Delarue-Mardrus : Ferveur (1902)
Lucie Delarue-Mardrus
Ferveur (1902)
Une enfance, déjà pâle parmi les choses,
Ame trop tôt livrée à son rêve, sans voix
Pour se dire, garda châteaux, reines et rois
De songerie en elle et jardins lourds de roses.
Puis vint, avec son coeur pesant comme un fardeau
Démenti par le rire ouvert des lèvres fraîches,
La jeunesse pareille à la douceur des pêches
Où gît profondément le poison du noyau.
Dans le mauvais terrain des races trop âgées,
Ainsi toute une vie ouvrit sa lente fleur,
Et la Ville ou la mer, rouges de soir qui meurt,
Eurent vers leurs couchants des mains découragées...
O Passant ! Que longtemps on t'attendit en vain
La tête sur le livre et sous les lampes sages,
Ou racontant à la splendeur des paysages,
Seuls confidents, le mal d'un coeur triste et hautain,
Toi qui devais surgir sur la route de vivre
Comme au bord de la nuit se lève le jour clair,
Afin que nous fussions ce couple qui s'enivre
De Bonté, de beauté, de Pensée et de Chair !
POÈMES TERRESTRES
Symbolique Cybèle, en quels temps crieras-tu
Plus haut que le discours des villes encombrées,
Que les religions sournoises et dorées,
Que le vice impuissant et la molle vertu ?
Nous attendons, remplis d'espoir et l'âme ouverte,
Que la nature, dont, royale, tu te vêts,
Pousse sur ce qui fut étouffant et mauvais,
Comme sur un décombre une ombelle entr'ouverte.
Car nous ne voulons plus qu'enseignent les Jésus
L'esprit plein de nouveaux sermons sur la montagne,
Mais bien qu'à haute voix, dans la bonne campagne,
La montagne elle-même enseigne ses élus,
Par ses foins, ses sainfoins, ses flores fontinales,
Tout ce dont elle empreint l'air odoriférant,
Par le cotylédon menu, l'arbre géant
Et le rebroussement au vent des céréales,
Afin qu'âmes et corps reviennent se nourrir
Au repas naturel qu'aucun poison n'altère
Des moissons de la terre et des eaux de la terre,
Jusqu'au jour de croiser les mains et de mourir.
Quoique les branches soient encore toutes nues,
Le printemps est déjà dans l'air des avenues.
Pas une fleur n'émeut les gazons des talus,
Les bois sont durs et noirs ; pourtant l'hiver n'est plus.
Prenons-nous par la main et marchons sans secousse.
Notre coeur sans parole est triste, et l'heure est douce.
Aimons, dans le silence où s'étouffent nos pas,
La beauté des couchants qui ne nous trompe pas.
Goûtons tout le bonheur de notre solitude :
Une voix bercera cette béatitude ;
Car un pur rossignol que nous ne pouvons voir
Chante à mourir au fond des arbres et du soir,
Et sa grande âme, vers la lune qui se lève,
Monte de ses poumons plus menus qu'une fève...
Que l'engourdissement des choses et des êtres
Tressaille d'un frisson précurseur de réveil !
Sous chaque porte brûle un filet de soleil,
Le beau ciel bleu de mars entre par les fenêtres.
Allons avec nos doits tachés d'encre au jardin,
Mêler nos coeurs troublés à la terre inquiète ;
Si l'air y est resté sans parfum, dès de main
Tout le printemps tiendra dans une violette.
Les gazons n'ont encor de fleurs ni de bourdons,
Mais de l'herbe est poussée entre les pierres sèches,
Et, tendrement pliés, quelques cotylédons
Crèvent le sol épais avec leurs têtes fraîches.
Déjà chaque bourgeon goudronné s'est ouvert ;
Un sourd travail émeut le plus dur épiderme ;
Les vieux marrons tombés risquent un mince germe
Plein de précaution et rampant comme un vers.
Je songe sur la pierre où je me suis assise ;
Le Printemps est miré dans mes yeux matinaux ;
Autour de mon repos, la saison indécise
Fait de tous les côtés piailler les oiseaux.
Le beau temps délicat chauffe ma gorge nue
Où repose ma voix, douce comme un pigeon.
Je sens avec mon coeur, au fond de l'étendue,
Le pauvre coeur humain claquer comme un bourgeon...
Hélas !... l'air déjà tiède où le printemps progresse,
Où les sens sont surpris d'un premier abandon,
N'aura-t-il pas un peu de paix et de pardon
Pour tout ce qui sanglote au monde de détresse ?...
Dans le jardin chantant rampe la minutie
Des germes ; le soleil rôde, le printemps sort
Et balance, le long des arbres de bois mort,
Le charme frais de la saison qui balbutie.
Les jours candides sont comme de longs matins;
Les bourgeons pour passe crèvent des feuilles sèches
Où demeurait, parmi quelques branches revêches,
Le dernier souvenir des automnes lointains.
Mais tandis que, les yeux fermés, tu te recueilles,
Le mois hâte déjà sa vierge acidité,
Et, dès demain, partout, respirera l'été
Par les mille poumons des tressaillantes feuilles.
Le renouveau qui va pousser comme une fleur
Commence à frissonner sous les terres chenues,
Et, dans le jardin sec encore et sans odeur,
Les premiers bourgeons verts piquent les branches nues.
La nature s'apprête, enceinte d'un printemps
- Malgré le souffle froid d'un peu d'hiver qui reste -
Dont le retour prochain fait nos coeurs si contents
Que nous croyons qu'il va sortir de notre geste,
Et qu'avides de voir s'élaborer pour nous
Comme un poème aimé sa flore et sa feuillée,
Nous voudrions déjà nous faire les yeux doux
Dans sa surabondance et sa fraîcheur mouillée.
Je regarde en rêvant les marronniers rameux :
Les bourgeons ont crevé, les feuilles sont sorties...
O ! les arbres en or aux chutes amorties
Dans la calamité de l'automne orageux !
Il semble que jamais ne reviendra Novembre,
Et pourtant, marronniers ! quand vos bras fleuriront,
Le vent chaud jettera vos fleurs jusqu'à ma chambre
Et ce sera déjà comme une allusion...
Dans ton coeur où survit le sang de tes aînés,
Le Nord lugubre aux durs rites enracinés
A mêlé le relent des cires catholiques
Au multiple bouquet des senteurs bucoliques ;
Et tes sens douloureux n'oublient pas sans effort
Ce goût de cierge éteint qui pleure et fume encor...
Songeuse !... Va mêler ton atavisme austère
Au renouvellement onctueux de la terre ;
Que ton pas réfléchi se plaise à fréquenter
Les jardins printaniers où mûrira l'été :
Et les arbres chargés de flores jusqu'au faîte
Qui secouent la saison heureuse sur sa tête,
Les oiseaux alternés comme un choeur de pipeaux,
L'eau dans l'herbe, le ciel mat et bleu, le repos
Des bons après-midi qu'un peu d'ombre tamise,
T'apprendront qu'il n'est point d'autre terre promise
Que celle où ta jeunesse aimable sent sa chair
Encensées au contact des feuilles et de l'air.
Il faut nous apprêter à de très grandes joies
Parce que le Printemps avec toutes les soies
De ses fleurs, sa tiédeur, son odeur, son piment,
Hors les bourgeons vernis qui claquent follement
Va sortir, encombrant les jardins et les voies.
Déjà le bavardage et la fraîcheur des eaux
Regonflent les gosiers innocents des oiseaux.
Le lierre encore noir aux arbres s'enchevêtre,
Et, comme au bruit lointain d'une flûte champêtre,
Tout l'instinct se réveille et chante dans nos os.
C'est alors que, le long des heures bucoliques,
Moissonnant au soleil les grandes angéliques
Pesantes de bourdons au bout des prés en fleur,
Des paisibles matins aux soirs mélancoliques
Nous voudrions griser nos regards de fraîcheur,
Jusqu'à ce que, parmi la verdure où l'eau brille,
Notre âme figurât la petite chenille
Verte, enroulée au coeur d'une feuille de mai,
Qui s'endort, confiée à l'abri qui l'habille,
Et se balance au gré du printemps parfumé.
Notre attente déjà songeait à des jonchées
D'Avril, papillonnant sous les branches hochées
Des aubépins et des pommiers s'entremêlant.
Mais la neige a surpris la saison dégelée
Et nous sculpte, de par sa chute immaculée,
Tout un inattendu jardin de corail blanc,
Où, lourds de leurs rameaux gardant comme une mousse
Les flocons dont un souffle éparpille le poids,
Les arbres surchargés bercent tous à la fois
Cet hiver attardé sous quoi le printemps pousse.
On va vivre ! Voici revenir les bien-êtres :
La liberté du chaud parmi les jardins verts,
L'aise des fins habits et des logis ouverts,
Et notre humanité s'accoudant aux fenêtres.
Les oiseuses maisons mêmes auront fleuri,
Ainsi que les jardins noueux : fleurs des visages
Composant le bouquet ironique des âges,
De la vieille qui branle à l'enfançon qui rit.
Pour nous, dans la tiédeur des Rameaux et des Pâques,
Nous aimons voir darder ses feuilles l'arbre noir,
Comme aussi nous aimons, le long des maisons, voir
Figurer ces profils sur les vitres opaques.
Au jardin printanier, l'escalier gris et vieil
A de l'herbe qui monte entre ses pierres chaudes ;
Sur les lierres foncés il pleut des émeraudes,
L'ombre d'un merle au vol traverse le soleil.
Les oiseaux alignés et ronds comme des boules
Chantent. je touche au doigt les bourgeons en tremblant...
O ! que doux est midi sur mon coeur violent
Où plonge le poignard du cri lointain des foules !
Le soir a provoqué les voix dominatrices
Des rossignols puissants comme des cantatrices.
Sorti du plus profond des parcs arborescents,
Le Printemps est déjà dans l'air comme un encens.
Fermons les yeux ; goutons les heures tout entières,
dans le recueillement des pesantes paupières.
L'ivresse des couchants tranquilles est en nous,
Qui fait battre nos coeurs et trembler nos genoux.
- On n'aura jamais dit tout ce qu'on voulait dire
En face des moments où la journée expire,
Et l'on pleure d'angoisse à sentir vivre en soi
L'ineffable bonheur de ce muet émoi...
A André Gide.
Pluie à la vitre ! Pluie, ô fraîcheur des prairies,
Larmes d'Avril ingrat pleurant la puberté
De la terre inquiète en qui couve l'Eté,
Gouttes au coeur des fleurs encor si peu fleuries !
Breuvage de l'oiseau qu'altéra sa chanson,
Eau que secoue au vent la première feuillée,
Clarté des ruisselets dans de l'herbe mouillée
Et qu'un rai de soleil tiédit à sa cuisson,
Je voudrais, pluie, ô pluie odorante qui passe !
M'humecter le visage au bain de ta fraîcheur
Pour imiter les prés, l'oiseau, l'arbre, la fleur,
Et le ruisselet clair qui court dans l'herbe grasse.
Aujourd'hui, le ciel gris et bleu
Du printemps des prés et des routes
Est dans les carreaux pleins de gouttes :
Tout à l'heure il pleuvait un peu.
Au jardin, la saison gonflée
Berce des lilas presque mûrs ;
Et le souvenir des vieux murs,
Vit dans un brin de giroflée.
Rouge et jaune, comme on la voit
Dans le fond des bonnes faïences,
La tulipe sans nonchalances
Tient son calice haut et droit.
- L'âme ni triste ni ravie,
Descendons et promenons-nous ;
Ce temps d'avril est frais et doux,
C'est un simple jour de la vie...
Pour réjouir mes pieds légers de jeune daim,
J'irai dans le soleil respirer le mystère
Du printemps, et fêter à travers le jardin
La resurrection pascale de la terre.
J'aurai l'oeil et j'aurai le geste puéril
Du sylvain curieux de voir ce qui se passe,
Et je boirai la pluie à la petite tasse
Des fleurs, comme un oiseau qui déguste l'Avril.
Les branches en passant me jetteront leur douche,
Et, quand j'aurai partout marqué mon pas égal,
Je reviendrai contente et la feuille à la bouche,
Avec une âme fraîche et simple d'animal.
Nous aimons que l'allée étroite offre à nos doigts
Les lierres vernissés et tendres de ce mois,
L'herbe innocente, les fragiles pâquerettes,
La ronce embarrassante aux mauvaises arêtes ;
Que l'ombre ample et palmée abatte sur le sol
Les marronniers au faîte inaccessible et mol ;
Que plein d'oiseaux hardis, de bourdons en tumulte,
Le jardin encombré de branches soit inculte ;
Que le temps soit si lourd d'orage et de chaleur
Qu'en restant immobile on s'y sente en sueur,
Et, qu'ayant desséché leurs flores paysannes,
les arbres aient l'odeur défunte des tisanes.
L'ombre des arbres verts, douce à ton nonchaloir,
Figure sur le sol un paysage noir
Qui dodeline au vent avec toutes ses feuilles
Et tente tes doigts prêts à d'illusoires cueilles.
Et ces sous-bois, captifs de son miroir serein,
De l'eau contradictoire ont fait un parc marin
Où ton reflet anime une fausse sirène.
Et tu aimes mener la longueur de ta traîne
Vers ces souples jardins que tu ne peux saisir,
Mensonge naturel qui plaît à ton désir,
Soit que ton geste tende à l'ombre tes mains blanches,
Soit qu'il se noie au coeur des eaux pleines de branches...
Les oiseaux sont comme des fruits
Sur les arbres morts de Novembre.
Leur petite pose s'y cambre
dans la brume où meurent les bruits.
Autour d'eux, les rameaux détruits
Bercent trois feuilles couleur d'ambre ;
Les oiseaux sont comme des fruits
Sur les arbres morts de Novembre.
Et nous, ayant bien clos nos huis,
Voyons, aux vitres de la chambre,
L'automne roux qui se démembre,
Où, perchés, faute de réduits,
Les oiseaux sont comme des fruits...
Quand je chauffe mes mains au soleil du jardin
Dont l'automne a rouvert toute la perspective,
Un invisible oiseau, quelque merle anodin,
Vient siffler près de moi sa chanson instinctive.
De même que cet humble et fragile gosier
Exalte la splendeur et l'amour de la vie,
Du plus large tilleul au plus chétif rosier
Chaque arbre ou chaque branche en plein azur dévie ;
Et mon âme s'ajoute aux choses du jardin,
A votre élan rameux, branches originales,
A toi, merle flûtiste aux multiples finales,
Pour célébrer aussi le charme du matin.
Décembre. Tout nus sous la pluie,
Les arbres balancent leurs bois
Et causent entre eux par les voix
Des oiseaux chantant sous la pluie.
Décembre. les bourgeons aux branches
Sont fermés hermétiquement ;
Un souvenir d'enterrement
Monte du sol gras sous les branches.
Décembre. La nuit tombe vite ;
On n'entend plus rien au dehors.
O la douleur des arbres morts
Dans cette nuit qui vient si vite !...
Le jardin où la terre est morte,
Sur la rougeur vive des soirs
Pour moi seule accuse l'eau-forte
De ses légers branchages noirs ;
Cadre de mon âme profonde
Qui s'apprête à boire la nuit,
A l'heure où la lune, sans bruit,
Au prochain arbre, et toute ronde,
Revient se pendre comme un fruit ...
La nuit d'hiver est sombre malgré
La lune nageant dans des nuages ;
Le gazon met une odeur de pré
Dans l'air mouillé dont suent les branchages ;
On ne sait d'où, sur le jardin nu,
Ce souffle de tiédeur est venu...
Et, croyant le printemps lourd de baumes
Miraculeusement de retour,
Dans le noir, des chats, brisés d'amour,
Geignent avec des voix de fantômes.
Puisqu'il vient à passer, sur l'horreur décembrale
Du dehors, ce frisson de tiédeur anormale,
Je hanterai tes troncs épais comme des tours,
Jardin crochu, jardin trempé des mauvais jours,
Où chaque rameau noir allonge un tentacule
Pour retenir encore le fuyant crépuscule !
Tout ce coucher, captif des arbres frémissants
Je le posséderai jusqu'au fond de mes sens,
Et que t'importe, alors, ô ma soif éperdue
De vivre, si, dans l'air qui passe, répandue,
L'odeur morne d'un coin fraîchement labouré
Monte à moi tout à coup comme un "dies irae" ?
Le ciel mouvementé s'échevèle et s'enfuit
Sur le coin d'une lune amoindrie et sournoise ;
Les arbres dans le vent semblent se chercher noise :
Je cours. Ma bouche boit et mange de la nuit.
Un marronnier retient ce ciel fou qu'il écorche
De tous ses bras crochus et ruisselants d'hiver :
Il fait clair ! Il fait noir ! Il fait noir ! Il fait clair !
Mon âme dans la nuit brûle comme une torche...
Aurais-je donc passé sans vous laisser de traces,
Après-midi profonds et calmes du printemps,
Où, la paume à la joue, accoudée aux terrasses,
J'ai si souvent fermé mes yeux las de beau temps ?
Dans ma pensée abstruse et mes songes de marbre,
J'ai tressailli parfois atteinte jusqu'aux os,
Les jours qu'interrompant le silence des arbres
Se gonflait tout à coup la voix de vos oiseaux,
Je mêlais ma jeunesse à la douceur des choses,
Quand le vent frissonnait dans les lilas voisins
Et qu'au soleil, ainsi que d'étranges raisins,
Vos marronniers fleuris portaient des grappes roses.
Leurs feuilles aux longs doigts qui s'étalent à plat
Flottaient sur l'air mouvant au rythme des berceuses ;
Un bourdon lourd au corps de pierre précieuse
mettait dans l'ombre verte une goutte d'éclat...
Ah ! terrasses ! jardins d'avril et de paresse,
Ne restera-t-il rien de moi parmi le vent ?
Que deviendront mes pas et mon rêve émouvant
Et ma tendresse, et ma tendresse, et ma tendresse ?...
Prônes
1
A Octave Mirbeau
Pour le désoeuvrement cultivé des cinq sens,
Toute une humanité de bagne sue et râle...
Dandinons nos santés ointes d'huiles et d'encens
Vers les quartiers où vit sa déchéance pâle.
La robe haut levée a peur des détritus ;
L'esprit pervers tendu vers un charme équivoque
Guette sournoisement pour en saisir les us
La sinistre beauté du vice et de la loque.
Un goût de barbarie anémique est dans l'air :
Seules hordes des temps présents gorgés d'absinthe,
Morne argot pourrissant le dialecte clair,
Brutes sans innocence et que la vie éreinte,
Leur destin de laideur, d'esclavage et de maux
Tatoue aux quatre coins leur pâleur faciale,
Et cette horreur, déjà transmise à leurs marmots,
En pleine gourme inscrit sa lettre sociale.
Or, songeons que ce sont ceux-là qui remueront
Silencieusement des masses et des masses,
Quand un souffle assez fort emplira le clairon
Qui saura secouer les haines et les crasses.
Alors, tel un terrain inconnu d'en dessous
Lèverait sur les fleurs ses mottes assassines,
Tous courront, danseront, gueuleront contre nous
Avec le bon droit plein leurs poings et leurs poitrines.
Mais si nos doigts dorés craquent sous leurs calus,
Dans leur regard vitreux où la bête se vautre
Nous surprendrons leur rêve avec nos yeux d'élus,
Tandis qu'eux, à jamais, ignoreront le nôtre...
Ami, ne versons pas de douces larmes chaudes
parce que sous nos yeux défilent les troupeaux.
Oublions la laideur des gestes et des mots
Et ce vomissement de blâmes et de laudes.
Je te l'enseignerai: nos pleurs sont beaux mais vains ;
Nous n'arracherons pas la langue de la foule,
Et nous n'apprendrons pas à sa charnelle houle,
Le sens du royal rire et des sanglots divins.
Et quand nous jetterions nos regards en arrière,
La médiocrité n'ouvrirait pas pour nous
Son pacage où l'on broute, en traînant des licous,
L'herbe sèche de l'existence coutumière...
Qu'il en soit donc ainsi ! Vigoureux et sereins,
Liés au chariot de notre tâche haute,
Montons la vie ainsi qu'un cheval une côte,
Le cou gonflé de force et la sueur aux reins.
Et si, des soirs, ainsi que ce soir, le prestige
D'être isolés et fiers sombre dans notre coeur,
Si, penchés sur ses bords, notre propre hauteur
Nous traverse soudain d'un frisson de vertige,
Demain nous chanterons d'orgueil renouvelé
Sachant qu'en nos cerveaux éclata par avance
Cette graine inouïe où l'avenir immense
Dort peut-être, attendant d'être enfin descellé,
Que le gland vert demeure encore dans sa gaine
Parmi la foule ainsi qu'en un mauvais labour,
Tandis qu'en nous déjà se balance le chêne
Ivre de ciel, de chants d'oiseaux et de grand jour.
Ceux qui n'entendent ni ne voient, que tous ceux-là
Demeurent dans le lieu commun de la morale,
Tirant la langue sous la charge capitale
Des vertus, des devoirs, remords, et coetera.
Le temple gardera pour eux ses portes closes.
Les bestiaux soumis n'ont droit qu'à du labeur ;
Les hongres n'ouvrent pas leurs yeux à la splendeur,
Et ce n'est pas pour eux que mûrissent les roses !
Pour ceux qui, s'étant mis à chercher, ont trouvé
Ou cru trouver, murés au fond de leur trouvaille,
Que leur sérénité magnifique se raille
Du déluge, à l'abri de l'arche de Noé !
Mais pour ceux qui se sont usés dans la recherche,
Dont la voix s'est faussée en des cris et le poing
Cassé contre des huis qui ne s'enfoncent point,
Les noyés dont les doigts n'ont pas saisi la perche,
Qu'ils se laissent, ceux-là, voguer au fil des eaux !
Ils peuvent terrasser l'arbre de la science
Du bien et du mal et sur lui se mettre en danse,
Malgré qu'on les regarde avec des yeux si gros,
Car c'est pour ceux-là seuls que la nature est grande,
Qui n'auront de remords que pour l'Omission,
Qui boiront et qui mangeront leur passion
Au coeur de toute source et de toute provende !
Au comte Robert de Montesquiou.
Je ne dois nulle joie, heures empanachées,
Au sourire fardé de votre bouche en coeur.
Vous ne fûtes pour moi qu'une mauvaise fleur
Par qui mon ironie eut des larmes cachées.
Il ne vient rien de bon que des sincérités
Qu'on trouve dans un coin obscur des pauvres âmes,
Que des bougres sans nom et que des bonnes femmes
Pleurant bien leurs chagrins, riant bien leur gaîtés.
Boues, masques, ô plaisirs que rien en moi n'approuve !
Quand je passe tranquille et droite parmi vous,
Mon âme vous regards, à travers mes yeux doux,
Sauvagement et sans pitié, comme une louve.
Et tout dit à la femme : " Allez à la douleur ! "
M. D.-V.
I
Complexe chair offerte à la virilité,
Femme, amphore profonde et douce où dort la joie,
Toi que l'amour renverse et meurtrit, blanche proie,
Oeuf douloureux où git notre pérennité,
Femme qui perds la vie au soir où ta jeunesse
Trépasse, et qui survit pour des jours superflus,
Te débattant, passé qu'on ne regarde plus,
Dans le noir du destin où ton être se blesse,
Humanité sans force, endurante moitié
Du monde, ô camarade éternelle, ô moi-même !...
Femme, femme qui donc te dira que je t'aime
D'un coeur si gros d'amour et si lourd de pitié ?
II
Droites parmi l'orgueil qui dresse les corolles,
Femmes, dames, j'ai vu vos royautés de chair !
L(inconscient caprice et l'horreur de la mer
Vivaient dans vos yeux lourds de rêve et d'heures molles.
Vos pieds s'étaie,t dorés au socle des dieux morts ;
Idoles ! pour orner vos paresses hautaines,
Du faste et des encens des Ninives lointaines
Le monde se ruait aux labeurs pleins d'efforts.
C'était pour vous, le feu des pierres dans les mines,
Le suc profond des fleurs, les manteaux des oiseaux !
Et les fils d'or flambaient dans le vol des fuseaux,
Et l'on vous dévouait la blancheur des hermines.
Car vous seules étiez sans animalité,
Pleines de grâce, ô soeurs lissent des pêches mûres !
Et lorsque vous passiez, frêles dans vos parures,
La splendeur des saisons redoublait de beauté...
Mais je voyais brûler votre jeunesse rose :
Hâtives, vous goûtiez, avant que d'en mourir,
Au bonheur de souffrir et de faire souffrir,
car votre chair n'était qu'une fugace rose,
Et si, quand vous pliiez sous l'amour exigeant,
Vous sentiez tristement s'émietter vos argiles,
C'est qu'en face de vous, fidèles et fragiles,
Vous saviez bien que l'homme est solide et changeant,
Vous saviez bien qu'avec les fleurs longtemps écloses,
Et les jours longtemps clairs qui sombrent dans le soir,
Qu'avec l'automne vient la douleur de déchoir,
Et que la Femme est brève entre toutes les choses...
- Belles ! Belles ! plutôt pleurer sur votre mort
Que de voir s'effeuiller vos quarantaines pâles,
Lorsqu'arrachant le sceptre à vos mains triomphales,
La vieillesse vous prend à la gorge et vous tord !
Ah ! comment assister alors cette détresse
Qui fait trembler vos coeurs et vos pauvres genoux ?
Quel geste hospitalier, quels mots sages et doux
Répareraient la vie et sa scélératesse ?...
Avec nos regards nus sur la réalité
Que ne transfigura l'arc-en-ciel d'aucun prisme,
Nous regardons marcher votre morne héroïsme
Grelottant en hiver et suant en été,
Vous, compagnes de ceux que mange la fabrique,
Vous épouses qu'on bat, et vous, maigres catins
Sans fards dont rehausser vos pauvres sens éteints
Qu'assaille le désir brutal comme une trique.
Votre destin nous frôle, austère et grimaçant :
Nous avons vu, penchés aux trous d'or de nos portes,
Vos paupières sans cils, vos faces aux joues mortes,
O chair de notre chair et sang de notre sang !
Nous avons vu vos fronts et leurs rides précoces
Disant l'enfance sans berceau ni fiction.
La vie a fait de vous une âpre abstraction
Regardant par deux yeux remplis d'heures atroces.
Enceintes de misère, enceintes de laideur,
Vos flancs couvent l'horreur des races accroupies
Qui vivront comme vous, loin de nos utopies,
L'esclavage éternel et muet du malheur.
Tous les rêves sont morts. L'espérance est passée...
Ah! tristes soeurs, pleurons sans paroles sur vous !
Vous ne saurez jamais quel geste tendre et doux
Incline sur vos coeurs meurtris notre pensée !
A Pierre Quillard.
Arménie empourprée et lointaine, il fallait
Peut-être qu'ainsi fût ta race assassinée :
Quand les petits ont bu le sang au lieu du lait,
Toujours la liberté des peuples en est née.
Tes enfants sentiront à tout jamais leurs yeux
Flamber de s'être ouverts parmi les incendies,
Et, seul, sans rouge horde et sans torches brandies,
Ce regard brûlera les palais odieux.
Un chêne dort au coeur du gland vert. La Révolte
Est enfoncée en toi comme un sublime grain,
Et tes adolescents pâles sont le terrain
Où fermente déjà la prochaine révolte.
Courage ! Il ne sait pas, le sinistre boucher,
Quel troupeau s'est levé du sang des brebis mortes ;
Et les rauques lions seront contre ses portes
Sans qu'il ait entendu leur colère marcher !
Caïn parle les nuits en ma pensée. Il dit :
- "J'aimais mon frère ! Au soir il passait sur la plaine,
Plus candide et plus doux que ses agneaux de laine.
Je l'aimais dans mon coeur, mais non dans mon esprit.
"Car mon esprit planait, hors ma chair bestiale,
Au-dessus de mon frère, au-dessus des troupeaux !
Et lorsque nous marchions, forts, également beaux,
Velus du même poil, dorés du même hâle,
"Je songeais: "L'un et l'autre, et dès que le jour luit,
Nous donnons notre force à la journée active ;
Mais, comme si j'étais une bête rétive,
Le Père ne veut point ma face devant Lui.
"Il nous a cependant tirés des mêmes boues !
Et moi je ne me sens coupable d'aucun tort,
Pour qu'ainsi son dédain fasse brûler mes joues !..."
- Et je suis devenu l'inventeur de la mort.
"Honte ! cette leçon sanglante de justice,
Moi, faible, je te l'ai donnée, ô Créateur !
Que n'ai-je mis plutôt la hache dans mon coeur,
Que d'avoir vu pleurer Eve ma génitrice !
"Du flot de sang sorti de mon geste assassin,
J'ai rougi pour jamais la création fruste.
Et tout frère pensif et doué d'âme juste
Répétera l'orgueil premier de mon dessein.
"Ah! faut-il que ma voix éternelle défende
Toujours, contre l'horreur de l'éternel Pouvoir,
Ceux qui, comme Caïn suants de bon vouloir,
Usent en vain leurs bras lourds de peine et d'offrande !"
- Ainsi parle, les nuits, le premier criminel,
Et sur sa face sont ses deux mains empourprées,
Et je vois, lentement, ses tristesses pleurées
Ruisseler dans ses doigts pleins de sang fraternel.
Grands morts ensevelis, dieux de notre Incroyance,
Nos yeux n'iront jamais pleurer sur vos tombeaux.
La terre n'ouvre pas pour vous le noir repos
Où toute foule étend son insignifiance.
Vos ombres n'iront point s'abreuver au Léthé
Où vont les rois du monde oublier leurs royaumes,
Car nos mains chercheront toujours vos larges paumes,
Vivantes de la chair de l'Immortalité.
La fin de votre corps ne laisse point d'absence :
Vous dont les coeurs fixés ne sont plus décevants,
Vous êtes moins passés que nous, jeunes vivants,
Qui sommes les défunts de notre adolescence...
Ah! pour ceux qui voudront y rêver ou pleurer,
Puisse un jour mon épaule être ainsi maternelle
Lorsque viendra le temps funéraire où j'irai
Joindre ma vaine forme à la terre éternelle !
Prones
II
LE POÉTE
Me voici ! Je descends, dans l'aube commencée,
Fréquenter les jardins qu'imbibent les ruisseaux.
Et mêler la chanson claire de ma pensée
A l'hymne matinal qui gonfle les oiseaux.
L'air est lourd des odeurs de l'été pacifique;
Des ombres, du plus haut des marronniers pompeux,
Tombent sur les gazons où monte l'angélique,
Et des ronds de soleil rôdent dans mes cheveux.
Mon coeur est si pesant de jeunesse et de joie
Que l'amour humain seul ne peut plus l'apaiser ;
Mes bras passionnés ont besoin d'une proie
Immense à qui donner un immense baiser.
C'est pourquoi je franchis les parcs et les allées
Pour les prés, pour les bois, pour les blés au soleil !
Je prendrai le beau temps avec des mains hâlées,
Je mangerai l'été comme un gâteau de miel !
L'ETE
Viens à moi ! Ton manteau traîne sur la nature ;
Les guêpes vont aux fleurs qui sont dans tes cheveux,
Et tu souris debout dans tes plis orgueilleux,
Comme la soudaine figure
De mes grands calmes glorieux.
LE POETE
La lumière mûrit mes mains à sa brûlure ;
Chaque arbre autour de moi ronfle comme un rocher ;
L'herbe longue et qui flotte est tentante au toucher...
Eté ! j'ai empoigné ta grande chevelure
Pour la mordre, pour m'y coucher, pour m'y cacher ;
Ma bouche que j'entr'ouvre au vent est toute pleine
Des fleurs et des moisson qui chargent ton haleine ;
Je mets mes yeux ardents dans les étangs profonds
Qui sont ton regard trouble ouvert parmi les joncs ;
J'entends chanter ta voix multiple dans les gorges
Des animaux et des oiseaux dont tu regorges,
Et, dans les arbres dont j'étreins l'énormité,
Je te serre entre mes deux bras, Eté, Eté !...
L'ETE
L'air chaud qui s'est nourri du parfum des farines
Cherche les gouffres des poitrines :
Respire ! L'heure douce avec tous ses pipeaux
Célèbre l'ombre du repos ;
Respire ! Calme-toi ! Apaise tes narines !
Sois sage comme les troupeaux !
LE POETE
Le soleil monte. Il a raccourci l'ombre ronde
Que berce autour de lui chaque arbre. La saison
A toute débordé de mon âme profonde
Avec le brusque flot des larmes sans raison.
Je me cherche parmi la beauté de la terre,
J'ai des sources en moi qui ne peuvent de taire,
Les chênes tordent mon grand rêve frémissant !
L'ETE
Sur les bois et sur les pacages,
Sur l'eau claire pleine d'images
Où se baignent les paysages,
C'est midi. Les champs sont brûlés,
L'odeur du pain monte des blés,
Les troupeaux se sont assemblés.
Couche-toi ! La chaleur augmente.
Dans l'herbe fraîche et dans la menthe
Endors ce coeur qui te tourmente !
LE POÈTE
C'est l'heure de la faim et de la soif...
Midi !
Avec tout ce qui vibre et monte dans ta flamme,
Mon exaltation s'élance et s'enhardit;
J'ai faim ! J'ai soif ! Je veux l'infini plein mon âme :
Mon désir est pareil à l'arbre au geste dur
Qui voudrait avec ses grands bras crever l'azur !...
Midi ! Je suis la fleur captive de sa tige,
A ! m'envoler parmi l'espace et le vertige !
J'ai faim !... J'ai soif !
LE POÉTE
La Ville !... Hélas !
LA VILLE AU LOIN
J'ai soif ! J'ai faim !
LE POÈTE
La Ville !... Avec l'odeur des épis pleins de pain,
Le vent a jusqu'à moi charrié son murmure...
C'est Midi sur le blé c'est Midi sur l'eau pure,
C'est Midi sur la Ville obscure.
L'ÉTÉ
Le bon soleil nourrit l'Été
Et l'averse lui donne à boire.
Pour calmer leur avidité,
Chaque fleur aux bourdons s'offre comme un ciboire,
E t tu peux réparer aussi
La lassitude de tes courses :
Mange donc et bois, car voici
Pour ta soif et ta faim des fruits mûrs et des sources...
LE POÈTE
Hélas ! Il est chargé de soupirs, à présent,
Ce souffle qui berçait la campagne tranquille ;
Et j'écoute une voix plus sombre dans le vent...
Est-ce qu'elle crierait, la Ville ?
L'ÉTÉ
Ce vent a dorloté les blés amoncelés.
Goûte le vent ! Goûte les blés !
LE POÈTE
Je ne goûterai pas tes blés ! La terre saine
Fait mûrir au soleil la nourriture humaine
Et j'aime cette odeur blonde qui sort des champs
Comme des fours profonds qui brûlent dans la Ville ;
Mais je sais trop la horde amère qui défile
Devant les moissons d'or et les pains alléchants,
Et qui n'a pas le droit de mordre à la pâture
Q'offre à la Faim l'exacte et multiple nature.
Ah ! je comprends ton cri monstrueux, Ville au loin !...
Ah ! qui donc te ferra taire, Ville éperdue ?
Comment ouvrir mes bras, me jeter dans le foin,
M'exalter, maintenant que je t'ai entendue ?
L'ÉTÉ
N'écoute pas ! N'écoute pas !
Les voix claires de Juin se répondent tout bas:
La brise aux guêpes, les oiseaux à l'eau courante...
Les arbres chantent ! L'azur chante !
LE POÈTE
O Voix ! J'ai honte et peur de toi dans le lointain,
Vois qui charges le vent de maux et de révoltes
Et protestes avec les bouches de la Faim
Contre la splendeur des récoltes !
O Voix ! J'écoute en toi le formidable élan
Qui Les pousse à hurler leurs souffrances grièves,
Et je sens, dans l'enfer du labeur violent,
Leurs échines se tordre et se tarir leurs sèves !
O Voix ! L'air plein de toi m'apporte aussi l'odeur
De leur vice, de leurs loques, de leur malheur :
Empoisonnant l'été glorieux qu'elle hue,
La Ville crie ! la Ville pue !...
L'ÉTÉ
Prends la foison des fleurs dans tes doigts énervés !
Des bouquets font la roue afin que tu les humes,
L'eau musicale court sur ses cailloux lavés :
Écoute ce qui chante et ses ce qui parfume !
LE POÈTE
Je ne puis m'arrêter aux bouquets des chemins !
Je ne puis écouter les sources et les fleuves !
Debout dans l'été bleu, la face dans les mains,
Je ne puis que pleurer tout bas comme les veuves :
Car voici contre moi qu'un autre fleuve vient
Lent et rouge, et j'attends que son remous m'atteigne
Les pavés ont sué leur sang quotidien...
Partout ! sur les moissons, dans l'eau, la Ville saigne.
Ah ! ce sang ! Cette odeur ! Ces cris ! Comment jamais
en pourrais-je guérir ce coeur qui les engouffre ?
E quel autre souci m'assoira désormais
Que celui d'écouter cette Ville qui souffre ?
Je ne puis plus m'aimer ni me plaire. Comment
- Écartés les poissons dont l'argent s'effarouche -
Me baiser à travers l'eau claire sur la bouche
Quand ces bouches d'horreur poussent leur hurlement ?
O sources ! Je me hais à cause de la Ville !
Elle pleure vers moi comme si je pouvais
Quelque chose pour son malheur et pour sa bile...
Et moi, c'est de ne rien pouvoir que je me hais.
Et tu peux me chanter ton hymne. Été de joie !
Je ne t'écoute plus, je ne suis plus ta proie,
Je n'ai plus aux côtés que deux mains de douleur
Où tu t'es tout entier fané comme une fleur.
L'ÉTÉ
Ne crispe plus ces doigts pleins de larmes qui coulent :
L'Été refleurira si l'Été s'est flétri,
Et les Villes sur lui peuvent jeter leur cri,
Car Il renaît toujours et les Villes s'écroulent...
Qui donc tuerait l'Été immortel et divin,
Ses fruits, ses fleurs, son miel, son eau ,son pain, son vin ?
LE POÈTE
O implacable Été ! Crois alors sur la Ville !
Etouffe-la sous tes feuillages bien portants !
Envahis-la du flot de ton herbe tranquille !
Pousse-y tes ruisseaux empressés, tes étangs,
Tes sources, tes oiseaux ivres, tous tes murmures !
Lapide ses toits noirs, avec tes pêches mûres !
Encense de tous tes parfums son air impur !...
Ah ! je vois déferler des océans d'azur :
Été ! Soufflette les malheurs et les scandales
De l'avalanche au vent de tes fleurs triomphales !
Car me voici pâle et debout dans ta splendeur
Et c'est la Ville en moi qui clame son malheur.
Les dieux sont morts ! Été ! Rédemption dernière,
sur ceux qui sont haineux, douloureux, méchants, laids,
Fais crouler ta grande âme ardente de lumière...
O Santé ! ô Clarté ! sauve-les ! sauve-les !
L'ÉTÉ
Je n'ai pas d'âme.
LA VILLE AU LOIN
L'âme est en moi !
LE POÈTE
L'âme... L'âme !...
LA VILLE
L'âme est en moi. Je sais les larmes, sije clame ;
Et je sais espérer si je pleure; je hais
Mais j'aime, ô mon bonheur ! J'aime ! J'aime ! Et jamais
L'inconscient Été, fier de sa gloire inculte,
Ne vaudra ma laideur sublime, mon tumulte
Génial et ma rouge et magnifique horreur,
Au fond de quoi bondit éperdument un coeur !
LE POÈTE
Mon rêve seul donnait une âme à la nature.
Ville, ô Ville ! C'est toi, les deux grands bras ouverts
Que je voyais se tordre au bout des rameaux verts !
Ah ! sanglote ton mal et saigne ta blessure
Sur les récoltes d'or et les eaux de l'Été !
Mêle au bleu de son ciel la noirceur du blaphème :
J'aime tes cris, ses chants, ta laideur, sa beauté,
Je tends mes bras, je tends mon âme... J'aime ! J'aime !...
Le Poème de l'éternelle église
A Raymond Berger
En écoutant la Ville, ayant fermé les yeux,
J'ai vu, dans la ténèbre intime des paupières,
Mes rougeurs d'incendie et les chutes de pierres
Du Demain préparé par d'inouïs aïeux.
Le sol crevé tremblait sous les hordes carrées
Des esclaves d'hier, blêmes de passion,
Levant cent mille bras vers la destruction,
Et gonflant d'hymnes leurs poitrines libérées.
Et le rire, tragique et fou comme un sanglot,
Y secouait les seins ivres des filles folles
Qui, béantes, hurlaient aussi les carmagnoles,
Dont se rythmait au vent le sinistre galop.
Mais un grand rêve, issu de cette immense crise,
Dans le ciel clair de l'ordre et de la liberté
Faisait déjà monter de terre une cité
Virginale, sans Tribunal et sans Église.
Et si l'on se heurtait des pieds à quelque bloc,
- Survivant oublié de l'ancienne pensée, -
La cohue achevait ce vestige, pressée
Et dure, et poursuivant son sillon comme un soc.
... Soudain, rompant l'assaut de la ruine grise,
Le rauque bataillon recule et reste coi,
Écumant de silence et ne sachant pourquoi
Un simple mendiant surgi l'immobilise.
Un soleil ignoré brûle dans ses cheveux,
Éclairant dans le soir la pierre à l'agonie,
Et, géniale, bleue et fixe, l'ironie
Tombe des calmes cils du pauvre lumineux.
Il va parler. Il meut sa grâce solennelle ;
Et la foule, devant ce fragile rival,
Obéit toute, avec des regards d'animal,
A l'ordre de l'index qui s'est levé sur elle.
La paix sur vous !... Comment pouvez-vous croire à bas
L'Église ?... Vous dansez sur la tour renversée,
Ignorant que le marbre meurt, non la Pensée ;
Mais l'Église est, parmi le sang et les dégâts,
Tout debout ! Et jamais elle ne fut plus fière !
Pourquoi vomissez-vous, de haine, une chanson ?
Ne voyez-vous grandir sa force pierre à pierre ?...
O vous tous ! l'heure vient de couper la moisson,
L'heure vient de compter les pierres angulaires !
LA FOULE
Nous ne comprenons point ce que fixent là-bas,
Plus loin que tous nos yeux tes étranges prunelles.
Mais apprends-nous où sont, attendant les truelles,
Ces pierres que tu dis et que l'on ne voit pas.
LE PAUVRE
Dans vos poitrines!...
Coeur sanglant, ô coeur de l'homme !
Gouffre que n'emplit pas l'océan qu'on te doit,
Coeur intact sous le poids de tout ce qui t'assomme,
O coeur, écoute-moi quand je te touche au doigt,
Quand je te dis : "Tu es pierre et sur cette pierre
J'ai bâti mon Église à jamais !"
LA FOULE
Qui es-tu,
Toi qui redis les mots d'exécrable vertu
Du denier dieu que piétina notre colère ?
Avant de t'en aller en lambeaux retrouver
Les prêtres abolis de Christ ou d'Iaveh,
Expire donc d'abord de honte pour tes dires,
Submergé par le fleuve énorme de nos rires !
LE PAUVRE
Arrière !... Je connais déjà votre gaîté :
Elle vêtit mon corps et couronna ma tête,
Et je suis pâle encor du trépas insulté.
Mais aujourd'hui mon règne arrive, c'est ma fête
Plus qu'à Jérusalem tout en palmes ! Le jour
Se lève ! C'est l'aurore en flammes de l'Amour !...
LA FOULE
O folie ! O dégoût des anciennes nausées !
Qu'il meure sous les coups, la haine et les risées :
C'est le Christ ! C'est le Christ lui-même... C'est Jésus !...
LE PAUVRE
Vous l'avez dit !
LA FOULE
A mort !
LE PAUVRE
Faudra-t-il que je meure
Alors que sont venus ceux de la dernière heure,
Virginaux, dépouillés des rites et des us ?
Quand voici mûre enfin ma récolte tardive ?...
O mes enfants, je vous le dis, mon règne arrive !
Car voyez-moi : debout dans mon simple haillon,
Ouvrant au ciel du soir ma bouche sans bâillon,
En une liberté d'épaules, hors la cangue
Des manteaux d'or, je mêle au vent cette harangue !
Ah ! c'est la fin, ce soir, des efforts impuissants !
Je sens que le plein air me lave des encens,
Des cires, des foisons de lis, des girandoles,
Et de tout aliment de l'orgueil des idoles !
Qu'étaient donc le manteau de pourpre et le roseau
Près de la honte d'être, avec le lourd boisseau
De la tiare sur ma tête de lumière,
Assis près des veaux d'or et des dragons de pierre ?
Qu'était la mort, qu'était toute ma passion
Au prix de ton horreur, Déification ?...
Mais voici !... Délivrant mon ascension claire,
Votre geste a brisé le marbre tumulaire,
Et, parmi les débris dispersés, je surgis
Pour vous redire, libéré des paradis
Et des enfers : "Il faut s'aimer les uns les autres !..."
- Et c'est là l'Eternelle Église, ô mes apôtres !
LA FOULE
Qui donc est-il ? son front inexplicable luit ;
Son manteau, comme une envergure, le soulève,
Et nos vierges instincts nous emportent vers lui.
Sa parole ressemble à notre plus beau rêve :
Franchissant deux mille ans sur elle révolus,
Elle dépasse d'un seul coup toutes les bornes,
Et les âges futurs ne diront rien de plus.
... O Passant de clarté qui viens en loques mornes
Secouer sur nos coeurs les mots que nous voulons,
Toi, prêtre qui n'as point mitré tes cheveux blonds,
Dont la main ne tend pas la sébile re Rome,
Qui donc es-tu ? Le Fils de Dieu ?...
LE PAUVRE
Le Fils de l'homme !
LE POÈTE
Allons voir se faner l'été que nous aimons,
Mon âme ! et méditer en paix au pied des monts :
L'air automnal y est sans goût, comme l'eau pure,
Et les quatre horizons haussent l'architecture
Inégale de leurs sommets noyés de bleu.
Notre force écrasée erre parmi ce lieu
Où notre pas &meut in éternel silence...
Mais chaque pic, dressé contre l'espace nu,
Menace de sa corne immense l'Inconnu,
Et tout notre orgueilleux désir qui l'accompagne
Épouse la grande âme âpre de la montagne.
LA MONTAGNE
Viens à moi ! Mes beaux ciels sont frais comme l'émail,
L'herbe pleine de fleurs de ma première pente
Est tendre sous les pieds du passant qui la hante ;
Un peu plus haut, voici que sonne mon bétail ;
Puis, écumeux et fous comme une écluse ouverte,
Mes torrents vont remplir le paysage inerte,
Et tu pourra surprendre, incliné vers leurs flots,
- Qui sur la même roche et pour la rendre ronde
Rebondissent depuis les premiers temps du monde, -
Le long et dur roman de a pierre et des eaux.
Monte encore ! Mes flancs par l'Immobilité ;
Mais virginale, tout en haut, la neige innée
T'attend dans la blancheur de sa stérilité !
LE POÈTE
Comment résisterais-je à cette fiancée
Immarcessiblement pure de ma Pensée ?...
O neige ! c'est vers toi que je vais en chantant !
L'orgueil de la montée aide mon pas content,
Et je me sens grandir de toute l'étendue
Dévorée au hasard de ma course éperdue...
Ce faîte à qui je tends mes bras de passion,
Qu'il m'emporte en sa lourde et blanche assomption
Comme un signe géant sur ses ailes tranquilles !
Le monde est loin ! Le roc sonne sous mon épieu,
Et, déjà, regardant avec des yeux de dieu,
Je vois les champs, je vois les prés... Je vois les Villes !
Villes ! Villes ! Noirceur de l'horizon serein,
Du haut de mon sublime et sourcilleux refuge,
Je ne darderai pas sur vous des yeux de Juge,
Car je vous aime avec le coeur du pèlerin
Qui va vers la blancheur la paix et l'altitude !
Et que ne puis-je aussi, baigné de solitude,
Faire tomber, du bout d'un geste de bonté,
Un peu de mon bonheur sur votre humanité ?...
LA MONTAGNE
Vont-elles, ces cités, attarder ta tendresse,
Lorsque, d'un souffle froid, séchant déjà le sel
De tes yeux qui s'apitoyaient, ma cime dresse
Vers les infinis bleus son lis surnaturel ?
LE POÈTE
Je ne tournerai plus mes yeux vers la vallée,
Mais que seul le sommet m'attache à son éclat !
Je vais !... Mes doigts blessés saignent... La neige est là !
Je vois le but ! J'atteins la tour immaculée...
O Pureté !... Splendeur!... Silence !... M'y voici !
LA MONTAGNE
Repose-toi. Tes mains n'ont plus d'autre souci
Que de se joindre sur ton coeur gonflé de joie ;
Parmi l'éternité des hivers inouïs,
La neige est ton esclave et l'espace est ta proie ;
Un nuage à tes pieds, plus vaste qu'un pays,
T'a caché la douleur des villes de la terre ;
L'océan de ma pureté te désaltère
Et t'arrache à jamais à ton humanité !
LE POÈTE
Je suis seul comme un aigle avec l'immensité ;
J'ai dominé l'orgueil du Mont, telle une bête
Fabuleuse sur qui sont mes deux pieds de roi :
Mais le vertigineux azur touche ma tête...
Ai-je soif de ce ciel qui déferle sur moi ?
Non ! Mon rêve toujours inapaisé dévie
Vers le vide de croire une âme à ce ciel bleu.
Tu m'as hissé trop haut au-dessus de la vie,
Neige vers qui, chantant, j'ai monté peu à peu,
Et j'écoute en mon coeur ton blanc néant se taire...
Ah, retourner vers vous, cris ivres de la terre !
L'ÂME DES CHOSES
Assise dans la solitude
Des rideaux tirés sur la nuit,
De la lampe éclairant l'étude,
De la maison vide de bruit,
J'écoute la langue des choses
Parler dans l'ombre qui s'étend :
Il bat un coeur inquiétant
Dans le bois dur des portes closes ;
Les pieds lourds des tables muettes
Ont des craquements de fémurs ;
Un orchestre de girouettes
Grince tout à coup quelque part ;
Qu'est-ce qui hante le placard ?
Qu'est-ce qui ronfle dans le poêle ?
Quel est ce vent qui prend ce ton
Dont je frémis jusqu'à la moelle ?
Que me veut-on ? Que me veut-on ?...
O phantasme des coins moroses,
Qui donc pourra jamais savoir
Ce que tu dis quand vient le soir,
Ame ténébreuse des choses ?...
L'odeur de mon pays était dans une pomme.
Je l'ai mordue avec les yeux fermés du somme,
Pour me croire debout dans un herbage vert.
L'herbe haute sentait le soleil et la mer,
L'ombre des peupliers y allongeai des raies,
Et j'entendais le bruit des oiseaux, plein les haies,
Se mêler au retour des vagues de midi.
Je venais de hocher le pommier arrondi,
Et je m'inquiétais d'avoir laissé ouverte
Derrière moi, la porte au toit de chaume mou...
Combien de fois, ainsi, l'automne rousse et verte
Me vit-elle, au milieu du soleil et, debout,
Manger, les yeux fermés, la pomme rebondie
De tes prés, copieuse et forte Normandie ?...
Ah! je ne guérirai jamais de mon pays !
N'est-il pas la douceur des feuillages cueillis
Dans leur fraîcheur, la paix et toute l'innocence ?
Et qui donc a jamais guéri de son enfance ?...
A madame G. Jeanniot
Les girouettes ont des voix comme les heures;
Et, sur les toits chenus, fantasques et mineures,
Leur bouche grande ouverte et qui mangent du vent
Chantonnent un refrain décevant.
Elle dit Mars nerveux, les étés monotones,
Les bises de l'hiver, la houles des automnes,
Et, dans son timbre, grince en trois tons le passé
Ainsi qu'un violon faussé.
Elle pleure on ne sait quelle âpre nostalgie:
L'amertume par tous les temps d'être en vigie,
Signalant la saison et l'arrière-saison
A ceux qu'abrite la maison ;
L'horreur de n'être rien qu'une vieille ferraille
Que méprisent les chats, dont le corbeau se raille
Et qui, tout en tournant, jalouse le moulin
Et son envergure de lin;
La fatigue, depuis tant de longues années,
De tenir compagnie au rang des cheminées,
Sans même dans les airs être seule à jucher
Comme le coq d'or du clocher ;
L'ennui de figurer un emblème baroque,
D'imiter les façons folle d'une breloque,
D'être prise à témoin par les points cardinaux,
De servir de nid aux moineaux ;
Surtout la honte, après les grandeurs ancestrales,
D'exhaler à tous vents ses tristes orales
Non plus sur le castel des chevaliers courtois,
Mais sur les plus vulgaires toits !...
Ainsi la girouette a des chansons moroses
Pour qui sait écouter le langage des choses.
Mais elle n'est, pour ceux qui ne comprennent point,
Q'un bruit vague et quelconque au loin.
Roses qu'étreint le vase où l'on poursuit vos tiges
Longeant, vertes, le vert trouble de se paroi,
Si la maturité vous penche au marbre froid
Où, feuille à feuille, vont s'achever vos prestiges,
Moi, voyant trépasser vos pesantes fraîcheurs,
La narine tendue aux derniers aromates,
Apprêtant mon ouïe au choc des chutes mates
Qui d'un coup mettent bas la jeunesse des fleurs,
A l'étroit de la ville, à l'étroit de la chambre,
Seule dans mon fauteuil où rêver et dormir,
Loin de l'Octobre d'or que va mordre Novembre,
Je sens mourir, j'entends mourir, je vois mourir
En vous qui me leurrez par de subtiles feintes,
Roses ! les grands jardins d'automne d'où vous vîntes.
L'odeur des oeillets épicés
Transporte notre âme attentive,
En une vaine tentative,
Vers les étés de nos passés...
Avec ce flot de souvenance,
Oeillets, oeillets, ah ! rendez-nous
Ces jardins verts de notre enfance
Restés dans votre poivre doux !
Si mes yeux arrondis s'arrêtent aux vitrines
Où siègent, investis d'un orgueil de joyaux,
Cette argile et ce grès, chair douce des terrines
Plantureuses, des bols, des coupes et des pots,
Entre tout j'aimerai la rondeur de tes joues,
Vieux vase vigoureux et gonflé de néant,
Dont la forme plénière, avec son haut béant,
Naquit autrefois des géniales boues,
Car il me plaît, sachant que des âges finis
Dans ton creux sans fêlure ont versé leur histoire,
D'ignorer sur quels maux s'attriste ce vernis
Qui pleure à ton flanc pâle une larme si noire.
La nuit tombante est pure et douce, comme une âme
Qui s'endort balancée aux arbres du dehors ;
Et toi tu t'assoupis aussi d'âme et de corps
Au creux des oreillers où ton bien-être pâme.
Mais, demi-jour dans la demi-obscurité,
La veilleuse au plafond brûle pour que tu dormes
Parmi le ballet noir des revenants informes
Que crée, au long des murs, son rayon écourté,
Afin qu'en dilatant tes grands yeux taciturnes,
Si quelque réveil brusque en sursaut vient t'asseoir,
Tu puisses terminer ton rêve étrange, à voir
Ces apparitions de tes heures nocturnes.
A Gorges Malet.
Si tu meurs aux trois temps d'une valse lointaine,
Suranné souvenir, sentimentalité !
Seul, te conserve encor quelque fidélité
L'orgue de Barbarie où pleure ta rengaine.
Les fantômes de ceux qu'autrefois tu plias
Sous ton joug, sortent tous de la vieille musique :
Le Boulevard de Gand y danse, et la phtisique
Marguerite Gautier, Dame aux Camélias.
Le clair de lune, ancienne histoire, est dans la boîte
Et mêle sa douceur à ces rythmes rouillés
Où, passionnément, l'âme des parcs mouillés
Sanglote avec l'amant conte une épaule moite...
Grandes dames aux doigts pétrisseurs de gâteaux
Qui relisiez, les soirs, Monsieur de Lamartine !
O nuits d'enlèvement, diligence argentine,
Tremblotante bougie aux vitres des châteaux,
Il faut mourir avec cet orgue, tous et toutes !
Mourir en nous avec vos grands événements.
La fièvre d'aujourd'hui chauffe d'autres romans
Que vos folles amours à grelots sur les routes.
Nous sommes l'âge abstrait du drame des cerveaux,
L'aventure y demeure au fond de la pensée...
Quant à la passion, elle est déjà passée
Au galop pommelé de vos quatre chevaux !
Rideaux du large lit d'auberge
A grandes et criardes fleurs ;
Voyages de noce en diligence, couleurs
De "Rodolphe" timide et de "Paméla" vierge !
Bons rideaux du passé ! Dans votre ombre reluit
Ma bouche rouge d'aujourd'hui
Montrant les dents du rire ironique moderne,
Pendant qu'à la fenêtre d'aurore on discerne,
Dans la voix des pigeons dont la tendresse alterne,
Rodolphe et Paméla roucoulant sur l'appui.
A UNE PETITE STATUE CHALDÉO-ASSYRIENNE QUE J'AI
Pour Séb. Ch. Leconte.
Toi qui n'eus qu'un pass& d'idole humble et fragile,
Voici que, dans la gaine étroite des contours,
Nourris de l'or des dieux et du granit des tours,
Les siècles font un socle à ta gloire d'argile.
Clouée au mur sourit ton apparition,
Et le regard songeur et pieux qui t'englobe
Croit voir, dans les pâleurs de l'inhumation,
La terre de Chaldée encore sur ta robe.
Le fantôme du sombre et royal Orient
S'est roidi dans l'horreur tranquille de ta pose,
Et, comme en ceux des sphinx que crispe l'ankylose,
Dans tes yeux émoussés regarde le Néant.
Mais ton sourire vit, ô roi, prêtre barbare
Des longues voluptés du passé fabuleux !
Babylone te coiffe ainsi qu'une tiare
Et brûle en cette moue au sens mystérieux.
Et je veux élever mes mains sacerdotales
Dont reluit chaque doigt quadruplement bagué,
Pour que l'air mécréant de ce temps soit nargué
Par leur chair toute nue où pèsent des opales,
Par leur chair d'aujourd'hui dont le geste incrusté
S'offre, dans la douceur d'un rite énigmatique,
Au calme, à m'ironie, à la perversité
Que retrousse à demi ta bouche asiatique...
Quand tombe sur l'horreur d'horizons abolis
Ton calme, long rideau d'étoffe monotone
Sur lequel vit, hochée, une branche d'automne,
Le rêve doucement chuchote dans tes plis.
Et si nos lentes mains de Reine fainéante
Te doivent relever de leur geste gemmé,
Longtemps nous resterons à te garder fermé
Sur l'attendu tableau de la vitre béante,
Car, derrière elle, veut notre désir songeur
Non la réalité hargneuse de l'usine,
Mais, dans les brouillards lourds de sel ou de résine,
Le profil de quelque Ys ou de quelque Elseneur...
A madame Paul Valéry.
Hors les sens et le pli profond de la mémoire,
Nos yeux avides d'ombre et de profusion
Ont vu s'ouvrir, béants sur cette vision,
Un silence de nef de cathédrale noire.
Des esprits et le vol d'un seul papillon lourd
Vont invisiblement le long des murs funèbres
Où, sans rien éclairer des gluantes ténèbres,
Vivent des vitraux pleins de couleur et de jour.
Au loin, des millions de voix douces murmurent,
Puis se taisent longtemps, puis regonflent leurs bruits
Puis hurlent ! Tout un peuple humain crève les huis
Et délivre les flots de nuit qui s'y emmurent.
La foule !... Une douleur de contralto profond
Enfle toute la nef de sa plainte sacrée.
Incendiant le choeur d'une averse dorée,
Un rayon de soleil viole tout le fond.
Dieu, prêtre, empereur, roi, quelque figure humaine,
Sur cette foule drue agenouillant ses rangs,
Dans les fleurs et le vol d'encensoirs fulgurants,
Se tait, seule, au milieu du pavois qui l'emmène.
Sa robe, étroitement, est blanche. Il est debout.
L'adolescence brûle au contour de sa joue.
Lentement et parmi la mer des voix, la proue
De son triomphe avance, allant on ne sait où.
La grande passion sans chair de la prière
Lève sa tête d'or flamboyant d'éclat.
Le geste de ses bras s'ouvre dans l'au delà
Et l'emporte muet et bordé de lumière.
Sabaoth ! Un noël dément monte à l'assaut
De la frêle blancheur toute droite et pâmée ;
La désolation de l'oeuvre consommée
Est en lui, dont le coeur se brise comme un sceau.
L'horreur archangélique ouvre sa bouche close
Où l'âme, éperdument, tait son suprême cri...
L'Amour ! La Mort ! L'Amour!... O Père, Fils, Esprit !
Apothéose ! Apothéose !...
*
Un gris, un lourd, un triste ciel
Follement artificiel
Monte des églises fumeuses
Et se mêle au temps orageux
Pour la distraction des yeux
Collés aux fenêtres vitreuses.
Or, faisons mieux que de le voir :
Grillons, de paresse pâmée,
Des cigarettes jusqu'au soir
Pour faire aussi de la fumée...
*
Mon anxiété va sans cesse vers la Ville...
Avec mes deux yeux las trépassés de paresse,
Je la regarde au loin parmi ses brumes pâles
Et, sur la vitre où mon désoeuvrement se dresse,
Je raisonne au travers de mes bagues royales.
Mais je ne sais pourquoi, dans le chien et loup triste,
Derrière cette vitre où mon haleine marque,
Je m'assombris avec cette âme d'anarchiste,
Sourdement, à travers ces dix doigts de monarque,
Ni pourquoi crient si fort vers mon aise inutile,
Par delà la fenêtre étroite de ma joie,
Ceux qui n'en peuvent plus, par centaines de mille,
Ni pourquoi, hors de ce coeur profond qui s'apitoie,
Mon anxiété va sans cesse vers la Ville...
Du bout de ses tuyaux gris,
Dans le ciel fume Paris ;
Le jardin se ramifie
Sur cette lithographie ;
Tout le long d'un rameau sec
Les moineaux se font le bec ;
Et quelque bateau qui passe
Sur la Seine lourde et lasse
Vient mêler de temps en temps
Son sanglot au mauvais temps.
Le coucher violent a fait une Gomorrhe
De la Ville érigée au loin
Splendide et monstrueuse et ne se doutant point
Que le feu du ciel la dévore.
Pour moi, contre la vitre et devant ce couchant
Qui brûle mon temps et ma race,
Dans l'horreur de la Ville et de son bruit méchant,
Voici que j'ai voilé ma face,
Ayant compris le sens de ce beau soir d'été
Tombé parmi tant de scandale
Et qui semble venger la souffrance claustrale
De mon intime piété.
Le vent pluvieux emporte
Le ciel gris et les fumées.
Avec l'herbe et les ramées
La nature au parc est morte.
Le vent pluvieux emporte
Mon âme vers où ?... Qu'importe!
Mon âme est dans les fumées
Que le vent d'automne emporte
Avec l'herbe et les ramées...
Les coussins où flamboient les bagues de mes mains
Sont comme empoisonnés de grandes fleurs étranges.
Adieu, brutalité des bleus et des carmins,
Honnêtes grands rideaux, bourgeois fauteuils à franges !
Du jaune au roux, du vert au bleu, du mauve au gris,
L'oeil, parmi les velours assourdis, perd la piste ;
Chaque meuble, occupant le recoin qu'il a pris,
Net et froid dans la clarté pure, est égoïste ;
Et, des vitres, le parc a fait e beaux vitraux
Complexes, où s'effeuille un automne bizarre...
Mais par delà ce luxe intact et ces carreaux,
Hurle Paris au loin comme une mer barbare.
La nuit de bourrasque et de pluie
Où le jardin mort craque et plie
Est toute en mon coeur orageux,
Si je viens à songer à ceux
Qui, las du sort qui les étrille,
Y noient leur misère aux grands yeux
Parce qu'ils n'ont ni femme ni fille
Ni logis pour les accueillir
Et que , pour eux, le fleuve brille
Comme un grand lit pour dormir.
Le travail nocturne emplit la nuit
D'une rumeur trop laborieuse.
La vie humaine s'y use et fuit
Au moment choisi pour la veilleuse,
Pour le ronflement, pour l'oreiller.
O ! la pluie aux carreaux ! O ! veiller
Dans l'usine noire ou dans la rue,
A l'heure où la campagne bourrue
S'offre en silence au bienfaisant,
Au plaisant, au pesant dormir du paysan !...
Les mains molles et les yeux lourds,
J'aime n'être plus rien qui vaille,
Dorloter un rêve qui bâille
Dans mes oreillers de velours,
Et que mon âme inopportune,
Ainsi qu'un grand papillon noir
Collé aux vitres, reste à voir
Luire longtemps la nuit de lune...
L'ombre de Verlaine est au jardin d'automne
Qui s'est assise au long des bancs vermoulus
A recevoir longtemps la pluie monotone,
Comme un mendiant triste qui n'en peut plus
Et qui regarde sans parler, bouche bée,
Devant soi, mourir une feuille tombée...
La ville trempe au gris d'un temps verlainien ;
Tout le dehors reluit sous une averse innée,
Et nous oyons le vent emplir la cheminée,
Assise à la fenêtre et ne songeant à rien.
Les coussins sont tombés à terre, où s'est pâmée
Notre langueur au cours d'un long désoeuvrement ;
Et nous croyons sentir que ce vent, follement,
Éparpille notre âme ainsi qu'une fumée,
Pendant que notre main fainéante et lâchant
Un volume, arrondit au fond du jour couchant
Quelque opale dans la pâleur sournoise brille
Et se fixe sur nous comme un oeil sans pupille...
L'ample ville reçoit l'averse folle au loin,
Sous l'agitation du ciel et des fumées.
Je poserai mon front aux vitres dans un coin,
E t je tapoterai de mes mains bien-aimées.
Il pleuvra sur des gens qui n'ont pas
De logis pour rentrer chez eux, sur la misère ;
Mais parmi ce gros temps où plongent mes yeux las,
Luiront mieux leurs couleurs, sur la vitre bleuâtre,
Les bagues de mes doigts dorés de Cléopâtre...
La mousseline de la brume
S'enchevêtre aux arbres d'hiver.
Mélancoliquement il fume
Cette blancheur trouble dans l'air.
L'horizon a perdu sa ligne,
Et, derrière la vitre en pleurs,
Sans fleurs, sans odeurs, sans couleurs,
Le jardin transi se résigne...
Oh ! que puissent se résigner,
Pareils à ce jardin noyé,
Les coeurs sans joie en lesquels fume,
Comme une brume, l'amertume !
Cette nuit, comme un drame, attire ton coeur las
Par son ciel figurant, parce qu'il grouille et change,
Un Océan invers qui ne déferle pas.
La lune s'y débat comme une pieuvre étrange,
Claire, dans le filet d'un nuage ample et bas ;
Et, pour mieux encadrer la vision murrhine,
- Tambour de tes dix doigts lourdement corsetés, -
La fenêtre t'a mis le dehors sous vitrine,
Derrière quoi tes yeux regardent, dilatés,
Dans le halo léger soufflé par ta narine...
La Ville noire mêle à l'été son haleine,
Et les feuilles, dans l'air surchargé de poisons,
Tombent déjà, lourdes d'horreur, sur les gazons
Et meurent, on dirait, de la souffrance humaine...
Surveille donc tes pas quand, lasse des chaleurs,
Ta paresse le long des jardins se promène ;
Parmi ces feuilles d'or n'étale pas ta traîne
Et crains pieusement de marcher sur des coeurs.
Amante des beaux soirs en musique, venez
Etre, dans l'ombre, l'ombre inquiète qui traîne,
Sur les touches, des doigts aux chatons soupçonnés,
Longue de robe, et, telle, un souvenir de reine.
Les miroirs contiendront votre double, le soir
Tombant d'une fenêtre ouverte encore claire,
Et ce recoin meublé, lourdement angulaire,
Où votre doigt calme ébauche un désespoir.
O ! vous seule avec vous dans les glaces, fantôme
Répétant un contour qui va s'évanouir,
Vous seule avec votre âme et nul pour vous ouïr
Les yeux fermés, ainsi qu'on respire un arôme !
A travers branches et gouttières
Exécutant leurs entrechats,
Nous écoutons huer les chats
Le long de nos nuits coutumières.
Tout à coup, du fond d'un lointain,
Chante clair un coq noctambule
Quand la lune, au bout du jardin,
Mêle aux arbres sa folle bulle.
Mais plus loin, sur un rythme égal,
A même la Cité profonde,
Bat, à grands coups, le coeur du monde
Comme celui d'un animal.
Avant l'heure où la nuit est noire,
Tout au bout des soirs inouïs,
Les couchants nous font toujours croire
A de miraculeux pays.
Nos coeurs leurrés et pleins de fable
Chantent l'instant enfin venu
De gonfler la voile ineffable
Qui mène à ce monde inconnu.
Allons vers la joie et la gloire !
La terre est pleine de malheurs :
Partons ! Partons !... O pleurs ! pleurs ! pleurs !
Restons ici, la nuit est noire...
A madame Judith Gautier.
Sous la mitre des cheveux noirs,
Un lion dort dans tes yeux jaunes.
Où sont les fabuleux pylônes
Des palais sonnants d'encensoirs ?...
Tes rouges lèvres violentes
Mordent ta royale pâleur.
Où sont les fruits, où sont les plantes
Dont saigne le tropique en fleur ?
Le long des étoffes opaques
Pèsent tes colliers verts et bleus.
Hélas ! hélas ! où sont les dieux
Des molles nuits égyptiaques ?...
DÉCLARATIONS
UNE ENFANCE LE LONG DES PRÉS...
Une enfance le long des prés,
Et le long de la mer aussi qui la connut,
Et le long de la mer aussi qui la connut,
E t le long d'une ville humble et marine aux baies
Saumâtres où s'endort quelque bateau chenu,
Une enfance du Nord, chétive aux gestes tristes,
Errant, le front chargé de rêves fantaisistes,
Emplit ses yeux, emplit son âme, emplit son coeur
De ciel bizarre et d'océan glauque et berceur
Et de cette humble ville et de ces paysages
Où les bateaux trainaient des senteurs de voyages
fabuleux, et, longtemps inquiète, attendit
Au bord des eaux quelqu'un de grave et de hardi
Comme un roi qui viendrait du loin profond vers elle.
Et cette enfance est morte ainsi, pâle et fidèle,
sans avoir jamais vu le grand vaisseau venir...
Mais, puisque maintenant cet avenir se lève,
Voici que le Réel répare et vient tenir
La promesse que fit à l'enfance le Rêve.
Que les passés, gonflés d'un sanglot insolite,
Meurent en nous, mon âme, avec le souvenir
D'avoir fait déborder nos larmes d'Héraclite
Sur l'angoisse de vivre et l'horreur de mourir.
Nous revenons, parmi les êtres et les choses,
Les pieds au même sol, la tête aux mêmes cieux,
Regarder l'existence avec nos deux grands yeux,
Mais le bonheur aux doigts comme un bouquet de roses.
Et les prés où rôdaient nos pas tristes, la mer
Où ruisselaient nos cils sur les vagues salées,
Les bois tors figurant nos mains inconsolées,
La Ville édifiant notre rêve en sa chair,
Toute voie où passa notre âpre solitude
Nous rouvre ses tournants d'où l'on voit l'horizon :
Cathédrales et tours partent pour l'altitude,
Voici la mer, les bois, les fleurs, la fenaison...
Mon âme, remettons nos pieds aux mêmes traces,
Et nos pas d'aujourd'hui remplaceront ceux d'hier.
Que dans notre poitrine éclate un hymne fier :
Chantons ! Voici la route où nous fûmes si lasses !
Le timbre de mon âme est mineur comme toute
Ame du Nord nourrie à l'étrange repas
Des brumes, des soleils qui ne réchauffent pas
Et des horizons gris au bout de chaque route.
Mais je saurai chanter notre beau paradis
De joie avec ce timbre et sa mélancolie
Tout aussi clairement qu'au bruit de leur folie
Fifres et tambourins des expansifs Midis.
Ton coeur intact plus frais qu'un fruit encore à l'arbre
S'est offert pour tenter la morsure de marbre
De mes cruelles dents prêtes à saccager.
Mais j'ai reçu le don, et, tremblant de songer
Que sa beauté mourrait du péché de ma bouche,
J'ai respecté ce fruit qu'il ne faut pas qu'on touche.
Toute ma sourde intimité
D'ombre, de deuil et de mystère,
D'horreur et de complexité,
A fui, pour quelque étrange et douloureuse sphère,
Ton incompatible âme claire.
Mais toute ma bonne santé
Se trempe au bain de ta clarté
Comme un corps vigoureux se trempe dans l'eau claire.
J'ouvrirai grands mes yeux d'abîme dans tes yeux
Pour que leur regard noir reste dans ta pensée,
Ainsi qu'une clarté vive, longtemps fixée,
Inscrit dans notre vue un halo lumineux ;
Je laisserai dormir ma tempe chevelue
Au creux de ton épaule offerte, lourdement,
Afin que son ampleur grade éternellement
La place qu'y creusa la tête de l'Elue ;
Je chanterai pour toi la chanson de ma voix
Dont ton âme chérit les rires et les prônes,
Afin qu'en ton ouïe attentive, elle trône
De tous ses grelots d'or et de tous ses hautbois ;
Je mettrai mon empreinte en toi, pour que tes paumes
Ne souhaitent plus rien que ma captation,
Pour que ton coeur m'ayant en son ambition
Se sente déborder de dieux et de royaumes !
Je prendrai sur mon coeur gonflé d'expérience
Ta tête de candeur et d'orgueil triomphant,
Et je te bercerai comme un petit enfant,
Toi qui n'as pas connu l'horreur de la souffrance.
Nous pouvons échanger nos passés différents :
Viens ! tu me sentiras vieille comme une mère,
A scruter les longs jours de ma jeunesse amère
Dans ces yeux que la vie a fait ouvrir si grands.
Moi qui peux sangloter des maux inexplicables,
Toi qui peux éclater du rire des petits,
Nous sentirons, heureux, solennels et blottis,
Tomber sur nous la paix des heures délectables,
Et sans doute qu'un peu de forte dureté
Me viendra de ton âme impétueuse et neuve
Et que tes durs instincts s'apaiseront au fleuve
De ma mélancolique et grave aménité...
J'aime songer aux mains de mon âme, filant
A l'aveugle, en ces temps de mon passé, lent
Ouvrage où s'accomplit la capture inouïe
De ton coeur, - oiseau lourd de roue épanouie
Et que cent réseaux d'or retiennent à jamais, -
Quand ce que je pleurais et quand ce que j'aimais,
Le trouble, la beauté, le doute et ses batailles,
Toute l'inquiétude, ô minutes, ô mailles !
Dans l'enchevêtrement inexpliqué des jours
Ainsi parachevait, en ses tours et détours,
L'ample filet de charme et d'âpre sapience
Où se devait un soir prendre ta violence.
L'écume est morte ; l'algue est un beau ruban clair
Envolé ; la rondeur des pieuvres lumineuses
Ne luit plus son opale au coeur des vagues creuses...
Pourquoi te lèves-tu, fantôme de la Mer ?
Je n'ai plus le manteau pesant à mes épaules
Où venait palpiter ton souffle haletant ;
Je ne sais plus le pas de celle qui attend
Toujours, les yeux plongés au mystère des pôles ;
Ma bouche n'aura plus le cri des abandons
Et cette soif qui veut s'abreuver d'altitude,
Ni mon coeur, pris d'orgueil sombre et de solitude,
La liberté hirsute et dure des chardons ;
Je ne comprendrai plus la douleur des marées ;
Seule, et sauvagement, le long du flot natal,
Je ne t'offrirai plus l'holocauste mental,
O Spectre ! de mon geste aux mains désespérées ;
Car, malgré le passé profond que je te dois,
Si tu resurgissais des vagues éternelles
Où j'ai cru te noyer une suprême fois,
Je te submergerais aux fond de deux prunelles !
O toi, naissance, soeur jumelle de la mort,
Race obscure dans notre geste confinée,
Deviendrons-nous, en assistant ton sourd effort,
Complices du vouloir d'où sort la destinée ?
Je n'accepterai pas en mon humanité
Animale, où l'esprit n'est point, ta magie noire ;
Ton égoïste événement dans notre histoire,
Je le repousse avec toute ma charité.
Loin de moi donc le faix de ton oeuvre incertaine,
Que puisse la Vie oublier l'oeuf caché
Où couverait, ainsi qu'un monstrueux péché,
Dans mes flancs, malgré moi, l'horreur d'une âme humaine !
Notre orgueilleux amour est comme un lis fleuri,
Et si l'Envie oblique et sournoise nous frôle,
Simplement je mettrai mon front sur ton épaule
Pour ne pas défaillir de ce souffle pourri.
La haine, ainsi, se fait vainement assassine :
Nous sourions devant son effort impuissant,
Forts de notre clarté de couple éblouissant
Vigoureux et loyal comme une pierre fine.
Car, loin de la cohue au coudoiement peu sûr,
Notre âme se nourrit de l'air des hautes sphères
Dans un silence grave, eurythmique et si pur
Que l'on n'y entend pas le sifflet des vipères.
Notre amour grave et pur a vogué sur le fleuve
Et la main dans la main par des soirs descendus,
Au lent rythme de l'eau, colère que la meuve
Le labour des bateaux aux avants suraigus.
Nos yeux ont contemplé l'eau sombre, approfondie
Par des reflets tordant leurs durables éclairs,
Et les horizons pleins de l'âpre tragédie
Des couchers empourprant les villes et les mers.
Et la cité sur l'eau penchait, surabondante,
Ses quartiers noirs grouillants de labeur et d'horreur
Et d'où montait, ainsi que tel un rêve de Dante,
Un cri désespéré vers notre cher bonheur.
... Ah ! ne plus traverser cette misère humaine !
N'y être plus tous deux follement contrastés,
Mais connaître la barque improbable qui mène
En pleine fable, au coeur d'exultantes cités !
N'avoir plus dans le coeur la grande inquiétude,
Quand d'autres sont si mal, de nous sentir si bien,
D'entendre geindre autour de notre solitude
La souffrance du monde et de n'y pouvoir rien !
Cher ! Cher! Presse-moi bien contre ton âme claire,
Que je n'écoute pas, que je n'entende pas,
Et pour que l'étau doux et fort de tes deux bras
Etouffe en moi l'horreur de savoir la misère !
Notre maison est un grand vaisseau dont la proue
Se tourne vers la Ville éparse à l'horizon.
La Ville, avec un bruit de vague qui s'ébroue,
Crie toute sa folie et toute sa raison.
Et nous, pâles parfois et la gorge serrée,
Nous l'écoutons monter ses tragiques marées ;
Mais nous sommes heureux et nous nous sentons forts,
Car notre maison est un vaisseau dans le port,
Un bon vaisseau tranquille et sûr de sa charpente
Que n'atteindront jamais les vagues violentes.
HEURES INTIMES
Je t'enseigne, le long de la pierre du fleuve,
Avec un sage doigt levé chemin faisant,
Les eaux pleines de jour tombé, le ciel plaisant,
La ville hérissée et noire qui s'abreuve
Et trempe dans ces eaux quelques arbres d'été
Dont le reflet nonchalamment se ramifie,
Tandis que les cloches que le soir simplifie
Laissent sans bruit, le long de leur flèche, monter,
Eclairant tout à coup l'ombre où tu m'accompagnes,
La bonne lune en rond des bois et des campagnes.
Notre âme est un peu triste
Et nous ne savons pas pourquoi,
Ni toi, ni moi.
Il faut que le beau temps d'aujourd'hui nous assiste.
Descendons au jardin !
Je prendrai le chapeau de toile
Sous lequel ta petite a son profil gamin.
N'importe quelle fleur y mettra son étoile.
J'ouvrirai de grands yeux
Interloqués, comme les gosses.
Bercés dans le couchant tardif et vaporeux,
Les arbres enfleront des cosses.
Nous serons sur le banc que nous aimons le le mieux,
Et, levant un index grave qui certifie,
Ta petite fera de la philosophie...
Je te tiens par la main et nous vivons tous deux
Comme vivraient deux fleurs pesantes de pétales.
Le vent est surchargé de parfums trop mielleux
Qu'absorbent doucement nos âmes végétales ;
Et, tels, alanguis d'aise et de tranquillité,
Nous reposons parmi la splendeur de l'Eté.
Nous avons contemplé, sans parler, tous les deux,
Paris enseveli dans ses gris fabuleux,
Par delà les grands parcs dont les branches voisines
Mêlent leurs torsions complexes aux usines.
Dans la verdure, au loin, des tuiles sur un toit
Luisaient, et je songeais des villages d'estampes,
Contente simplement d'être à côté de toi,
Encor que défaillante et la sueur aux tempes ;
Car, hors la dureté moderne, nous étions
- A sa fenêtre avec de candides frissons, -
Un couple d'autrefois un peu mélancolique
Qui regarde noircir l'orage romantique ;
Et Charlotte évoquant Klopstock, ou Bernardin,
Ou Musset, enchantaient nos rêveuses mémoires,
Pendant que le ciel, plein de menaçantes moires,
Tonnait en arrosant la ville et le jardin...
Au coeur de l'ombre végétale
Que l'été glorieux étale,
Le chat, avec componction,
Accompagne au jardin ma délectation.
Ses yeux baignent sa sombre moire
De leurs deux lueurs en éveil ;
Il marche comme une nuit noire
Qui se promène en plein soleil.
Et si, las de l'ombre qui tremble
Et de contourner les chemins,
Le jeu de pattes et des mains
Nous couche parmi l'herbe et nous y roule ensemble,
Je plonge, largement ouverts,
Avec des poses fraternelles,
Les secrets noirs de mes prunelles
Dans l'énigme de ses yeux verts.
Petite ombre, dieu lare ou démon familier,
Sans bruit, la chatte rôde autour du mobilier,
S'assied avec sa queue au côté, ronde et sage,
Et fixement, allume au centre du tapis
Deux lunes dans la nuit noire de son pelage.
Mais, dans sa patte, cinq durs ongles sont tapis
Que pourrait dégainer son humeur décevante,
Et je sais la souris de son dernier repas
Si lentement cruel !et qu'elle représente
Certain intime fond dont on ne parle pas.
L'automne a enflammé les arbres. Le jardin
Tord sous le ciel gris son immobile incendie
Qu'arrose finement, froide et droite, la pluie...
aujourd'hui, il faudra me tenir par la main.
Il faudra me tenir pour que mon âme reste
Dans le tendre présent et ne s'échappe pas,
Vagabonde, vers un octobre de là-bas,
Dont celui-ci me fait retrouver l'ancien geste ;
Pour que mes lentes mains et que mon front lassé
N'aillent pas s'appuyer aux arbres du passé ;
Pour que mes yeux ne pleurent pas des agonies
Dans la rousse douceur des automnes finies.
Les petits comme en un vaisseau
Dorment balancés ; dors, mon homme !
Mon coeur de femme est un berceau
Où peut se dorloter ton somme !
Ils veulent s'endormir au son
Des berceuses sempiternelles ;
Mon amour est une chanson
Qui sait toutes les ritournelles.
Leur mère est là qui les défend ;
Mais n'as-tu pas mon âme claire
Où reposer comme un enfant
Qui s'est endormi sur sa mère ?...
Etant tout petits nous berçaient nos mères :
Mais nous n'avons plus que nous deux au monde,
Ayant tout quitté pour l'oeuvre profonde
D'unir à jamais nos deux âmes claires.
Mais, pour ne pas les sentir orphelines,
Je serai la mère attentive et douce,
Tu seras l'enfant bercé sans secousse
Qui s'endort le soir dans des mains câlines.
Et j'inventerai de tendres paroles,
Au bord de ton lit, dites une à une,
Lorsque le rideau fleurit des corolles
Dont la veilleuse est le lent clair de lune.
Pour que ta nuit, toute, en soit parfumée
Et pour qu'au matin, lorsque tu t'éveilles,
Le dernier discours de ta bien-aimée
Te chantonne encore au creux des oreilles.
Nous partirons tous deux vers la vieille maison
A qui le passé fit une âme ; où nous accueille
Le jardin dévoré d'automne feuille à feuille,
En lequel, tristement, s'envole la saison.
Car de tous tes gazons restés aromatiques,
De tous tes arbres fous, jardin ! tu nous attends,
Ainsi que toi, maison tranquille du vieux temps,
De tous tes petits coins et recoins illogiques,
Afin que nous hantions ces pénates à deux,
Que, double, pour longtemps notre ombre s'y étende
Et pour qu'y chante aussi sa joie et s'y entende
Le pigeon qui roucoule en nos cous amoureux.
La maison baigne dans l'été,
Blanche, sentimentale et sage,
Avec un bout de paysage
Au fond des glaces reflété.
Elle a cette fraîcheur ombrée
Que font des stores abaissés,
Et des silences traversés
Par un chant de guêpe dorée.
Son parc, comme dans les albums,
Enchevêtre un feuillage fruste
Et, sur sa terrasse vétuste,
Sont d'éclatants géraniums.
Et quoique la Ville soit proche,
Le bruit en est si peu distinct
Qu'on croit plutôt dans le lointain
Le heurt des vagues sur la roche.
Nous vivons là tout doucement
Avec quelque musique, un livre
A parcourir, un songe à suivre,
Et surtout en nous y aimant,
Pleins de la douce indifférence
Qu'on a quand on se sent heureux
Et qu'on rêve rien de mieux
Qu'une aussi paisible existence.
REGARDS
A Félix Fénéon
I
LIMINAIRE
Le long des peupliers ou le long des sapins
Et dans les raisins des collines
Câlines
Bondés de jus et de pépins ;
Au bord des torrents fous, sur le mont noir et vert
Dont le haut plonge dans l'hiver ;
Dans les villages
Gris et rouges aux tuiles sages ;
Au coeur des prés où l'air avait le goût de lait
Et que le roux bétail peuplait,
Sonnailles
Ponctuant de vertes ripailles ;
Parmi les pays durs aux pentes de velours,
Les improbables verreries
Des glaciers lourds
Dont les grottes sont des fééries,
Tranquille, notre calme et pensive amitié
A promené sa fantaisie,
Sa poésie,
Tenu les aspects sous son pied,
Pendant que, sourcilleux ou souriant visage,
Du haut des pics, du bout des parcs,
Le paysage
Nous regardait avec ses lacs...
II
La route tourne. A droite, à gauche,
Le paysage étend ses vives aquarelles
Et l'horizon tranquille à tous ses bouts ébauche
Les vaporeuses citadelles
Des montagnes sempiternelles.
Villages. Un peu de culture ;
Toits rouges ; jaune des moissons ; verts de la vigne ;
Un long troupeau de boeufs carillonne et pâture ;
Un peuplier, étroite ligne,
Donne au tout une architecture.
Mais au fond, dans les gris d'ardoise
De l'Alpe dont les pics se pâment dans un songe,
Eclate tout à coup l'incroyable turquoise
Du Léman qui cligne et s'allonge
Comme une prunelle sournoise.
III
Oeil bleu du paysage aimable, le Léman
Nous a longtemps bercés sur ses profondeurs claires,
Dans l'archipel surgi des Alpes débonnaires
Que noyaient les douceurs mauves d'un ciel dormant.
Le sillage y traçait son triangle illusoire
Et se mourait au bord vaudois sont les coteaux
fructifiants trempaient leurs plus charmants châteaux
Dans l'eau paisible où les villages venaient boire...
Oh ! tours sous un chapeau de feuilles ! Fins clochers
Dépassés par des peupliers ! Saules en houppes !
Petits golfes proprets et ronds comme des coupes
Creusant la terre sans misère et sans péchés !
Pointes et pics qui sembliez en gélatine !
Mouettes au vol mou gagnant l'autre versant,
Qui vous apparentiez dans le soir languissant
Au gonflement joli de la voile latine !
Oh ! dans les yeux des passagères au front pur,
Ta nullité redite, alme Léman, turquoise
Pacifique qui meus ton éternel azur
Au rythme intérieur d'une valse viennoise !...
IV
Je tendrai mes deux mains dures, qu'un désir pousse,
Vers la fluidité des paysages mous,
Vers l'Alpe évaporée et dressant contre nous
SE fantômes surgis du lit des mers d'eau douce.
Le voyage nous berce au rythme des hamacs ;
Un souffle gonfle au vol les barques et les cygnes ;
Les rivages sereins fuient de toutes leurs lignes,
Et, du fond de l'azur, monte l'âme des lacs.
Je suis celle qui cherche à tâtons une touffe
Contre le vide ouvert qui la prend peu à peu
A, saisir !... Je respire et je mange du bleu,
Je m'y débats, je m'y enfonce, j'y étouffe !...
Et parmi la palette exquise de tes ciels,
Le burinage ferme et fin de ta grisaille,
Rêvant à ton bruit sourd d'éternelle bataille,
Ville noire de es songes habituels,
J'appelle à mon secours, du fond des heures molles,
Ton labeur violent, ta colère et ton mal,
Car je sens, dans l'horreur douce de l'idéal,
Mon âme qui se meurt comme un chant sans paroles...
V
Solitaire Bourget, notre couple rêveur
Ne profanera pas tes rives romantiques ;
Mais ton flot tiède où l'Alpe admire sa lourdeur
Sera sucré de nos bouquets romantiques,
Quand nous noierons dans la clarté de ton courant
Des mains pleines de fleurs et de feuilles d'automne...
Car nous voulons unir nos yeux au bleu vivant
Qui met presque un regard dans ton eau monotone,
Et respirer l'odeur tendre de ton azur
Et sommeiller au bruit musical de tes ondes,
Les soirs que, dans ton calme identique au ciel pur,
Répondant doucement à nos âmes profondes,
Soupirera parmi les flûtes des roseaux
L'âme de Lamartine errante sur les eaux.
VI
Le reflet d'un couvent se tord comme une anguille
Dans la profondeur bleue et tremblante du lac,
Et le clocher, surgi des épaisseurs d'un parc,
Pique le ciel affable avec sa mince aiguille.
Les moines ont vaincu la sensualité
De la terre dévote où poussent les deux Signes :
Un vin surnaturel gonfle parmi les vignes ;
Un pain divin germa dans le blé de l'été.
Et tu sens que le vol d'une aile archangélique
Danse dans ton écharpe au souffle matinal,
Quand ta barque, fendant un calme baptismal,
Te balance sans bruit sur le lac catholique...
VII
Les bateaux indolents, creux comme des berceaux,
Ont dorloté sans bruit nos âmes sur les eaux.
Les lacs s'arrondissaient à même la campagne,
Clairs, dans la sertissure abrupte des montagnes.
Le ciel et l'eau faisaient échange de bleu pur,
Et nous avons jeté nos filets dans l'azur.
Les roseaux balançaient leurs naturelles harpes
Où s'accrochait le vol tombé de nos écharpes...
Vive capture !... Oh, les béants poissons du flot,
Chacun dansant, rendant son âme de joyau !
Lueurs, frétillements, miracle des écailles
Qui sortent du secret des vagues, plein les mailles !
Oh ! le filet jeté le long des jours dormants
Et qui revient chargé du trésor des moments !
Filets du rêve en qui la joie est capturée,
Poissons, joyaux, moments, bonheur, pêche dorée!...
VIII
Laisse ta barque fuir plus vive qu'un poisson
Dans le silence huileux du lac. Les rames pleurent
Sur l'eau verte et crevée où tes bagues affleurent
Et à laquelle un souffle a donné le frisson.
Le rivage t'embaume au parfum des campagnes,
Il te frôle en passant de ses derniers fourrés,
Et tu mires au vol tes sourires dorés
Le long du courant plein de ciel et de montagnes.
Et si, debout avec les bras vers la Beauté,
Le couchant tout au bord du vertige te pose,
Ta coiffure va doucement perdre une rose,
Au gouffre de la lourde et profonde clarté.
IX
Le long des beaux jardins sans demeure, va voir
Aux immobiles lacs arrondissant leur coupe
Parmi de l'herbe drue et du branchage noir,
Les soirs laiteux tombés dans l'eau qu'un cygne coupe.
De sa nage sans bruit deux sillages s'en vont
Regagner, en leur ligne étroite et biaisée,
Chaque rive contraire où pleure une rosée,
Et qui trempe dans l'eau son mirage profond.
La tranquillité douce et le pâle silence
Accompagnent la course immaculée ; un pur,
Un identique cygne en reflet se balance
Dans l'horreur du miroir inéluctable et sûr...
Tu n'as pas su vers quelle issue ou quelle terre
Ramait la royauté si blanche des oiseaux
Par la vie innommable et changeante des eaux
Qu'écartait largement son geste solitaire,
Mais tu savais, avec l'intacte dignité
Et cette solitude émouvante du cygne,
Que voguait mollement ton âme intacte et digne
Vers la nuit, le repos, le silence, l'été...
X
Bleu Bourget et Seine d'argent,
Dans les inquiètes nuitées,
Nous avons fréquenté vos douces eaux hantées,
Aux peupliers debout sur leur reflet plongeant.
L'aviron heurtait les mirages
Où médite sans bruit l'âme des paysages,
Et nous, songeant sur l'eau qui luit
Aux Archanges défunts qu'elle pleure aujourd'hui,
Pieusement nous effeuillâmes,
Entre nos doigts mouillés en mémoire des âmes,
dans le lac bleu, de verts branchages de tilleul,
Et, sur le fleuve gris, l'aurore d'un glaïeul...
Si la soif en passant te mène à la fontaine,
Penche-toi, les deux mains au bord humide et gris,
Et vois monter la fleur de ta bouche lointaine
Du fond de l'eau tremblante où ton fantôme est pris.
La fraîcheur d'un baiser touche ta lèvre nue ;
Derrière la rencontre erre le firmament ;
Et, sur ta tempe, avec un clair frémissement,
Une rose rejoint son image venue.
Et tu rougis, croyant avoir aimé quelqu'un
En l'apparition fugace et submergée
Qui, pensive, hantait l'atmosphère d'emprunt
Et te donna sa bouche au coeur d'une gorgée...
Genève, teints proprets et prunelles contentes
Pleines de calvinisme et de neutralité,
Ville sans passions, tranquille probité
Sur quoi tombent de haut tes cloches protestantes,
Genève, montre en règle !
Au rythme langoureux
Des orchestres, ton lac berce son flot fameux ;
Et, le Mont-blanc montrant son gros dos sans vertèbre,
La satisfaction de tes Dimanches bleus
Danse pompeusement dans un jet d'eau célèbre.
BANLIEUES
La Seine a la couleur et l'odeur d'un poisson;
Elle est vivante et écaillée,
Son eau nourrit une moisson
D'algues molles grouillant de flore et de feuillée;
Nous aimons voir s'y refléter,
Le long des rives symétriques,
Les paysages pleins d'arbres et de fabriques
Avec un morceau blanc et bleu du ciel d'été.
A rebours du courant et les rames inertes,
S'y dandinent des barques vertes
Où, pour quelque fretin rare et fallacieux,
Sont des pêcheurs silencieux.
La berge est dure d'herbe drue
Où vaguent des débris et des marques de pas ;
Et des gens venus de la rue
S'y couchent près de l'eau qu'ils ne regardent pas.
Car ce n'est pas pour eux que cette Seine coite,
Qui brille à nos yeux et qui ment,
Berce en elle la vie ample, sournoise et moite
Des mirages exacts et du palpitement...
Beau Louvre macéré dans les couleurs du ciel
Qui te lave et te magnifie,
Immobile profil, calme géographie,
Paysage artificiel,
Mes yeux ses ont ouverts sur ta lourde figure
Pour la mirer comme les eaux :
Les nuages voulaient, de leurs changeants châteaux,
Imiter ton architecture ;
Les couchants te brûlaient follement ; les étés,
Dans le bleu des chaudes journées,
Etalant sur tes toits des Méditerranées
Baignaient tes angles arrêtés ;
L'hiver diamantait ta silhouette fruste
Du givre fleuri des Noëls,
Et la pluie âpre aimait cingler ton gris vétuste
Au coeur des mois gros de dégels.
J'ai vu t'envelopper les nuances des heures
Noires, blanches, grises ou d'or,
J'ai humé le parfum des siècles que tu fleures,
Et je t'admire et hume encor !
Car j'aime en toi le souffle énorme de la Ville
D'où sort ton apparition,
Et je sens pris, parmi ta carrure tranquille,
Mon coeur ainsi qu'un moellon.
Par le triple arceau gris de ses porches tentants,
La cathédrale sombre et mangeuse de races
A vu le pas terrible et grave de mon temps
S'avancer au pays sublime des rosaces.
La pierre et l'ombre géniale et la couleur
Que brûle sourdement l'éternelle lumière,
Continuaient, depuis des siècles, leur prière,
Dans le calme gothique et sa blanche hauteur
Où nos sens écrasé écoutaient l'hymne immense,
Surnaturel, léger, dur, architectural
Qui tombait, du plus haut des orgues du silence,
Parmi les coins obscurs et le vide inégal...
Te Deum pour la pierre et le verre ! Mon âme
Est un grand ange au vol qui rôde dans tes murs,
Abîme des passés et gouffre des futurs,
O vénérable ! ô fabuleuse ! ô Notre-Dame !
L'heure a des rossignols chantant devant la nuit
Avec une douceur de flûtes alternées.
La chaleur, la couleur, les formes et le bruit
Sont morts après avoir fatigué les journées...
Toi, chante aussi, mon âme ! et passionnément,
Comme en face des mers glauques que tu célèbres,
Car la marée immense et coite des ténèbres
A gonflé contre nous son noir déferlement.
Grande ombre qui souffrais du jour, voici le temple
Où l'on peut oublier la gêne de la chair :
L'obscurité nous donne une liberté d'air,
Et sous irons ailés d'un songe, le plus ample !
La Vie est trépassée au tombeau du sommeil ;
En un vol orgueilleux au-dessus et loin d'elle,
Nous crierons une joie haute et surnaturelle
Ainsi qu'un chat-huant délivré du soleil.
Avec nous monteront l'odeur de la prairie,
Le baume des tilleuls, l'amertume des ifs,
Et nous nous confondrons dans la vie inouïe
Des frôlements légers et des encens furtifs.
Nous ignorerons tout du monde, sauf l'arôme
Et le passage frais du vent dans notre vol.
Parmi le grand néant du ciel, quitté le sol,
Nous ouvrirons des yeux d'archange ou de fantôme.
Et, si la lune verse au dehors sombre et mou
Ses larmes de clarté pâle et quotidienne,
Longtemps, dans le silence, avec ce seul oeil fou,
Nous dévisagera la nuit cyclopéenne.
Hors le présent heureux dont mon coeur est épris,
Lorsque je vois tomber les couchants équivoques
Dans la bénignité de ton fleuve, ô Paris !
Il se réveille en moi, - grouillante d'ours et de phoques, -
D'agressifs, ancestraux et durs septentrions
Et des barques blessant la Seine de leurs coques.
Et je crie en mon coeur filial, nous crions
Vers tes mille quartiers, tes palais et tes arches,
Et préparons nos poings chargés de horions.
Le vent où chantent clair nos gutturales marches
Hérisse sur nos caps nos cheveux courts et roux,
Et nous espérons fort ensanglante tes marches,
Etant d'un terroir plein de ronces et de houx,
Où saignent largement les aurores boréales
Et dont les hommes sont brutaux comme des loups.
Et, si nous n'avons pas la dorure des hâles
Qu'on prend à la cuisson du soleil des Midis,
Des volontés de fer crispent nos faces pâles ;
C'est pourquoi tu mettras entre nos doigts hardis
La rançon qui fera retourner notre horde
A ses pays, croyance et rude paradis,
Car si nous t'admirons, ville qu'un fleuve borde,
Nous préférons encore à tes lourdes splendeurs,
Contents de son horreur et que son froid nous morde,
Notre neige fatale aux barbares blancheurs !
DANS LA VIE
La soif qui conduisait ton destin anxieux
L'a guidé pas à pas vers les sources cachées ;
Tous tes passés sont morts comme des fleurs fauchées,
Au tournant où des yeux ont rencontré tes yeux.
Et tu ris aujourd'hui, droite parmi tes traînes,
De mener au plaisir ce faste de paon blanc,
Tandis qu'une pensée au front, un coeur au flanc,
Tu sens brûles an toi l'huile des lampes pleines.
Avant les battements funèbres de la fin,
Tu songes aux bonheurs qui t'auront assouvie,
Tu cours vers l'avenir, haletante de vie,
Comme un enfant joueur bondit dans le jardin.
Sous son calme château, ta coiffe dressée
Cache l'abstraction grave de ton esprit
Que les heures sans joie ont lentement mûri
Et fait plus savoureux qu'une pêche blessée.
Mais si, pensive encor d'avoir longtemps souffert,
Tu te complais penchée aux profondeurs des causes,
L'Eté sait dominer ton rêve de ses roses
Lourdes de leur fraîcheur mariée à ta chair.
Tu vas, portant ta tête ainsi qu'une corolle,
Ou la livrant au creux fatigué des coussins ;
Ton tressaillant vouloir forme tous les desseins
Et ta bouche ivre au vent jette toute parole...
Va ! tends tes bras à tout pour que tout soit ton bien !
Hante, après la campagne aux heures parfumées,
La Ville trépidante et ses nuits allumées :
Que ton coeur soit solitaire et soit saturnien.
Et parfois, comme on monte un monument de cartes,
Que ta pitié construise un temple de Bonté
Avec l'horreur au loin de cette humanité
Que ne peuvent changer nos décrets et nos chartes.
Conserve au fond de toi, tel un noyau, l'orgueil
De hautement penser près de celui qui t'aime ;
Laisse vivre, dardée au plus noir de toi-même,
Ta conscience ouverte et fixe comme un oeil,
- Sachant bien que pour nous rien n'est plus nécessaire
Que d'aimer toutes choses avec des coeurs charnels
Où chante, malgré tout, l'espoir d'être éternels,
Comme une inconsciente et sublime prière.
Fin
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