI
Dors, mon amour, laisse-toi emporter, la barque est ténébreuse et glisse dans l'oubli. Dors, je veille sur toi, tu n'entends rien du chant muet de ma démence.
Tu ne sens pas mes lèvres sur tes cheveux et, dans la mort tiède du sommeil, tu ne sais pas que je meurs près de toi.
LXXXII
Que dire encore avec des paroles ?
Arrêter ma bouche à ta tempe, fermer les yeux.
Ecouter le mystère qui flotte et tressaille dans la beauté des heures d'Août.
Laisser venir à nous le silence magnifique tout éblouissant de joyaux, le silence rare du jour.
Sentir nos âmes se fondre entre les mains dominatrices de l'amour.
Sans paroles.
LXXXIII
La fenêtre est ouverte.
Je ne vois que les prés, les vernes, le lac
et les montagnes, aucun toit qui s'anime, aucun visage au regard indiscret.
J'ai chaud.
La rosée que répand l'amour est brûlante. Faut-il souf&ir pour tant de corps sans beauté, accablés d'étoffes pesantes, pour tant d'âmes vêtues de noir? Non.
J'entre dans un jardin rempli de somptueux parterres et le maître des fleurs me dit :
"Je te les donne. "
Qu'ai-je fait ? J'ai cueilli jusqu'à la dernière, à pleins bras j'ai tout emporté.
LXXXV
Je ne veux pas songer aux yeux éteints, aux mains timides, aux bouches d'ombre qui n'ont jamais crié.
J'ai peur des habitants des villes, qui n'ont qu'une moitié d'âme dans de ternes enveloppes et la gorge pleine de paroles fausses.
Je m'éloigne de ceux qui craignent d'êtres nus.
Je m'éloigne de ceux qui craignent d'êtres nus.
Viens, ô Miracle de ma vie, soyons simples comme le granit dépouillé, au soleil, sur les sommets.
LXXXV
Celles qui devaient tout prendre, tout emporter.
Celles qui ont coupé les fleurs, détaché les fruits, fauché les moissons de mon cœur heureux et pillé.
Celles qui s'étendent comme des feuilles, se replient comme des calices, se referment sur un secret.
Les fortes, les vivantes, les chères mains é́panouies au soleil dans l'herbe sensible aux mille tiges ployées.
Les volontaires, les passionnées, les victorieuses, tendues dans l'ombre brûlante vers les bonheurs obscurs et accablants.
Les douces, les abandonnées qui dorment.
Les ferventes, les soumises, jointes sur mes genoux.
Les ouvertes qui m'offrent ton âme. Sylvius, tes mains.
LXXXVI
Mon amour danse et flambe comme le grand feu de joie qui fait un trou sur le glacier, certain soir d'Août.
Mon bonheur tourne et court plus vif que le chamois qui regarde l'abîme, avec des yeux si doux.
Nous avons cherché tous les deux et le vertige et la brûlure. Jetons-nous donc au gouffre et volons sur la cime.
Quand notre folie ne sera plus qu'une hirondelle morte, qui la ressuscitera ?
LXXXVII
Viens faire un beau voyage, entre dans mes yeux.
C'est la nuit là-bas, la forêt pleine de puissants arômes, le lac qui bouge doucement.
Aux balcons nacrés des nuages, une lueur monte et s'épanche et voici l'astre qui paraît.
Ah ! la vivante nuit resplendit et se pare.
Regarde, regarde encore, oh, plus profond.
Mais tout se trouble, tu n'y vois plus.
Il est fini le beau voyage, ô ma Beauté.
LXXXVIII
Donne-moi tes mains, Sylvius, que je regarde les veines de tes poignets, les fils bleus qui sont les mailles de ta vie.
Je suis tranquille à tes pieds.
Il est trois heures, la canicule pèse sur la vallée, tout est assoupi, je me tais.
Je ferai ce que tu voudras.
Tu me diras : " Ma douce" et je baiserai longuement la place chaude et blanche qui bat.
LXXXIX
Sache bien, ô Sylvius, que je te remercie.
Tu as illuminé ma vie ainsi qu'une salle de fêtes où doit apparaître un grand roi.
Mes jours, auprès de toi, luisent et tremblent comme des cristaux suspendus autour des cires flamboyantes.
L'aube et le soir se dorent, se parfument, deviennent précieux.
Et tes doigts, en touchant le clavier de mes heures, y font de merveilleux accords.
XC
Je voudrais te tuer un soir au pied d'une haie rougie par les fruits ardents du tamier. Là, j'arrêterais la jeunesse que tu m'as consacrée, je lui ferais un lit odorant de menthes argentées.
Sous les arceaux des rosiers sauvages, ta face dormante serait un pur ivoire serti d'or fin et ta beauté intacte retournerait à l'infini avant d'être touchée par l'aile fauve de l'automne.
Sylvius, l'étreinte passionnée de l'Été fait chanter la montagne, les soirs sont enivrants.
Je presse dans mes mains le jus de la mélisse dont on parfume les ruches et, près de la haie, je t'attends.
XCI
Je ne vais pas la tête lourde de pensées profondes, le front penché.
Il n'est en moi qu'une espérance.
Entre les bras verts du sureau je me tiens au seuil de ma porte, au crépuscule, et je t'attends.
Les fleurs délicates et blanches, très parfumées, tombent sur mes genoux.
La foudre noire qu'est l'hirondelle vient rayer l'air et l'heure tremble à t'espérer.
Quand tu parais, le temps se pâme sur le sein battant de la joie.
Si tu t'éloignes, il vient traîner dans mon cœur vide ses pieds froids.
Je ne vais pas courbée sous les pensées profondes.
L'éternité, Sylvius, ce sont les heures où je ne te vois pas.
XCII
La lampe a rendu fou le papillon de nuit, il sera mort bientôt d'être entré dans la chambre.
Et moi, Sylvius, je tourne et je m'épuise autour de ta beauté, sans doute un soir je mourrai, de t'avoir aimé.
XCIII
Non, je ne connais point le fard qui souille le baiser, ni la robe étroite qu'on lace, ni cette vanité qui détourne l'amour.
Les hommes sont bien loin de moi et l'univers s'arrête où s'arrêtent tes yeux.
J'ai dit tout simplement :
Me voici. Je suis petite et nue, que ton désir se penche, que ton amour me vête de douceur.
Sylvius, je t'appartiens.
XCIV
Je n'invoquerai pas cet invisible amour qu'on dit avoir des ailes, je ne le connais pas.
Je ne suis pas allée m'agenouiller au tem- ple vide où l'inutile encens ne doit parfumer que les pierres... Pourquoi ?
Mais j'ai touché le dieu qui me parle et m'embrase.
J'ai prié la statue qui s'anime et j'ai connu la chaleur de ses flancs.
L'idole a couvert mes années de fleurs, elle a fait éclore des fruits aux rameaux fermes de mes heures.
Je n'ai point d'autre culte.
Mon corps est le brasier, mon âme le parfum : ô dieu, vivant Amour, accepte, prends.
XCV
Quand je pense tout haut, je dis : Viens ma merveille.
Donne-moi ta bouche, donne-moi tes mains, tout ton corps aimé que je l'aime encore.
J'ai mis mon cœur immatériel et mon âme à tes pieds, ce sont deux fleurs d^or et de sang.
Je n'avais qu'elles dans mon jardin.
Maintenant je n'ai plus rien et je t'adore, viens, ma merveille...
Je dis cela comme la cloche vibre et sonne en frémissant.
Écoute-moi, écoute-moi !
XCVI
Va, tu peux me faire souffrir, et, si tu veux, me torturer.
La grande mer de mon amour porte une flotte de galères chargées de douceur, chargées de tendresse, chargées de pardon.
Et ta vie serait bien trop courte pour en épuiser tant et tant.
XCVII
Je te verrais, parfois, assis sur le trône d'ivoire, au-dessus des fumées lourdes des sacrifices.
Je verrais, sur tes pieds, le sang noir des taureaux.
Tandis que le soleil, avant la nuit, baise la terre entre les oliviers, jeté verrais parfois loin de moi comme un dieu.
XCVIII
Sylvius, le feu prend à la forêt, les premières étincelles volent sur les mélèzes, un brasier s'allume à leurs pieds.
C'est aujourd'hui que revient l'Automne porteur de brandons.
Je marche vers toi dans la montagne, les fées rouges s'étendent parmi les rochers.
Dans la rousseur des alpages, les sonnail- les tintent le glas discret de la saison qui meurt et ce soir je te donnerai le dernier baiser d'Été.
XCIX
C'est dans la gloire du soleil que nous nous sommes aimés.
En haut des nues son rire immense sonnait par delà les montagnes jusqu'au fond de l'horizon.
Ses flammes entouraient nos cœurs d'incandescentes auréoles et magnifiaient nos fronts levés.
Les ruisseaux, à demi taris, s'alentissaient pâmés dans la chaleur, et sur les chemins blancs, la joyeuse poussière volait comme l'écharpe d'une messagère invisible. La terre embrasée éclatait.
Et tu n'as point connu, Sylvius, d'Eté plus rayonnant.
C'était la fête de notre amour, de ta jeunesse blonde. Quand tu montais vers moi, pendant les longs silences où tes yeux vivaient dans les miens, comme une pluie ardente, autour de nous, nous entendions tomber du soleil.
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