Delarue-Mardrus : Horizons (1905)
Delarue-Mardrus
Horizons (1905)
Poèmes parus dans "Choix de poèmes" (1951
Extraits du recueil "Horizons"
MUSIQUE
I
Puisque nous nous sentons ce soir troublés et tristes,
Quelle que soit notre souffrance,
Viens, consolation sans paroles, Musique !
Et que tes beaux sanglots et ta mathématique
Versent leur sortilège à nos coeurs qui t'attendent.
Chante !... Un respectueux silence te reçoit
Dans notre être, et l'orgueil s'y assouplit et ploie
Au souffle génial et rauque de ta voix.
Chante ! Chante, Musique... Ah, sois notre David !
car en nous quelquefois s'assied un sombre roi
Fixant des yeux si noirs et si durs sur la vie
Que nous ne pourrions plus jamais pleurer, sans toi...
Mon ami, ma douceur, mon bonheur, ma tendresse,
Pendant que tu ne me vois pas
Je suis avec mes yeux et mon âme tes pas
Dans ton jardin de beaux rosiers et de sagesse.
Toi, toi ! qui loin du monde atroce et malheureux
Parce qu'il ment et se défie,
As tout mis : ton amour, tes rêves et tes jeux,
Ton admiration et ta philosophie,
Toi qui, dis-je, as tout mis dans l'accomplissement
De la rose mouillée et lourde que tu cueilles
Et que tu m'offres simplement
Pour sa beauté parfaite éclose entre deux feuilles...
Parce que nous craignons la brûlure des yeux,
Notre bonheur sera simple et silencieux.
D'autres ont leurs plaisirs et nous avons le nôtre :
Respirer doucement assis l'un près de l'autre ;
Nous entourer le coeur d'oiseaux et d'animaux
Qui ne connaissent pas l'affreux venin des mots ;
Hanter les fleurs, les fruits, les herbes et les pailles
Et les arbres penchés par-dessus nos murailles ;
S'il pleut ou s'il fait froid ou nuit, dans la maison
Nous occuper longtemps de rêve et de raison ;
Nous coucher mollement au fond des chambres pleines
D'objets choisis et purs et d'accueillantes laines,
Et retourner ainsi des étés aux hivers,
Des roses du jardin aux flammes des feux clairs,
Graves et chérissant, moi ton profil d'ivoire,
Ton coeur d'enfant, ton rire inouï, ton grimoire,
Toi mes libres cheveux ruisselants d'ombre et d'or,
Mes songes, mon silence et mon âme du Nord...
Petites qui courez avec ces yeux d'enfant
Et cette avidité de devenir des femmes
Et ce désir d'aimer plein vos sens et vos âmes
Vers un bel avenir docile et triomphant.
Qui vous a dit tout bas que pour savoir la vie
Il suffisait qu'un soir l'amour vînt s'imposer
A vous, et que son doux et terrible baiser
Blessât votre pudeur renversée et ravie ?
Si longtemps vous avez pâli pour cet amant
Dont l'étreinte devait vous prendre jusqu'à l'âme,
Vous qui ne saviez pas combien c'est gravement,
Combien c'est lentement qu'on devient une femme !
Or, sachez qu'il n'est point de tendre corps brisé
Qui vaille, sans la longue et profonde science
- Plus nécessaire encor que celle du baiser, -
Du soin, de la douceur et de la patience.
Et qu'il faut que sanglote en vous en s'étouffant
Toute illusion de la vierge légère
Pour qu'ayant compris l'âme et la chair étrangères
De l'homme, meure un soir votre regard d'enfant.
Pascal, frêle passant, Shakespeare sans théâtre,
Qui traverse ton siècle en personnage noir
Sur un fond rouge et brun de Cour, parlant d'espoir
Avec un coeur creusé de doute opiniâtre,
Toi qui t'offres comme un amant à la marâtre
Maladie, et survis en ton seul dur vouloir
D'exister pour souffrir plus encore, ô t'avoir
Connu quand tu pensais, muet, au coin de l'âtre !
T'avoir connu, seul vrai, seul logique chrétien !
Avoir joint mon rêve âpre, indélébile au tien,
Qui, suivant l'Infini dans la mathématique,
Montait de chiffre en chiffre en une assomption
Abstruse, tel un vol d'ange apocalyptique,
Vers le Dieu de ton doute et de ta passion !
Minuit, dormir. regard furtif aux vitres sages ;
Le jardin entrevu, noir, dans le vent profond...
O véhémente nuit de lune et de nuages,
Promène dans ta course affolée et tes rages
Le drame de ma joie et de ma passion.
Autres sources
Refus
De l'ombre ; des coussins ; la vitre où se dégrade
Le jardin ; un repos incapable d'efforts.
Ainsi semble dormir la femme « enfant malade »
Qui souffre aux profondeurs fécondes de son corps.
Ainsi je songe... Un jour, un homme pourrait naître
De ce corps mensuel, et vivre par delà
Ma vie, et longuement recommencer mon être
Que je sens tant de fois séculaire déjà ;
Je songe qu'il aurait mon visage sans doute,
Mes yeux épouvantés, noirs et silencieux,
Et que peut-être, errant et seul avec ces yeux,
Nul ne prendrait sa main pour marcher sur la route.
Ayant trop écouté le hurlement humain,
J'approuve dans mon cœur l'œuvre libératrice
De ne pas m'ajouter moi-même un lendemain
Pour l'orgueil et l'horreur d'être une génitrice...
— Et parmi mes coussins pleins d'ombre, je m'enivre
De ma stérilité qui saigne lentement.
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