Catulle-Mendès (Jane) ... 1867-1955
Jane Catulle Mendès
I
Sur la couche meurtrie où ton beau corps se dresse
Et se penche, crispé du mal d'interroger,
Ne cherche pas, après l'infini passager,
Quelles causes ont fait que je suis ta maîtresse.
N'as-tu pas eu ma voix, mon charme et ma caresse,
Ma volupté prodigue et mon rire léger,
L'aveu que rien n'efface ou ne saurait changer
Et qui marque en le temps notre heure enchanteresse?
Cher rêve grand et pur devenu mon amant,
Eteins ce dur regard. Aimons-nous sans nous plaindre.
Même lorsque deux coeurs n'ont qu'un seul battement
Est-on coupable si l'on ne peut pas s'atteindre,
O mon amour. Tais-toi. Sois mon frère en douceur
Et repose ton front contre mon bras berceur.
II
"M'aimes-tu?" dites-vous, les mains dans mes cheveux
Lorsque nos bouches sont un instant séparées;
Et tes regards si doux ont des lueurs cuivrées
Et je sens tes chers doigts plus durs et plus nerveux.
"M'aimes-tu? Je connais les désirs que tu veux,
Les rêves que tu fais, les choses que tu crées;
M'aimes-tu dans ta chair et ton âme énivrées,
Je n'en sais rien encor malgré tous tes aveux."
Dans l'ombre chaude où luit ton violent visage
Incliné sur le mien comme sur un présage,
Longtemps, je te regarde et ne te réponds pas.
Alors, brutal, tu me rejettes de tes bras,
Et je souris, maîtresse impudique et clémente,
Mais tu ne sauras pas si je suis ton amante.
III
"Pourquoi, demandez-vous, m'imposer ce martyre
De ton silence ou de ton rire desséchant;
Ta voix sans vérité ne connaît que le chant
Des sirènes dont meurt le songeur qu'il attire.
"Sur la blancheur du lit où ta beauté s'étire,
Vous me faites du mal, vous me rendez méchant,
Pourquoi vous taisez-vous avec ce front touchant?"
Vous ne comprendrez pas, mais je vais vous le dire.
S'il y avait des mots faits à l'égal d'aimer,
S'il y avait un cri qui puisse m'exprimer,
Si, penché sur ma chair où sont toutes les sèves,
Au travers de mon sein qui rythme tous les rêves,
Vous pouviez voir mon coeur quand j'ent'rouvre les bras,
Vous auriez peur ou bien vous ne me croiriez pas.
IV
Soit, je suis votre fée et votre Béatrice,
Votre Ariel dansant pareil au pur-esprit,
La muse blanche auprès de l'anxieux proscrit
Lui posant son baiser au front pour qu'il guérisse.
Soit, je suis Cléopâtre aux yeux d'impératrice,
Celle pour qui l'on meurt et pour qui l'on écrit,
Et je suis la bacchante échappée et qui rit
Ou l'amante sans voix damnée et tentatrice.
Soit, mon ami d'amour, je suis, entre tes bras,
Convoitée, adorée, et haïe et chérie,
Le motif de ton rêve et ton idolâtrie,
Tout ce que l'on possède et tout ce qu'on n'a pas;
- Mais ces choses, vois-tu, c'est bien moins qu'une femme
Avec son coeur, avec sa chair, avec son âme.
V
Souriez, mon amour. C'est beau, quand tu souris.
Ton sourire qui passe et qui te transfigure
C'est plus que ta présence et c'est plus qu'un augure,
C'est plus encor que nos bonheurs les plus chéris.
Ton merveilleux sourire, ô mon amant épris,
C'est le soleil levant de toute l'âme obscure,
Tu ne peux pas savoir la foi qu'il me procure
Et le mal que tu fais, par lui tu le guéris.
C'est plus que mon désir et plus que mon empreinte,
C'est ta vie à jamais délivrée et sans crainte,
C'est ta perfection sans parole et sans cris;
C'est plus que toi. Mon bien-aimé, quand tu souris,
Ta jeunesse apparaît surperbe et sans offense
Et je la vois tenant par la main ton enfance.
(Cliquez sur le lien en haut de la page pour retrouver les autres sonnets dans le n° du 1er mai 1912 du Mercure de France)
Publié dans La Muse Française
1923
Prière sur l'enfant mort
Jane Catulle-Mendès a aussi écrit un extraordinaire livre-témoignage évoquant un impossible deuil: celui de son enfant mort sur le front. Les circonstances de deuil sont largement évoquées dans le Dictionnaire et guide des témoins de la Grande Guerre, par le CRID 14-18
Il est difficile d'accéder à cet ouvrage, intitulé "La Prière sur l'enfant mort"(1921)
qui eut une faible diffusion. Il connaît aujourd'hui un regain d'intérêt. En espérant la réimpression de l'ouvrage, qu'il me soit permis d'en emprunter un extrait découvert dans un site pédagogique d'Histoire-Géo, cbhb.org
***
Lundi… Le petit jour… L’heure du courrier dont je ne me soucie même pas… J’en attends l’annonce pourtant, avant de bouger… Il a passé… Plus rien ne suspend la montée de l’épouvante… J’écris… J’écris… Il me faut du secours… Et j’écris à mon enfant… « Réponds… ». J’embrasse le papier que je lui envoie… Je ne veux voir personne… Rien que l’attente… Il y a une immense chose informe qui approche… qui est tout près… dont plus rien ne va me défendre …
Agonie… On ne peut pas dire… Vous seules pouvez savoir, vous pareilles à moi, à qui le silence a dit un jour l’indicible chose… Agonie… Combien de temps… Je ne sais pas… Combien de temps… C’est pour toujours …
Seule avec mon malheur… Impuissance… Rien, rien, je ne peux rien… II est mort… Je lui ai donné la vie, rien ne peut faire que je lui rende un souffle de vie… Il n’y a pas de rachat. Il n’y a pas de rédemption. Il est mort… Toute ma douleur ne compte pas, tout mon amour ne compte pas… Il est mort… Je ne l’ai pas empêché de mourir…
Je ne conçois pas que mon enfant est mort… Je le vois vivant. Je vois toutes ses expressions, tous ses mouvements, sa façon d’incliner un peu la tête avec un demi-sourire, son habitude d’approcher son visage tout près du mien. Je le sens, je l’entends, il est présent, il est contre moi… Il est mort… “.
Mes deux fils, Marcel et Raymond sont près de moi, avec leurs yeux rougis, leur tendresse. Je sanglote sur leurs mains… « Maman…. Maman… » C’est tout ce qu’il peuvent dire, mes pauvres bien-aimés. Mais, dans leurs chères voix douloureuses, j’entends la voix du plus petit qui ne dira plus jamais « Maman… ». Primice était unique, en effet : « Je l’ai adoré… Je l’ai adoré… » Sa beauté… Il n’y avait que moi pour la connaître tout entière… Quand je serai morte, personne ne saura plus les secrets de sa perfection”.
Il n’est plus seul… Je suis avec lui… Il n’est plus enfermé dans l’ombre affreuse… Un peu de lumière va jusqu’à lui… Un peu d’air libre passe sur lui …. [Les hommes qui l'accompagnent, et qui, eux, ont regardé, lui assurent qu'aucune odeur ne se dégage du cadavre, que le corps et le visage de Primice sont intacts] : “La mort n’a pas osé l’abîmer », pense Jane. « Il est là, pareil à lui-même, seulement un peu pâle ». [La chaux du sous-sol champenois a rempli le cercueil et conservé le corps intact.]
Extraits publiés dans Annales Histoire, Sciences sociales, Paris, Armand Collin, Janvier-Février 2000.
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