Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Colet (Louise): Paris (poème tiré de "Penserosa") 1837

Louise Colet

 

Paris

Poème daté de 1837

 

Intégré dans l’ensemble “Penserosa” (3ème poème)

et publié dans le recueil des Oeuvres complètes

 

Près de 20 ans avant les Fleurs du Mal! 

 

Comment croire que Baudelaire n'a pas lu ce poème qui anticipe sur ses grands thèmes?

 

"Quand le ciel bas et lourd..."

"Au fond de cette fange... quelques parcelles d'or..."

près de 20 ans auparavant!

 

 

 

Quand je vais triste et seule, et que, dans le ciel gris, 

Je suis quelque image errant sur les toitures, 

Et, comme ces draps noirs qu'on met aux sépultures, 

Couvrant des boulevards les arbres rabougris; 

Lorsqu'au bourdonnement de ce chaos qui passe, 

De ce peuple encombrant l'horizon et l'espace, 

De ces milliers de bruits dans l'air se confondant 

Comme un cri de blasphème immense et discordant,

Je marche, et que ma vue est tristement frappée

Par cette Babylone à la vie occupée, 

A la vie où la chair est tout et l'esprit rien,

Où le mal triomphant aux pieds foule le bien, 

Où la plèbe se rue au plaisir qui l'appelle, 

Ou jouir est le mot que toute langue épelle, 

Où les hommes, parqués comme de vils troupeaux, 

Vont dévorant leurs jours sans bonheur ni repos; 

Quand toutes ces maisons où la lumière monte

Se pavanent le soir pour le crime ou la honte,

Et que la poésie en sa virginité 

En voit sortir fardé, par l'art ou la beauté, 

Le vice.... saltimbanque immonde qui s'étale 

Et vend tout pour de l'or dans cette capitale ; 

Alors, ce faux Paris, ce Paris idéal, 

Que je rêvais si grand sous mon beau ciel natal,

Se dissout à mes yeux comme un trompeur mirage

Et le Paris réel accable mon courage.

Craintive, je voudrais, m'enfuyant au désert,

Sortir de cet abîme où j'ai long-temps souffert; 

Je voudrais, nivelant tous ces amas de pierres, 

Sur la mer, sur le ciel reporter mes paupières, 

Loin de ces lieux impurs , qu'on dit civilisés,

Sentir le souffle frais de nos vents alizés 

Glisser dans mes cheveux, dilater ma poitrine, 

M'imprégner des parfums de la vague marine.... 

Je voudrais m'élancer comme le jeune faon,

Libre, sur les rochers où je bondis enfant.

Puis, lorsque sous mon toit rêvant ainsi je rentre, 

Et que près du foyer mon âme se concentre,

Je pleure en me disant que je ne pourrais plus 

Séparer mon cœur pur de ces cœurs dissolus ; 

Que l'art, la poésie et les splendeurs que j'aime 

Se retrouvent au fond de cette fange même ; 

Qu'il faut, pour en tirer quelques parcelles d'or, 

Dans cet abîme impur long-temps plonger encor ; 

Que tout génie humain , acceptant ce mélange,

A sur ce sol ardent brûlé ses ailes d'ange,

Et que, pour satisfaire un rêve de l'orgueil, 

Je dois fendre la mer sans regarder recueil

Et pourtant, je le sens, ce ceur qui s'interroge 

Repousserait l'encens et l'éclat de l'éloge,

S'il pouvait retrouver cet amour maternel,

Amour qui vient des deux, amour seul éternel,

Amour que j'ai perdu, qui me manque à toute heure, 

Qui prendrait la moitié des tourments dont je pleure, 

Amour actif et saint qui veillerait sur moi 

Quand au bord du volcan Je marche avec effroi! 

Oh! que je fus coupable et que je suis punie ! 

Mon Dieu! j'avais ma mère, et vous m'aviez bénie 

De son amour profond, et je n'ai bien compris

Qu'après l'avoir perdu quel en était le prix. 

Pour l'arracher une heure au marbre de la tombe, 

Mon Dieu, que de mon front toute couronne tombe, 

Que ces biens qu'appelait mon désir insensé

S'éloignent pour toujours, mon cœur en est lassé!

Que ces rêves d'orgueil que la jeunesse couve

S'éteignent dans mon sein , mais que je la retrouve ! 

Oh! que je sente encor se poser sur mon front 

Ces baisers maternels qui le rafraîchiront! 

Que je l'entende enfin, cette voix d'une amie, 

Pour moi depuis trois ans étouffée, endormie! 

Une heure, une heure encor que je puisse la voir 

Tendre vers moi ses bras prêts à me recevoir, 

Et je m'y jetterai!... Puis, nous irons ensemble 

Dans le champ qu'elle aimait et qu'ombrage le tremble, 

Au bout de l'aqueduc , où la source , à couvert,

Dérobe ses flots purs sous le feuillage vert; 

Où l'aubépine en fleurs s'étend comme un blanc voile, 

Où le trèfle naissant de boutons d'or s'étoile ; 

Puis nous irons cueillir aux branches des pommiers

Les fruits que le soleil a mûris les premiers; 

Nous irons secourir aux moissons, aux vendanges,

Les pauvres, qui diront : « Ces femmes sont des anges. » 

Et j'oublierai le monde, attachée à ses pas, 

Le monde qui distrait du bonheur qu'on n'a pas.



14/06/2013
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