Closset, Marie /Jean Dominique: L'anémone des mers (1906)
L'Anémone des Mers
Poèmes
Souffrir est un très long moment.
Oscar Wilde.
Paris, Mercure de France, 1906
"Et, le visage altéré, tout pensif et accompagné de mes soupirs, je chevauchai le reste de jour".
Dante: La Vita Nuova.
L'amour du Gilles
Poème en sept chants
I
Prologue
L'ombre auprès de la mer des pins sur la colline
Balance une île d'or d'une autre île voisine,
Comme dans un berceau de nacre et d'ambre gris.
La mer est éventée aux plumes des feuillages
Qui balancent du geste tout le beau paysage
Entyre les sables d'or et le ciel d'or aussi.
La colline n'est rien qu'un groupe de pins sombres
Et la mer autour d'elle entrelace des ombres
Où peut-être se taît une sirène d'or.
Là mon coeur balancé aux pins de la colline,
Epuisé du silence où chante l'eau marine,
Comme une île en la mer, triste, rayonne et dort.
Là s'ouvre et puis se ferme ainsi qu'une anémone,
Rose, sanglante et frêle en la mer monotone,
Ma peine qui fleurit en souvenirs, encor!...
II
Voici le bouquet d'ombre que j'ai cueilli pour toi
A travers des rameaux pleins de nuit et de voix;
Voici le don chantant des palemes et du grand pin
Que l'âpre et longue mer nourrit de sel divin.
Comme des plumes noires, comme des plumes bleues,
A l'entour de ton front, au-dessus de tes yeux,
Leurs ombres avaient mis tant d'étroites caresses,
Qu'en elles maintenant se confond la tristesse.
car cette douce nuit est triste, et solitaire,
Un rossignol y chante au fond des pins amers!
Mais prends ce bouquet d'ombre, et la nuit de ton coeur,
Loin du soleil flottant sur la courbe des heures,
Resplendira soudain d'une rose lueur,
Maintenant, pour nous seuls, comme une sombre fleur.
3
La béneédiction si chère de ses yeux
Est chaude comme l'ombre par-dessous les pins bleus.
J'aime sa voix qui vient par ses lèvres, et touche
L'endroit où, comme un daim, mon coeur saute farouche.
J'aime le poids léger de ses mains sur mon front
Et le tendre silence de ce geste profond.
Son âme entre, et mon âme est tout ensevelie
Comme une ville norte aux digues démolies.
Je suis la ville étroite et le port enchanté,
Et la mer éternelle roule de tous côtés;
Et le Ciel et mon âme chancellent de clarté,
Comme un^Paradis vert par Dieu même foulé.
4
Sous les pins parasols le vent et la poussière
Ont cessé de tourner et sont tombés à terre
Et le soleil ne fait plus d'ombre et plus de joie.
La mer sombre s'ètire en ses mantes de soie
Et voici que les herbes frissonnent de sommeil
Et qu'en tes yeux chavire toute la nuit du ciel.
Sous les pins parasols, l'ombre réfugiée
A fini de tourner comme l'heure et le jour:
Et c'est là que mon âme, ô Toi, s'est arrêtée...
C'est là que la douleur et la douceur d'amour,
O Toi, se sont mêlées comme la nuit au jour
Pour être, sous tes pas silencieux, foulées.
O Toi, c'est pour t'aimer que mon âme demeure
Immobile et plus triste que le vent et que l'heure
Suspendus sous les pins où la mer a chanté...
O Toi, pour la douleur, la douceur de t'aimer!
5
Mais la nuit a charmé la poussière et les eaux,
Légère et furtive, et poignante et mortelle.
O Toi, plus douce et sombre qu'une e sombre hirondelle,
Laisse mourir mon coeur sous tes doigts de roseaux.
Laisse chanter mon coeur plus noir qu'un bois sacré
Où vole doucement parmi les longues branches
Un parfum de miel d'or et de sécurité,
O Toi, qui m'as donné ton âme et tes mains blanches.
O Toi, pour la douceur et l'amour de t'aimer,
J'apporte sous ces pins où le vent s'est lassé
L'âme la plus émue et la plus enchantée,
O Toi, et la douceur la plus émerveillée!
Prends-les, et la tendresse et la tristesse aussi,
Entre comme au milieu d'un bois sombre et fleuri
Et foule, sous tes pas délicieux, mêlées
La lumière et la nuit de mon âme comblée.
6
Reste avec tes doigts blancs pleins de roses rosées,
Demeure sous ces pins, dans cette ombre chauffée
Où l'odeur des grands flots se mêle au vent du soir.
Tu dormiras ici sous les pins, sans avoir
Abandonné tes roses ni perdu le délice
De la mer obscurcie où des sirènes glissent.
Demeure avec tes roses et laisse ta main pâle
Parmi tant de douceurs sur mon coeur s'appuyer
Afin que de ton coeur je sois tout parfumé.
O Toi, sous tes pieds blancs la poussière tressaille,
Demeure - la nuit grave avec la mer aussi,
Et les roses et l'ombre t'ont menée jusqu'ici.
Maintenant tes doigts frêles pleins de roses rosées
Et tes yeux sombrement contre mon coeur fermés
Dormiront las d'amour et de douceur mêlés.
7
Un oiseau, puis un autre, puis le vent du printemps
Etourdissent mon coeur d'un triste enchantement...
Mais toi, fais la lumière en cette ombre mortelle.
Mais toi, fais que l'ombre où j'épiais ton pas,
Humble comme le sable où frêle tu passas,
Je reste environné d'une gloire éternelle.
Que je sois comme un pauvre touché d'une légende
Venu sous les grands pins d'une rive qu'enchante
Le sourire immortel d'une petite fée.
Donne tes dons charmants, ta joue pâle et rosée
Ta bouche qui respire et brille de rosée
Et la magique enfance de tes candides yeux.
Ah! viens, toute la mer à tes pieds s'est couchée
Comme un immense paon aux plumes ondulées,
Comme un paon familier, triste et miraculeux.
Donne-moi ta douceur pour ma douleur sacrée,
Donne ton soufflé frêle et la longue pensée
Qui des bords de tes yeux glisse jusqu'à la mer...
Un oiseau, puis le vent passent dans les pins verts.
2
Je te donnerai l'aile aux plumes bigarrées
De l'oiseau que j'ai pris dans le fond du verger...
Mais ce n'est pas cela que je veux te donner:
Je mettrai dans tes mains la rose et la verveine
Qui portent les couleurs de ma joie et ma peine;
Je te donnerai l'or qui tombe du soleil
Entre les feuilles sombres et la ruche de miel...
Je te donnerai l'eau dans quoi l'air joue et glisse
Et les poissons arqués nageant dans les délices...
Je mettrai près de toi une coupe de fleurs
Avec des fruits melés et tout trempés d'odeurs...
Je te donnerai l'ange du crépuscule doux
Dont je tenais les ailes et dont je suis jaloux,
Et l'ombre si secrète soulignant sa paupière
Quand il songe tout bas aux sources du désert...
Je te donnerai même mon silence altéré!.....
- Mais ce n'est pas cela que je veux te donner:
Car je veux te donner l'amour que j'ai pour toi
Et qui tourne en criant comme un oiseau des bois
Alentour de ton coeur qui ne l'aperçoit pas!
3
Des oeillets japonais coule un parfum tremblant
Qui touche dans mon coeur l'endroit délicieux
Où rêve un songe étroit comme un bonheur d'enfant.
C'est le mois des oeillets et c'est le mois des roses,
Des grands roses douces vermeilles dans l'air bleu,
Mais noires dans cette ombre où, cueillies, je les pose.
Les oeillets blancs et verts et les roses d'été
Tombent sous la faucille d'un songe du passé...
Mon coeur meurt là-dessous d'angoisses étouffé.
Chaque rose trépasse et choit, endolorie,
Et, dans l'odeur des tiges qui se couchent meurtries,
Monte un regret pleurant comme un jet d'eau qui plie.
Juin 1904.
4
Si tu veux nous irons maintenant pas à pas
Dans ce chemin doré plus calme que la lune,
Du côté des vergers et du petit mur bas
Où s'accoudent nos ombres qui presque n'en font qu'une
Quand nous nous regardons heureux et taciturnes.
Si quelqu'un nous voyait, ce soir, dans ce bonheur,
Sans paroles ni gestes, calmes et solitaires,
Il baisserait les yeux et s'en irait ailleurs,
A cause de ta bouche innocente et sincère
Et de tes mains d'enfant qui dorment sur mon coeur.
Tu as le front, ce soir, plus pâle que la lune
Et tes tempes étroites sont frêles dans mes mains,
Et je sens tes cheveux que je ne vois plus bien
caresser doucement ma bouche taciturene
De leur tiédeur vivante et de leur cher parfum.
Tu l'âme plus claire que les vergers dormants
Remplis de pommiers roses et de cerisiers blancs,
Et mon coeur exalté et grave se repose
A porter tout le tien nombreux comme une rose,
Et notre amour entier qui, taciturnement,
Dort comme une guirlande entre tes mains d'enfant.
5
Dans la nuit et l'automne, après cette journée,
Une âme rose et triste comme une feuille au vent
Répand, vive et troublée, une odeur de printemps.
Elle est comme une rose et pleine de rosée,
Elle est comme l'automne et ses feuilles de sang,
Et comme l'hirondelle en voyage, criant!
Elle rêve à la nuit salutaire et profonde
Qui coule comme une eau où se noierait le monde;
Et dans le grand déluge elle est comme une fleur.
Elle est seule et navigue au large du malheur
Comme une arche odorante où naîtront des colombes
Quand le déluge noir aura couvert le monde.
Et sa mélancolie est assise à l'avant,
Qui gouverne et se taît et cherche dans le vent
L'odeur des roses avec leur souvenir poignant.
6
Une angélique amère, blanche comme son nom,
Parfume l'air, le jour et l'heure et la saison.
Ce jour, cette saison, ce jardin forestier
Sont comme l'angélique à l'ombre du pommier:
Pareils à son odeur sauvage et mielleuse,
Et pareils à sa tige ornée de feuilles creuses;
Des nuages légers fins comme des ombelles
Fleurissent tout le ciel d'angéliques merveilles.
Tout ce que j'aime, en moi fleurit comme la fleur
Qui est amère et blanche et tremble de douceur,
Tout ce que j'aime, en moi angéliquement sonne
Comme fait le dimanche dans l'air bleu monotone,
Tout ce que j'aime, ô Joie! ô Tristesse! s'éveille
Et se lève et se ploie du côté du soleil...
7
Le souvenir du paon qui crie et de la rose
Et de l'été, là-bas, sur ma fenêtre assis
Avec son beau visage à la persienne close,
M'est doux comme un enfant qui se retourne et rit.
Je me souviens des jours, là-bas, qui peuvent être
Plus frais qu'une rivière, longs, limpides et doux,
Et de mon livre ouvert au bord de la fenêtre,
Et du village morne et de mon coeur jaloux.
C'est là-bas, où le paon crie auprès de la rose,
Que j'ai laissé l'été, sa douceur et ses fruits
Se balancer dans l'air plein d'ailes et de choses,
Et de paniers d'odeurs qui se vident sans bruit.
C'est là que l'été blond m'a quitté pour s'asseoir
Entre le matin bleu et le soir violet,
Et je m'en suis allé, mains vides, sans avoir
Pu cueillir une rose sous les genévriers.
Cependant loin de moi qui m'enchante, morose,
D'un souvenir, là-bas, plein d'ombre et de chaleur,
Le paon bleu solitaire crie auprès de la rose
Et l'air divin balance des corbeilles d'odeurs.
8
Toi que l'été traverse comme un faon roux qui joue
Mon âme enténébrée aux ombrages profonds,
N'as-tu pas vu passer cet essaim triste et blond
Des abeilles pendues au vent qui les secoue,
Portant sur des milliers d'ailes exténuées
Une petite reine immobile et dorée?...
N'as-tu jamais senti cette grâce orpheline
Que prend, dès qu'elle est née, la bête qui chemine,
Et sais-tu comme bat, tourmentée de délices,
Le coeur du faon léger où l'oeil simple des biches?...
Mon âme forestière, chaude et pleine de nids,
Qui te souviens encor de tant d'oiseaux partis,
Ne pourras-tu jamais, par un été brûlant,
Suspendre et garder là comme un coeur bourdonnant
L'essaim d'ailes dorées portant sa reine d'or
Sur ton coeur orphelin, plus triste que la mort?...
Ne sauras-tu jamais, des nuits délicieuses
Et de l'Eté royal sur la terre marchant,
Que l'empreinte allégée par sa fuite amoureuse
Du faon roux qui jouait dans l'ombre et dans le vent?...
Toi que l'hiver encore traversera, mon âme,
Puis l'amoureux printemps, fort comme une liane,
Saisiras-tu jamais, plus triste que la mort,
Cette reine orpheline, petite et toute en or
Que mèenent au hasard, dans sa corbeille ronde,
Mille vibrants désirs qui font le tour du monde?...
9
La mauve rose et blanche et le pois de senteur
Ont la forme allégée et frêle du bonheur.
Rien n'a de poids dans l'air où l'été bleu miroite
Jusque sur l'aile noire de l'hirondelle étroite,
Et la rose n'est plus qu'un parfum rose et rond
Qui remplit le jardin, le mur et l'horizon.
Le ciel pâle et vermeil comme une perle vide
Du côté du soleil seulement semble vivre;
Et dans la mauve rose et le pois de senteur,
L'air transparaît et coule jusqu'au bord de la fleur.
maintenant j'ai cueilli pour ton pur souvenir
Une mauve et des roses qui vont bientôt mourir,
Et la plus douce forme du plus tendre bonheur
Déjà se fane un peu, frêle, contre mon coeur.
10
Dans la chaleur muette le ciel lisse ses plumes
Comme un grand épervier aux ailes floconneuses;
Mais ce soir, l'oiseau d'or entravé dans les brumes,
Blotti contre la terre humble et délicieuse,
Dormira sur le coeur des femmes amoureuses.
C'est là le nid étroit plus mouvant que la mer
Où, quand les soirs d'été s'inquiètent les colombes,
Le soleil délicat ferme ses yeux déserts,
Puérilement fixes, et doux comme une tombe
Où se couchent soudain toutes les joies du monde.
Il palpite puis rêve au coeur chaud de leur âme,
Epervier d'or venu des cieux égyptiens,
Sa tiédeur est toujours celle de Cléopâtre
Qui mourut caressant son cou de ses deux mains:
Il garde dans ses plumes son immense parfum.
Dans leur songe flottant où la nuit se balance
Toutes les amoureuses, comme des fleurs de miel,
Reçoivent dans un nid de terre et de silence
Le grand épervier d'or qui formait tout le ciel
Et dont l'aile pliée opprime leur sommeil.
C'est dans ce lit étroit, chagrin comme la mer,
Chaque soir, quand l'été brûle et fume,
C'est là que vient dormir le grand soleil désert
Comme un oiseau farouche qui couve sous ses plumes
Tous les rêves profonds des filles de la Terre.
11
Sur les roses perpétuelles
Dans le crépuscule innocent
Traînent les mailles du soleil
Et les ombres d'un ciel penchant.
L'air limpide perce les branches
Et l'herbe rousse, tôt flétrie...
Quels anges sont là-bas ensemble,
Semant de baume les prairies?...
Tous le soir, comme une pervenche,
Ferme un peu son coeur violet.
Qui vient, avec le pas des anges
S'appuyer contre le volet?...
Le soleil rose encore soulève,
Au coin du mur, la capucine;
Le long de la maison qui rêve
Passent des reflets et des signes.
Ici mon coeur, ici mon âme,
Couchez-vous tout ensommeillés.
Qui donc d'une moisson de flammes
Orna le seuil et le foyer?...
Qui mit là tant de lys fauchés
Et de roses perpétuelles?
Où les anges sont-ils allés
Qui cueillaient le baume et les nielles?...
La pervenche des crépuscules
Contre ma poitrine est fanée;
Le pas des anges se recule
Au fond du soir enguirlandé.
Du bois sombre où dorment les biches
Sort une douceur maternelle,
Et, comme une eau froide qui glisse,
Coule en paix la nappe du ciel.
Rien n'est plus qu'un oiseau criant
Près d'une forêt isolée...
Les anges remontent, serrant
Autour d'eux leurs robes pensée... (sic)
12
La pierre du seuil est brûlante
Et le soleil, comme un drap d'or,
Chatoie parmi l'herbe mouvante
Où le paon merveilleux s'endort.
Dans le bois des acacias
Des grappes de papillons meurent
Et s'éparpillent sous les pas
Tout embaumés de leur odeur.
Le ciel, comme un lac bleu miroite,
L'herbe égale comme un bonheur
Soupire une haleine de fleurs,
Et l'ombre chaude se dilate.
Une paix souveraine aligne
Les arbres, les bois, les jardins
Où chaque jour met chaque signe
De la nuit grave et du matin.
Aujourd'hui la pierre brûlante
Se dore et pâlit comme un coeur
Qui souffre de joie et d'attente
A cause d'une immense ardeur.
Le paon bleu, comme un joyau frêle,
Traîne son éventail plié
Et l'or aux rayons verts se mêle
Dans l'âme mélancolisée.
Juin 1904
13
Ce poète qui tient son coeur comme un lys bleu
Regarde et voit danser au bord des cieux d'automne
Son âme plus légère et morte qu'un fantôme,
Et sur sa bouche naît un désir fabuleux.
Le Désir douloureux du baiser qui délivre
Naît sur l'arc abaissé de sa bouche, et sourit,
Sortant comme Aphrodite aux longs yeux éblouis,
D'un flot d'amour et d'amertume qui l'enivre!
Au bord des cieux que ronge un vent rose qui glisse
Passe le tremblement des automnes du nord.
L'âme pâle et le coeur aux immenses délices
Palpitent seuls comme une double étoile d'or.
Le Désir du baiser monte vers les cieux froids
Comme une flamme longue, aiguë et toute blanche,
Et le Poète tient son coeur entre ses doigts
Comme un lis bleu où l'ombre et l'automne s'épanchent.
14
Une poète est parti avec son bâton blanc
Pour voyager au long des Méditérranées
Et cultiver là-bas un tout, tout petit champ,
Près de l'eau bleue où, plein de jonquilles dorées,
Ce petit champ riait simple comme un enfant.
Et le poète aussi sentait comme un printemps
S'ouvrir dans tout son coeur tant de liliacées,
De jonquilles en fleurs et d'amaryllis blancs,
Qu'il faisait tournoyer son blanc bâton léger
Et jetait dans le bleur des Méditerranées
Les cailloux noirs dont ses poches étaient usées.
Il se tressait lui-même dans les jours désolés
Quelques couronnes tout de suite fanées;
Mais les poissons riaient, sortis de l'Océan,
Et happaient au passage, comme des talidmans,
Les noirs cailloux amers qu'il avait ramassés
Autrefois sur le sol d'une grève oubliée
Dont le sable et le sel jadis l'avaient formé.
Car il n'était pas né dans un champ de jonquilles
Au bord du flot glissant des Méditerranées,
Mais dans un pays rude où le vent n'est tranquille
Que par ces jours salis de très lentes ondées
Qui lui faisaient une âme étrange et chagrinée.
Or, s'il voyage au long des Méditerranées
Avec des cailloux noirs plein ses poches usées,
Et tout son coeur chantant comme une jeune fille,
C'est qu'il veut oublier pour un champ de jonquilles,
A tout jamais, l'âpre couleur de sa patrie
Et la pluie et le vent qu'il entendait pleurer
Dans son pays et dans son coeur, toute l'année!...
15
Quelque chose comme une viole
Grince et gémit tout à l'entour
De ma pauvre cervelle folle,
Folle des musiques d'amour
Que rien au monde ne console...
Celles qu'on pleure en les chantant,
Celles dont on ne sait plus l'air
N'ayant retenu que l'accent
D'un seul mot long comme un hiver
E maladroit comme un enfant.
Les musiques du souvenir,
Les musettes qui se souviennent!
Ah! sangloter jusqu'à mourir
Pour ces chansons bohémiennes,
Ah! sansgloter de souvenir!
Quelque chose comme un coup droit
Dans le coeur chaste et taciturne
Qui suivait humblement sa voie
Laborieux et sans rancune,
Quelque chose de maladroit!...
Quelque chose qui brûle et chante...
C'est une musette d'amour,
C'est une viole pleurante
Autour de mon âme, toujours,
De mon âme qui vient d'Irlande!...
Qu'elle chante jusqu'à mourir,
Qu'elle commence et recommence,
Ah! pitié, c'est une romance
Dont je voulais me souvenir...
Me souvenir, et puis... silence!
16
Le livre qu'en vos mains j'ai mis, et qui sortait
Comme une ombre de la lumière de mon coeur,
Depuis combien de temps m'a-t-il pris ma douleur
Pour que je sois si seul, et pauvre tout à fait?...
Je ne sais plus le temps, j'ai confondu les heures
Depuis qu'en vos deux mains j'ai laissé ce labeur
Plus lourdement chargé de fleurs et de secret
Qu'un tombeau recouvert par toute une forêt.
Depuis combien de soirs n'ai-je plus regardé
Sous ma lampe et dans l'air et dans la solitude
Ma triste vie avec un regard d'amitié
Et votre cher bonheur avec sollicitude!...
C'était par un jour gris sous un ciel frissonnant,
Je l'ai mis dans vos mains comme un oiseau chantant
Qui se mourait d'hiver et demandait à vivre,
Et vous l'avez porté dehors, parmi le givre...
C'était je ne sais quand et j'ai tout oublié
Sinon que vos deux mains ne l'ont pas caressé
Et qu'avec un sourire vous l'avez renvoyé
Dans l'hiver, dans la nuit et dans la liberté!
17
Les enfants que j'instruis
Quand ce sera l'été et que je serai mort,
Et qu'il fera plus doux et parfumé dehors
Que dans l'obscur salon sentant la violette,
Ils iront quelquefois jusqu'à me faire fête
De quelques cers perdus comme des sons de cor,
Ils seronst forts et grands, et moi, je serai mort
Et peut-être effacé; presque, de leur mmoire
Où cependant j'ai mis une si longue histoire...
Ils seront beaux, mais moi je coucherai dehors,
Pour jamais, sur un lit de violettes noires.
Quand ce sera l'hiver aussi, ou bien un soir
Qu'entre eux, en devisant, ils se partageront
Les livres amassés dans la vieille maison,
Ils seront étonnés tout à coup de savoir
Qu'un jour, lointain déjà, j'eus cette vision.
Mais moi je serai mort, et mon coeur sera mort!
Et mes mains qui touchaient leurs nuques puériles,
Mes yeux qui rencontraient leur douce âme tranquille,
Mes lèvres qui disaient leur nom,.. et puis, encor,
Mon coeur, mon coeur, mon coeur! car, moi, je serai mort!
1904
18
Et maintenant le soir apaise les oiseaux,
Et maintenant, là-bas, une étoile chemine,
Et maintenant l'eau claire abreuv les racines
Mais ma tristesse est lasse et mon coeur sans travaux;
Et mon coeur se refuse à soulever la terre
Où peut germer encor une grâce dernière
Comme une fleur chétive au-dessus d'un tombeau...
Et maintenant l'automne a tué mes oiseaux.
Moi-même, maintenant, comme un chasseur d'automne,
J'ai tué mes oiseaux sur l'arbre que leur donne
La bonté de ce Dieu qui m'a tant oublié
Que je laisse tomber le peu qu'il m'a donné.
Comme une graine amère j'ai semé tous ses dons
Depuis le seuil étroit de ma chaude maison
Jusqu'à ce désert-ci qu'habitent des colombdes
Sur un pin solitaire auprès de l'eau qui monte.
L'eau qui monte et qui suit chaque lune en pleurant,
C'est la mer sous le ciel et mon coeur dans le vent,
Et les colombes sont mes pauvrette chansons
Qui dorment dans le noir loin de toute maison.
Maintenant, maintenant, comme un fou douloureux
J'ai tué mes colombes douces, et leurs yeux
Me regardent encore et leurs plumes sont chaudes
Comme le seuil quitté de la maison sans hôte,
Là-bas, jadis, tandis que moi je vais et rôde...
19
Dors plus près de mon coeur, ô mon chétif amour,
Voici le temps qui vient, voici le pauvre jour
Où je vais détacher mon malheur immortel
De ton sourire bleu qui flotte comme un ciel...
Mais dors près de mon coeur, ô toi faible, et qui penches
Comme le soir auprès des fontaines taries
D'éphémères couronnes d'ombres noires et blanches
Dansant sur les gazons de la mélancolie...
C'est le soir et voici que mon chétif amour
S'endort dans ma douleur immortelle et secrète,
C'est le soir et voici que c'est le dernier jour;
Et j'embrasse tes yeux comme des violettes.
Car tu meurs dans mon coeur, ô mon amour si doux
Que j'ai trop épuisé d'immortelles tendresses,
Et maintenant le soir qui frôle mes genoux
Est entré dans ce coeur où pleuraient les ivresses.
Car le temps est venu, et c'est le pauvre jour
Où tu dors appuyé à la porte du ciel,
O toi faible et divin et meilleur que le miel!
Mais tu n'entreras plus, ô mon chétif amour!...
20
Nous irons cadencer nos trop vives pensées
Le long des sables clairs où les vents sont légers.
Venez, voici le livre et voici mon baiser,
Je vous lirai des vers, mais vous, vous chanterez.
Ou bien vous vous tairez avec vos yeux profonds
Endormis sur la mer et touchant l'horizon.
Avec vos yeux ombrés, clairs et tristes, qu'inquiète
Le vent ou la couleur des vagues violettes.
Et moi, laissant le livre ouvert sur mes genoux,
Je mettrai mes deux mains autour de votre cou.
Et mon coeur débordant d'une douleur câline
Remplira de douceur l'atmosphère marine;
Mais si votre regard au fond du mien s'arrête,
Toute la mer profonde aux vagues violettes
Sanglotera moins haut que ma profonde joie,
Et les tendres poèmes mourront avec ma voix.
21
L'automne sur la fagne
L'herbe jaune emmêlée aux bruyères profondes
Rayonne doucement sur la fange nacrée,
Et c'est, d'un bout du ciel à l'autre bout du monde,
La tristesse fuyante et rose de l'été.
Les noirs genévriers sont tendres et funèbres
Et les pins gris trempés d'une amère rosée;
Si tu veux y mouiller tes douces, douces lèvres,
Toute la solitude à ton coeur va monter.
Sur la calme lueur des bruyères profondes,
La jaune douceur des herbages fanés,
Si tu veux arrêter tes regards de colombe
Tout l'automne et le soir dans tes yeux vont passer.
La bruyère emmêlée à la rousse fougère
Brillera sur les eaux parmi l'herbe fléchie,
La fagne sur les monts s'étendra solitaire
Et l'ombre sourira secrètement fleurie.
Car, au fond de ton coeur, plus tendre et plus funèbre
Qu'au bord des longues eaux le noir genévrier
L'amour mortel étanche avec ses sombres lèvres
Le sang rose fuyant de l'automne embaumé.
22
A Venise la Perle, où des roses d'automne
Fleurissaient un mur gris sur l'eau qui sent la mer,
Le plus triste des jours souriait sans paroles
Au long des quais blanchis et des palais de pierre.
Le plus triste des songes et le plus souriant
Répandait l'ombre étroite des deux coins de sa bouche
Comme une arche abaissée où glisse le couchant
Dans Venise emperlée, à l'heur où rien ne bouge.
Le silence coulait avec l'eau qui déferle
Et l'air mystérieux sentait la fleur des mers,
Et les îlots nacrés trempaient comme des perles
Dans un lointain doré d'absinthe et de miel clair.
Le plus beau des minuits, le plus pâle matin,
Et les plus tristes roses, souriantes d'automne,
Et tant de campaniles, et les aspect marins
Des mâts penchés et noirs et des minces gondoles;
Et tant d'amères eaux jusqu'à son coeur montées,
Et la mort des palais au front inhabité
Ont mis la bouche d'ombre aux deux coins abaissés
De Venise la perle, sur mon coeur désolé.
Ah! l'air mystérieux sentait la fleur des mers
Et le silence étroit noyait l'âme profonde,
Et l'absinthe des eaux avec le miel de l'air
Du plus rose des soirs enivrait les colombes!...
Sept. 1904
23
Paysage d'Italie
Vérone a mis au fond de l'Adige endormi
L'ombre morte et soyeuse de ses arches égales;
La colline mouillée est grise, verte et pâle,
Et des ifs ténébreux la gravissent sans bruit.
L'Adige coule et va sous un ciel plein de pluie
Et Vérone aujourd'hui mire ses briques roses
Dans le miroir éteint des longues eaux moroses
Qui portent vers lq mer un visage d'ennui.
Voici qu'un doux génie au lent regard mortel
Se lève sur les eaux de l'Adige endormi,
Et déploie en rêvant, du côté du soleil,
Le sourire flottant d'un réveil indécis.
Voici que des ifs noirs de lumière ruissellent
Et des choeurs de clarté chantant sur la colline
Descendent jusqu'aux berges où le beau fleuve emmêle,
Au pied des arches roses, des eaux de perle fine.
Mais voyez que les ifs, noirs, ténébreux et droits
Gravissent tristement la colline et l'espace,
Puis, aux portes du ciel, avec un geste étroit,
S'arrêtent immobiles tandis que le vent passe...
24
LA LEGENDE DE SANTE URSULE
peinte par Carpaccio
Ursule au cou flexible a paré ses cheveux
Et son visage pâle et sa robe traînante
De colliers odorants et de perles brillantes;
Sa main longue soutient le fardeau précieux
D'une gerbe de plis aux brisures charmantes;
Et sa tempe fragile porte le sceau de Dieu.
Au devant d'elle vient, sur l'eau verte du port,
Un beau prince païen vêtu de cheveux d'or
Et de grâce et d'amour et de beauté suave.
Les deux adolescents ont la bouche si grave,
Que dans l'air silencieux où la lagune dort
On entendrait déjà les harpes de la mort...
Ursule vierge et blonde, humble comme le chaume,
Est sérieuse et droite parmi ses grands atours,
Et l'enfant princier la prend comme un royaume...
_ Mais elle sait déjà qu'il n'y a point d'amour!
Mais elle sait déjà qu'un autre adolescent,
Le plus beau des archers d'une tribu hautaine,
Au bord d'une autre mer éternelle l'attend
Pour délier vers Dieu son âme souveraine...
Et l'adolescent blond qui l'aime tristement
Ecoute s'approcher près de son coeur tremblant,
Dans son pas silencieux, une infinité d'ailes!...
24
Si tu sais regarder mon âme dans mes yeux,
Je te serai meilleur qu'une couche profonde
Où ta fatigue enfin, soupire et puis retombe;
Je te serai plus doux et plus délicieux
Qu'un retour épuisé après de vains adieux,
Et plus miraculeux qu'un ciel plein de colombes!
Ah! si tu sens mon coeur qui monte dans mes yeux,
pareil au grand parfum des roses de l'automne,
Et si tu veux entrer dans le désert pierreux
De mon âme où ton pas est le seul qui résonne,
Et si tu veux aimer mes songes et mes voeux,
Je te serai plus proche même que tes aïeux!
Sur la mousse et le thym sauvages de mon âme,
Et sur la pierre nue où danse le soleil,
Et dans le vent chargé de douceur et de flamme,
Dans le désert entier de mon amour vermeil,
Je tremperai ta vie à mes rayons de miel.
Ah! peux-tu regarder mon âme éblouissante,
Et sais-tu que mon coeur a jailli dans mes yeux,
Comme la fronde envoie après l'oiseau qui chante
Une pierre lancée au ciel mystérieux?...
Si tu veux regarder le désert de mes yeux,
Tuverras quelle immense souffrance,
Et quelle immense joie et quel divin silence,
Quand, du haut de mon âme où je te porterai,
Nous sentirons monter des roses et de la nuit tombante!...
26
Nocturne
Au silence léger des nuits près de la mer
Voici que je suspends encore une guirlande
Faite de longs soupirs et de rêves déserts,
D'une petite rose faiblement odorante,
Et de toute la brise au large sur la mer.
Car je viens de plus loin que les étoiles claires,
Et j'ai laissé ma vie en des chemins divers
Et j'ai perdu là-bas mes roses odorantes
Pour venir écouter en tressant des guirlandes
Le silence léger des nuits près de la mer,
Où tourne un peu le ciel et ses étoiles claires.
Silencieusement et comme une guirlande
Ma douleur éparpille ses roses sur la mer
Dans l'ombre atténuée et la nuit odorante
Jusqu'à ce ciel léger qui trempe dans la mer
Sa couronne faite d'étoiles claires.
Et puis je m'en irai l'âme encor odorante
De tout ce grand parfum tombé dessus la mer
A travers le silence et tant d'étoiles claires...
Et puis je m'en irai par des chemins divers
Ayant éparpillé ma dernière guirlande
Et suspendu mon coeur à l'écume des mers!
27
Nuit noire de printemps, nuit profonde et sans lune,
Sans étoiles ni vent, nuit chaude et taciturene,
Après ce jour baigné de poussière et de miel
Je ne suis pas heureux ni calme sous ton ciel!...
Je suis pauvre et sans but et je vais à tâtons
Dans ton silence bleu où sonne mon bâton
A peine enguirlandé d'un lierre taciturne;
Je suis pauvre et je vais comme un berger nocturne,
Epelant pas à pas le nom de mes brebis
Au chien qui m'accompagne à travers cette nuit.
Nous sommes silencieux autant que le silence,
Et, l'âme dispersée aux lèvres de la nuit,
Nous regardons en haut et marchons en cadence
Pleins de fidélité, de douceur et d'ennui.
Donne-nous une étoile, ô nuit trop taciturne,
Et mêle un peu de miel encor à la poussière
Que soulèvent nos pas et ce troupeau nocturne
Et notre âme fidèle, obéissante et fière
Jusqu'à ta face d'ombre, ô printemps taciturne!
28
Je mettrai mes deux mains sur ma bouche, pour taire
Ce que je voudrais tant vous dire, âme bien chère!
Je mettrai mes deux mains sur mes yeux, pour cacher
Ce que je voudrais tant que pourtant vous cherchiez.
Je mettrai mes deux mains sur mon coeur, chère vie,
Pour que vous ignoriez de quel coeur je vous prie!
Et puis je les mettrai doucement dans vos mains,
Ces deux mains-ci qui meurent d'un fatigant chagrin!...
Elles iront à vous, pleines de leur faiblesse,
Toutes silencieuses et même sans caresse,
Lasses d'avoir porté tout le poids d'un secret
Dont ma bouche, mes yeux et mon coeur parleraient.
Elles iront à vous, légères d'être vides,
Et lourdes d'être tristes, tristes d'être timides;
Malheureuses et douces et si découragées
Que peut-être, mon Dieu, vous les recueillerez!...
1904
Fin
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