Delarue-Mardrus: La Figure de Proue (1908)
La Figure de Proue (1908)
La figure de proue allongée à l'étrave,
Vers les quatre infinis, le visage en avant
S'élance ; et, magnifique, enorgueilli de vent,
Le bateau tout entier la suit comme un esclave.
Ses yeux ont la couleur du large doux-amer,
Mille relents salins ont gonflé ses narines,
Sa poitrine a humé mille brises marines,
Et sa bouche entr'ouverte a bu toute la mer.
Lors de son premier choc contre la vague ronde,
Quand, neuve, elle quitta le premier de ses ports,
Elle mit, pour voler, toutes voiles dehors,
Et ses jeunes marins criaient : "Au nord du monde !"
Ce jour-là la mariait, vierge, avec l'Inconnu.
Le hasard, désormais, la guette à chaque rive,
Car, sur la proue aiguë où son destin la rive,
Qui sait quels océans laveront son front nu ?
Elle naviguera dans l'oubli des tempêtes
Sur l'argent des minuit et sur l'or des midis,
Et ses yeux pleureront les havres arrondis
Quand les lames l'attaqueront comme des bêtes.
Elle saura tous les aspects, tous les climats,
La chaleur et le froid, l'Equateur et les pôles;
Elle rapportera sur ses frêles épaules
Le monde, et tous les ciels aux pointes de ses mâts.
Et toujours, face au large où neigent des mouettes,
Dans la sécurité comme dans le péril,
Seule, elle mènera son vaisseau vers l'exil
Où s'en vont à jamais les désirs des poètes ;
Seule, elle affrontera les assauts furibonds
De l'ennemie énigmatique et ses grands calmes ;
Seule, à son front, elle ceindra, telles des palmes,
les souvenirs de tant de sommeils et de bonds.
Et quand, ayant blessé les flots de son sillage,
Le chef coiffé de goëmons, sauvagement,
Elle s'ne reviendra comme vers un aimant
A son port, le col ceint des perles du voyage,
Parmi toutes les mers qui baignent les pays,
Le mirage profond de s face effarée
Aura divinement repeuplé la marée
D'une ultime sirène aux regards inouïs.
***
J'ai voulu le destin des figures de proue
Qui tôt quittent le port et qui reviennent tard.
Je suis jalouse du retour et du départ
Et des coraux mouillés dont leur gorge se noue.
J'affronterai les mornes gris, les brûlants bleus
De la mer figurée et de la mer réelle,
Puisque, du fond du risque, on s'en revient plus belle,
Rapportant un visage ardent et fabuleux.
Je serai celle-là, de son vaisseau suivie,
Qui lève haut un front des houles baptisé,
Et dont le coeur, jusqu'à la mort inapaisé,
Traverse bravement le voyage et la vie.
PREMIER ISLAM
Aux quittés
je m'en irai bien loin des villes où vous êtes,
Sans au revoir et sans adieu. Je m'en irai
Hors de vos glas européens et de vos fêtes,
Ouvrir ailleurs mes yeux de Pharaon doré.
L'Afrique chaude où l'air a le goût des bananes
Ou des dattes, me tend ses sables éblouis.
J'aimerai ce pays qui n'est pas mon pays,
Je le posséderai dans des mains musulmanes.
Je ferai ruisseler entre dix ongles toux
La pourpre de son coeur qui bat dans les sanguines.
Je m'envelopperai des blancheurs bédouines
Pour n'inquiéter pas sa gazelle aux yeux doux.
Pour être son petit cavalier fier et fourbe
Ivre de violence au vol des étalons,
J'enjamberai les bonds d'un cheval au col courbe
Qui porte un talisman parmi ses cheveux longs.
Elle me livrera des villes de chaux pâle
Où je viendrai m'asseoir au coeur du contretemps
Des tambours, dans l'odeur d'encensoirs excitants,
Et son parler fera ma bouche gutturale.
J'étreindrai ses moissons, son Sahara, ses eaux,
Ses cités, et j'aurai sa fleur à mon oreille,
Et chaque soir tombant me verra moins pareille
A vous, sang de mon sang, substance de mes os !
Quel souvenir pourrait traverser mon Afrique ?
Je ne vous connais pas, je ne vous aime pas,
Je n'ai rien su de vous que d'amer ou de bas ;
Vous avez offensé mon coeur mélancolique.
- Quel souvenir sinon le regret plein d'amour,
A travers l'éternel soleil sans espérance,
De sentir vivre en moi, comme un sous bois de France,
Un seul rond de lumière et toute l'ombre autour ?...
Prière marine
A travers des chemins nuptiaux d'orangers,
Je suis venue à toi, mer Méditerranée,
Et me voici debout, face à face, étonnée
D'ouvrir sur ta splendeur mes regards étrangers.
Ce soir, ce premier soir, t'es-tu faite si pâle
Pour ne pas m'offenser de tes bleus inouïs,
Toi qui n'es pas l'horizon gris de mon pays,
Mer éternellement, rythmiquement étale ?
Je tremble de venir à toi, de t'apporter
Toute mon âme où crie et chante l'Innommable...
Quoique fille d'ailleurs, voudras-tu m'adopter,
m'enseigner le secret de tes eaux sur ton sable ?
Ah ! berce-moi, beau flot qui ne me connais point,
Moi qui suis veuve de ma mer et de ma terre,
Moi qui t'aime déjà, moi qui viens de si loin,
Moi qui voudrais commettre avec toi l'adultère !
Confrontation
A travers la douceur de tes jeunes jardins,
Je m'avance ver toi, Tunis, ville étrangère.
Je te vois du haut des gradins
De ta colline d'herbe et de palmes légères.
Tu es si blanche, au bord de ton lac, devant moi !
Je m'étonne du bleu de ton ciel sans fumées,
J'imagine, à te voir, des heures parfumées
D'encens, de rose sèche et de précieux bois.
Avant toi, j'ai connu d'autres villes du monde,
Villes d'Europe avec la lance dans le flanc,
Villes du Nord, villes qui grondent
Et qui ne savent rien de ton chaud manteau blanc.
Avant toi, j'ai connu ma ville capitale :
Elle éparpille à tous son sourire éblouissant ;
Mais, noire sur son fleuve pâle,
Quel secret filtre, au soir, de ses soleils de sang !
Avant toi, j'ai connu ma ville de naissance,
Ma petite ville si loin,
Dans sa saumure et dans son foin,
Qui sent la barque et les grands prés, qui sent l'absence.
Maintenant, devant toi, blanche et couchée au bord
De ton lac, ô cité du milieu de ma vie,
Je pense avec peur, sans envie,
Qu'existe quelque part la ville de ma mort.
Et c'est rêvant ainsi sous les palmes légères
De ta colline aux verts gradins,
Que je descends vers toi, Tunis, ville étrangère,
A travers la douceur de tes jeunes jardins.
Cimetières
I
Le cimetière, avec sa flore d'abandon
Et le silence heureux de la mort musulmane,
S'ouvre parmi l'odeur d'épices qui émane
De la belle Tunis, la ville d'amidon.
Ils sont clos pour jamais leurs yeux mélancoliques,
- Néant si simple sous la mousse ou les épis ! -
Tous ceux-là qui vivaient en rêvant, accroupis
Dans les plis éternels de leurs manteaux bibliques.
Sur leur vie et leur mort, un immuable été
Plane, faisant du tout une seule momie...
Je veux vivre comme eux et mourir, endormie
Dans le grand linceul blanc de la fatalité.
II
Je hantais les jardins de la mort étrangère,
A travers les printemps royalement fanés
D'orient. Les grillons étaient passionnés,
Et les herbes pliaient sous mon ombre légère.
Sous les hargneux cactus et mimosas défunts,
Rousse, la mousse, au long des pierres funérales.
Nulle fleur sur ces morts ne couve de parfums
Dont rafraîchir un peu leurs âmes gutturales.
Moi, je regarde, avec l'Europe dans les yeux,
L'indifférent repos de cet Islam en cendre,
Sachant bien que je puis les aimer et comprendre,
Mais que je ne serai jamais semblable à eux.
Car mon sang et chargé de nos métaphysiques,
Et nos raisonnements sont au fond de mes os.
Je suis, seule en ce lieu sans verdure et sans eaux,
Nos sciences, nos arts, nos métiers, nos musiques,
Et sentant vivre au fond de ce vieux sang chrétien
Les nations de l'Ouest douloureuses et fortes,
Je connais qu'un Esprit dissemblable du mien
Erre dans ce jardin, monté des moelles mortes...
Dormez. Rêvez. Cuvez le haschich de la mort.
Vos spectres sont sortis des pierres par les brèches.
Et ce sont ces vivants en longs plis, aux peau sèches,
Accroupis au soleil sur leur race qui dort.
Egyptienne
Dans le luth, dans les coups de la darabouka,
Dans le chalumeau peint, criard et ineffable
Rythmant à contretemps tout le pays arabe,
Revit pour moi la mémoire de Wassila,
De sa face d'Egypte inspirée et foncée,
Qui véhémentement se détournait de nous,
Lorsque, le coeur battant, les paupières baissées,
Elle-même souffrait de son chant rauque et doux.
Contre son luth profond, la revoir comme morte
D'avoir trop sangloté ce monotone amour
Qui passait dans mon âme étrangère, plus sourd,
Plus triste et plus obscur que le vent dans les portes !...
J'avais sans le savoir un peu de passion
Pour ton profil à cheveux courts de Pharaon,
Ton sombre contralto, tes lèvres violettes...
Et maintenant, ton visage lointain, ton nom,
Ta voix, sont sur mon coeur comme des amulettes.
Errement
Ayant à la tempe une fleur d'asphodèle
Et l'antiquité au fond de mon esprit,
Je rôde le long de la mer immortelle
Dont, nue au soleil, la déesse naquit.
Je plonge mes mains dans la vague latine
Toute creuse encor d'avoir conçu des dieux,
Et regarde au loin les eaux boire les cieux
Afin d'en nourrir leur couleur intestine.
Je vais seule ainsi, tremblante sur le bord,
Redoutant, au coeur d'algues ébouriffées,
De rencontrer, un soir d'orage, le trésor
De la tête charmante et terrible d'Orphée...
Tempête
Toi si douce, si bleue au bout de tout chemin,
Mer, tu 'es plus ce soir qu'une ombre qui déferle
Dans l'orage couleur de perle.
J'entends au loin crier, la bouche à leurs deux mains,
Les millions surgis de sirènes mêlées
De tes vagues échevelées.
Veux-tu de moi ? J'irai jusqu'à toi, cette nuit.
Tes passions avec leurs dégâts et leur bruit
Ne grondent pas plus que les miennes.
J'irai ! Ce souffle rauque est celui qu'il me faut,
Et vous vous souviendrez des râles de Sapho,
Fureurs méditerranéennes !
Libation
Les coquilles qui ont la courbure des vagues
Conservent les couleurs de l'aube et du couchant
dans leur intimité qui luit comme une bague,
Et la mer tout entière y a laissé son chant.
C'est pourquoi je prendrai dans mes mains l'une d'elles,
Et, remplissant ce soir cette coupe à la mer,
J'en ferai déborder le contenu amer
Sur le sable qui le boira, - afin que celle
Qui habite le flot méditerranéen,
La sirène d'ici, connaisse mon dessein
D'honorer grandement sa splendeur inconnue
Et veuille m'accorder aussi la bienvenue...
Printemps d'Orient
Au printemps de lumière et de choses légères,
l'Orient blond scintille et fond, gâteau de miel.
Seule et lente parmi la nature étrangère,
Je me sens m'effacer comme un spectre au soleil.
Je me rêve au passé, le long des terrains vagues
Des berges et des ponts, par les hivers pelés,
Ou par la ville, ou, les étés, le long des vagues
De chez nous, sous les beaux pommiers des prés salés.
Roulant le souvenir complexe de moi-même
Et d'avoir promené de tout, sauf du mesquin,
Je respire aujourd'hui ce printemps africain
Qui germe à tous les coins où le vent libre sème.
Ceux qui ne m'aiment pas ne me connaissent pas,
Il leur importe peu que je meure ou je vive,
Et je me sens petite au monde, si furtive !...
Mais de mon propre vin je m'enivre tout bas.
Je m'aime et me connais. Je suis avec mon âge
De force et de clarté, comme avec un amant.
Le vent doux des jardins me flatte le visage :
Je me sens immortelle, indubitablement.
Orangers
Sous-bois d'orangers lourds de fruits de février.
Un Orient de soleil tendre et d'herbe verte.
On voit au clair les rangs des sanguines briller.
Va-t-on pouvoir, la face haute et découverte,
Boire à longs traits le ciel méditerranéen ?
Ah ! terre heureuse ! Il me souvient ! Il me souvient !
A deux mains j'ai levé la sanguine cueillie ;
La goutte de sa chair sombre et rouge, jaillie
De la blessure de l'écorce, un sang sucré
Parmi le bleu du ciel, jusqu'à l'herbe a pleur&
Si fort !... Et j'ai senti entre mes doigts le coeur des Hespérides.
Enseignement
Aujourd'hui, sur le bord de la mer dans marée
Et si claire au soleil qu'on la voit jusqu'au coeur,
J'adore en mon esprit Sapho désespérée,
Qui, lasse, y abîma sa joie et sa douleur.
Ecoutant jusqu'à moi gronder l'ode éternelle
De l'eau bleue où tous les tourments sont confondus,
Je crois que cette mer m'apprend les chants perdus
De la lyre saphique encor vivante en elle...
Brise
Au soleil d'aujourd'hui, le vent qui vient de terre
Rebrousse doucement la mer et la moisson.
La Méditerranée est lourde du mystère
Des couleurs ; elle brille et vit comme un poisson
Comme, étalée au coeur des caps, une méduse
Qui se rétracte un peu sur la roche qu'elle use
Et prolonge le bleu de ses bras assoupis
Jusqu'au milieu de l'or terrien des épis.
- Et mitoyenne, seule et grande, tu te poses
Entre les horizons mêmement ondulés,
Pour, debout sur la houle identique des choses,
Goûter le sel des eaux et le sucre des blés.
Séduction
La petite beauté musulmane, parée
De ses sauvages trois colliers,
La chère enfant de dix-sept ans toute dorée,
Debout sur ses pieds sans souliers,
Elle ne connaît rien des chétives romances
Dont vivent celles-là d'Europe, avec leur coeur
Cultivé jusqu'à la rancoeur ;
Mais elle a deux yeux roux entre des cils immenses
Et, sachant relever et baisser lourdement
Ses deux paupières de musée
Toute elle se revêt d'ingénuité rusée
Sitôt qu'on la regarde avec un air d'amant.
Elle ne pense pas. Sa beauté n'a pas d'âme.
Mais on voit panteler jusqu'au fond de ses yeux
Cet animal divin, la femme,
Et cela vaut autant qu'une âme - et même mieux.
Soir de Tunisie
Cette lune levée au-dessus de l'avoine
Brille à l'horizon comme une sardoine.
Au bout de la moisson africaine, la mer
Continue au loin comme un champ plus clair.
Un palmier, verticale unique, étend ses palmes
Parmi ces épis et ces vagues calmes.
Quant à nous, écoutant quelle sera la voix
Des champs, de la lune et des flots qu'on voit,
Nous n'entendons, dans tout l'espace, que le verbe
D'un grillon qui chante au bout d'un brin d'herbe.
Sillage
Tu es beau, tu es doux, commencement du soir,
Quand je vais sur la grêve africaine m'asseoir,
Dans le creux d'un rocher pour longtemps installée
Comme attendant toujours qu'une dame salée,
Ma furtive, glissante et singulière soeur
Monte pour moi du fond des eaux avec douceur,
Lorsqu'il n'apparaît rien qu'une dolente lune
Qui, pleurant sur la mer sa lueur opportune,
Eteint dans la froideur d'un long ruisseau d'argent
Les dernières rougeurs du soleil outrageant,
Et dit à mon espoir que, sur les vagues, traîne
Le sillage luisant et bleu de ma sirène...
Le bain
Tu sentiras ton corps rester longtemps amer
De s'être trempé nu dans le sel de la mer
Quand l'été flamboyant desséchait les journées,
Alors que ta blancheur verdissait doucement,
Laissant passer sur elle, en un glauque tourment,
La respiration des vagues alternées,
Et qu'allongée au coeur des algues, sous les eaux,
Tu sentais la fraîcheur pénétrer dans tes os
Et toute la saumure émouvoir tes narines...
- O molle floraison des choses sous-marines !
O vague ! O se rouler dans un liquide éclair
Et mêler ses cheveux aux cheveux de la mer !
Nuit
Un champ d'orge, un beau lac au bout,
La lune en croissant sur le tout,
Et nous deux qui rôdons ensemble.
Cela fait un printemps de nuit,
Un orient pâle et sans bruit
Qui vaut le soleil, que t'en semble ?
Viens ! nous ne nous parlerons point.
Une grenouille chante au loin,
Seul accent du lac nocturne...
Il ne fait ni sombre ni clair :
Veux-tu ? - Comme dans une mer,
Noyons-nous dans l'orge nocturne...
Dans les jardins
I
Nous faisions d'émouvants bouquets de mariée,
Sous l'orientale feuillée.
Nous prenons des rameaux d'oranger, les mêlant
Aux immaculés iris blancs.
Les monts harmonieux, à travers les lianes,
Montraient leurs lignes presque planes.
Le beau temps sur la mer répandait la lueur
De son ciel pâle de chaleur.
Nous pensions, au milieu des jardins solitaires,
Être restés seuls sur la terre.
Et nous allions ainsi, lentement, devant nous,
Sans nous parler, sans savoir où,
Jusqu'à ce que la nuit tombât sur notre joie
Comme un subit oiseau de proie...
II
Jour d'Afrique mouillée et chaude, averse molle...
Lorsque dans les jardins arabes, les odeurs
Comme des guêpes nous attirent vers les fleurs,
Au passage, ma bouche ouvre une rose folle.
Et relevant au ciel mon visage arrosé,
Je cours de-ci de-là, tout ivre du baiser,
Croyant que le printemps, sur des lèvres naissantes,
M'a donné tout à coup son âme adolescente.
III
L'odeur des fleurs mêlée à la brise marine,
Dans les jardins carthaginois,
Nous laisse sans désir, sans pensée et sans voix.
Toute notre âme est dans nos yeux et nos narines,
Le printemps dit : "Respire et vois !"
Voici la mer. Voici les fleurs. Regarde ! Ecoute !
Porteurs de branches d'oranger,
D'oeillets poivrés, d'iris fastueux et légers,
En rentrant à la nuit, lents et les bras chargés,
Nous nous effeuillons sur les routes.
Mémoire
Nous montâmes souvent, les nuits, sur nos terrasses
Au plus chaud des printemps royalement fanés
D'orient, pour sentir, enfants passionnés,
Les étoiles pleuvoir doucement sur nos faces.
Et, comme les champs gris trépidaient de grillons,
Nous étions étonnés de sentir jusqu'aux moelles
L'espace clignoter et vibrer les sillons,
Et qu'il y eût autant de grillons que d'étoiles...
Conquête
L'Afrique déboisée où l'orge est déjà grande
Balance en plein soleil un printemps vert amande.
Nous avançons le long d'une route sans fin
Où l'odeur des épis dans le vent donne faim.
Pour fermer le quadruple horizon des campagnes,
Il s'élève une tour de Babel de montagnes.
- Qui me dira pourquoi, loin du sol coutumier,
Mon coeur se gonfle icic comme un coeur de fermier ?
Pourquoi, devant la houle immense de cette orge
Et ces monts, je suis prise aprement à la gorge,
Pourquoi je sens, ai fond de mon sang terrien,
qu'en somme, et malgré tout, ce pays m'appartient ?
Bercement pour ma sieste
L'été pousse sur nous, du fond de l'Orient,
Son étincelante marée.
Que tes rideaux soient clos sur le dehors brillant,
Et que ta sieste soit comme une mort dorée.
L'ombre chaude est sur toi. Tes colliers sont éteints
Prends ta nuque dans tes mains vides ;
Endors-toi dans tes ongles teints,
Le front rose et les pieds livides.
Laisse soyeusement épouser ton contour
Tes deux robes asiatiques,
Et panteler encore un souvenir d'amour
Dans tes narines pathétiques.
Dors. Je veux qu'un sommeil tellement merveilleux
Pénètre tes veines bleuâtres
Que tu sentes tomber lourdement sur tes yeux
Les paupières de Cléopâtre...
Soudanais
Notre ordre impérieux à l'insolite nègre
L'a descendu soudain de son vieil âne maigre.
Sa jupe de chacals vole, et son tambour peint
Gronde, et son masque est fait d'une peau de lapin.
Les cent miroirs cousus à son bonnet sauvage
Eclatent au soleil, au rythme de sa rage.
Il semble ainsi, du haut de ses contorsions,
Jeter autour de lui des constellations.
Tout le voyage au loin danse avec ce nègre ivre.
Ai-je enfin vu de près ce qu'on lit dans les livres ?
L'été
L'été... L'Afrique fauve est couleur de lion,
La chaleur a brûlé le cri frais du grillon.
Voici l'âpre plaisir de la ligne sévère.
Sur les plaines sans fin, le soir se désespère.
Un berger bédouin, brun de robe et de peau,
Ne se distingue point du sol et du troupeau.
Autour de son pas lent, pris par la nuit soudaine,
Ses moutons ont tassé leurs pauvres dos de laine,
Et, comme reculés dans un commun effort.
Devant le couchant rouge ils bêlent à la mort.
Cigarette dorée
Je sentais de profil mon oeil étrusque
Comme dans le musée ancien que nous aimons,
Et fumais... Tout à coup surgit l'ivresse brusque
D'une bouchée en pleins poumons.
Lors, ce qui passe et vit dehors contre les vitres
Entra. Ce fut un monde invisible et divin.
Une chèvre bêla comme un faune. Il advint
La matière de cent chapitres.
Il advint le mystère ordinaire des jours
Qu'on ne peut percevoir parce qu'on n'est pas ivre,
Parce qu'étant normal on est aveugle et sourd
Et qu'on se contente de vivre.
Pas besoin de mourir pour trouver du nouveau !
Je vois ! l'Univers pâle est grouillant de merveilles.
Toutes mes personnalité se font pareilles,
Et je n'ai plus qu'un seul cerveau.
Je suis simple d'esprit ! Des bravoures assises
Nous en avons fini, coeur las et fanfaron !
Je vais pouvoir ce soir comparaître aux Assises
Internes, qui m'acquitteront.
Je vais enfin marcher au pas avec la clique
De la vie, et jouir de son quotidien.
La routine ? Elle était sublime. Tout est bien,
Tout se débrouille, tout s'explique.
Les villes et le reste à l'extrême horizon,
Les mers où le vent claque aux voiles ineffables,
Tout respire dans l'or et les couleurs des fables :
Nos enfances avaient raison.
Et s'il faut l'attester, la miette de joie
Témoigne : le bonheur attend dans les chemins.
Voici le bout doré, vraie et première proie
Qui me demeure dans la main.
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