Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Dauguet par l'amour correction

Marie Dauguet

Par l'Amour (1904)

 

Préface de Rémy de Gourmont

 

"Tout est de l'amour transformé" (Bossuet)

 

 

Dédicace 

Pour Henri

 

Je porte en moi, parmi des clartés de vitrail,

Des fleuves étalés, des cités fulgurantes,

Des bouleaux d'argent pur, des prés de frais émail,

Des jardins constellés de lys et d'amaranthes.

 

Je nourris des dragons en de lointains bercails;

Mais rien ne transparaît du rêve qui me hante;

Je suis ce manuscrit fleuri d'absurdes plantes

Qui recèle à l'abri de mon double fermail,

 

- Magique parchemin et dont la garde est vierge,

Que nul doigt n'effleura sous sa gaine de serge, -

Des psaumes exaltés et d'amoureux cantiques.

 

A toi, j'offre aujourd'hui les cités, les chimères,

Le vitrail d'or liquide et le livre mystique

Où repose mon coeur comme en un reliquaire.

 

 

 Libération

 

Le soleil dans les pommiers roses

Comme une harpe a tendu ses rayons,

Et voici que passe et se pose

Parmi les fils d'or l'essaim des guêpes en tourbillons.

 

L'herbe se tait sentimentale

Où point la véronique imperceptiblement,

Où l'ombre changeante s'étale

Se froisse et s'envole en de translucides déploiements

 

Mais c'est la nuit surtout, quand au pignon des fermes

Dorment les fleurs d'abricôtiers

Et qu'étoilant la terre où palpitent des germes

S'ouvrent les boutons des fraisiers;

 

C'est la nuit quand l'eau sombre au bord des prés gargouille

Et que, monotone biniou,

S'élève indéfini le chant faux des grenouilles

Succédant au cri des coucous;

 

C'est la nuit quand survient dans sa verte tunique

La lune avec ses cheveux froids

Et que jase à mi-voix presque somnambulique

Le rossignol au fond des bois,

 

C'est la nuit qu'il est doux d'être un cœur qui délaisse

Sa chair comme un étroit tombeau,

Et fondu, mort d'amour, coule dans la caresse

Du vent aux blancheurs des sureaux.

 

 

 

Vois-tu...

 

Vois-tu sous la chaude ondée

De frissons d'or inondée,

S'ouvrir au matin laiteux,

Qui si tendrement bégaie,

La floraison des saulaies

Mirée à l'étang clarteux.

 

Le jour indolent se flâtre

Souplement aux troncs d'albâtre

Des trembles et des bouleaux;

Puis rôde parmi les branches

Et les touffes des pervenches

Comme un bondissant chevreau.

 

Plus des crampes tétaniques

Et plus des cris sataniques

Du brutal et sombre hiver;

Mais, sur la terre amollie,

La fraîcheur qui se déplie

À l'horizon des blé verts;

 

Mais parmi le bois qui vibre

Et résonne à pleine fibre,

Le vent fougueux entraînant

Pollens ardents, fleurs vermeilles,

Chants d'oiseaux et vols d'abeilles,

En essaim tourbillonnant.

 

Viens! Que nos lèvres se baisent

Aux sanglots que rien n'apaise

Des doux ramiers enivrés

Et que nos aveux s'accordent

Aux accents fous qui débordent

Des halliers énamourés.

 

 

En avril

 

En avril sous les bourgeons roux,

Voici le bouvreuil aux cris doux,

Voici le merle et la mésange,

Que nul vent glacé ne dérange,

Pépiant au soleil nouveau,

Pendant que d'argent clair se frange

La berge noire des ruisseaux.

 

Voici le vert cendré des pousses;

Étalant de bleuâtres housses,

La mousse où fleurissent dorés,

Caressés du ciel azuré

Les coucous, où les anémones

Ouvrent leurs pétales nacrés

À l'abri vaporeux des aulnes.

 

Voici la flûte verte et glauque

Des grives et la plainte rauque

Des crapauds en amour montant,

Des vases molles de l'étang

Et qui, bourdonnante, dévide

Son rythme par les joncs humides

Que chauffe un soleil éclatant.

 

Voici les trembleuses fougères

Déroulant leurs crosses légères

Et les longs iris flexueux

Qu'agite le vol anguleux

Et fantasque des demoiselles

Effleurant leurs calices bleus

Du bout transparent de leurs ailes.

 

Ah! Viens, mon amour, je le veux,

Viens, dans la nuit des chemins creux

Parmi les fleurs en avalanches,

Mon coeur est un nid sous les branches;

Viens, comme un doux oiseau lassé,

Dans le nid tiède reposer

A l'ombre des épines blanches.

 

 

Extase

 

D'un coeur passionné savourons notre rêve

Avant que la vie dure et fausse nous l'enlève,

O mon amour, viens nous asseoir

Sous les saules d'azur pleurant au bord du soir.

 

Tout fuit intensément, embrassons notre songe;

Que l'heure nous oublie et pour nous se prolonge,

Et que, sans jamais s'épuiser,

Renaissent, floraisons brûlantes, nos baisers.

 

La cétoine s'endort gitée au coeur des roses;

Comme une hostie au fond d'un ciboire repose,

Qu'entoure un mystique halo,

Dans ton âme et ta chair tout mon être est enclos.

 

Et nous nous étreignons, expirants, bouche à bouche,

Pendant que les grands lys penchés sur notre couche

Y versent des parfums d'autel.

Anéantis au flux du désir immortel,

 

Aimons-nous, mes amours! Ayons pour seule envie,

Puisque l'heure agonise et que s'enfuit la vie,

Lèvre à lèvre, d'avoir goûté,

Dans un spasme trop bref, toute une éternité!

 

 

Les foins


La tiède lune au bord du ciel monte et sourit.
Vois sur les foins coupés trembler son halo gris;
La nature s'emplit comme une basilique
Du silence embaumé des soirs mélancoliques.

Au chemin de la vie et voilant sa laideur
L'oubli s'étend ainsi que la rosée en pleurs,
L'oubli divin s'étend comme l'herbe fleurie
Déployée en nuage aux pentes des prairies.

Il semble que s'efface et meurt l'humanité,
Tant que le souffle qui sort des lèvres de l'été
Et qui si doucement rôde aussi sur nos lèvres
De tout mesquin désir nous libère et nous sèvre.

La lune à travers l'ombre, et Tel un oiseau blanc,
Suspend toujours plus clair son essor transparent
Et son calme plumage en neige diaphane
Se mêle au flot bleui de l'herbe qui se fane.

Parmi l'odeur des foins, avec des mots secrets
Sourdement murmurés, courent les ruisseaux frais
Où la lune attirée et mystique se penche,
Frôlant à leur miroir errant son aile blanche.

 

 

Les blés


La somptuosité du soleil écroulé
Froissant à larges plis sa moire cramoisie,
La pâleur de la lune au loin qui s'émancipe,
Et là-dessous la mer écarlate des blés.

Reflets et chatoiements, clartés contradictoires;
Les chardons sont d'émail nuagés d'or soyeux,
Un damas lumineux pare le flanc des bœufs,
La mare s'embellit de roses illusoires.

Une odeur de bétail veloute l'air du soir;
Tout resplendit, les murs byzantins d'une abside
Et, caché aux remous des blés que le vent ride,
Le village enfumé semble un pourpre encensoir.

Mais la lune à jailli, bleuet hors d'une gerbe;
Les rayons du couchant tremblent violacés
Auréolant, debout dans leur orgueil superbe,
Les bruits au long des chaumes entassés.

Et l'océan des blés plus doucement frémit...
Que nos corps consumés à l'égal de la terre
Reposent par les champs comme au bord d'un cratère
Dan l'ardente torpeur des épis endormis.

 

 

Le calme des odeurs


Le calme des odeurs et leur mélancolie,
Le parfum des labours quand derrière les bœufs
Entraînant la charrue emmy les champs rugueux
Croule la glèbe humide et que le soc replie.

L'odeur des serpolets les soirs où il  à plu,
Écrasés par les bœufs et que la herse enterre
Et des trèfles rouillés et des sombres velus
D'où monte en ondulant une fumée amère.

Embuant les attelages et nuageux,
Parant  le sol meurtri d'un voile de mystère,
Cet encens azuré et paisible des feux
Où l'on brûle les tiges des pommes de terre.

Le calme des odeurs! Et le sage abandon
De soi-même évoqué au néant qu'on pressent,
Et tandis que les bœufs doucement mugissant
S'éloignent! Porte ouverte aux murs du cabanon!

 

 

Les pâquis

 

J'aime, allumé par un berger,

Le feu âcre auprès d'une haie

Qui tremble en la brume plongé

Et qu'un vent humide balaie,

Diluant sa rougeur de plaie

Au long des chaumes ravagés.

 

J'aime, remplis d'herbe flétrie,

De raves et de haricots,

Traversant la plaine assombrie

Et se hâtant, les chariots

Dont s'entendent les lourds cahots

Dans la boue et l'essieu qui crie.

 

J'aime les grands pâques fangeux

Avec leurs carrières de sable, 

Leurs ajoncs près des trous marneux

Et leurs routes interminables

Où des paysans misérables

Passent en conduisant leurs bœufs.

 

---

 

J 'aime ce pays sans beauté,

Mais que mon songe idéalise:

Pâquis par l'hiver dévastés,

Genêts flétris, broussailles grises,

 

La plaine déroulant ses plis

Et qu'un horizon pluvieux borne,

Et les fossés avec leurs lits

Vaseux, où dort un peu d'eau morne;

 

Sous l'arche du vieux pont lépreux,

Heurtée à la berge qui croule

Dans l'ombre d'un saule chanceux,

Sourde, l'eau qui pleure et roucoule.

 

Une barrière aux ais cassés

Où la brume à pendu ses hardes,

Des lignes de joncs effacés

À l'entour des mares blafardes;

 

Entr'ouvrant au rêve qui meurt

Comme une profondeur de tombe,

J'aime, sans parfum ni rumeur,

La nuit insensible qui tombe.

 

Pâques d'Hautevelle,

Octobre 1902

 

Aurore


Dans les jardins frais à l'aurore,
Rêver près des volubilis,
Coupés de lapis-lazulis
Qu'un humide rayon décoré.

Sous un vieux poirier qui s'éplore,
Et que l'aube d'un clair surplis
Habille, au soleil qui les dore
Respirer l'haleine des lys.

Voir sur les roses balsamines,
S'empétrant à leurs étamines,
Errer un bourdon diligent.

Cueillir dans la pâle lumière
Qui nimbe sa sveltesse altière,
Un œillet blanc glacé d'argent.

 

 

Aurore

 

Dans l'étable nuiteuse encor les boeufs s'ébrouent,

Etirent lourdement leurs membres engourdis,

Réveillés tout à coup par un coq qui s'enroue

Et dont le cri strident semble un poignard brandi.

 

Trempé d'aube, dehors, le fumier resplendit

Contre un mur délabré qu'une lucarne troue,

Parmi des bois pourris, des socs, des vieilles roues,

Et lance vers le ciel des parfums attiédis.

 

Cernant une écurie ouverte au toit de mousse,

Qu'emplit un vribrement nuageux d'ombre rousse,

Du purin, noir brocard, s'étale lamé d'or,

 

Où fouillent du grouin activement les porcs.

Et dans la paille humide et qu'ils ont labourée

Le soleil largement vautre sa chair pourprée.

 

 

 

L´éternel mirage

 

Et le vent coulera parmi les herbes lisses,

Les tiges d'angélique et les brins de mélisse;

La mousse entourera comme un souple linceul

Les vieux rochers et les racines des tilleuls.

 

Je dormirai dans l'odeur triste des fontaines,

Dont le flot déroulé comme une écharpe traine,

Et je palpiterai aux sanglotants aveux

Que prodigue la brise à leurs bords vaporeux.

 

Je serai confondue au murmurant cantique

Des sources s'égouttant dans le bois noir, la nuit,

Infiltrant lentement leur âme fluidique

Sous la sombre bruyère où mon âme la suit.

 

Je serai la fraîcheur tranquille après la pluie

Des troënes et des prèles glacés d'argent,

Le silence attendri, les rayons où s'essuie

La ronce bleue au long des pentes s'effrangeant.

 

Je serai le reflet qui songe et qui transpose,

Le rêve frissonnant des coudriers sur l'eau,

L'âcreté des bourgeons, le miel sucré des roses,

Le baiser haletant aux lèvres de l'écho.

 

Je serai le miroir clair à travers l'espace

Et qui saisit parfois au fond du ciel serein

La trace d'une image immense qui s'efface;

Je me tendrai vers toi, ô visage divin.

 

 

 

Quand je mourrai!

 

Je voudrais pour linceul, non la toile aux plis raides,

Non point le lin blanchi parmi l'herbe des prés,

Mais un tissu plus doux aux doigts que du sang tiède,

Un lambeau d'un couchant pourpré.

 

Je voudrais me mêler à l'océan des seigles

Qui réfléchit le ciel en son déferlement;

Aux palpitations des sainfoins qu'un vent frêle,

En juin, berce languissamment;

 

Devenir l'or des blés fauchés qu'on enjavèle,

Le chaume ensoleillé où des moissonneurs las

Dressent les lourds gerbiers dont la cime étincelle

Et qu'entoure une ombre lilas.

 

Je voudrais, quand la lune en manteau d'améthyste

Vers le gouffre des puits se penche, m'écouler

Et sangloter unie aux plaintes de l'eau triste,

S'égouttant des joints descellés.

 

Je voudrais que mon âme errante s'évapore

Comme un parfum flottant de lavande et de buis,

Confondue au sourire éclatant de l'aurore,

Aux larmes que verse la nuit.

 

 

(S'asseoir sur un murger,...)

 

A Monsieur Ch. Grandmougin

 

S'asseoir sur un murger, les pieds dans les broussailles

Et les doigts enlacés aux rugueuses pierrailles,

Seule avec les lointains où le soleil se meurt,

Seule avec sa pensée et seule avec son coeur.

 

Respirer le parfum des herbes attiédies,

Ecouter la cigale aux lentes psalmodies

Vibrer parmi les brins séchés des serpolets, 

Voir s'embrumer du soir le vitrail violet.

 

Voir s'élever du creux des placides jachères,

En arceaux imprécis, l'encens crépusculaire,

Et l'orchis opalin de la lune, aux prés bleus

Du ciel, éparpiller son pollen nébuleux.

 

Savourer cette odeur de la lande que baigne

Quelque ruisseau muet et filtrant sous les sphaignes,

Savourer cette odeur enivrante qui sort

Mystérieusement de la gèbe qui dort.

 

Goûter le souffle obscur de la forêt prochaine

Dont le frisson murmure au feuillage des chênes,

La fauve et l'âcre odeur qui vient comme un baiser

De faune sur la bouche ardemment se poser.

 

Et n'être que la nuit, le parfum, la bruyère,

Le tourbillon léger des derniers éphémères,

Etre le serpolet bruissant sous ma main,

Fuir hors de ce cachot qu'on nomme un coeur humain,

 

Mais, dans l'humilité douce des moindres choses,

Devenir l'herbe morte où le grillon repose,

Ou bien le roitelet lassé de pépier

Qui perche sommeilleux aux branches des ronciers.

 

 

(Alors que nous nous effaçons)


Alors que nous nous effaçons,
Ainsi qu'au penchant des saisons
L'or des éphémères moissons;

Que sous les paupières qui saignent
Et dans les larmes qui les baignent
Tant de regards blessés s'éteignent;

Que, du soleil abandonnés,
Cendreux bleuets embruinés,
Tant d'yeux humains se sont fanés;

Que pareilles aux flots qui roulent,
Leur cours aux grèves qui s'écroulent,
Les générations s'écoulent,

Et qu'à l'abîme qu'il pressent
Chaque homme va disparaissant,
Tel un naufragé pâlissant,

Pendant qu'aux pentes des vallées
Filtrent, des tombes descellées,
Et du marbre des mausolées,

Et des sépulcres crevassés
Sous les vieux ormes délaissés,
Tourbillons par le vent poussés,

Tant d'ombres et de cendre vaine,
O Nature calme et sereine,
Tu te dresses comme une reine,

Et debout à travers le temps,
Toujours jeune et sans changement,
Subsistant invinciblement,

Tu souris, entre tes mains pures
Tenant, aux riches ciselures,
La clef d'or des aubes futures,

Et moi qui fuis comme le vent,
- Vers quel horizon décevant? - 
Atome d'infini rêvant;

Emporté par quel noir quadrige
Que l'heure hâtivement fustige,
Il me reste, dans ce vertige,

Et du néant sombre guetté,
Ce bonheur d'avoir reflété,
Nature, et compris ta Beauté,

Cet espoir profond de renaître
Aux bourgeons emmiellés des hêtres,
Aux chansons des huppes champêtres,

Au cours des ruisseaux opalins,
Aux frissons bleuissants des lins,
Au rire emperlé des matins!...

15 février 1904

 

 

LES PARFUMS

 

Parfums 

A Monsieur Maurice Barrès

 

 J'ai recueilli tous vos trésors, molles errances,

Haleine aux soirs dormants qu'ont les chanvres rouis,

Les tréfles que l'on fauche en la brume enfouis

Et les sainfouins qu'un souffle matinal balance.

J'ai recueilli tous vos trésors, molles errances.

 

Je connais la douceur que vos parfums renferment,

Chambres à four où le pain brûlant  fume encor,

Margelle des vieux puits parés de mousse d'or

Et, pleine de fumier, cour sereine des fermes.

Je connais la douceur que vos parfums renferment.

 

J'ai saisi quelquefois, rêvant dans l'écurie,

Où le souffle des boeufs sortant des mufles blonds

Monte en brouillard d'azur, un peu l'âme qu'ils ont

De résignation calme et de paix fleurie.

J'aime l'odeur qui flotte aux murs de l'ècurie.

 

J'ai goûté bien souvent l'arôme ambrosiaque

Des sarrasins meurtris qu'écrasent les fléaux

Et des tiges s'entassent en pourpres monceaux,

Pendant que le grain noir jaillit et qu'on l'ensaque.

J'ai goûté bien souvent l'arôme ambrosiaque,

 

En septembre, des fruits tombant dans l'herbe humide,

De l'estragon, des lys, des floraisons d'asters

Et des noyers livrant leurs feuillages amers,

Sous le ciel pluvieux, au vent qui les oxyde.

 

Et j'ai fait un linceul à mes désirs défunts,

Par les vergers d'automne et que la brume inonde,

De l'effeuillement doux des roses moribondes:

Mon âme est une amphore où dorment des parfums.

 

 

 II

A Monsieur Henri Gauthier-Villars

 

Vous êtes ô Parfums,

D'une ivresse plus délectable et plus choisie

Que la caresse aux yeux, où leur splendeur s'imprègne,

Des chappes raidissant leur moire cramoisie

Et portant, d'or fané, l'agneau blessé qui saigne;

 

Plus naïfs et plus doux que n'est au crépuscule,

Sous des pins bleuissants embaumant la résine

Où quelque lueur d'astre en frissonnant circule,

Un champêtre duo de flûte et de clarine;

 

Plus somptueux et lents que le cours de l'Erèbe

Fluant son onde lourde aux plages léthargiques;

Qu'en l'honneur d'un héros, une marche funèbre

Déroulant pesamment son rythme pathétique.

 

Vous remplissez les coeurs d'un plus triste vertige,

D'un effroi plus aigu que l'aboi spleenitique

Lointainement d'un loup dans la nuit qui s'afflige,

Endeuillant les crénaux des donjons romantiques.

 

Plus que le son des cors aux ténébreuses fresques

Des forêts déchaînant le hurlement des meutes,

Parfums, vous provoquez, des désirs titanesques,

Dans l'ombre de nos coeurs les rougeâtres émeutes.

 

Vous êtes, ô parfums, plus comblés d'inertie

Que les violets sourds qui tombent des verrières,

Distributeurs savants de cette ataraxie

Qu'implorent nos douleurs dont le cri s'exaspère;

 

Plus résignés qu'ils sont en leur torpeur hindoue,

Où tout geste s'est tu, où nul désir ne râle,

Les tons silencieux dont la houle se joue,

Mer extatique, au dallage des cathédrales.

 

Endormeuse harmonie errante dans l'espace

Et qui bercez d'oubli nos âmes faméliques,

Vous surpassez la paix qui descend des rosaces

Quand s'unit l'orangé aux bleus mélancoliques.

 

Perçant l'opacité morne où nos sens résident,

Vous êtes, défiant le plus subtil orchestre,

De l'immense inconnu le langage fluide,

La voix de l'au-delà dans sa forme terrestre.

 

 

 III

A Monsieur J.-K. Huysmans.

(Qui donc vous a surpris,...)

 

Qui donc vous a surpris, ô concert de parfums,

Musique résonnant comme au bord d'un abîme,

Vert chaleureux d'un pâtre en l'arc-en-ciel des cîmes,

Orage sombre pleurant sur nos bonheurs défunts.

 

Plus parfaits, plus moelleux qu'un contour mélodique,

Vous parlez à notre âme et ravagez nos sens,

Et vous nous caressez, tels des doigts frémissants,

Gestes enténébrés qu'aucun devin n'explique.

 

L'accord des buis amers et des oeillets musqués

Nous verse des liqueurs aux sûres attirances,

Je percois à travers leurs subtiles fragrances

Le piège que nous tend le désir embusqué.

 

Au secret éternel seul accent qui déroge,

Les parfums sont des fleurs aux vases du Léthé;

Plus clairs que le reflet des ruisseaux enchantés,

Les magiques miroirs que mon coeur interroge.

 

Fruits blets des bois rouillés, feuillages des sureaux,

Il suffit qu'au flacon merveilleux je m'abreuve

Pour que tout ce qui dort épars en moi s'émeuve,

Que s'agitent des morts au fond de leurs tombeaux.

 

Plus loin que la raison vaine et la conscience,

Jusqu'aux instincts gisants à jamais ignorés,

Dieux qu'on a détrônés, parfums, vous pénétrez:

Vous êtes l'infini distillant son essence.

 

 

IV

La sagesse des parfums

 

A Monsieur Camille Mauclair.

 

Vieilles écorces nécrosées

Que des suintements verts enduisent,

Lichens, mousses décomposées

Où des baves d'argent reluisent,

 

Vernes au ciel de pluviôse

Emmêlant, spectres affolés,

Vos troncs aux pourpres ecchymoses

Et que la serpe a mutilés,

 

Dispersant vos branches moisies,

Répandez vos philtres, ma chair

Réclame votre anesthésie,

Allégeante morphine, éther.

 

Que loin des langueurs bestiales

Et du vouloir-vivre importun,

Me plonge en une paix claustrale

Votre torpeur morne, ô parfums.

 

Bouquets d'anémiques astères

Brouillant au cours des eaux flétries

Des pâleurs mauves de paupières

Que l'ardent amour a meurtries,

 

Rosiers diaphnéisés,

Blêmes comme des fronts de nonnes,

Qui tendrement agonisez

Aux humides vergers d'automne,

 

Distillez dans le soir qui meurt

Vers nos coeurs la subtile essence,

Ainsi qu'un opium endormeur,

De vos fleurs en déliquescence;

 

Prodiguez, troncs velus des ormes

Qu'ont abattus les bûcherons,

Vos sourds relents de chloroforme

Et nos blessures se tairont.

 

 

 

ODORANT AUTOMNE

MÉLODIEUX AUTOMNE

 

La folie des parfums


Que je les goûte et que j'en meure,
Tel un philtre aphrodisiaque,
Les parfums déments qui m'effleurent
Embrumant les nuiteux cloaques.

Que j'en comprenne le mystère
De cet étourdissant breuvage,
Effluve de Pan solitaire
Dansant par les tourbeux pacages.

O voluptés exténuantes,
Odeurs, qui sont des mains tenaces,
Des souches que l'hiver crevasse
Des champignons aux chairs gluantes.

Comme un Dieu qui m'enlacerait,
Que votre errance me possède,
Plus mythique qu'un chant d'aède
M'enseignant le divin secret.

 

 

(Tant d'ouate...)

 

Tant d'ouate sanguinolente,

Parmi les marais s'entassant,

Toutes ces odeurs si ferventes

Qu'exhale l'étang croupissant...

 

Il monte des mauves bourbiers

Où pourrit l'herbe par torchées,

Des parfums comme extasiés

Vers quelles déités cachées?

 

Des parfums d'un tel idéal

Evocateurs et d'une ivresse

Si pénétrante qu'ils font mal:

Poignard aigu qui vous transperce,

 

Ou langoureux baiser qui mord.

Quel secret profond balbutie

Par delà l'amour et la mort

La vase où baignent les orties?

 

 

(Le soleil,...)

 

A Monsieur Stuart Merrill.

 

Le soleil, une braise en un sombre encensoir

Dont la sanglante flamme aux bords des gués s'allume;

Le pâquis submergé jusqu'à l'horizon fume,

La rivière galope à travers les prés noirs.

 

Et partout, cette odeur d'herbe morte et d'écume,

D'inconnu s'enfuyant dans la brume du soir,

Comme un souffle d'amour si douce à percevoir

Parmi les joncs courbés que sa lqngueur parfume.

 

Mais le lointain soleil insensiblement meurt,

A peine reflétée à l'eau trouble qui vire,

La dernière clarté en frissons lents expire.

 

Tel un errant baiser, plus rien que cette odeur

Voluptueuse autant qu'un appel de chair nue

Qui monte dans la nuit où la clarté s'est tue.

 

 

(Le soleil mollement surgit...)

 

Le soleil mollement surgit et se dilate

Comme une énorme fleur qui lentement s'étale

Et qui soudain parmi les prés mouillés éclate,

Eparpillant au loin ses rougeâtres pétales.

 

Le marais fume où l'eau mélancolique râle

Etendant sous les joues une moire écarlate,

Et la confuse vase intensément exhale

Dans le vent une odeur de baume et d'aromate

 

Puissante et qui vous met des baisers sur les lèvres.

Le paysage est plein de langueur et de fièvre

Ainsi que mon désir de troubles rêveries;

 

Et le songe est si doux dont la langueur m'obsède,

Que je me sens dans la nuit, avec leur parfum tiède,

S'effeuiller sur mon coeur des roses attendries.

 

 

(L'odeur de délices)

 

L'odeur de délices

S'évapore et glisse

Des bois qui pourrissent,

 

Odeur ténébreuse

Des glèbes tourbeuses

Que l'averse creuse,

 

Parfum lourd d'extase

Qui lent s'extravase

Des prés pleins de vase.

 

Secret qu'on épelle,

Rousse odeur d'aisselle,

Planez comme une aile.

 

Folle odeur d'étreinte

Qu'octobre suinte,

Je bois ton absinthe

 

Emdolorissante;

Dans ma chair fermente,

Odeur éloquente.

 

Désir, Désir, est-ce,

Subtile rudesse,

Ton geste qui blesse?

 

Divines blandices,

Odeur de délices

Des bois qui pourrissent,

 

Jusqu'à la torture

J'aime ta brûlure,

Volupté obscure.

 

21 octobre 1902

 

 

(Et ces odeurs...)

 

Et ces odeurs où la divinité habite,

Odeur de sombre mousse, odeur de scolopendre

Près des ruisseaux vaseux, odeur autant qu'un mythe

Transparente, dont 'âpreté nous vient surprendre

 

Et violer! Bras noués, torse, cheveux rudes

Sur mes lèvres, chair folle à la mienne enlacée,

Fauve évocation peuplant la solitude

Pour une feuille d'or que le vent a froissée.

 

Pourquoi ce baiser lourd et qui me martyrise

Reste-t-il à ma bouche embaumé et tenace

Parce que dans la brume oú la lande s'enlise

Un peu d`herbe se fane? Ame sanglante et lasse

 

Autant que la nature ensanglantée et lasse,

Ame avide, à travers ces parfums je devine

Les soupirs du Désir, je le sens qui m'embrasse

Comme un amant pressant son front sur ma poitrine.

 

21 octobre 1902

 

 

La sagesse des verts

 

Verts cendreux, flétris, effacés

Et qui niez l'intensité

De vivre, comme un coeur lassé

Epris d'ombre et de cécité,

 

Verts des mousses à la racine

D'un vieil érable desséché,

Sourds autant qu'un sanglot caché

Mourant au creux de la poitrine.

 

Nuance vraiment d'un mystique

Pénétrant, rappelant la fine

Tonalité des dalmatiques

Qu'un reflet de cierge satine.

 

Et verts, pourtant inconsolés

Sous le ciel d'hiver impassible,

Parlant de désirs immolés

Et de rêves inaccessibles

 

Ou que le réel étouffa...

Vert mélancolique et d'antan

Qu'ont les gourgouran de sopha

Ou les menuets chevrotants

 

Au fond du passé; verts des mousses

Qui parez cet arbre chancreux,

Vous scandez, accord qui s'émousse,

Un langage mystérieux.

 

Mais, ô paroles estompées,

J'ai saisi vos subtilités

Et je comprends vos mélopées

De tristesse et de volupté,

 

Verts cendreux, effacés, flétris

Et qui niez l'intensité

De vivre, comme un coeur épris

De néant et de cécité.

 

 

(Je m'assiérai...)

 

Je m'assiérai au pied d'un chêne

Pour écouter la chute vaine

Des feuilles dans le soir mourant.

 

Rongeant la mousse et la bourdaine,

J'écouterai, qui les ravine,

L'eau s'écouler en soupirant;

 

S'éffacer aux combes baignées

D'ombre, le rythme des cognées

Qui trouble le bois endormi;

 

Sous la hache qui le dépèce

Le hêtre qui penche et s'affaisse

Et son cri lentement gémi,

 

Comme sorti d'une âme humaine.

J'écouterai craquer les faînes,

Et les glands avec un bruit doux

 

Tomber en frôlant l'herbe sèche,

Puis tout à coup la pie-grièche

Eclater de rire. Dessous

 

La mousse, dans son trou humide,

Le mulot rentrer et, fluide,

Aux rameaux pourris déchirant

 

Ses lambeaux, crépiter la brume.

Las! tout s'éteint et se consume....

O mon coeur, pélerin errant,

 

Dépose ton bourdon, ta gourde

Et le manteau. Voici la tourbe

Où le ruisseau s'anéantit,

 

Dans la paix des choses qui meurent

Entre comme en une demeure,

Mulot sous la terre blotti.

 

Aux sources que la ronce obstrue

Et s'engourdissant sous la crue

Des feuilles rousses, mire-toi.

 

Pareil à ce méchant érable,

Toi que lasse l'insaisissable

Rêve, vers l'ombre courbe-toi.

 

Libéré surtout de toi-même,

Sois cet inconscient poëme:

Au creux des serpolets velus

 

L'eau de mystère et de silence

Et d'où nul sanglot ne s'èlance,

L'eau qui dort et ne souffre plus.

 

 

(Il piaule des bouvreuils...)

 

E sono un diquel? pianger giova

                           Plutarque

 

Il piaule des bouvreuils aux rameaux décharnés;

Sur mes soleils flétris, sur mes espoirs fanés,

                Pleurez mon coeur.

 

Vous êtes dans le vent sinistre et meurtrier

La fuite de l'averse aux cailloux du sentier,

                Pleurez mon coeur.

 

Vous êtes le bouleau que le vent a brisé,

L'oiseau qui sur son nid couve des oeufs brisés,

                Pleurez mon coeur.

 

Les blasphèmes du vent emplissent l'horizon

Comme ceux d'un forcat les murs de sa prison,

                Pleurez mon coeur.

 

Seule une âme comprend tout ce que vous souffrez:

C'est l'âme des grands bois par le vent torturés,

                Pleurez mon coeur.

 

Car ce qui vous console est d'unir, coeur dément,

Vos sanglots forcenés aux cris des éléments,

                Pleurez mon coeur.

 

 

(Viens nous-en...)

 

Viens nous-en aux pentes rudes

Où la bruyère fleurit,

Ecouter la solitude,

        Le bris

 

De l`herbe sèche et la brume

S`égoutter des ajoncs morts;

Aux bouleaux mouillés qui fument

        L'essor

 

Des geais fuyards, et cette aigre

Chanson vibrer du vent faux,

Promenant dans l'herbe maigre

        Sa faux.

 

La rauque plainte s'étrangle

De l'eau sous les joncs fleuris,

D'où quelque vol en triangle

        Surgit.

 

Ecoutons tomber les baies

Blettes au pied des sorbiers

Et pleurerla sourde plaie

De nos désirs prisonniers.

 

 

(Quel tympanon...)

 

Quel tympanon résonne aux doigts qui l'ont frôlé,

Musique bleue autant qu'un reflet de turquoise,

Du flot, tendre ramier gonflant son cou d'ardoise,

Quel soupir ambigu s'élève roucoulé?

 

Les roseaux dans la nuit ont des chansons sournoises,

Qu'accompagne le vent d'un chalumeau frêlé,

Et le fadet dansant sous la menthe et l'armoise

Y mêle sourdement son rire ensorcelé.

 

De la brume s'accroche aux fruits des clématites;

L'idéal décevant parmi l'ombre s'agite

Et dresse évocateur un fantasque décor.

 

Las mé! qu'ils sont lointains les palais que j'habite,

Les tours que construisent les chants et les accords

Vacillent comme au fond des bois le son du cor....

 

 

(A l'ombre des alisiers,...)

 

A l'ombre des alisiers,

J'écoute la mouille lascive

Et son cantique à la dérive

Si tendrement psalmodié.

 

Je l'écoute à travers la vase

Le sanglotement jamais las,

Plaintes que vous eûtes, suaves

Livres que l'amour assembla.

 

J'aime l'odeur des herbes rousses,

Fourrure où s'enfoncent mes mains

Et que l'eau fuyante rebrousse

En se frayant de bleus chemins.

 

J'aime l'amertume qui rôde,

Forte et puissante comme un cri,

Des bois que l'automne corrode,

Appel que mes sens ont compris.

 

J'aime me coucher sur la terre

Comme sur un coeur oppressé;

Appuyer mon coeur solitaire

D'immenses désirs harassé;

 

Sentir mon corps ardent se fondre,

Métal dans un creuset dissous,

Nature, en ta langueur profonde,

Près de la mouille aux spasmes doux.

 

 

(Les bois...)

 

Les bois ont des douceurs de cimes

Bleuâtres comms sont les nues;

Sur le banc où nous nous assîmes

Tombe l'ombre des branches nues.

 

La source mollement s'étire

Au ras des pentes défleuries,

Avec le pli las d'un sourire

Sur des lèvres endolories.

 

Nulle voûte d'or et nul porche

Triomphant qui s'ouvre et s'allume.

Flamme de cierge, âme des torches

Et léthargique encens qui fume.

 

Brume des brumeuses fontaines,

Avec des gestes de mystère,

Disparaissent les formes vaines

Des rêves qui nous enchantèrent.

 

O mon songe triste...! qu'il dorme

Sans plus errer, pauvre âme en peine,

Sous les rameaux noueux des cormes,

Brume des brumeuses fontaines,

 

Qu'il dorme...! en la vase odorante

La source douloureuse pleure

Et le soleil, sombre amaranthe,

Se fane en l'ombre qui l'effleure.

 

 

(Que j'aime au fond des bois...)

 

Que j'aime au fond des bois la plainte souterraine,

Fuyant sous le gravier, d'une source captive!

L'anneau de fer verdit au pavé qui le rive

Parmi l'amas des glands, des cornes et des faînes.

 

Partout la mousse étend autour de la fontaine

Son velours moite; à peine, amoureuse et pensive,

Murmure obscurément, à travers la bourdaine

Et le houx, l'eau suintant aux glèbes de la rive.

 

Mon coeur est cette source en pleurs au fond des bois,

Qu'entoure le silence et voile le mystère,

Que nul rayon ne frôle, où nul oiseau ne boit;

 

Mais vers la sombre dalle approche et penche-toi,

Ecoute pour toi seul du flot crépusculaire

La chanson s'égrener comme un divin rosaire!

 

 

(Nous irons dans les bois...)

 

Nous irons dans les bois silencieux et doux

    Au glissement des feuilles mortes

Et nos baisers seront silencieux et doux

    Comme le bruit des feuilles mortes.

 

Pémètre-t-on jamais, tant vont se dissolvant

    Les baisers fervents que l'on rêve,

Si l'on vit, si l'on pense ou si, parmi le vent,

    On est la cendre qu'il soulève?

 

Le songe luit parfois et tel un bref éclair,

    La certitude qu'on vous aime,

Puis on dit: " Je ne sais si la chair de ma chair

    Est mienne ou bien reste elle-même.

 

La bouche qui sourit est la même qui ment;

    Demain le coeur de ma maîtresse

Sous d'autres mains aura le divin tremblement

    Qu'il eut jadis sous mes caresses.

 

Le regard qui promet est le même qui ment;

    Le même baiser peut éclore

Pour d'autres sur sa bouche et le même serment

    Monter aux lèvres que j'adore."

 

Nous irons dans les bois silencieux et doux

    Où se meurent les marjolaines,

Et parmi le brouillard silencieux et doux

    S'effaceront nos formes vaines.

 

 

(Pour toi que l'Amour...)

 

Pour toi que l'Amour tendrement module

Au bosquet obscur que bleuit la nuit,

L'appel incertain dont le rythme ondule

Et plane aux rameaux humides des buis.

 

Pour toi que l'Amour accorde sa flûte

Ténébreuse à l'écho de l'antre et qu'il

Prélude, enroulant les souples volutes

Des sons au murmure du vent subtil;

 

Qu'il prenne en Octobre ses pipeaux moites,

Puis s'asseye sous les cormiers parés

Des fruits aigres que la grive convoite,

Ou dans le brouillard des champs labourés,

 

Et d'un souffle pur tire des roseaux

Harmonieux un accent qui te touche

Et t`émeuve, la douceur d'un oiseau

Meurtri que l'on réchauffe sur sa bouche.

 

 

(De leur fûte...)

 

De leur flûte tiède et douce

Les aegipans ont réglé,

Parmi les sous-bois voilés,

La danse des feuilles rousses.

 

Rythmique suavement

L'inépuisable cadence

Dans la brume se balance,

Rythmique suavement.

 

La splendeur tendre s'éploie,

Sous les cornouillers mouvants,

Des flûtes mêlant au vent 

Leur chanson d'or qui poudroie.

 

Mais les pas aux clapotis

Flous des sources qui bredouillent,

Invinciblement s'embrouillent,

La ronde se ralentit.

 

Les pas vaguement s'éteignent,

Que redit l'écho dolent,

Et s'enlisent flageolants

Aux bourbeux tissus des sphaignes.

 

Au bord des ruisseaux croupis

La danse a rompu sa trame,

Et, las, qui sourdement brame,

Plus rien qu'un faune accroupi

 

Dans l'herbe. - Tiède et douce,

Les aegypans ont réglé

Parmi les sous-bois voilés

La danse des feuilles rousses.

 

 

(Au fond des vergers d'or...)

 

Au fond des vergers d'or que l'automne délaisse,

Sur les murgers verdis et parmi les bois d'une

Séraphique douceur, comme nimbés de lune,

La brume a répandu sa traînante caresse.

 

Emplissant les halliers de bleus frissonnements,

Le vent passe courbant les fougères roussies;

Tendrement exalté, de ses baisers d'amant

Il effleure les bois, jouit et s'extasie.

 

Tout cherche encor l'amour, languit, implore, espère;

Je sens à travers l'air qui suinte, et se devine,

Reflets errants du ciel, haleine de la terre,

La même obscure ardeur qui brûle en ma poitrine.

 

Le ciel passionné comme un coeur agonise;

Et, mêlant leurs accords en des rythmes fervents,

Mélodieusement confondus s'harmonisent

Les sanglots du désir et les plaintes du vent.

 

 

Par le bois

 

(Pas un bruit...)

 

Pas un bruit dans la coupe immense,

Sous les taillis pas un murmure,

De la tiédeur et du silence

S'écoulant au long des ramures.

 

L'air orageux lourdement plane,

Où la résine des mélèzes

Mêle son odeur, où se fane

La mousse, où s'étouffe et s'apaise

 

Le sanglotement des fontaines

Dont les méandres bleus se tordent

A l'ombre immobile des chênes.

La vaste paix monte et déborde,

 

S'épand en la nuit qui commence,

Calme ambiance que renforce,

Exhalant leurs sourdes fragrances,

Les troncs dénudés qu'on écorce.

 

Harmonieusement confus,

Déroule ses floraisons blanches

L'écho lointain d'un angélus

Mélangé aux fouillis des branches.

 

Et soudain la forêt s'étire,

Darde ses frondaisons flexibles;

La forêt tendrement soupire

Comme un coeur vers l'inaccessible.

 

 

(Midi!...)

 

Midi! Un frelon brusquement passe et bourdonne;

La forêt, qui palpite imperceptiblement,

Se tait en la clarté dormeuse de l'automne;

Du silence envolé plane à travers le vent.

 

 Nous dresserons la table en plein air, sous un chêne,

Dans l'herbe fine et l'odeur verte des rameaux,

Et nous nous assiérons à cette ombre qui traîne

Et froisse autour de nous ses bleuâtres lambeaux.

 

 Vois-tu trembler le ciel parmi la nappe rude

Où j'ai posé le pain, la soupe et les fruits mûrs,

Les brimbelles qui sentent bon la solitude;

Voici l'eau fraîche dans la gourde de bois dur.

 

 Ecoute bien! - Ta chienne au bout de ces champs d'orge

A du (dû?) lancer, le lièvre ruse et rentre au bois...

La chasse approche et l'on entend à pleine gorge

Tambelle hurler; garde ton fusil près de toi...

 

 

(Quelle douceur...)

 

 Quelle douceur d'allumer un feu de bruyère

 A la nuitée et d'y accrocher sa marmite,

 De souper en rêvant au seuil de sa chaumière

 Quand la lune fleurit comme une clématite,

 

Et de tendre à une biche familière

Se faufilant silencieuse au ras des branches,

Le reste de son pain et de la voir, légère,

Danser en s'ébrouant par les clairières blanches!

 

 

 

(Dans l'odeur des charbonnettes...)

 

Dans l'odeur des charbonnettes

La forêt s'endort;

A peine le vent halette

Aux frondaisons d'or.

 

A travers les feuilles mortes,

D'azur rechampi,

Au soleil ouvrant sa porte,

Le bacul tapi,

 

Dans la coupe solitaire

Presque inapercu,

Arrondit son toit de terre

Comme un dos bossu.

 

Au fond, le lit de fougère, 

Le buffet branlant,

Le pain près de la soupière

Dans un linge blanc.

 

A l'ombre du toit rustique,

Sous un baliveau,

La fontaine aromatique

Tord son écheveau.

 

Et parfois un rouge-gorge

Vient en voltigeant,

Du framboisier qui le loge

Boire au flot d'argent.

 

O sauvage et sans contrainte,

Comme un lièvre pait,

Savourer d'une âme simple

Cette immense paix.

 

Avoir pour toute richesse

Et suprême don,

Sous l'humble toit qui se dresse

En cet abandon,

 

Et pour qu'au ciel me sourie

L'azur infini,

D'aimer comme un enfant prie,

D'aimer mon ami!

 

 

(A l'ombre des sapins...)

 

A l'ombre des sapins exhalant leur arôme

       S'ouvrent, un peu gluantes, des bises;

Le vent indolemment fait tomber des alises

Et le jour qui s'écoule a la saveur d'un baume.

 

Un torpide sanglot monte des fondrières,

      Languissante prière et qui scande

Les chuchotis légers qu'ont les blancs de Hollande

Et les trembles semant leurs feuilles aux lisières.

 

Souplement écartant les branches enlacées

     Des taillis d'un bleu d'hortensias,

Un brocart, suspendant sa marche cadencée,

Frotte ses cornes aux troncs des acacias.

 

Renvoyant à l'écho les coups brefs qu'il assène

    Un pic entêté fouille du bec

L'écorce crevassée et rugueuse d'un chêne

D'où tombe en crépitant l'averse des glands secs;

 

Un mulot dérangé a glissé sous les ronces,

    Et je rêve, ô solitude douce...

Mon coeur pacifié te pénètre et s'enfonce

En toi, comme le pied des hêtres dans la mousse.

 

 

 

(Le soir entre,...)

 

Le soir entre, s'assied dans la pénombre rouge,

Dresse ses ailes d'ombre en la clarté qui bouge

Et rêve! Il est notre hôte, accueillons-le tous deux

Et laissons librement à l'essor vaporeux

Qui nous vient visiter, la porte large ouverte.

 

Ecoute! La forêt, non plus chantante et verte,

Mais rauque et ténébreuse autour de nous s'endort

Pendant que de la mousse une amertume sort,

Apre, qui vient griser d'un pénétrant breuvage

Nos sens très affinés de faune ou de sauvage.

Senteurs de source fraîche et de menthe et de buis

 Montent comme à la bouche obscure d'un vieux puits;

Senteur de l'infini, senteurs de la nuit nue

Dont la bleuâtre chair frissonne et se dilue

A la vitre où s'épand la vive floraison

Des fantasques bouquets éclos par les tisons,

Calices crépitants aux sanglantes macules,

Fleurs dont chaque pistil s'étire et gesticule.

Jette ces épineux ajoncs sur les landiers

Et restons genoux à genoux près du foyer.

Du reflet empourpré de nos songes s'éclairent

Nos coeurs avec les murs du logis solitaire;

L'univers trop étroit a disparu pour nous;

Nous ne sommes qu'un couple uni de ramier doux

Qui vivent inconnus par la forêt profonde,

Blottis l'un contre l'autre et livrés à l'instinct,

Libérés de penser comme pense le monde.

Et rien autour de nous de gênant et d'humain,

Des bêtes seulement dont nous partageons l'âme,

Un cerf énamouré sous la lune qui brame,

Et peut-être, à travers la nuit s'épaississant,

Muet et promenant des yeux phosphorescents,

Un loup. Partout l'espace et la fruste nature,

Et le bois fraternel ouvrant son arche obscure,

Et la terre et le ciel et le vaste au delà

Qu'un dogme mensonger trop longtemps nous voila;

Loin des ineptes freins qu'ont accepté les hommes,

Ah! soyons tout entiers enfin ce que nous sommes;

Dans la hutte sauvage avec son toit de joncs,

Percevons l'infini puisque nous nous aimons.

 

Et laisse entrer le soir, qu'il s'asseye et protège

Le seuil clos et le lit près de la cendre tiède

Où la flamme indécise en vacillant s'éteint.

Serrés l'un contre l'autre et livrés à l'instinct,

Au farouche désir, tel un fleuve à la rive,

Nous saurons deviner avec sa profondeur

Et son déchaînement l'étreinte primitive,

Et dans son abandon nous aimer comme on meurt.

 

 

 

(Au ciel hivernal...)

 

Au ciel hivernal confondus,

Des chênes en lugubres frises

Et que l'ombre fantomatise,

Dardent leurs gestes éperdus.

 

Comme un lourd bétail assoupi

Chargé de noirâtres crinières, -

Genêts fripés, myrtils, bruyères, -

Des rochers dorment accroupis.

 

Asiles pour les bêtes rousses,

Les ronciers aux vastes enceintes

S'étendent, où la vague empreinte

Des pinces au sol dur s'émousse,

 

Dans un repli marécageux

Du bois, un peu d'eau sombre grogne

Et très-loin une hache cogne,

Très-loin à l'horizon neigeux.

 

Puis s'éteint le rythme qui frappe

L''écho mort; la paix d'un cercueil,

Et sous les baliveaux en deuil

S'étale un silence de trappe.

 

Voilant les rameaux corrodés,

La neige insensiblement tombe

Et, seul vivant, parmi la combe

Fuit un sanglier déhardé.

 

 

 

 

 

 

 

Cantiques à la lune

 

 

 

 

 

 

 

(O lune qui t'endors...)

 

 

 

A Monsieur Emile Gallé.

 

 

 

O lune qui t'endors á côté des charrues,

 

Attirant jusqu'à toi, comme d'un sein ouvert,

 

Les parfums du sillon et des auges bourrues

 

Que le soc a fendus aux premiers jours d'hiver,

 

 

 

Tu veilles les troupeaux, broutant près des tourbières

 

Le thym et les orchis aux grappes de rubis,

 

Et tu fais tressaillir vers ta molle lumière

 

Les agneaux enfermés au ventre des brebis.

 

 

 

Lune printannière et maîtresse des germes,

 

Tu exaltes l'odeur des mares croupissant

 

Au long des murs d'étable et des portes des fermes

 

Qu'estompe à ta lueur un ténébreux encens.

 

 

 

Tu fais goûter l'odeur, douce comme une amie,

 

Qui traverse les toits abritant le bétail,

 

Celle des boeufs repus, des vaches endormies,

 

De la paille froissée o'u plonge leur poitrail.

 

 

 

Tu provoques la forte et sereine ambiance

 

Qui suinte des blés roux tassés sur les greniers

 

Et cette odeur de paix qui donne confiance

 

Des meules de fourrage et des tas de fumiers.

 

 

 

Ta saveur

 

 

 

Ta saveur est profonde et pleine de mystère

 

Quand tu blanchis la roue au flanc du vieux moulin,

 

Frôlant le bois moussu verdi de pariétaires

 

Où l'eau calme dégoutte en filet opalin.

 

 

 

La vanne est là, béant comme une énorme cuve

 

Dont l'âcreté ternit ton disque cristallin

 

Baigné au tournoiement des noirâtres effluves

 

Qui s'expriment tout bas en termes sybillins.

 

 

 

Le magique parfum sort des eaux remuées,

 

Evocant la caresse et ses gestes hardis,

 

Et les baisers d'amour sur des lèvres pâmées,

 

Et l'étreinte reprise et les aveux redi(t)s.

 

 

 

 

 

(O lune fais surgir,...)

 

 

 

A Monsieur Pierre Loti.

 

 

 

O lune, fais surgir, lune aux odeurs suaves,

 

Des marais langoureux où traîne ta clarté,

 

Des écluses filtrant une écumeuse bave,

 

Des ruisseaux étalant leur blême nudité,

 

 

 

Lune, fais s'élever, langage intelligible,

 

Ces parfums sensuels dont j'aime à m'enivrer,

 

Révélateurs lointains d'un monde inaccessible

 

Où nous pouvons par eux un instant pénétrer.

 

 

 

O lune qui promets des délices perverses,

 

Répands tes lents reflets sur les genêts fumeux;

 

Leurs groupes inccertains que ta pâleur traverse

 

Ont des enlacements de couples amoureux:

 

 

 

Corps blancs, corps enivrés! - O lune aromatique,

 

Tels les rameaux des houx, mon coeur est saturé

 

De ton baume fluide et, prêtresse extatique

 

Que sourdement possède un dèlire sacré,

 

 

 

Je me tiens dans la nuit où coule ton haleine,

 

Pressentant épuisée au souffle qui m'atteint

 

Et qui monte vers toi des prés et des fontaines,

 

Les voluptés sans borne et dont mon âme a faim.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(Lune printanière...)

 

 

 

Lune printanière et telle une déesse

 

Qui pose sur les joncs l'éclats de tes pieds blancs

 

Et sème la moelleuse et flottante caresse

 

De tes cheveux au ras des moires de l'étang.

 

 

 

Lune, tu fais chanter sous l'oseille sauvage

 

Que frôle ton orteil d'ivoire, les crapauds,

 

Et pleuvoir la rosée au bleuissant treillage

 

Des saules prosternés et des tièdes sureaux.

 

 

 

Zébrant de tes lueurs l'ombre chèvrefeuillée,

 

En ton mauve péplos tu t'assieds sous les troncs

 

Et parmi l'herbe humide et les sauges mouillées,

 

Tu penches ton visage et tu baignes ton front.

 

 

 

Lune, voici mon coeur, brin séché de fougère,

 

Perdu dans l'épaisseur des bois enténébrés,

 

Lune, voici mon coeur, sombre rameau de lierre

 

Au pan de ce mur noir durement enserré.

 

 

 

Eclaire-le, ce coeur, mendiant misérable

 

Et qu'à l'immense fête on n'a point convié,

 

Triste quand sont joyeux l'églantier et l'érable,

 

Mon coeur humain qui pense au lieu de verdoyer.

 

 

 

Que ton rayonnement l'apaise et le pénètre,

 

Ce coeur comblé de nuit, d'un dieu déshérité,

 

Lune, verse sur lui comme aux branches des hêtres,

 

Ton calme enchantement et ta sérénité.

 

 

 

 

 

 

 

Printemps

 

 

 

 

 

(C'est le printemps...)

 

 

 

C'est le printemps tout à l'heure

 

Qui naîtra par les bois gris

 

Où l'hiver lointain se pleure,

 

Où l'espoir proche sourit,

 

 

 

Car sous les branches dolentes,

 

Malgré leur morne torpeur,

 

Les bois ont un air d'attente,

 

L'air d'attendre du bonheur.

 

 

 

Une sève neuve emmielle

 

Les bourgeons tout vernissés

 

Où fuit un premier bruit d'aile

 

Qu'à peine on entend glisser.

 

 

 

Puis c'est, interrogative

 

Dans sa troublante douceur,

 

Soudain la chanson des grives

 

Qui roule en bémol mineur.

 

 

 

Et toi que pourchasse l'heure,

 

Attarde au bord des taillis,

 

Dans l'incertaine demeure,

 

Hôte un moment accueilli,

 

 

 

Tes pas! Jouis, coeur misérable,

 

Conscient pour peu d'instants,

 

De tout cet inexprimable

 

Charme d'un soir de printemps,

 

 

 

Participe au grand mystère;

 

Gonfle-toi, ô fleur de chair,

 

Comme les bourgeons dans l'air,

 

Comme les germes sous terre.

 

 

 

Bois de la Serre, 15 février 1903.

 

 

 

 

 

 

 

(Vois l'aurore...)

 

 

 

Vois l'aurore tremper les feuilles des mélisses,

 

La libellule errer au bord frais des calices,

 

Mêlant aux iris d'or son vol phosphorescent.

 

 

 

La grive a retrouvé ses pipeaux idylliques,

 

L'écho confusément lui donne la réplique,

 

Le jour s'effeuille ainsi qu'un églantier naissant.

 

 

 

Comme il est éphémère et suave de vivre!

 

Est-ce ta bouche encor dont la langueur m'envivre,

 

Est-ce ton regard vert aux moires de l'étang?

 

 

 

Mais rien ne peut mourir des baisers que l'on donne

 

Et quand le temps cruel et faux nous abandonne,

 

Ils fleurissent en nous comme un divin printemps.

 

 

 

 

 

 

 

(De lointaines tiédeurs,...)

 

 

 

De lointaines tiédeurs, errantes mains, caressent,

 

Moiteur de peau sortant des troncs velus que pressent

 

Le lierre et les lichens. La volupté confond

 

 

 

Les bras humains avec la courbue assouplie

 

Des bouleaux étirant leur geste qui supplie;

 

Et mon désir comprend, frémit et leur répond.

 

 

 

C'est l'amour qui m'enlace et c'est lui qui m'enfièvre

 

A travers le vent chaud dont m'étouffe la lèvre;

 

Je lui ouvre ma chair qui veut et qui consent.

 

 

 

La force que j'adore, en la brise aromale

 

Flotte indiciblement; la sève triomphale

 

Dans un suprême élan vient se mêler au sang.

 

 

 

Unité de la vie: Elle est moi, je suis elle;

 

Je coule éperdument en sa mer qui ruisselle,

 

Atôme extasié, sans pensée et qui jouit

 

 

 

De n'être plus disjoint du pollen des narcisses,

 

Ni du cri des oiseaux, ni des sourdes dèlices

 

Où ce qui doit durer s'aime et s'épanouit.

 

 

 

 

 

 

 

(Plus de ces sens bornés,...)

 

 

 

Plus de ces sens bornés, étroite solitude,

 

Vérité ou raison, plus de frein qui jugule,

 

Je suis la chose enfin, je vis bien au delà

 

 

 

De mon corps méprisable, étriqué, ridicule;

 

Je suis parmi l'éther la lune qui circule,

 

Le ruisseau, ciel errant, que la nuit constella.

 

 

 

Mon âme se répand comme une onde élargie

 

Et ma prison s'écroule à la tendre élégie

 

Des ramiers amoureux perdus au bord du ciel.

 

 

 

O Nature, que j'ai souffert dans cette geôle,

 

Mon coeur, il me fallait l'espace où l'on s'envole,

 

La terre qui m'accueille au limon maternel.

 

 

 

Il me fallait l'oubli vaste que tu prodigues,

 

Calme fleuve étendu sans berges et sans digues;

 

Il me fallait pour lit la douceur des lotus

 

 

 

Et pour chevet l'odeur féconde et primitive

 

De la vase et des joncs pourrissant sur la rive

 

Où mes tourments muets à jamais se sont tus.

 

 

 

 

 

 

 

(J'écoute...)

 

 

 

J'écoute dans moi-même, au delà de mes sens,

 

Comme un chant qu'un écho trop sourdement m'apporte,

 

Un langage inconnu dont m'échappe le sens;

 

Je suis un étranger au seuil de cette porte.

 

 

 

O lierre, ô mousse, ô rive, où donc est-il l'envol

 

Du son qui me parvient et que tout balbutie:

 

Les sapins étalant leurs mouvants parasols,

 

Le soleil endormi sur l'onde appesantie?

 

 

 

Où donc est-il le mur qu'on puisse renverser,

 

Fait d'argent translucide et de nue impalpable,

 

Où donc cette langueur d'un immortel baiser,

 

La bouche sans mensonge et l'étreinte qui dure?

 

 

 

Ne jamais posséder l'éther du firmament,

 

Ne jamais embrasser la courbe de la terre,

 

Ne jamais enlacer d'un geste véhément

 

Qu'un secret qui s'efface et l'ombre d'un mystère!

 

 

 

Nuls dieux, et ce besoin de tomber à genoux

 

Dans la fragilité de l'instant qui s'écoule!

 

Parmi l'odeur des fleurs nouvelles que je foule,

 

Ah! comme il est profond le chant frais des coucous!

 

 

 

 

 

 

 

(Vie individuelle...)

 

 

 

Vie individuelle, être soi, duperie!

 

Chaîne qui vous enfonce au poignet son maillon!

 

Du monde conscient mon désir m'expatrie,

 

J'ai fait craquer ma gaine et tomber mon haillon.

 

 

 

Nature, prends mon coeur, prends-la, ma chair meurtrie,

 

Dissous dans ton creuset ce somptueux haillon

 

Et roule avec la boue au flot qui la charrie,

 

Ce corps qu'exténua un douloureux rayon.

 

 

 

Vois, je fuis ma pensée et je me réfugie

 

Dans ton sommeil profond et dans ta léthargie,

 

Et me voici dressé, attendant à ton seuil,

 

 

 

Lassé d'être celui que seul tu fis esclave,

 

L'évanouissement de ce Moi qui m'entrave

 

Et portant ma chair d'homme ainsi qu'on porte un  deuil.

 

 

 

 

 

 

 

L'exode

 

 

 

Rentrer en la substance aveugle d'un seul coup

 

Et tel à son liteau vient s'endormir le loup.

 

Ah! n'être pas celui dont tout désir avorte,

 

Qui va traînant sa chair comme un lourd vêtement!

 

Dans son tournoiement d'or que la nuit me remporte,

 

Qu'une étoile me mêle à son ruissellement!

 

Ah! que je ne sois pas celui qui se résigne

 

Et pâlement sourit en l'automne attiédi,

 

Dont la décrépitude a marqué de son signe

 

La lèvre détendue et le pas engourdi!

 

Je veux, dans du soleil, d'un bras plein de révolte,

 

Violer l'inconnu dont j'ai forcé la porte

 

Et devenir chanson, mouvement ou rayon,

 

Le vol de la tempête ou l'aile d'un grillon,

 

N'être pas le vieillard dont la force agonise

 

Lentement; mais debout, jeune et audacieux,

 

Puisque j'ai blasphémé et la vie et les dieux,

 

Que sur les hauts sommets l'éclair me puilvérise.

 

 

 

 

 

 

 

LE SENS DE LA VIE

 

 

 

Je voudrais louer ce que font les dieux

 

et je trouve les dieux injustes.

 

                               Sophocle

 

 

 

Crois-moi

 

 

 

Crois-moi, ne regarde pas la vie en face,

 

Mais par les midis clairs ou par les nuits d'étoiles,

 

Silencieusement quand tu la vois qui passe,

 

Pour savoir ce qu'elle est n'écarte pas son voile.

 

 

 

Raccroche la tunique à son épaule nue

 

Et que son pas raidi recouvre la sandale;

 

Afin qu'elle te reste à jamais inconnue,

 

Rattache sur son front le lourd bandeau d'opale.

 

 

 

Et, si parfois tu la devines familière

 

Qui s'assied près de toi, plus douce et moins farouche

 

Avec des fleurs aux doigts, respecte son mystère;

 

Veut-elle te parler, mets ta main sur sa bouche.

 

 

 

Beaucoup sont morts d'avoir pénétré son langage,

 

D'avoir un soir de lune, écoutant leur envie,

 

D'un geste curieux dévoilé son visage,

 

Car la science de vivre est d'ignorer la vie.

 

 

 

25 février 1903.

 

 

 

 

 

 

 

L'ouragan

 

 

 

Rauque le vent mugit, un taureau qu'on égorge!

 

Tout s'effondre et se brise; au fond du ciel béant

 

Résonnent les marteaux de quelque horrible forge,

 

S'effrènent les galops des esprits du néant.

 

 

 

Les corbeaux effarés et battus par l'averse

 

Tourbillonent perdus aux creux des noirs sillons

 

Qui labourent le ciel et que l'éclair traverse

 

Avec un craquement de verdâtres rayons.

 

 

 

Tout un choeur inconnu semble chanter des stances,

 

L'ardente Volonté y clame son tourment,

 

Son éternel dèsir et ses douleurs intenses

 

Et l'amour qui promet et la mort qui dément.

 

 

 

Il s'exhale du sol une odeur sulfureuse

 

Ainsi que d'un trépied, mais loracle exilé

 

N'explique plus l'énigme et la raison la creuse

 

En vain. - Les dieux sont morts et leur secret scellé.

 

 

 

 

 

 

 

Le seuil

 

 

 

J'ai palpé bien souvent quelqu'invisible porte,

 

Aprement tourmenté la clé entre mes doigts;

 

J'ai guetté des lueurs à travers les parois

 

Sans qu'un rayon jamais révélateur en sorte.

 

 

 

Vainement j'ai frôlé, parmi les vignes tortes,

 

L'impénétrable mur fait de nuit et d'effroi,

 

La fenêtre était close en l'or des feuilles mortes

 

Et l'étrange logis restait muet et froid.

 

 

 

Depuis j'ai déserté le seuil inaccessible;

 

Au mystère des bois noirs que le brouillard crible,

 

Je cherche le palais déclatante splendeur

 

 

 

Où des dieux inconnus se lassent de m'attendre,

 

Le parvis lumineux où je puisse suspendre,

 

Bouquet ensanglanté, l'offrande de mon coeur.

 

 

 

 

 

 

 

La porte

 

 

 

Parmi les vains chemins de cendres et de sable

 

Et les fauves soleils à l'éclat meurtrier,

 

Nous avons marché vers toi, Porte redoutable,

 

Qui fermes l'horizon de tes battants d'acier.

 

 

 

Ton métal flamboyait, tel le glaive de l'ange;

 

Emportant en nos coeurs l'espoir comme un bleuet,

 

Nous allions fascinés par ta splendeur étrange

 

Dans la dure clarté qui nous exténuait

 

 

 

Et plus nous approchions, plus tu semblais géante,

 

Assujettie au roc, faite d`éternité,

 

Reflétant les couchants à ta face sanglante,

 

Incarnant du Destin l'impassibilité.

 

 

 

Aujourd'hui nous voici les doigts à tes ferrures

 

Et les pieds à ton seuil hérissé de chardons,

 

Essayant vainement nos clefs à tes serrures,

 

Attaquant du ciseau tes impeccables gonds;

 

 

 

Nous voici, suppliants que navre ton obstacle,

 

Sur la rouge colline au sol d'aridité,

 

Ebranlant ton silence, espérant le miracle

 

Que depuis sa naissance attend l'humanité.

 

 

 

Nos gestes sont dolents, nos poitrines creusées

 

Pour avoir trop heurté l'airain de ton vantail

 

Où la chair de nos mains saignantes s'est lassée

 

Au cours d'un inutile et décevant travail.

 

 

 

De lents éplorements, des pleurs, des bras en rêve

 

Des groupes sous la toge et d'autres sous le froc...

 

Un incessant effort vers toi qui se soulève,

 

S'effondre en t'abordant, porte scellée au roc...

 

 

 

Tandis que, dominant la foule, oiseau de proie

 

Guettant quel Prométhée en ses ongles saisir,

 

Parmi le ciel brûlant obscurément tournoie,

 

Tel l'antique vautour, l'immuable Dèsir!

 

 

 

 

 

 

 

La tour

 

 

 

La tour sinistrement de marbre noir

 

au fond de ma pensée se dresse,

 

comme en détresse,

 

vers le ciel d'ombre et de désespoir.

 

 

 

La Tour de marbre noir poli

 

dessine ses machicoulis

 

et son pont levis et sa herse

 

de luisant acier sous l'averse.

 

 

 

Les princesses en des voiles noirs

 

encadrant leur pâleur d'albâtre,

 

les pieds glacés au bord de l'âtre,

 

filent la toile de leur linceul.

 

 

 

Nul chevalier et nul servant,

 

ni mandoline, ni viole.

 

Seul, au bas des portes closes, le vent

 

chuchote de maléfiques paroles.

 

 

 

Quel ennui morne vous excède,

 

Vierges!... Voici la chanson tiède,

 

dont l'écho vous arrive de loi,

 

des cailles parmi le sinfouin.

 

Regardez aux judas grillés

 

s'entrouvrir les bleuets mouillés

 

dedans les blés.

 

 

 

Chantez les flûtes et les sistres

 

à l'entour du donjon sinistre,

 

le doux Amour tendre et mystique

 

passe en sa verte dalmatique.

 

 

 

Mais les princesses sont fanées

 

comme la flamme au fond de l'âtre

 

où se chauffaient leurs pieds d'albâtre,

 

Amour,Amour, dans les avesnes

 

fraîchement fauchées,

 

disperse ta claire chevauchée

 

sans frapper à la porte vaine!

 

 

 

 

 

L'amour

 

 

 

Il est l'errante fuite et l'èternelle attente,

 

Celui qu'on voit sourire éphémère dans l'eau

 

Ecartant un moment le fugitif rideau;

 

La parole des bois que la tempête évente.

 

 

 

C'est en vain qu'on le cherche où son ombre est présente:

 

Don Juan se drapant aux plis de son manteau;

 

Roméo soulevant la pierre d'un tombeau,

 

Il est le revenant dont le secret nous hante,

 

 

 

Et nous, le naufragé périssant sur la nef.

 

Nulle chair n' frémi que d'un spasme trop bref;

 

Ce que vous évoquez, nul coeur ne le possède,

 

 

 

Parfums des ébéniers, montez dans la nuit tiède,

 

Vers les astres portez mon ténébreux essor:

 

Bien comprendre l'amour, c'est presque aimer la mort.

 

 

 

 

 

 

 

La moisson

 

 

 

Malheur au dédaigneux des floraisons paisibles,

 

Sarrasins embaumant la pente des côteaux,

 

Au fou sublime épris de fleurs inaccessibles

 

Dont le vent glacial déchire le manteau;

 

 

 

Les loups flairent ses pas sur la neige flexible

 

Où la crevasse guette entr'ouvrant son étau.

 

Malheur à celui-là dont le coeur est la cible

 

Où d'absurdes désirs ont planté leurs couteaux,

 

 

 

Tel un martyr ancien que la douleur enivre,

 

Il enfonce en sa chair l'acier rouge et qui vibre.

 

Je n'irai plus jamais parmi les soirs sereins,

 

 

 

A travers leurs clartés tendrement assourdies,

 

Je n'irai plus jamais aux glèbes attiédies

 

Moissonner en chantant les pâles sarrasins;

 

 

 

 

 

La gerbe

 

 

 

Je ressemble au bouleau humide sous la pluie,

 

Au frêne desséché que drape au bord de l'eau

 

Le salissant brouillard de ses voiles de suie;

 

Mon âme a la couleur verte d'un vieux tombeau.

 

 

 

Je suis le naufragé cramponné au radeau

 

Que la vague, linceul, de ses longs pans essuie;

 

Mon coeur que le labeur trop lourd de vivre ennuie,

 

Comme un galérien courbé sous un fardeau,

 

 

 

Succombe et se révolte en la fadeur des choses.

 

Et me voici, fantôme assis sur un tombeau,

 

Groupant entre mes doigts, dernier bouquet de roses,

 

 

 

La gerbe de mes désirs morts. - O noirs corbeaux,

 

Parmi le ciel flétri promenant vos ténèbres,

 

Autour de ma pensée, errez, troupes funèbres!

 

 

 

 

 

 

 

Le silence

 

 

 

Je n'écouterai plus la chanson des ramiers,

 

Le bleu roucoulement lentement qui palpite

 

De leurs couples errants parmi les alisiers;

 

Je n'écouterai plus la feuille qui crépite,

 

 

 

Eclate hors du bourgeon et s'ouvre en la clarté

 

D'une aurore d'Avril. Ce que je vois se fane

 

Et le silence étend sa morne aridité

 

Dans mon bois intérieur que la bise décharne.

 

 

 

Le paysage est dur, fait de bronze et d'acier

 

Où le soleil répand des lueurs funéraires

 

Près des étangs mangés de rougeâtres ulcères.

 

 

 

Le jour souillé vacille aux bords où je m'assieds,

 

Et tombe ivre d'erreur, de doute et de blasphème:

 

Tout meurt immensément au dedans de moi-même.

 

 

 

 

 

 

 

La halte

 

 

 

Comme un cheval cabré que l'on saisit au mors,

 

Frémissant et rebelle et que l'on brutalise,

 

Tel, mon coeur violent, je contrains ton essor,

 

Ma dure volonté âprement te maîtrise.

 

 

 

Vers le parc enchanté où pleuvent des cythises,

 

Où s'envolent des paons frôlant les grappes d'or,

 

Où le baiser profond ardemment s'éternie

 

Du Cygne et de Léda mirés à l'eau qui dort,

 

 

 

J'arrête ton élan! Brise-toi, misérable

 

Coeur, et tais-toi, muet ruisseau parmi le sable

 

Infiltrant son flot noir! - Tu ne l'atteindras pas

 

 

 

L'odorante prairie où l'Idéal magique,

 

Cheveux roux, doigts d'ivoire et verte dalmatique,

 

Dans la houle des foins vermeils t'ouvre les bras!

 

 

 

 

 

 

 

Le tombeau

 

 

 

Le silence des sons, des lignes, des couleurs

 

S'est fait intensément, plus de folles lumières,

 

D'arcs-en-ciels en marge des rivières

 

Brouillant parmi les jonces leurs bleuâtres pâleurs.

 

 

 

Telle la vanité des couchants de cinabre,

 

Dont l'ultime reflet nous blesse comme un heurt,

 

Eteint par les marais son feu qui se délabre

 

Et trébuche et s'efface, - ô mon âme tu meurs!

 

 

 

La splendeur a décru dans l'ombre des vallées

 

Du jour insatiable et comblé de tourment

 

Et la terre s'étend pareille au mausolée

 

Où Juliette repose aux bras de son amant.

 

 

 

 

 

 

 

SIMPLICITE

 

 

 

Le reître

Je rêve parfois d'une existence brutale;
Le donjon sur un roc inaccessible, au loin
L'humanité courbée et vague, et surtout point
De frein. Comme un fleuve ma volonté s'étale.

Je ne suis vraiment sous la couronne comtale
Qu'un reître violent, dépourvu de tous soins
Autre que le pillage et l'orgie, et j'ai moins 
D'âme que mon épervier. Nulle décrétale

Ne contraignit jamais mon désir et je vais 
Triomphant, au trot lourd de mon cheval de guerre
Ecrasant sans le voir tout ce qui grouille à terre:

Prêtres, soudards, vilains. Je vais le coeur en paix
Et trempant pour le teindre aux couleurs de ma gloire,
Parmi le sang versé mon étendard de moire.

 

 

 

 

 

 

 

Les béatitudes

Bienheureux ceux qui vont cassés et vermoulus
S’appuyer souriants au mur du cimetière,
Sachant qu’ils sont vivants, tous ceux qui ne sont plus;
Certains d’être attendus par eux dans la lumière
Des paradis prochains dont les portes flamboient:
Bienheureux ceux qui croient.

Bienheureux ceux qui sont assis coeur contre coeur
La nuit sur les seuils noirs ou les vieux bancs de pierre
Dans le parfum des lys et de la vigne en fleur,
Partageant simplement l’ivresse de la terre,
Alors que la blancheur des vergers fous essaime:
Bienheureux ceux qui s’aiment.

Bienheureux les naïfs et bienheureux les fous
Dont les trésors sont faits d’un or impondérable:
Caresses de leur chien, cri d’un oiseau, le doux
Murmure qu’ont le soir les branches des érables
Aux souffles languissants du vent qui les soulèvent:
Bienheureux ceux qui rêvent.

Et bienheureux aussi les tendres dont les yeux
Sont humides quand un violon bégaie
Sous l’archet d’un aveugle, ou que vibre amoureux
Le contralto d’un merle à travers la futaie,
Quand parmi les joncs bleus des clartés d’astres meurent:
Bienheureux ceux qui pleurent.

 

 

 

 

 

 

 

Les Sorciers


On trouve chez nous dans les cuisines obscures
Des sorciers très savants qui barrent les brûlures,
Ils jettent le mal au fond de la mer, ou bien
Sur un vieil arbre sec et qui ne risque rien.

Ils ont des gestes lents au-dessus des chairs vives
Et disent aux blessures: “Changez de couleur
Comme Judas l’a fait, aux jardins des Olives,
En trahissant l’ Sauveur.”

Ils savent qu’on entend pousser des cris au diable
En se penchant à la margelle des vieux puits,
Quand le village dort et que tinte minuit,
Et que l’enfer est là sous la couche de sable.

Ils indiquent encor où se tient le Sabbat,
Dans tel endroit du bois, à côté des carrières,
Et sont prêts à montrer, qui usent la bruyère,
La trace de la ronde et l’empreinte des pas.

Les pieds dans l’âtre doux, auprès du lard qu’on fume,
Ils lisent l’Almanach du Messager-Boîteux
Et débrouillent très bien, par les feuillets crasseux,
Le sens mystérieux des phases de la lune. 

 

 

 

 

 

 

 

La vieille forge

Sur le lent canal s’endormant
Des feuilles roses sont tombées
Et sous leur nappe mollement,
Comme dans un songe absorbée,
L’eau qu’un brouillard d’automne farde,
En sinueux remous s’attarde.

L’ancienne forge au bord du bief
Reflète le vague relief
Des toits sombres et des murailles
Noires, le pied dans les broussailles,
Des hangars où rêvent tapis,
Sphinx à travers l’ombre accroupis, 
Les marteaux. - Les jours révolus
Ont penché les pignons velus,
Fêlé les pierres des seuils. Morte,
L’eau baigne l’escalier des portes
De son muet déroulement
Et la vie stagne inertement
Au creux de l’étroite vallée.

Dressant leurs cimes enroulées
D’azur pâlissant, les sapins
S’entrecroisent;
Des bois prochains,
Avec le soir, une amertume 
Descend des branchages qui fument
Où du silence est suspendu.

Quelle paix du vallon perdu
S’exhale! - La forge sertie
Par les ronces et les orties,
Voilant les échos assourdis,
Tout au fond du passé repose
Et se mire au bief engourdi
Dont l’eau parmi les feuilles roses
Sommeille en l’automne attiédi.

 


                                                20 septembre 1903

 

 

 

 

 

 

 

L’aube paisible

L’harmonieux silence erre au fouillis des branches
Et dans l’immense paix d’un matin du dimanche,
               Calme extatiquement,
Rien qu’un envol de cloche au fond du firmament.

L’aurore a suspendu sa luisante mantille
Sur le potager bleu où, traînant sa coquille,
               S’attarde l’escargot
Zébrant d’argent mouillé les feuilles des pavots.

Les lierres enlacés aux murs qui les étayent,
Répandent leur parfum qu’exaspéra la nuit,
               Et les pêchers s’éveillent
Déployant leur fraîcheur où l’abeille bruit.

Un chat muettement, plissant ses yeux de jade,
Glisse à travers les haricots et les salades.
                Calme extatiquement,
Le vieux jardin repose au mol égouttement

Des cloches dans l’espace. Et parmi sa glycine,
La maison qu’un trait rose au bord du ciel dessine,
                Sur le verger dormant
Ouvre, aux frais angelus, portes et contrevents.

 

 

La cuisine

Voici l’âtre tiède où s’asseyent
La mère-grand et la servante,
Voici le chanvre que l’on teille
Aux jours d’automne quand il vente

Et que les jardins sont déserts
Dont les choux tout mouillés pourrissent
Voici que s’installe l’hiver
Au foyer où les grillons crissent.

Soutenant le blason lorrain
Deux amours que la flamme traque,
Avec les landiers pour tremplin,
Tout nus, gambadent sur la taque,

Et comme en un  soyeux écrin
Par moment fleurit et s’irise
Debout le chardon purpurin
Qu’étreint la ducale devise.

L’horloge breloque en sa gaine,
Bat comme un coeur à coups profonds,
L’étoupe aux solives de chëne
Pend avec les glanes d’oignons.

Voici les tisons attiédis,
Voici qu’à travers la mémoire
S’éveille le rêve engourdi
Au cri rauque du dévidoir.

C’est l’heure où sur la cendre douce
On écoute le pot chantant
Ainsi qu’un  criquet sous la mousse,
Un  crapaud au bord de l’étang.

Chantez, dévidoir et marmite!
D’un coeur simple teillant le lin,
Ma lèvre heureuse vous imite
Et ressasse un cantique ancien:

      “Dans cette étable
            Misérable
Qu’as-tu vu, qu'as-tu vu, bergère?
J’ai vu, doux comme un agnelet,
Jésus et Saint’Marie sa mère,
Tendrement lui donnant son lait.”

 

 

 

Le voyage

                                                             Pour Hélène Lemaire

Je me souviens du vieux cheval trottant sans trêve
Tout efflanqué dans ses harnais, cheval de rêve
Qui, dans un cliquetis de ferraille et d’écrous
Et de grelots, heurtait du sabot les cailloux.

Voici les départs par les fraîches matinées,
Le grand silence des plaines embruinées;
En marge des chemins humides, la luisante
Floraison des panais desséchés et qu’argente

La rosée, et voici, avec leurs cimetières
Aux murs blancs, l’abreuvoir et l’échoppe où l’on ferre,
Les villages, les puits dormants sous les noyers
Et le purin d’or qui cercle les fumiers.

Maléfique, le tourne-bride solitaire,
Lépreux et vermoulu, assis près d’une ornière,
Arbore dans le vent quelque branche de houx.
Je me souviens de ce cliquetis des écrous,

Du vieux cheval étique et de son ombre folle
Dansant sur le chemin que le soleil rissole,
Des côtes qu’on montait à pied quand il soufflait
Par trop. Je vois encor comment se déroulait

La grand’route poussiéreuse de Provenchère
Ou de Saint-Blin, les peupliers dans la lumière
Défilant au cri des essieux qui vous endort
Et dessinant au bleu du ciel leurs flèches d’or.

Une charrue ouvre à plein soc la terre forte
Sous l’élan des chevaux vigoureux qui l’emportent
Et l’homme, un grand Lorrain, au bord du firmament,
Fouaillant son attelage, superbement

Se dresse. - Il es midi, on s’arrête à l’auberge,
La cuisine est obscure avec son lit de serge,
Sa grande cheminée et sas landiers noircis
Où, surveillant le pot, un grand père est assis.

Les gens étaient aux champs, l’omelette à la crème
On la bat et la soupe on la trempe soi-même
Et l’on trouve suave en des verres épais
Qu’on rince sur l’évier, un gros vin violet.

*

Et puis c’était le soir, la paix comme extatique
Des forêts en Octobre et le mélancolique
Encens qu’exhalaient vers les coeurs endoloris
Les fossés vaseux et les champignons pourris.

Les hêtres s’effeuillaient. Tout une âme sauvage
Respirait, et des mousses et des saxifrages
Et des taillis tout dégouttants d’humidité
Montait aux lèvres une odeur de nudité.

Le vieux cheval trottait; les chevrotants fantômes
Des brebis nous croisaient abandonnant les chaumes
Mouillés et que la lune incertaine noyait;
Des seuils entrebâillés dans la nuit flamboyaient,

Et c’est le coeur serré que l’on attendait l’heure
D’apercevoir au loin la très vieille demeure,
De se blottir en la douceur, oiseaux errants,
Du tiède nid qu’avaient tressé les grands-parents.

 

 

L’ancien nid

Pauvre anciene maison, pauvre ancien nid, je sens,
Et rien qu’en y rêvant, les parfums vénérables:
Odeur de la crédence et du buffet luisant,
Du linge blanc, des fruits mûrissants, de l’étable.

Et rien qu’en y rêvant, je palpe les vieux murs,
Les plats d’étain marqués des fleurs de lys, l’armoire,
Les faïences debout sur le dressoir obscur,
Et, dans un coin comme un miroir, la bassinoire

De cuivre ciselé. Puis je vois les landiers,
La taque avec l’écu de nos ducs de Lorraine,
La bûche qu’on tisonne et le pot sur trois pieds
Dont la complainte lente en sanglots sourds s’égrène.

Qu’on était bien le soir ensemble autour du feu
Où chacun se serrait et se cédait la place,
Parmi le grand silence intime qui délasse
Et pendant qu’au dehors le vent siffle et qu’il pleut.

Que j’en ai savouré des heures merveilleuses
En écoutant chanter la marmite à mi-voix,
Tant l’ambiance était douce et comme soyeuse:
Un nid de roitelet dans la mousse des bois.

Tout repassait au voile des paupières closes:
Les vergers saccagés et les noix qu’on gaulait,
La chasse, les halliers avec leurs feuilles roses,
La source où l’on tendait sous les joncs des lacets

Pour y prendre des rouges-gorges et des grives;
Le retour harassé dans la nuit des chemins,
Les chiens affectueux qui pas à pas vous suivent
Appuyant leurs museaux humides sur vos mains.

Parmi le grand silence intime qui délasse
Et tandis qu’au dehors le vent siffle et qu’il pleut,
En écoutant chanter la marmite à voix basse,
Qu’on était bien le soir ensemble autour du feu!

Répandant sur nous comme une tiédeur d’aile,
La grand’mère rêvait, oubliant son tricot
Et demandait soudain, à la ronde, autour d’elle:
“Mais chacun a-t-il au moins ce qu’il lui faut?”

 

 

 

Calvaire lorrain

Ce calvaire très vieux, fait de pierres informes,
Comme un fruste dolmen, dresse au soleil levant
Sa silhouette grise entre des branches d’ormes
            Dans la solitude et le vent.

L’escalier de granit étend sa masse énorme
A travers l’herbe sèche; au faîte, se rivant
A deux blocs écornés, la croix mêle sa forme
           Aux branches qu’agite le vent.

Rien à l’entour que le lointain bleu qui poudroie,
Rien au-dessus, peut-être un vol d’oiseau de proie:
Tout est si loin du monde ici, tout est si vieux!

Pourtant on y respire un souffle qui caresse,
Un soupir inconnu dont la douceur oppresse;
              Ici dort l’esprit des aïeux.

Bourmont.

 

 

 

La cour

Dans une ville à l’abandon,
Très vieille où sommeillent les pierres,
Où les murs délabrés enfouissent leur front
Sous la mousse et les pariétaires,

Je connais une ancienne cour
Toute pleine de poésie
Et d’humidité verte, avec sa chambre à four
Dont branle la porte moisie;

Avec son bûcher qui sent bon
Et d’où la ténébreuse haleine
Monte des hêtres au feuillage moribond
Et des troncs mutilés des chênes.

En face, au mur embruiné,
Qu’habite un nid de rouge-queues,
Une fenêtre s’ouvre; à ses carreaux fanés
Pendent des rideaux à fleurs bleues.

A travers l’ombre s’éplorant,
Les bardannes et les orties,
Le puits dort où parfois le soir la lune errant
Glisse une lueur amortie.

A l’oubli d’exister, vraiment
La cour obscure nous convie,
Cloître doux opposant aux rumeurs de la vie
Son silence et son dénûment.

*

Mais seule, en un pot vernissé,
Languit une pâle anémone,
Languit infiniment et comme un coeur blessé
D’amour, une pâle anémone.

 

 

 

Le banc

Viens avec moi, asseyons-nous sur ce vieux banc
Dans le verger paisible où pend du linge blanc
Près des flox inclinés qu’effleurent les abeilles,
Au soleil d’octobre qui doucement sommeille.

Tout repose, blessé, comme infiniment las,
Nul souffle ne palpite aux branches dégarnies;
Silencieusement sous les feuilles jaunies
Disparaît le vieux banc que le temps descella.

Surtout ne parlons pas, que seulement s’émanent
Mélangés à l’odeur des roses qui se fanent,
Nos vains soupirs: les mots nous ont toujours meurtris,
Quand on s’aime ardemment, s’est-on jamais compris?

Un inerte parfum sort des treilles rougies;
Comme sur les tombeaux les calmes effigies
Croisant mes bras muets, fatigués de gémir
Et puisque tout se meurt puissé-je aussi dormir!

 

 

 

Souhaits

                                                 A monsieur Rémy de Gourmont

Je voudrais pour prier la très vieille chapelle
Au milieu des bois frais et des eaux murmurantes;
Je voudrais pour pasteur un vieil aumônier frêle
Qui bénit les enfants avec ses mains tremblantes.

Je voudrais pour aimer la hutte sous les aulnes
Et non la tour d’ivoire aux somptueux paliers;
Je voudrais à mon seuil de pâles anémones
Et le sanglotement d’un couple de ramiers.

Je voudrais dans mon coeur cette simplicité
Grâce à laquelle on croit et l’on accepte tout,
Qui fait de ce qu’on aime une divinité
Et noue jette en pleurant devant elle à genoux.

Je voudrais pour dormir la touffe de verveine
Que les sorciers chez nous posent sur les blessures;
Je voudrais pour dormir la douceur de la laine
D’un agneau nouveau-né dans une étable obscure.

Je voudrais pour mourir la résignation
De l’herbe qui pourrit, de la feuille qui tombe;
Je voudrais pour cercueil le repli d’un sillon
Et des blés fleurissant au printemps sur ma tombe.

*

Mais je voudrais pourtant qu’il restât quelque chose
De mon âme sonore et pleine de chansons:
Un refrain d’alouette envolé des blés roses
Ou la plainte du vent qui berce les moissons.

 

 

 

 

Rayons

 

 

Evocation

 

Pour Suzette

 

 

Vous nous évoquerez des concerts symboliques,

Odeurs des matins radieux,

Pastorale syrinx, musette bucolique

Et rustiques pipeaux des amour idylliques

Qu’effleura la lèvre des Dieux.

 

Est-ce toi qu’on entend, ô flûte d’Aristée?

A l’haleine des serpolets

Et des lauriers amers, es-tu ressuscitée;

Les troupeaux broutent-ils aux pentes enchantées

Que bordent les flots violets?

 

Le fulgurant soleil dont je ressens l’atteinte,

A l’entour des troncs résineux

A groupé les brebis en cette ombre où vous vîntes

Jadis mêler au souffle errant des térébinthes,

Pan, vos accords mélodieux.

 

Le paysage est fait de paix élyséenne

Et semble dans l’azur plongé;

Tout embaume et très loin la mer corcyréenne

Dont palpite à l’écho la harpe éolienne,

Rythme la chanson des bergers.

 

 

 

La divine folie

                                                 Au comte M. de Vasselot.

Je veux être celui qui sur sa chevelure
Attache un brin d’ortie avec la grappe mûre,
Qui danse titubant, bestial et divin
Et porte la nature entière dans son sein;
Celui qui sent frémir et couler dans ses moëlles
L’âme errante du vent, des mers et des étoiles,
Accroche à sa ceinture en un même bouquet
La ronce, le chardon, la cigüe et l’oeillet;
Qui, ne distinguant plus son regard de l’aurore,
Sent parmi les couchants sa chair qui s’évapore.
Je veux être celui qui rit dans le soleil
Et savoure le jour ainsi qu’un fruit vermeil;
Le berger ou l’outlaw dormant sur la javelle
Comme un enfant bercé aux genoux de Cybèle.
Je marcherai rêveur, épris de l’inconnu,
Aux sentiers ignorés, froissant de mon pied nu
L’herbe, le laurier rose et l’ingrate bruyère.
Debout sur les sommets, libre dans la lumière,
Mendiant triomphant, je tendrai vers l’éclair
Le geste avide de mes bras à travers l’air.

Je serai le glaneur idéal qui recueille
La rosée au matin,le rayon, le reflet
Du fleuve et s’en nourrit: le gueux dans la forêt
Elevant son palais frissonnant sous les feuilles.
Possesseur des trésors qu’on dédaigne, j’irai
Boire aux lèvres du vent quelque nectar sacré;
Frôler à l’eau qui fuit par les mousses humides
Le torse transparent des pâles néréides;
Et jouissant des odeurs, des sons, voluptueux,
Avec les sens aigus d’un sauvage et d’un dieu,
Je glisserai subtil à l’herbe où le vent joue
Et je serai le bond du dix-cors qui s’ébroue.

Etoiles qui brillez au bord du ciel serein,
Tendresse de la nuit qui monte et qui m’étreint,
Mystérieux baisers, soupirs sur le rivage
Du flot diamanté où se mire un nuage,
Fantômes devinés de blanches déités,
Accordez à mes voeux votre complicité,
Accordez à mon coeur la grâce qu’il implore,
La divine folie! Et toi, morne ellébore,
Que ton rameau flétri se dessèche infécond
Qui guérit de l’ivresse et nous rend la raison.

Par l’Amour, 1904.

 

(Publié d'abord dans la revue "Le Penseur" en mars 1902)

 

 

 

 

L'Amour et l'Aegypan

 
Sous le fouillis bleu des ramures,
L’ombre s’épand,
Ivre encore du jus noir des mures,
Un Aegypan
Avec un petit Amour lutte,,
Comme en avant.
Oubliant son thyrse et sa flûte.
Cheveux au vent.

Le petit Amour rit et joue,
Comme un enfant,
L’Aegypan piaffe et s’ébroue,
Ainsi qu’un faon.

Tous deux roulent dans les pervenches,
Flanc contre flanc,
Poursuivant de vaines revanches
Et s’essouflant.

Voyons, l’Aegypan, que te semble,
Toi l’Aegypan,
Et toi l’Amour, tous deux ensemble,
Vous écharpant,
Ne luttez plus, mais sur la bouche,
Tout en dépend,
Bausez-vous bien, et sur la bouche,
Tout en dépend.

Toi, l’Idéal, toi, la nature,
D’un même élan
Etreignez-vous, que cela dure
Quelque mille ans.
Dans le soir bleu ni cri ni lutte
Dorénavant,
Mais des chants de sistre et de flûte
S’entremêlant.

 

 

 

 

La lyre

 

Choisis, groupe de mots, jélas si vainement!

Harmonise des sons, accouple des vocables,

Guette silencieux les plaintes ineffables

De la source à l’écho et le balbutiement

 

Des astres déversant au bord du firmament

Sur les grands lys flottants leurs langueurs adorables.

Amante, penche-toi aux lèvres de l’amant

Et, parmi son baiser, surprends d’insaisissables

 

Et fluides accords. O cherche, aveugle et sourd,

Qui vers l’infini tâte avec tes deux poings gourds,

mais sans frôler l’issue oùfiltre la lumière,

 

Cherche sur quelle grève à l’ombre funéraire,

Au seuil de quel vallon ou bien sur quel Thabor,

Apollon oublia la lyre aux cordes d’or!

 

 

 

La fuite

 

Mon désir tout puissant, tendu comme une voile,

Entraînera la nef aux lointains archipels,

Je bercerai mon rêve à l’océan du ciel

Effleurant les soleils, abordant aux étoiles.

 

J’oublierai pour jamais les sentiers tortueux

De l’abrupte falaise où s’égarait mon âme,

Que sournoise fleurit dans l’ombre la jusquiame

Répandant jusqu’au flot son parfum vénéneux.

 

Je serai dédaigneux du port et de la rade

Dont la sécurité pèse comme un fardeau,

De la ville brutale alignée au cordeau,

Où l’humanité passe en mornes cascades.

 

J’oublierai le chardon, la ronce, les gramens,

Les sous-bois sans clatrté et les chaumes arides;

Je cueillerai le soir au creux des flots humides

Des bouquets languissants de mauves cyclamens.

 

Mon amour chantera, debout dans quelque hune,

Savourant à plein coeur l’odeur de l’inconnu,

Grisé de l’idéal baiser des clairs de lune,

Au frisson de l’azur ouvrant ses deux bras nus.

 

 

 

Clarté de l’aube

 

Clarté de l’aube chaste aux ailes des colombes,

Givre laiteux, fardez les bois; tremblez rayons

Sur les lys entrouverts à la pierre des tombes,

Des lilas bleuissants parez les noirs sillons.

 

Clarté de l’aube rose au cou des tourterelles,

Brouillard vermeil, coulez à l’écume des eaux,

Frémissante rosée ensanglant les prêles

Qui nimbez d’incarnat la fuite des bouleaux.

 

Splendeurs du jour nouveau, en roses triomphales

Fleurissez les jardins merveilleux de la nuit

Et mêlez à la brise aux joyeuses rafales,

Le sang des calices larges épanouis.

 

L’Amour s’éveille et tend sa lèvre inassouvie

A l’humide parfum des jeunes voluptés

Et verse à son désir, roses, votre ambroisie,

meurtrissant vos langueurs de baisers indomptés.

 

Les chevreaux piétinent l’argent frais des fontaines,

Boivent le jour naissant épars en leurs reflets,

Et le berger frileux sous sa cape de laine

Dessine au milieu d’eux son profil violet,

 

Et sa flûte répand, pour charmer l’aube rousse,

Son murmure, pendant qu’à son fruste amoureux

Elle sourit debout et les pieds dans la mousse,

Tordant à son front l’or mouillé de ses cheveux.

 

 

 

 

Je voudrais qu’on m’aime

 

Je voudrais qu’on m’aime avec de belles paroles

Palpitantes comme au ciel bleu des banderolles,

Avec des mots qui soient d’un métal précieux:

Des carillons d’argent dans un beffroi pieux;

 

D’un mystique métal rendant le son d’une âme

Où beaucoup d’infini se trouve emprisonné,

D’un métal fulgurant, la pointe d’une lame

Qui lentement pénètre en mon coeur forcené.

 

Très-pâle théorie emmy des bouleaux frêles,

Je voudrais écouter des mots comme envolés,

Musique d’ailes d’ange où l’inconnu révèle

Les lointains paradis dont je suis exilé.

 

 

 

Bouquet

 

Plus de jours ténébreux, plus d’ombres monotones,

Le rêve que j’ai fait les métamorphosa,

Le printemps a jailli des mauves anémones,

Des roses, des oeillets, de l’or des mimosas.

 

Une abeille à travers mon coeur vibre et chantonne

Sous les rameaux pourprés et que l’aube arrosa,

Et mon bois tout entier ensolleillé résonne,

Clavecin qu’effleura jadis Cimarosa.

 

Le vent qui me caresse a la tiédeur d’un cygne

Et loin de ce qui fait qu’on pleure et se résigne,

Des horizons brumeux et des désirs navrés,

 

Je savoure, oublieux des heures affadies,

Les parfums s’exhalant des tiges alourdies,

Doux comme des aveux aux lèvres soupirés.

 

 

 

L’amour mouillé

 

Ouvre-moi, je suis sans escorte,

Glacé, fourbu, les membres lourds,

Je t’implore, ouvre-moi ta porte,

O bonne âme, je suis l’Amour.

 

- Entre, voyageur, entre vite,

Pauvre enfant que l’ombre a noyé,

Pour te réchauffer, je ressuscite

La flamme éteinte à mon foyer.

 

Done ton carquois et tes flèches,

Ton arc, et, près de l’âtre doux,

Au flamboiement des branches sèches,

Amour, sieds-toi sur mes genoux,

 

Où ma main tendrement essuie

Ton corps par l’orage marri,

Ton aile que mouilla la pluie...

Que je t’aime d’être meurtri!

 

Que j’aime voir briller tes larmes

Et les boire à tes cils tremblants;

Combien ta souffrance a de charmes

Et qu’ils sont beaux tes pieds sanglants!

 

Quel étrange bonheur j’endure,

Triste enfant dans mes bras blotti,

A toucher du doigt tes blessures

Où ma caresse s’alentit.

 

Entr’ouvre ta lèvre féline

Au plus profond de mes baisers...

Mais, je sens contre ma poitrine

Ton dernier sanglot s’apaiser,

 

Comme une errante mélodie

Assourdit son ultime accord.

Amour, je sais ta perfidie

Et déjà, sous tes cheveux d’or,

 

Ton regard se dessille et guette,

Eteignant son désir sournois,

La plus “homicide sagette”

Emmy les dards de ton carquois.

 

Mais qu’elle est vaine ta traîtrise,

Amour, tant d’art est superflu,

Voici que mon coeur agonise

Pour s’être à ta douleur complu

 

Et la volupté m’a navrée

D’avoir vu tes larmes couler

Plus que tes flèches acérées,

O Dieu nu que j’ai consolé.

 

Tu ris et chausses ta sandale,

Oubliant le soir orageux;

Déjà sous le bandeau d’opale

Et dans son manteau vaporeux

 

L’aube t’attend par la saulaie

Adieu, mais crois que je jouis

Du mal que tu m’as fait, ma plaie

Comme un rosier s’épanouit;

 

Au vain bonheur que je dédaigne,

Je la préfère, sous mes pleurs

S’effeuille le rosier qui saigne

Et que m’importe si j’en meurs!

 

12 novembre 1903

 

 

Mon amour

 

Sanglant ainsi qu’une lame,

Mon amour est une flamme

Debout sur les hauts sommets;

 

Il est le cyprès pourpré

Brûlant au bûcher sacré

A ces bords qu’Héros aimait;

 

Le feu que les vents attisent

En la nuit qu’aromatisent

De bleus tourbillons d’encens;

 

Le javelot d’or qui darde

A travers la nuit blafarde

Son élan resplendissant.

 

Dans sa somptueuse gloire,

Il est, sur le promontoie

Dominant les flots soyeux,

 

L’ardent autel où rougeois,

Le coeur palpitant de joie,

La victime offerte aux dieux.

 

4 octobre 1903

 

 

 

Cantique au bien-aimé de la Reine de Saba

 

"Je te ferai boire un vin parfumé."

Cantique des Cantiques

 

Bienheureuse , ô mon amour, la main qui te touche,

Bienheureuse la bouche qui s'attache à ta bouche,

Qui goûte tes baisers semblables à l'encens,

Au cinname, à l'odeur des pêches mûrissant.

 

Tu es un lys altier au jardin de l'aurore,

Un rosier flamboyant que le couchant décore

Et, flot mystérieux où s'abreuvent les faons,

La source au pied d'un cèdre et que l'ombre défend.

 

Tu es, ô bien-aimé, la divine fontaine

Fleurant le thym, l'anis, le miel et la verveine;

Le puits de l'oasis que les noirs chandeliers

Devinent dans la nuit sous les troncs des palmiers.

 

Tu es comme un chèvrefeuille dans la rosée,

Comme un parfum de vigne en Mai; comme, irrisées

De matinal soleil, se mirant à l'étang,

Les campanules aux calices éclatants.

 

Les touffes des genêts, les lavandes fleuries,

Et ton corps est pareil à l'herbe des prairies

Quand la lune y répand en onduleux reflets

Ses rayons pâlissants sous les bleus serpolets.

 

Ta voix a la fraîcheur des flûtes bucoliques

A qui l'écho lointain au fond du soir réplique

Et ton regard puissant m'émeut plus que l'accord

Voluptueux des tambourins et des kinnors.

 

Tu es parmi mon coeur comme un figuier qui penche

Et dont les fruits nombreux font s'écrouler les branches;

Comme le rampement nerveux des pampres d'or

Où pend la grappe ardente et que l'abeille mord.

 

Tu es fort, mon amour, et mon corps brisé ploie

Quand tu m'emportes dans tes bras comme une proie.

Tel un soleil brûlant pesant sur les blés roux,

Ton corps est lourd et ton geste d'amour plus fou

 

Qu'à la cime des pins l'élan du vent sauvage;

Tu es le léopard au rutilant pelage,

Et tu te dresses lumineux à travers l'air

Comme une tour d'albâtre aux créneaux d'argent clair.

 

 

Cherchez mon bien-aimé, ô tremblantes gazelles

Qui bondissez frôlant le silence des bois;

Cherchez mon bien-aimé, fauvette et tourterelle

Et rossignol pensif dont s'éplore la voix.

 

Cherchez mon bien-aimé, plainte du vent qui erre

Par les noirs oliviers courbant leurs troncs retors;

Par la ville déserte où sommeillent les pierres,

Cherchez mon bien-aimé, gardiens des portes d'or!

 

Dans les soupirs flottant aux corolles des roses,

Les langoureux frissons qui bercent les lilas,

Aux marches de mon seuil sous les étoiles roses,

Est-ce mon bien-aimé dont bruissent les pas?...

 

 

 

 

 

Frissons

 

Pleurez avec mon coeur

 

Pleurez avec mon coeur, orchestre fantastique;

              Que mon rêve évoqua,

              Pâles harmonicas

Et clavecins voilés, orgues aux cris mystiques;

 

Pleurez avec mon coeur tristement éperdu;

             Cortèges des voix grises,

             Roseaux que le vent brise,

Voix en deuil des baisers à tout jamais perdus;

Pleurez avec mon coeur tristement éperdu.

 

O pleurez dans le soir, douloureuse musique,

              Vous, lyre que fêla

              Le temps, violons las,

Et tympanons fanés, et harpes squelétiques;

O pleurez dans le soir, douloureuse musique.

 

Pleurez avec mon coeur, voix s'exhalant des tombes.

            - O quel orchestre las

            Gémit sous les lilas

Où parmi les parfums sanglotent des colombes; -

Pleurez avec mon coeur, voix s'exhalant des tombes.

 

Pleurez avec mon coeur, voix des mortes d'amour

            Qui suintez de la terre

            Molle des cimetières,

Voix d'ombre et voix de cendre aux imprécis contours;

Pleurez avec mon coeur, voix des mortes d'amour.

 

 

 

 

Le merveilleux absent

 

Le soleil a noyé le fleuve de son sang;

          Près d'une eau volette

J'attendrai l'éternel et merveilleux absent

Dont le couchant dessine au loin la silhouette.

 

Et tout est immobile et d'un fixité...!

          Les nombres et les êtres

Et l'espace et le temps ont cessé d'exister;

Seul un merle gazouille aux branchages d'un hêtre.

 

Pressant contre mon coeur la palme avec l'anneau,

          Tulipe sur sa tige,

Je viendrai sur la rive en somptueux manteau;

Le soleil dans mon coeur lugubrement se fige.

 

Les prés sont de sardoine et le ciel est d'onyx.

          Qu'il est cruel de tendre

Au merveilleux absent, sous les noirs tamaryx

Le geste de mes bras que la mort vient surprendre.

 

 

 

 

Mazurque

 

Le cachot m'étouffait, je m'en suis évadé,

Mais j'ai le coeur brisé de sa longue contrainte,

Le cauchemar m'a trop lourdement obsédé;

Quel spectre sur la rive a marqué son empreinte!

 

Le ménétrier fou coupe âprement le vent

De son archet. La nuit, où chantent les grenouilles,

L'entoure et l'on entend sous les roseaux mouvants,

Dans la tiédeur de l'eau, de l'inconnu qui grouille.

 

Les saules ont tordu leurs groupes convulsés,

La rive même danse et bondit hystérique;

Puis tout se meurt en accords bleus bémolisés,

Seul un crapaud répand un sanglot spasmodique.

 

Tout se meurt en accords bleus et bémolisés,

Et quelle nostalgie à jamais meurtrière!...

Le Rêve assassiné qu'emporte une civière

A croisé sur son coeur des bras paralysés.

 

 

 

 

Pastel

 

Sable, cailloux, genêts, fenouil,

Voici la crête ardente et maigre,

Avec un vieil arbre en vérrouil

A travers le ciel d'un rouge aigre.

 

O mon âme, il fait dur et sec,

Un vent d'angoisse et de détresse

Siffle. Nul accord de rebec;

Les fleurs sont mortes de tristesse,

 

L'heure où dans sa noire chaumière

Presqu'effondrée au bord de l'eau,

Quelque incertaine filandière

Tourne un invisible fuseau;

 

L'heure des chansons ambiguës,

Baisers cyniques, serments faux,

Où la mort d'une pierre aiguë

Sournoisement rebat sa faux.

 

 

 

 

Le tambourin

 

Dans l’odeur des marais, les aixes

Grelottantes claquent des dents

Et dansent sous la lune fixe

Au son d’un tambourin strident.

 

C’est l’heure où la Bête à sept têtes,

Rêvant à la fille du roi,

Aux murs du donjon qu’elle guette

Heurte ses lugubres abois:

 

L’heure où dans sa noire chaumière

Presqu’effondrée au bord de l’eau,

Quelque incertaine filandière

Tourne un invisible fuseau;

 

L’heure des chansons ambigës,

Baisers cyniques, serments faux,

Où la mort d’une pierre aigüe

Sournoisement rebat sa faux.

 

 

 

 

 

La flûte d'écorce

 

Voici chanter sur la lande déserte

La flûte acide et verte,

Et danser dans le vent, dessous

L'ambre remuante des pins, les boucs,

Les gnômes et les loups-garous.

 

Parmi la bruyère rien qu'une hutte

Et rien qu'une âpre flûte

De bois suintant la sève et l'eau

Et brisant ses chansons en clairs morceaux

A l'abri maigre des bouleaux;

 

La flûte fraîche comme de la glace

Dont la chanson se casse

- Ainsi les pins que le gel mord. -

Aux doigts du vieux berger jeteur de sorts,

Fait sauteler les boucs sur les rochers des fiords.

 

 

Musique slave

 

C'est le concert doux des voix pleureuses,

Vieux chagrins résignés et tendresses

Que l'on méconnut et la tristesse

Des élans réprimés. Effleureuses

Voix sourdes, pleurez comme les ifs

Embrumés qu'échevèle un vent convulsif.

 

C'est le concert tout en lancinances

Des désirs contraires et la ronde

Des corbeaux et des folles arondes

Par le ciel fleuri d'incohérences:

Rouges pompeux, tristes violets

Dont se mêlent, en accords faux, les reflets.

 

C'est le concert vraiment sans mesures

Des baisers profonds et des morsures;

Le vibrement nerveux des ciguës

Sous l'archet des bises ambiguës

D'avril où reluit un soleil blond

Que voile une averse blême de grêlons.

 

C'est surtout l'écart entre le rêve

Et le réel qui, sans nulle trêve,

Par des accents forcenés s'exprime,

Comme une blessure s'envenime,

Puis éclate enfin en gémissant

Et remplit l'horizon noir d'un flot de sang.

 

 

 

La gondole

 

La voile, tel un philactère

Sur parchemin cabalistique,

Déroulera des caractères

Obscurément talismaniques.

 

Et sans rame et sans gouvernail

Nous flotterons insubmersibles,

Ainsi que des saints de vitrail,

A travers une onde intangible.

 

Viens sur le canal extatique

Emmy la floraison des lys,

Au son des théorbes mystiques,

Dans la gondole de lapis.

 

Sous la tunique cramoisie

Que la lune folle étoila,

Viens, droite, avec tes cheveux plats

Dont l'ombre fauve s'émacie,

 

Voguer parmi les rêves morts

Qui soufflent dans des conques rauques,

En déployant de leurs doigts d'or

Leur suaire de moir glauque.

 

 

 

 

Les chats

 

                                                      A Calchas

 

             Je veux louer les chats,

 

Plus caressants qu'un flot s'écoulant à la dune,

Qu'au long d'un toit moussu un bleu rayon de lune,

Les chats voluptueux flairant l'odeur des mains

Et les bouquets fanés qui meurent sur les seins.

 

Je veux louer les chats aux prunelles languides,

Fluant à pas muets à travers l'herbe humide,

Savants dans l'art de jouir et qui vont dégustant,

Lait pur, l'arôme exquis des jasmins au printemps.

 

Je veux louer les chats amoureux des nuances

Des coussins japonais, des bergères d'antan,

Des tapis d'Orient à la molle effleurescance

Par qui le dur réel devient inexistant.

 

Je veux louer les chats dont l'échine se ploie

Agilement aux creux des éderdons de soie,

Mais adorant surtout, à l'égal d'un péché,

L'énervante tiédeur des genoux rapprochés.

 

Je veux louer les chats qui, de leurs ongles fauves,

Dédaigneux des gazons s'étalant en plein jour,

Pétrissent lentement à l'ombre de l'alcôve

L'oreiller langoureux que parfuma l'amour.

 

Je veux louer les chats par-dessus tout artistes

Qui, lorsque nous dormons, aux lueurs d'améthystes

Des soirs d'Août s'en vont, au bord des toits branlants,

Gémir de mal d'amour dans la nuit s'étoilant.

 

Je veux louer les chats dont l'âme nous pénètre,

Fins comme les sorciers des anciens fabliaux,

Les chats posant leur front doux au front de leurs maîtres,

Les chats meilleurs que nous, fidèles et loyaux.

 

 

 

 

Les douves

 

J'irai cueillir la fleur que cerne l'eau des douves

Avec sa pâleur morne, avec sa chair lunaire

Dans l'ombre sans merci des créneaux qui la couve

S'ouvrant comme une étoile au pré crépusculaire.

 

J'irai cueillir la fleur où mon rêve se frôle,

La fleur hiératique et que sertit la maille

D'un vitrail reflétant au ras des vases molles

Quelque écusson brisé dont le fronton s'écaille,

 

Et dont la splendeur morte au creux des joncs se terre.

La livide corolle en son odeur de fièvre,

Mes doigts la saisiront, effeuillant son mystère,

Et son pollen glacé parfumera ma lèvre.

 

Alors s'évoquera à son malsain arôme

Le couple enseveli par les verts marécages,

Et j'y verrai dormant les humides fantômes

De la reine adultère et de son jeune page,

 

Partageant à jamais, telle qu'ils l'ont choisie,

Avec son traversin sombre, la même couche,

Grisés du même amour où leur coeur s'extasie,

Rigides, les yeux clos, et bouche contre bouche.

 

 

 

 

Les gnômes

 

                                  A Monsieur Henri Aimé.

 

Par les genêts rabougris,

A travers le soir fantasque,

Dansent rieurs sous leur masque,

Des gnômes en pourpoint gris.

 

Les prés d'argent et de nacre,

Avec leurs saules noyés,

Exalent un parfum acre

Au long des bois défeuillés.

 

Le flot déroule blanchâtre

Ses silencieux remous,

Entoure les troncs d'albâtre

Des bouleaux maigres et flous.

 

Mêlés à l'ombre se taisent

Les spectres des buissons fous;

Des couples qui s'entrebaisent

Surgissent on ne sait d'où.

 

Il monte une odeur amère,

En tourbillons bleuissant,

Du gouffre des estuaires

Sournoisement menaçant.

 

Le vent cruellement âpre

Gerce le flot qui se plaint

Et que la lune diapre

De fleurs aux pâleurs d'étain.

 

Comme tout se fait étrange!

La nuit s'agite et s'émeut,

Et, glissant parmi la fange,

Au long des pâquis tourbeux,

 

Dansent rieurs sous leur masque,

Sinistres et rabougris,

A travers le soir fantasque,

Des gnômes en pourpoint gris.

 

 

 

 

 

La lande

 

Maléfique, voici la mare

Que l'ombre tremblante bigarre.

Reflets de lune en verts glacis,

Par la lande qui se dénude

Etalant sa décrépitude

Glissent sur les ajoncs moisis.

 

Le réel absurde s'évade;

La chaotique cavalcade

Surgit des fantômes dressés

Sous les tâtonnantes étoiles

Dont le vent écarte les voiles,

Surgit aux lointains effacés.

 

Comme un encensoir la braise,

Leur coeur flambant que rien n'apaise,

Pas même le tombeau, reluit

Au creux sombre de leur poitrine;

Des gestes brûlants se devinent

Dont l'éclair traverse la nuit.

 

Brisant les dalles et les pierres,

Dénouant les rameaux des lierres,

Les amants ont joint leur essor,

Comme les mélèzes frémissent,

Les lèvres ardentes bruissent

Se baisant par delà la mort.

 

Froissant le houx et la bourdaine

L'âpre galop qui les entraîne,

Rapproche genoux à genoux

Et vertèbres contre vertèbres

Les spectres vêtus de ténèbres

Et secoués de spasmes fous.

 

La lande étangement fermente...

Plus que toi la mort est clémente

Dont s'entr'ouvre parfois le seuil.

O vie amère!... - D'écarlates

Roses, d'oeillets et d'aromates.

Que l'on remplisse mon cercueil!

 

D'un linceul aux blancheurs de soie

Qu'on m'enveloppe, que je sois

Prêt aux réveils extasiés;

Que vainqueur de la mort, j'étreigne

Mon rêve à cette heure où se baigne

La lune par les verts bourbiers.

 

 

 

 

Les sanglots d'or



Quel chagrin somptueux, cris rouges, sanglots d’or,
Flamboyante harmonie où le regard se blesse!
Le tragique soleil en de brûlant accords
Sur la lande déserte étale sa détresse.

Et voici que, tenant ses lévriers en laisse,
Se profile soudain parmi les beaux retors,
Plus svelte que n’était l’antique chasseresse
Et n’ayant pour péplos qu’un linceul noir, la Mort!

Mais pourquoi ces cris fous, ces plaintes fastueuses?
Les soleils ont-ils comme les hommes un coeur,
Un coeur qu’on peut trahir, des maîtresses menteuses,

Etoiles s’éclipsant dont la fausse lueur
Se glace en s’éloignant, puis un soir brumeux cesse
De s’unir à la leur? Est-ce qu’on les délaisse

Les soleils, pour qu’ils aient de tels cris de douleur!

 

 

 

 

L’étang

 

Auprès de l’étang solitaire

Dont l’eau se plombe et se corrompt,

J’aime effeuiller la douce-amère

Que font cuire dans leur chaudron

Les sorciers, et parmi les sphaignes,

Sous les rachitiques bouleaux,

Rêver dans l’ombre qui s’imprègne

Lividement à leurs rameaux.

 

J’aime la nuit insomnieuse

Où tant de mystère est tapi;

Au pied des saules accroupis

Cueillir, s’enténébrant, l’yeuse;

Ecouter la vase qui grouille

Amoureusement et, sinistre

Instrument que la brume rouille,

Le vent résonner comme un sistre.

 

J’aime la voltigeuse flamme,

Hantant les marais violets,

Mangés d’ulcères et se squames,

D’un maléfique feu-follet;

Et noire en des vols de macreuses,

Debout aux rives vénéneuses,

Contempler, promenant sa faux,

La Mort qui fauche les roseaux.

 

 

 

Aquarelle

 

Dans la douceur des étangs lents,

Dans la torpeur morne des joncs,

Passent avec des cris dolents

Les cigognes et les hérons.

 

Leur vol monotonement bouge,

S’élevant des marais sauvages,

Et traverse la lune rouge

De son fantastique sillage.

 

Sur l’ombre tépide qui dort

Figée à l’abri des roseaux,

Comme pour y pêcher la Mort,

La lune a tendu son réseau,

 

A tendu son sanglant réseau

Pour y pêcher la Mort qui bouge

Et dresse sur le disque rouge

Sa forme parmi les roseaux.

 

 

 

 

L’ombre

 

L’ombre coule aux branches meurtries

Que l’incessante averse lasse,

Et baigne les mornes caries

Des rameaux noyés qui se cassent.

 

L’ombre aux livides flétrissures,

Avec sa face de gorgone

Et son odeur de moisissure,

Passe aux sentiers noirs de l’automne,

 

Aux carrefours déserts s’embusque

Où les oiseaux transis se taisent;

Parmi les nids froids qu’elle offusque,

L’ombre étend sa langueur mauvaise.

 

L’ombre dans la sourde moiteur

Des joncs rouillés qui se corrodent,

Glisse en son manteau de torpeur

Que la pluie et la bise mordent.

 

Sous des voiles de catafalque,

Ceinte de cigüe et d’armoise,

L’ombre en mes yeux, tremblant décalque

Mire ce soir ses yeux d’angoisse.

 

 

 

Sous la bise

 

Sous la bise qui le knoute,

Ecoute

Le bois se tordre et hurler

 

Et, dans un ciel sans lumière,

Lanières,

La pluis fauve le cingler.

 

Fuyant l’atroce martyre

Chavire

D’un coup le bois tout entier,

 

Puis soudain jusqu’en la nue

Se rue,

Redressé d’un bond altier;

 

Mais le vent qui le décharne,

S’acharne,

Mate sa rébellion;

 

Des feuillages que transperce

L’averse

Le flamboyant tourbillon

 

Emplit l’air qui s’en effraie,

La plaie

Rougir des bois flagellés;

 

Et voici de la hêtrée

Vautrée

Des gouttes de sang gicler.

 

 

 

La neige

 

Partout cette chape d’hermine

Ala souple onctuosité

Sur la laideur qu’elle élimine

Etend sa somptuosité.

 

Bouquets de grands lys qu’illumine

Le reflet d’un jour argenté,

Marbre, lait, blancheur d’étamine,

Fastueuse idéalité,

 

C’est la neige que le givre aime,

Perles ou diamants qu’ils sème,

Couvrir de ses fins entrelacs.

 

La lune y glisse et métallise

Sa surface où l’hurlante bise

Chante comme pleure un coeur las.

 

 

 

Barcarolle

 

Comme un filet ourdi,

Par la brume qui dort,

Du silence engourdi

Traîne sur le flot mort,

 

Vogue en l’espace morne

Aux sinistres remous.

La rame en l’eau sans borne

Pourrit et se dissout.

 

Etalant leurs replis

Aux temps qui ne sont plus,

Déferlent vers l’oubli

Des flux et des reflux;

 

Du vent et de la cendre.......

Fantôme dont tournoie

L’ombre aux blêmes méandres,

Un bateau qui se noie.

Sans qu’on ait rien compris

Au voyage dément,

Un geste, un dernier cri,

Et c’est l’enlisement!

 

 

 

 

CHANSONS

 

 

La fruste chanson

 

Le soleil a fondu la neige,

Plus roge qu’un coquelicot,

Margot mets ton beau caraco,

Enfile ta jupe de bouège.

 

Il pleut des fleurs à l’aventure,

Le vent a des meuglements sourds

Comme un taureau qui fait l’amour;

Viens-t-en nous deux à la pâture.

 

Dans l’odeur des épines blanches

Clignotant leurs yeux de rubis,

Nerveuse échine et maigre hanche,

Les boucs caressent les brebis.

 

Les crapauds dont la gorge halète,

S’accouplent au chant des coucous.

Ah! Margot, l’amour est bien doux

Pour les gens comme pour les bêtes!

 

Près de Conflans, 12 avril 1903.

 

 

 

 

Courante

 

Mon coeur est lourd comme un caillou;

Le vent souffle on ne sait d’où

Piquant comme un buisson de houx;

Au bord de l’étang qui frissonne,

Dansons,

Dansons, ma mie, ma mignone,

Dansons, ma mie Jeanneton.

 

Soleil couchant sur un champ d’orge,

Il est rouge autant qu’une forge

Mon coeur brûlant dedans ma gorge

Et qui, telle une enclume, sonne.

Dansons,

Dansons, ma mie, ma mignonne,

Dansons, ma mie Jeanneton.

 

Fleurant la mousse et la bourdaine,

J’ai mis ma jupe de futaine

Et chaussé mes sabots d’ébène.

Au vent âpre qui tourbillonne

Dansons,

Dansons, ma mie, ma mignonne,

Dansons, ma mie Jeanneton.

 

Mon coeur est lourd! Ma gorgerette

Est de fin chanvre, ma cornette

D’indienne, mon épinette

Du Val d’Ajol vibre et résonne.

Dansons,

Dansons, ma mie, ma mignonne,

Dansons, ma mie Jeanneton.

 

Las, mé! mon corps est en lambeaux

Aussi pantelant que l’agneau

Qu’un loup déchire en son liteau,

Car mon bon ami m’abandonne.

Dansons,

Dansons, ma mie, ma mignonne,

Dansons, ma mie Jeanneton.

 

21 janvier 1903.

 

 

 

 

 

La chanson du fuseau

 

La vitre est d’or parmi la brume;

Auprès de l’âtre qui l’enfume,

Assise sur son escabeau

Et dans l’art des chansons savantes,

File la vieille servante.

- Ah! tourne, tourne mon fuseau! -

 

“N’avais-je pas, amant champêtre,

Gravé à l’écorce d’un hêtre

Le nom de Lise? - O noir tombeau,

A cette heure sois mon asile

Puisque d’elle le sort m’exile!”

- Ah! tourne, tourne mon fuseau! -

 

La voix du passé qui radote

S’embrouille incertaine et falote,

Car la lessive est au cuveau

D’où tombent des gouttes tenaces,

Récit dolent que rien ne lasse.

- Ah! tourne, tourne mon fuseau! -

 

Dans le brouillard rouge qui flotte,

La voix intimement chuchotte

Un fantastique fabliau,

Des landiers d’où le feu s’élance,

De l’horloge et de la crédence.

- Ah! tourne, tourne mon fuseau! -

 

Frôlements doux d’ailes plaintives,

Des voix palpitent aux solives:

Chants d’amour, rythmes de berceau,

Sanglots près des lits mortuaires,

Baisers qui ferment des paupières.

- Ah! tourne, tourne mon fuseau! -

 

Mais, lointaines musiciennes,

Se fanent “les voix anciennes”.

(Le temps fuit comme un passereau!)

Dans un bourdonnement de ruche

S’effondre la dernière bûche.

- Tourne encor, tourne mon fuseau! -

 

A côté de la cendre éteinte,

Plus vague la lessive tinte;

La lune blémit au carreau

Et près du foyer, sans lumière

Dort la spectrale filandière,

Dort en oubliant son fuseau.

 

19 février 1904.

 

 

 

 

La chanson du jasmin fleuri

 

Tant de mornes cinéraires

D'un violet mortuaire

Sous le terne effleurement

 

Du jour captif de la serre

Sans qu'un rayon les éclaire,

Languissent inertement!

 

En la paix crépusculaire

Où donc es-tu, ma lumière,

O mon beau jasmin soyeux?

 

La neige inlassable tombe

Sur le vitrail et la tombe

Est moins sombre que les cieux.

 

Quelle torpeur s'éternise

Où lentement agonise

Le rêve silencieux?

 

Ah! sortons parmi la neige,

Les lacs sanglants et les pièges,

Parmi les luisants remous

 

De l'herbe haute qui craque,

Où sournoisement nous traque

La troupe hagarde des loups.

 

La neige et le vent m'oppressent;

Au jardin bleu des tendresses

Jadis tu t'épanouis,

 

O mon beau jasmin! La neige

Implacablement m'assiège

Où mes pas sont enfouis.

 

Loin des mornes cinéraires

Et des tiédeurs de la serre,

Je vais, les yeux éblouis,

 

Cueillir la fleur que j'adore,

Aux blancheurs qui s'évaporent

Par les cieux endoloris.

 

A travers les bois farouches,

J'ai ton parfum sur la bouche

Que levent âpre meurtrit,

 

Et je crois parmi la nue

Baiser enfin ta chair nue,

O mon beau jasmin fleuri!

 

 

 

 

La chanson de la lune

 

Au lac de claire améthyste

Se mire la lune blonde

Et sa lumière m'inonde,

Fausse, à travers tes yeux tristes.

 

Mais trop d'incertaines dunes

Sous les pêchers qu'on émonde,

Pleines de fosses profondes,

Roses dans du clair de lune,

 

En la vague violette,

De la couleur qu'ont les prunes,

Des vergers où dort la lune

Vraiment trop d'effroi qui guette!

 

Eparse à travers cette onde

Que brise et meurtrit la rame,

Aux étangs bleus de mon âme

Se mire la lune ronde.

 

C'est ta tendresse ambiguë

Qui sourit au ras des vagues:

Fleurs des pêchers qu'on élague,

Rameaux des pourpres ciguës.

 

Je cueillerai ces fleurs tristes,

Hélas! sans créance aucune,

Au songe du clair de lune

Sur les étangs d'améthyste.

 

 

 

 

La rouge chanson

 

Mes oiseaux à l'aile meurtrie,

Le coeur en sang,

Que le vent d'octobre charrie

Au hasard, sans

Egard pour vos ailes meurtries;

 

Mes vagues oiseaux qui sombrez

Aux berges moites

Des étangs givreux, sur les prés

Noirs où miroite

Cette eau glacée où vous sombrez;

 

Outardes, macreuses transies

Dans les remous

Du vent froid qui vous supplicie,

Cadavres fous

Que bercent les brumes transies;

 

Oiseaux, voici mon coeur en sang

Dressant son phare

Parmi l'ouragan frémissant

Qui vous égare;

Oiseaux, voici mon coeur en sang.

 

Il est l'étrange sanctuaire

Tout luisant d'or,

Où mieux qu'au lit des estuaires

Dorment des morts

Sous la pourpre de leurs suaires.

 

Brisez, brisez les vitraux d'or,

Ailes blafardes,

Qu'en moi s'éteigne votre essor,

Grèbes, outardes;

Brisez, brisez les vitraux d'or.

 

Dormez, désirs, l'aile meurtrie,

Mourez aussi,

Délivrés du vent qui charrie

Les vols transis;

Dormez, désirs, l'aile meurtrie.

 

Dormez sous les dams sanglants,

Les pourpres lourdes,

Dont le calme va s'étalant

En splendeurs gourdes,

Dormez, dormez oiseaux sanglants!

 

 

 

 

La chanson de la pâle filandière

 

La pâle filandière

De ses doigts de mystère

File le lin des suaires,

 

Au fond du donjon mort,

Entre ses doigts retors,

Le lin froid des remords;

 

Au fuseau qui s'harasse,

Ainsi qu'une vie lasse,

Le lin s'embrouille et casse...

 

La filandière pâle,

Près du vitrail d'opale

Où la lune s'étale,

 

File. Lividement,

Comme un spectre d'amant,

L'astre s'en vient dément,

 

Pendant qu'un hibou crie,

Baiser ses mains maigries

Par le temps défleuries.

 

File pour ton amant,

Très pâle filandière,

De tes doigts de mystère

Un suaire d'argent.

 

 

 

 

L'inerte chanson

 

Combien de baisers en suspens

Au bord des lèvres affamées

Et parmi les palais absents

De princesses inanimées

Dormant à jamais embrumées

Sous l'or de leurs cheveux dolents.

 

Combien à l'ancre au fond du port,

Et malgré les voiles vermeilles,

Souplement arquant leur essor,

De bateaux captifs qui sommeillent

Et qui jamais n'appareillent

Que vers ce havre noir, la Mort.

 

Combien de lys n'ont point éclos

Dont l'aube dédaigna l'offrande;

Et, sur des îles de coraux

Où leurs bras vainement se tendent,

Combien d'exilés qui t'attendent,

O Mort, sous tes verts oripeaux!

 

 

 

 

La tendre chanson

 

Tu viendras dans ma chaumière

T'asseoir un matin de mai,

Sur ma couche de bruyère,

Dire combien tu m'aimais.

 

Je mettrai dans ta main douce

Ma main et nous pleurerons,

Ainsi que l'eau sur la mousse,

Tous les deux nous pleurerons.

 

Nous aurons l'âme candide

Et tendre comme l'orée

Des halliers encore humides

Et que baigne la rosée.

 

Tous deux nous palpiterons,

- Roucoulez, les tourterelles! -

Et tant de baisers feront

Autour de nous un bruit d'ailes.

 

Nous serons aussi sauvages

Que le faon craintif qui broute

L'écorce dans les triages

De l'acacia qui s'égoutte.

 

Nous sentirons dans nos âmes

Fleurir les bourgeons des hêtres

Et s'entr'ouvrir les jusquiames

Que les lièvres viennent paître;

 

Nous serons paisibles, doux,

Infiniment oublieux

Des autres, enfin heureux,

Heureux comme sont les loups.

 

 

 

 

La chanson de la rose

 

Je cueillerai la rose,

La rose et le lilas,

La ousta ga ousta!

 

Je cueillerai la rose aux jardins de ma belle

Dessous les arbres bleus où boivent les gazelles;

Où des faons vont broutant, aux chansons des piverts,

              L'ombre des gazons verts.

 

Hélas! dans cette tour ma belle est endormie;

Pour y cueillir la rose, au baiser de ma mie,

Oiseau bleu, bel oiseau, il faut monter bien haut,

               Porte-moi sur ton dos.

 

O belle, dormez-vous comme en un reliquaire,

Votre anneau d'or au doigt, au fond d'un englivière?

Alors que me conduise un beau poisson nageant

              Vers votre lit d'argent.

 

La rose et le lilas aux jrdins de mon rêve

Ne refleuriront plus, var les amours sont brêves;

Le mistral a tari le fleuve, en mon coeur mort,

La tour s'est effondrée avec ses créneaux d'or!

 

Oùdonc cueillir la rose,

La rose et le lilas,

La ousta ga ousta!

 

 

 

 

Les baisers

 

Tutto al mundo à vanp,

Nelle'amore ogni dolcezza.

G. d'Annunzio.

 

 

Sous les ormes

 

A la marquise de Marsac,

en témoignage d'amitié grande.

 

Sous les ormes moussus aux indécises hampes

Où le soir suspendit ses lambeaux vaporeux,

Dans la triste douceur des trop pâles estampes,

Princesses de jadis et maquis amoureux

 

S'en vont devisant, de la poudre à la tempe;

Elles, traînant les plis du manteau fabuleux

Aux miroitants glacis, qui s'étale et qui rampe,

Le sein nu que fleurit un oeillet musqué; eux,

 

Descendus comme elles d'un vieux vase de Sèvres,

Ont l'épée en verrouil, un madrigal aux lèvres.

Et parmi l'ancien parc aux bleuâtres retraits

 

Rôdent en la fraîcheur du jet d'eau qui sanglote,

Mélangés au parfum des baisers indiscrets,

Des relents surannés d'ambre et de bergamote.

 

 

 

 

Le nain

 

Sur l'escalier de marbre où le couchant se joue

Des groupes enlacés s'attardent en l'odeur

Des jets d'eau frémissants et des jasmins en fleur;

Les belles vont rêvant, l'éventail à la joue;

 

Et le nain blottissant dans l'ombre sa laideur,

Sa guitare aux genoux, lui, triste, qu'on bafoue

Pour son échine en dôme et sa flasque bajoue,

Brûlant, meurtri, hagard, apaise son ardeur

 

En caressant du doigt, en pressant sur sa lèvre,

Chair douce et accueillante au désir qui l'enfièvre,

Une rose en bouton: épaules, seins nacrés...

 

O tendresse et pitié qui s'émanent des choses,

Loin des rires cruels, des dédains acérés,

Sous les baisers du nain s'est ouverte la rose!

 

 

 

 

Mélusine

 

Le vent sifflait au loin les meutes de la mort

Et la tour frissonnait parmi les ronces sèches

D'où fuyaient des corbeaux dispersant leur essor,

C'est alors qu'apparut, s'avançant sur la brèche,

 

Un spectre que l'amour jusqu'e n la tombe allèche,

Mélusine: serpent, femme, vampire, un corps

Fragile et que cinglaient épars en lourdes mèches

Des cheveux déroulés croulant d'un flot retors.

 

Dans la nuit qu'une lune écarlate illumine,

La voici qui se noue au fantôme évoqué

D'un chevalier hautain sous l'armure et casqué,

 

Colle sa bouche au dur métal qui l'embéguine

Et, glapissant ainsi qu'un loup sur un charnier,

Froisse sa lèvre blême à l'impassible acier.

 

 

 

 

Le premier baiser

 

A Monsieur Abel Hermant.

 

Le couple s'éloignait, fait d'ombre et de souffrance,

Au fond du ciel durci et comme dévasté

Profilant sa fragile et mince nudité,

En marche vers la mort et la misère immense,

 

Mais enfin libéré de sa morne innocence.

Comme on porte un enfant, vers son coeur révolté

Adam soulevait Eve et la berçait. L'été

Répandait autour d'eux sa torpide fragrance.

 

Dans l'âpreté du sol, au fouillis des ronciers,

Des pervenches s'ouvraient qu'ensanglantaient leurs pieds,

La couche s'étalait des rugueuses mélisses,

 

Et c'est alors que fut ardemment échangé,

Pour la première fois en de lentes délices,

Le baiser de la chair et qui fut un péché.

 

 

 

 

Salomé

 

Parmi les cèdres bleus dont l'épaisseur l'encastre,

Dans un parfum d'encens, de cinname et de rose,

Le lourd palais d'Hérode aux somptueux pilastres,

Aux escaliers  d'onyx, en silence repose.

 

Seul un chacal gémit, précurseur de désastres,

Flairant l'odeur du sang au bas des portes closes;

Et l'écoutant, perdue en quelqu'étrange hypnose,

Dans la salle déserte où pleut un frisson d'astre,

 

Salomé enraidie sur sa couche,

Rappelant son désir criminel, croit voir Jean,

Fantôme torturé, d'une étreinte d'amant

 

L'enlacer et défaille en sentant qui la touche

Et se colle à sa lèvre ardente, la mordant,

La bouche douloureuse où se glacent les dents.

 

 

 

 

 

Patience et long-vouloir

 

Patience et long-vouloir surveillent ton ouvrage,

Châtelaine, en la salle austère du moutier;

Près du vitrail gothique apporte ton métier,

Permets qu'à tes genoux se blottisse ton page.

 

Qu'importe si le vent, fantasque cavalier,

Déroule ses galops par les bois qu'il ravage,

L'archiluth a frémi dans l'ombreux paysage

Encadrant sur les murs un combat oublié.

 

La Palestine est loin et cruelle l'attente,

Ecoute la chanson dont la langueur te tente,

Patience et long-vouloir sont mauvais conseillers;

 

Mais les accords dolents à tes pieds effeuillés

Disent: "Hormis l'amour, tout est mirage et leurre!"

Baise les cils mouillés de ton page qui pleure.

 

 

 

 

Communion

 

Près des ruisseaux obscurs dont se plisse la moire

Et que moirent parfois d'agiles frissons d'or,

Comme en un sanctuaire, archaïque trésor,

Des iris ont ouvert leur bleuâtre ciboire.

 

Le vain réel s'embrume au fond de ma mémoire:

Jours tièdes, affadis! Dans la flamme se tord

Consumé par mes soins le poussiéreux grimoire.

Voluptueux iris qui fleurissez le bord

 

De l'ombre et du mystère, accueillez et ma lèvre

Et la sienne, - où la mienne en la mordant s'enfièvre, -

Offrez à mes désirs d'extases altérés

 

Insatiablement ces parfums qui vous baignent,

Grâce au mystique vin que vous nous verserez,

Que plus intensément nos deux âmes s'étreignent.

 

20 février 1903

 

 

 

 

Le coffret d’onyx

 

(J’aime tes vieux échos,...)

 

J’aime tes vieux échos, ô musique flétrie.

Zémire et Alcidor, sultane en son hamac,

Joconde qu’on oublie et, vague au bord du lac,

Le déferlement doux d’une valse attendrie,

 

D’une valse allemande en sa langueur meurtrie.

C’est naïf! Que m’importe et le snobisme en frac

Et la date de l’oeuvre inscrite à l’almanach;

J’aime ce qui me plait avec effronterie,

 

Fût-ce Castilbelza drapé dans son manteau,

Fantôme échevelé sur le couchant qui brûle,

Et j’ai mêlé ce soir mes pleurs à ton sanglot,

 

Pauvre orgue évocateur, parmi le crépuscule,

Du passé s’estompant au bleu des horizons,

Tant les choses sont bien ce que nous les faisons.

 

31 juillet 1903.

 

 

 

 

Le coffret d’onyx

 

A Monsieur Francis Jammes.

 

(Elle portait une bague...)

 

Elle portait une bague de cornaline

Et son amant la traitait d’inhumaine

Baisant ses doigts à travers la mitaine.

On la voyait en mantelet de mousseline

 

Et sous ses cheveux plats lissés de bandoline,

Offrir à ses colombes de la graine

Sur ses lèvres, et, d’une grâce pleine

De mièvrerie, arroser les capucines

 

A son balcon. Au soir sentimental,

Elle chantait de vieux airs en cristal,

S’accompagnant du luth qu’on enrubanne

 

Et que mouillaient ses pleurs. Il s’agissait d’hymen,

De guerriers, de flambeaux, d’esclave, de harem:

“Jeune Grecque à l’oeil noir entre dans ma tartane.”

 

 

 

Elégie

1802

 

Hélas! le temps n’est plus, ô tendres touterelles,

Où j’aimais, provoquant vos doux roucoulements,

caresser longuement la neige de vos ailes,

Mêlant ma main tremblante à la main d’un amant.

C’est en vain que j’entends gazouiller l’alouette

Dans l’azur où renaît un soleil attiédi;

C’est en vain qu’au gazon fleurit la violette,

Que l’abeille bourdonne et que refont leur nid,

Au bord de ma croisée et me restant fidèles,

Avec le renouveau, ces couples d’hirondelles.

 

Aux fêtes du printemps mon coeur blessé s’éveille;

La clarté du soleil met des pleurs à mes yeux

Et je vais recherchant dans les plus sombres lieux

L’ombre silencieuse où la douleur sommeille.

 

En ce funèbre enclos, quand la lune reluit,

Je viens m’asseoir pensive au coin de cette pierre

Ecoutant mutrmurer, obscurcis par la nuit,

Ces ifs où se suspend en guirlande le lierre,

Et l’herbe frissonner et parfois d’un vol doux

Passer et me frôler les ailes des hiboux.

 

Je m’unis à la cendre éparse dans cette urne,

cendre qui fur jadis le coeur fier d’un guerrier,

Qu’entourent de rameaux le myrte et le laurier,

 

Que pare de ses feux la lune taciturne;

Cendre où mon coeur vivant se mêle enseveli

Défiant à jamais et la mort et l’oubli!

 

Puisqu’il m’est interdit aux neiges de vos ailes

D’effleurer de ma main la main de mon amant,

Roucoulez et pleurez, ô tendres tourterelles,

J’accorderai mon luth à vos gémissements.

 

22 avril 1902.

 

 

 

Romance

(1825)

 

Fontaine résonnant comme une triste lyre,

Sous la mousse brouillant les cordes de cristal,

Toi qui comprends mon mal

D’aimer si tendrement et sans savoir le dire,

 

Je viendrai sur tes bords dans le vent exalté

Qui berce mollement les dormeuses étoiles

Aux plis bleus de tes voiles,

Mêlant l’argent du ciel à ta fluidité;

 

Je viendrai près de toi, roucoulante fontaine,

Où Narcisse a miré son corps de marbre pur,

Parmi les joncs d’azur

M’asseoir pour écouter ton inlassable peine.

 

Enseigne-moi, veux-tu, par ton rythme épandu,

Des aveux murmurés la divine musique;

Enseigne-moi, mystique,

Le mot qu’on peut unir au baiser éperdu.

 

Fontaine, prête-moi ta troublante parole

Pour raconter mon mal à l’écho qui l’entend,

A l’ombre qui se tend

Vers moi comme des bras, à l’oiseau qui s’envole,

 

Pour soupirer mon mal aux lèvres d’un amant.

Comme ton onde en feu où l’or des astres flotte,

Où l’infini sanglote,

Que ma douleur s’échappe harmonieusement.

 

7 juillet 1902.

 

 

 

(Ensemble s’attarder...)

 

Ensemble s’attarder par les noires charmilles

Que la lune extatique arrose

De clarté, qu’inondent d’un parfum de vanille

Et d’ambre doux les héliotropes et les roses;

 

Errer en des lueurs de topaze et d’opale,

Trembler d’une ivresse profonde

Et sentir dans son coeur la langueur qui s’étale

Du limpide silence épandu à la ronde;

 

Avoir l’âme suave autant que la lumière

D’Orion et de Bételgeuse,

Autant que la rosée aux guirlandes du lierre

Suspendant à la nuit sa pâleur nuageuse;

 

S’aimer si tendrement que tout s’évanouisse:

Boulingrins aux contours fantasques

Où les feuilles d’automne en lents tournoiements glissent,

Balustres descellés, flot s’écoulant des vasques;

 

Pour un baiser trop lent que tout s’évanouisse

Et que soudain la sombre allée,

Avec son banc moussu, comme nos coeurs s’emplisse

Du reflet frémissant de la nue étoilée!

 

 

 

Epilogue

 

La joie de vivre, c’est

peut-être la libération.

Ibsen.

 

Que la vie rutilante ou sombre se déploie,

L’âme ouverte, accueillons,

Avec des pleurs d’amour, avec des cris de joie,

Son ombre et ses rayons.

 

Que la tempête ardente où la nuit se déchaîne,

Courageux alcyons,

Impétueusement consentants, nous entraîne

Dans ses noirs tourbillons.

 

Aimons le tendre Avril ouvrant les primevères

De ses baisers déments;

Aimons l’été si lourd qui pèse sur la terre

Ainsi qu’un corps d’amant;

 

L’automne sensuel et trouble qui chancelle

Des grappes dans les mains

Et qui meurtrit les coeurs en ses paumes cruelles,

Comme il fait des raisins.

 

Aimons, quand vient l’hiver, écouter ce rhapsode

Sinistre, le vent fou,

Accompagnant au bois où des fantômes rôdent,

Les hurlements des loups.

 

Aimons tous les labeurs; dans la glèbe rugueuse

Dont s’effritent les blocs,

Enfonçons en chantant et d’une main fougueuse,

La charrue à plein soc.

 

Aimons, au fond du soir qui rêve, la cadence

Lointaine des fléaux,

Et par les matins frais l’envol qui se balance,

Courbant les blés, des faux.

 

Aimons tout de la vie, adorons jusqu’aux larmes

L’amour mystérieux;

Obéissons au rite où le désir s’acharne,

Comme au geste d’un dieu.

 

Ne soyons point celui qui recule et se cache,

Et, d’avance vaincu,

Craint d’aimer, de souffrir, de créer, c’est un lâche,

Il n’aura point vécu!



29/05/2013
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