Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Delarue-M. : Les sept douleurs d'octobre

 

Delarue-Mardrus

Les sept douleurs d'Octobre

1930

 

Préface

 

Ce spectre allait si vite à travers le vent ivre,

                  Le soir de cuivre,

       Que je ne pouvais pas le suivre.

 

Dans la nuit des tilleuls, tes deux mains en avant,

                Courant au vent

       Vers le fantôme décevant :

 

- Qui es-tu ?... Qui es-tu ?... Montre-moi ton visage !

              Le vent fait rage,

      Mais un parfum suit ton passage.

 

L'ouragan fait flotter tes tragiques cheveux.

             Si tu le peux,

     Réponds-moi, spectre impérieux !

 

Et soudain s'arrêta dans le cauchemar extrême

           La chose blême.

     Alors je m'écriai : "Moi-même !"

 

Et je vis, comme au fond d'un complaisant miroir,

         Un regard noir,

    Lourd de passion et d'espoir,

 

Une blancheur de lys, des lèvres carminées,

        Vingt-cinq années

    Riant au vent des destinées.

 

Je vis un front lourd de petit empereur,

        Je vis un coeur

    Frais comme une nouvelle fleur.

 

- Ne t'en vas pas si vite, ô vision trop brêve !

        Reste, ô mon rêve,

   Toi que déjà le vent soulève !

 

Mais l'ombre, avec un signe, avait tourné ce coin

       Qui sent le foin,

   Et comme je criais de loin :

 

- Où vas-tu dans le vent et dans le jour qui baisse,

      Et qui te presse ?...

   Elle dit : - Je suis ta jeunesse.

 

 

 

Litanies

 

Automne aux jours trop courts, aux nuits trop tôt venues

                  Au bout des longues avenues,

 

Automne, sept couleurs au fond du brouillard bleu,

                 Descente des langues de feu,

 

Automne brune et jaune avec des taches rouges

                 Parmi le vent tiède où tu bouges,

 

Automne aux feuilles d'or plus belles que des fleurs,

                 Mère des fruits et des couleurs,

 

Automne du mirage et des métamorphoses,

                 Sourire des dernières roses,

 

Automne, conte bleu, spectacle sans pareil,

                Ardeur dernière du soleil,

 

Automne claire et sombre, ivre et désenchantée,

               Splendeur amèrement hantée,

 

Automne dont la chute ouvre des horizons,

              Neige en flamme autour des maisons,

 

Automne au désespoir, automne aux beaux désastres,

              Dont les branches pleurent des astres,

 

Automne à l'abandon, automne d'ombre et d'or

              Où craque le pas de la Mort,

 

Automne des rêveurs, automne des poètes,

             Jette tes feuilles sur leurs têtes.

 

Automne rose et rousse aux reflets violets,

            Dans ta pourpre ensevelis-les.

 

Leurs coeurs se sont perdus au fond de tes grisailles,

            Fais-leur de belles funérailles.

 

Leurs coeurs se sont perdus dans ton néant doré,

           Chante-leur ton dies irae.

 

Leurs coeurs se sont perdus dans tes douceurs cruelles,

           Automne, croise-leur les ailes,

 

Et que dorment en paix leurs pauvres coeurs lassés

           Sous les feuilles de tes fossés.

 

 

 

Cheveux coupés

 

J'ai coupé mes cheveux afin que mon visage,

          Sous sa coiffure d'autrefois,

Ne puisse me montrer la déchirante image

          Du temps aux implacables doigts.

 

En changeant de coiffure on croit changer de tête.

          Il me semblera  vieillir moins

Sous la courte toison rejetée en tempête

         Où je puis enfoncer mes poings.

 

J'ai, de même qu'au temps où les belles prêtresses

        Sacrifiaient aux morts élus,

Comme sur un tombeau consacré mes deux tresses

        A ma jeunesse qui n'est plus.

 

 


Conversation

 

- Qu'est-ce que tu dis, belle automne

Toute dorée au fond du soir ?

- Je dis : "Que ton coeur ne s'étonne

De ces choses qu'il te faut voir.

 

 

" Chaque feuille morte fut verte.

De celles que je perds sans vent,

Mais tout ce qui court à sa perte

Refleurira comme devant.

 

 

 

" Il ne naîtra pas d'autres choses

Que celles qui vont au trépas.

Aux roses succèdent des roses,

Et l'énigme n'existe pas.

 

 

" L'univers, rythme monotone,

Devrait t'apprendre ton destin.

Le printemps guette sous l'automne,

La nuit prépare le matin.

 

Tout ce qui vit jette semence,

Le même engendre du soleil.

C'est l'éternité du soleil

La nature dit : "Recommence !"

 

 

"Pourquoi les terrestres humains

Seraient-ils différents des feuilles ?

Augure de tes lendemains

Par l'automne où tu te recueilles.

 

 

" Depuis qu'existe l'univers,

Rien ne change et rien ne varie.

Morte saison, saison fleurie,

Arbres jaunes, puis arbres verts.

 

 

" L'eau qui sommeille dans mes flaques

S'évapore et redevient eau.

Pourquoi rêverais-tu de Pâques

Et d'âmes montant vers le haut ?"

 

 

- J'ai dit : "Automne solennelle,

J'accepte le rythme et la loi,

Mais la feuille individuelle,

Mais l'âme, aussi, qui disait : "Moi ".

 

 

 Où donc va-t-elle ? Où donc va-t-elle ?"

 

 

 

Cinq petits tableaux

 

I

 

Sur les arbres et sur le sol,

      Des feuilles, des feuilles !

Tout jaune, un petit arbre fol

Perd d'un seul coup plus de cent feuilles.

 

Rouges, jaunes, mauves et roux,

      O palette claire !

Le grand vert des prés s'exaspère

Sous les branchages noirs et roux,

 

Et ce petit bouton de rose

      Qui fleurit trop tard,

Brille dans un peu de brouillard,

Coeur frileux de l'automne rose.

 

II

 

      A travers prés, à travers bois,

Commence la féerie étrange de l'année.

      Partout où vont mes yeux, je vois

      La grande automne empoisonnée.

 

      Les branchages tordus et noirs

Sont lentement en proie à toutes les chimies.

      Les dernières roses, blémies,

      Fleurissent sur des désespoirs.

 

      Dans la jonchée épaisse et rose,

Je m'avance, et mes pieds font un étroit chemin.

      Et toute tremblante, à ma main,

      Une feuille se décompose.

 

 

III

 

Je te retrouve donc, solitude fleurie

           Où l'on aime parler tout bas !

           Voici l'effrayante féerie,

           Les soirs où la chouette crie,

           Où l'automne sonne le glas.

 

Disparate, autrefois, d'être une jeune femme

           Parmi la funèbre couleur,

           Malgré ce front triste et rêveur

          J'avais tout l'été dans mon coeur.

           - Maintenant, voici le vrai drame.

 

Il faudra lentement me faire une raison,

          Hélas ! et que mon coeur connaisse

          Qu'il tombe, autour de ma maison,

          Et les feuilles de la saison

          Et les feuilles de ma jeunesse.

 

 

IV 

 

L'avenue au matin, cathédrale d'automne,

Découpe sur le ciel des vitraux flamboyants.

Une épaisse jonchée est aux deux bouts fuyants,

Rouge et jaune lueur dont le regard s'étonne.

 

Je m'avance sans bruit dans ce monde vermeil,

Et, sous les hauts tilleuls dont la masse s'allège,

Je regarde tomber partout, comme une neige,

Les rondes feuilles d'or et les ronds de soleil.

 

Menant ainsi dans l'ombre une marche étouffée,

Je trace dans cet or tant de minces sentiers

Que je crois en rentrant voir briller à mes pieds,

Miraculeusement, des bottines de fée.

 

 

V

 

Sous ce ciel pluvieux et rapide, l'automne

         Reste flamboyante. Et le soir

Qui vient et fait cesser cet oiseau qui chantonne,

         Le soir ne peut devenir noir.

 

Comme un vaste incendie allumé par les hommes,

         Le paysage est empourpré.

Et tout le soleil reste en ce panier de pommes

        Qui rutile au milieu du pré.

 

Rouge, rousse, orangée et jaune, et qui insiste,

         La couleur ne veut pas mourir.

Parmi ce soir en flamme où j'aime tant courir,

         Mon Dieu, comme mon coeur est triste...

 

 

 

Tempête d'octobre

 

Pour remplacer partout l'ancienne verdure

           Par on ne sait quel iodure,

 

Les feuilles mortes ont de si belles couleurs

           Qu'on peut croire qu'il pleut des fleurs.

 

Le féroce chasseur de la vieille ballade

            Parcourt cette pourpre malade.

 

Taïaut ! C'est la tempête, au fond du lointain d'or,

           Qui passe et qui sonne du cor.

 

Tout s'effeuille, se tord, s'enfuit. La forêt bronche,

            Le vent immense arrache et jonche.

 

On dirait que plus rien ne va rester debout

            Dans cette grande fin de tout.

 

Et l'on s'en va parmi cette ivresse farouche

            En courant, en ouvrant la bouche,

 

Avec l'âpre désir, dans ces tourbillons d'or,

            De voler comme eux à la mort.

 

 

Sonnerie

 

Le soir vient, le ciel est en flamme,

La tempête hurle à la mort.

    Entends-tu le cor, mon âme,

          Entends-tu le cor ?

 

La chasse court les bois, la chasse ivre et terrible,

      Au triple galop des chevaux,

      Et, par les monts et par les vaux,

      Monte et descend dans l'invisible.

 

Ventre à terre, le cerf, pour fuir avec le vent,

      Couche les branches de sa tête,

      Et le cor, qui s'en va rêvant,

      Sonne le trépas de la bête.

 

      La tempête hurle à la mort,

      Le soir vient, le ciel est en flamme,

          Entends-tu le cor, mon âme,

              Entends-tu le cor ?

 

As-tu vu le cerf pâle et les chiens diaphanes

      Et les chasseurs, rois transparents ?

      As-tu vu galoper les mânes,

      As-tu vu les spectres errants ?

 

La sonnerie au loin, de ses notes de cuivre,

      A fait surgir le grand passé.

      Puisque nous ne pouvons plus suivre,

      Ecoutons, écoutons passer !

 

      Le soir vient, le ciel est en flamme,

      La tempête hurle à la mort.

          Entends-tu le cor, mon âme,

              Entends-tu le cor ?

 

 

 

Le vieux manoir

 

La tête par-dessus le mur

          Du vieux manoir d'automne,

         Je regarde, et m'étonne

De revoir mon passé familial et pur.

 

L'automne, icic, s'est effeuillées

         Sous les hauts arbres tors.

         Jadis, dans cette allée,

Que de vivants à moi qui maintenant sont morts !

 

La grande automne est pâle, pâle,

         Les branchages sont noirs.

         Combien de désespoirs !

Que de vivants à moi morts d'une mort morale !

 

Sous ses feuilles sèches en feu,

         Cette allée est hantée.

         Pourquoi m'-t-n quittée,

Pourquoi donc moi-même ai-je tant dit adieu ?

 

Mes morts, vous voilà ; c'est l'aïeule,

        Qui vient rôder ici.

        Et c'est mon père aussi,

Taciturne, chassant, fumant son brûle-gueule.

 

Ce sont deux neveux, deux petits,

        Héros morts à la guerre.

        C'est ma mère - ma Mère

Et les jours de l'enfance en elle anéantis.

 

Vous, défunts, au chaud dans mon âme,

        Vous vivez avec moi.

        Mais les autres, quel froid !

Ils sont toujours en vie, et c'est cela le drame.

 

Absents, absents, vous voilà tous,

        Vous qui disiez : Je t'aime."         

        Et me voilà moi-même,

Moi d'autrefois, moi morte encore plus que vous.

 

Que de sang la terre a pu boire

        Depuis ce cher temps-là !

        Ce soir, me revoilà

Apportant la paix triste et la triste victoire.

 

Des troncs sont tombés... ou grandis.

        Devers l'étang qui brille,

        Le battoir d'une fille

Frappe le linge au loin, de même que jadis.

 

Est-ce la même lavandière ?

       Non. Sa fille, plutôt.

       Le jour va tomber tôt,

Tandis que, seule ainsi, je regarde en arrière.

 

Je le contemple, ce passé,

       Tragique sépulture.

       La nuit, sur la nature,

Va cacher les splendeurs de l'été trépassé.

 

Le couchant,le passé, l'automne,

       Ce battoir sur l'étang...         

       C'est toujours moi, pourtant,

Belle encore et traînant ma grande âme qui tonne.

 

Comme le reste d'un chemin

       Qu'on doit jusqu'au bout suivre,

       Je dois encore vivre,

Et le droit 'est resté de murmurer : "demain".

 

Salut donc, manoir de jeunesse !

        Sous tes arbres grandis,

       Tout ce que tu me dis

Je l'entends et comprends, au fond du jour qui baisse.

 

Tu dis : "Ces arbres terrassés

       Me laissent ce grand vide,

       Mais il m'en reste assez

Pour bercer sous le ciel une automne splendide.

 

"Pour toi, passante qui reviens,

       Sombre et vivant fantôme,

       Il te reste un royaume :

C'est marcher haut la tête et droite sur tes reins."

 

 

Conseils du feu

 

Ne pleure pas, m'a dit le feu,

Si tu vois ma flamme descendre,

Je suis loin encor de la cendre,

Et prêt à reprendre le jeu.

 

Donc, rassemble plutôt ces bûches

Qui croulent en me dispersant.

Leurs fragments, si tu les rejuches,

Vont te refaire un feu dansant.

 

Ce ne sera pas la flambée

Qui d'abord illuminait tout,

Mais encore qu'un peu tombée,

Elle te chauffera beaucoup.

 

Et si cette seconde flamme

Vient à s'affaiblir à son tour,

Reprends chaque brindille pour

Y bouter encore un peu d'âme

 

Jusqu'au dernier petit fétu,

Que ta main sans cesse échafaude

Et, terminé ce feu têtu,

Sa cendre encore sera chaude.

 

- Et j'ai remercié le feu,

Moi qui me sens déjà moins ivre,

De m'avoir consolée un peu

En m'apprenant comme il faut vivre.

 

 

 

II

 

L'AVENUE

 

Ma maison

 

Soixante-dix tilleuls avec leur épaisse ombre

                    Font une petite forêt.

Ma maison, au milieu de cette masse sombre,

                    Est cachée ainsi qu'un secret.

 

Des bêtes qu'on ignore, au fond de la broussaille,      

                    Vivent tout autour de mes murs,

Et je sens circuler leurs petits esprits purs

                    Dans le beau temps ou la grisaille.

 

Les oiseaux, comme autour de quelque lieu béni,

                   Jamais n'y ont peur de personne.

Dans le talus, tout près, trouvant la place bonne,

                   Des rouges-gorges font leur nid.

 

Chaque jour, sans recul et sans horreur physique,

                  On rencontre un même crapaud,

Un crapaud aux yeux d'or dans une affreuse peau,            

                  Qu'attire, on croirait, ma musique.

 

Des lapins de garenne et des lièvres, parfois,

                  Montrent à deux pas leurs oreilles.

Des écureuils légers, ces petites merveilles,

                  Sont tranquilles comme en plein bois.

 

Une taupe établit son trou, comme un chef-d'oeuvre,

                  Sous une chaise de jardin,

La salamandre luit sur le premier gradin,

                  Ou bien la glissante couleuvre.

 

Je sais des hérissons, des belettes, des loirs

                  Et des grenouilles un peu fées.

Et les oiseaux de nuit, dès que tombent les soirs

                 Passent en rondes étouffées.

 

Les chouettes, souvent, se répandent en cris

                Au bord même du toit, peut-être.

Et, frappant à la vitre, une chauve-souris

                Chaque nuit danse à la fenêtre.

 

Aux plus proches fourrés, un frôlement furtif

               Révèle les gentilles scènes

Dont m'entoure, bien loin des présences humaines,

               Ce petit monde inoffensif.

 

Menus pas, menus cris, fourrures, museaux, ailes

               Vivent dans l'ombre de mon toit.

Ces bêtes ne sont pas, en vérité, chez moi :

              C'est plutôt moi qui suis chez elles.

 

Et quand l'automne, avec son grand cortège blond,

             Miraculeuse, est revenue,

Les feuilles, en tombant, entrent dans le salon,

             Se croyant dans leur avenue.

 

 

 

Cimetière

 

Dans mes fenêtres que voilà,

J'ai la vallée et l'estuaire.

Mais plus proche est le cimetière.

J'ai vue aussi sur l'au-delà.

 

Je regarde dans l'autre monde.

Je n'y vois jamais rien bouger.

Nul fantôme qui me réponde,

Tout est calme comme un verger.

 

La mort apparaît végétale

A qui la contemple de près.

Je vois, minuscules forêts,

Des rosiers dont l'ombre s'étale.

 

Un if a dépassé la croix.

Un autre, parfois, la remplace.

De l'herbe est poussée à la place

Des beaux ornements d'autrefois.

 

Les pauvres dépouilles humaines,

Lorsque nul ne les soigne plus,

A l'abandon sous leurs talus,

Travaillent, patientes graines.

 

Ceux qu'on mit sous terre à six pieds

N'y restent pas toujours tranquilles.

Opiniâtres et fragiles,

Un jour ils sortent tout entiers.

 

Dans quelque rosier qui dévie

Ils remontent des profondeurs,

Et, par des feuilles et des fleurs,

Respirent de nouveau la vie...

 

J'ai compris pourquoi, quelquefois,

Dans l'ombre ou le soleil en fête,

Je demeure, croisant les doigts,

A renverser longtemps la tête,

 

Pourquoi, sans songes, sans amour,

Je reste, indifférente et close,

Dans le bien-être de la rose

Que je serai peut-être un jour.

 

 

Le beau moment

 

En regardant sur l'avenue,

Je vois Juin : feuillage, ciel bleu,

Vent qui fait voyager un peu

                La nue.

 

Quelqu'un des hommes de chez moi,

De l'autre côté de la brèche

Passe, portant, paisible et droit,

               Sa bêche.

 

La ville, parmi son varech,

Repose en bas,lointaine et proche.

Une fumée en monte avec

               La cloche.

 

Comme c'est simple, tout ceci,

Dans l'humilité quotidienne !

Il semble bien que rien, ici,

               N'advienne.

 

Un homme allant à son labeur,

La ville au loin qui sonne et fume,

L'été qui verdoie et parfume :

               Bonheur.

 

Qui jamais aura pu connaître

Où je plaçais ma joie à moi,

Ce que j'appelais grand émoi

              De l'être ?

 

Ce fut lorsque j'étais sans nom,

Ignorant celui qu'on me donne,

Quand je n'étais rien ni personne

              Sinon

 

Simplement, tranquille et profonde,

Annulée et sans passions,

Une des respirations

              Du monde.

 

 

 

AT HOME

 

Voici les cinq belles fenêtres

Du salon vieillot où je vis

En plein herbage, loin des êtres,

Haut, comme au temps des ponts-levis.

 

Dans la première est la vallée,

Dans l'autre la ville bleu noir;

Deux autres ont un bout d'allée

Et l'estuaire où meurt le soir.

 

Mais, dans la tragique cinquième,

Plein les seize petits carreaux,

Il n'est rien qu'un grand vide blême

Au-dessus d'espaces ruraux.

 

Ces éléments frôlent mes vitres,

Ils se mêlent au mobilier,

Et, sur un mode familier,

Déroulent leurs vastes chapitres.

 

Je vois à travers l'infini

Monter le monde des nuages,

La formation des orages

Ou le beau temps bleu dans son nid.

 

Et parfois, relevant la tête

Au coin de mon âtre embrasé,

Je vois accourir la tempête

Ainsi qu'un monstre apprivoisé.

 

 

Persuasion

 

Cette petite voix flûtée

Qui remplit toute la maison

             Et l'horizon,

C'est un merle, flûte enchantée.

 

I l dit qu'il fait beau temps dehors,

Qu'il y est de l'ombre et des roses,

            Et que ces choses

Font oublier toutes les morts.

 

"Viens, dit-il, goûter la vesprée.

Je sais que ton âme est, au fond,

            Désespérée,

Mais la campagne sent si bon !"

 

Et, docile à l'oiseau flûtiste,

Je m'en vais, cherchant la clarté

            Du bel été,

Comme si je n'étais pas triste.

 

 

Pluie

 

Je pense en regardant la pluie

              Qui tombe

A l'enfance, cette colombe

              Enfuie.

 

A mes pieds, changeants coloris,

              Ma ville

Se tasse, petite, tranquille,

             Toits gris.

 

Je naquis de cette grisaille

              Un jour.

Je l'aime toujours ; seul amour

             Qui vaille.

 

Ma mélancolie aujourd'hui      

         Ne rêve

Devant l'averse tiède et brève

              Qui luit.

 

Devant le lointain estuaire

              Salé,

Qu'à ce doux profil en allé : 

              Ma mère.

 

Je voudrais être sur son bras

             Encore,

Dans ma ville qui se colore

             En bas.

 

L'eau sur ma ville tombe, tombe

             En long.

- O mon enfance, voici donc

            Ta tombe...

 

 

Trois nocturnes

 

I

 

Les tilleuls gonflés de vent

Tâtent l'air du bout de leurs branches.

Derrière eux, le ciel mouvant

A la couleur des perles blanches.

 

J'écoute avec passion,

Engloutie au fond du mystère,

La grande respiration

De ces algues de la terre.

 

Mon coeur ne reste pas seul.

Parmi l'orageuse soirée,

Je salue, en chaque tilleul,

Le Grand Inconnu qui crée.

 

II

 

Sur un dernier pan de clarté,

Les tilleuls gorgés de ténèbres

Dressent de longs vitraux funèbres

Découpés dans le ciel d'été.

 

L'allée évoque en sa beauté

Bien des cathédrales célèbres.

Jusques au fond de mes vertèbres

Je respire ce soir hanté.

 

Vaste solitude de l'âme !

Je ne suis plus homme ni femme

Dans l'ombre qui jette des sorts,

 

Mais, sous la nocturne émeraude,

Grave comme celui des morts,

Un invisible esprit qui rôde.

 

III

 

Dans la nuit pleine de silence,

Voici de grands coups sur le toit.

C'est la pluie et sa violence,

Quelque brusque grain de noroit.

 

Sous la lampe, travail, mystère ;

Dehors, néant muet et noir.

Maintenant j'écoute pleuvoir,

Bruit du ciel tombant sur la terre.

 

Parmi ces chocs intermittents,

Dans ma maison toute petit,

Je crois, sous mon toit qui crépite,

Que je navigue par gros temps.

 

 

La haie

 

 A ma soeur Charlotte Henry Nocq.

 

Courte et drue et traçant la forme de nos prés,

            La haie, et tout ce qui l'égaie,

Gracieux cadre en fleurs des herbages carrés,      

            Muraille sans briques, la haie ;

 

Avec ses trous par où l'inconnu s'aperçoit,

            La haie où la ronce se vautre,

La haie, en son parler, gronde : "Chacun chez soi !"

            Et gronde : "C'est moi... Mais c'est l'autre !...

 

La nature candide y loge ses oiseaux,

            Sans savoir qu'elle est mitoyenne.

Mais l'esprit des humains a mis dans ses réseaux

            Défiance, inimitié, haine.

 

Innocente, elle prend la couleur des saisons,

            Cache des nids, berce des branches,

Et, par-dessus l'essor de ses ombelles blanches,

            Laisse passer les horizons.

 

Elle ne connaît rien que ce qui s'enchevêtre

            Dans la trame de ses lacets,

Rien que le ciel qui fuit ou l'ombre du gros hêtre,

            Mais elle ignore les procès,

 

Aussi durables qu'elle, engagés d'âge en âge,

           Les sombres procès paysans

Qui grimacent toujours, gobelins patoisants,

           Parmi le calme de l'herbage.

 

La haie inextricable et dont le mur de houx

          Garde, hérédité féodale,

La personnalité terrible de chez nous,

           La haie, elle est aussi morale.

 

Elle existe, invisible, au fond de moi-même,

          Je la sens, au fond de moi-même,

Dresser contre l'intrus ses houx, férocement,

          Et défendre tout ce que j'aime.

 

Elle gronde : "Chacun chez soi !" n'admettant pas

          Les étrangers dans sa prairie.

L'églantine y est rose et l'épine fleurie,

          Mais on s'y grifferait les bras.

 

Et c'est plus que jamais que je suis derrière elle,

          Regardant, de mes yeux déçus,

Toute seule à l'abri de ma haie éternelle,

          La mer qui se voit par-dessus.

 

 

Hiver

 

J'ai revu ma logue avenue

           Toute nue.

Rien, rien sous les arbres sans vert,

           Que l'hiver.

 

Plus belles étaient les nuées

           Dénouées

De s'accrocher dans leur essor

          Au bois mort.

 

Plus formidable la rempête,

          Cette fête,

D'être seule à vivre en couleurs

          Sans les fleurs.

 

L'hiver m'a dit : "Dans mon domaine,

          Qui t'amène ?

Que viens-tu faire dans la mort,

          Mer sans bord ?"

 

J'ai dit : "Je sens que sous ta mousse  

          Sèche, rousse,

La primevère que l'on sait

          Va pousser.

 

Tu n'es pas la mort plénière

          Ni dernière.

L'éternité, dans ton coeur noir,

          Crie : Espoir."

 

 

Tombeau

 

Mon avenue au soir, je l'aurai tant aimée,

           Avec ses hauts tilleuls rejoints,

Alors qu'elle devient funèbre et transformée,

          Montrant son crépuscule aux coins,

 

Je l'aurai tant aimée en mai, lorsque ses branches

          Ne sont que fraîche tendreté,

En Août, quand les grillons crient sous les huttes blanches

          Le cri forcené de l'été,

 

Tant aimée, en automne où la grande nuit tombe

          Au milieu de l'après-midi,

Que parfois un long rêve, un cher espoir me dit

         Qu'un jour s'y étendra ma tombe.

 

Ce serait une pierre, une croix et c'est tout,

         Gardant mon nom sous les ombrages.

Sur la pierre couchée et sur la croix debout

         Se dessineraient des ramages.

 

Ce serait tout au bout, à la place où l'on voit

        Ma frêle maison émouvante

Je serais là de même que vivante,

        Et je serais toujours chez moi.

 

Pour ceux qui la verraient, ce ne serait pas triste.

       Ils songeraient : "elle est si bien !"

La mousse pousserait, et l'on entendrait rien

       Qu'un petit oiseau qui persiste.

 

Je dormirais cachée, avec mes horizons

       Entourant ma paix éternelle,

Ma ville dans le creux, et les quatre saisons

       Sur mon repos battant de l'aile.

 

Au printemps, en été, quand fleurit le tilleul,

       En automne, lente élégie,

Le soir ramènerait son obscure magie

       Autour de ce tombeau tout seul.

 

On finirait par dire : "Elle est morte ; elle hante !

       Parfois elle revient la nuit !"

Et je ne serais pas tellement différente

       De ce que je suis aujourd'hui.

 

 

Mai

 

Alleluia ! C'est le printemps !

Les prés sont pleins de belles choses.

Voici les pommiers éclatants

Sous leurs toutes petites roses.

 

Dessous, les pâquerettes font

De douces processions blanches.

On croit qu'elles tombent des branches

Où pèsent tant de bouquets ronds.

 

Les chants du merle opiniâtre

Qui s'égosille là-dedans,

Tour à tour graves et stridents,

Sont plus frais qu'un pipeau de pâtre,

 

Et le bétail de deux couleurs

A des taches claires et sombres,

De-ci, de-là, dans l'herbe en fleurs,

Qui copient la forme des ombres.

 

Un lent nuage immaculé

Se promène dans du bleu pâle ;

Et le vert de partout s'étale

En large, en long, tout emmêlé.

 

Un rien de brume printanière

Baigne mon pays dans du lait.

Mai, joli mai, grâce plénière

Où tout me tente, où tout me plaît,

 

O printemps, branches rosacées,

Adolescence des saisons,

Qui viens remplir mes horizons

Où tant de choses sont passées,

 

Devant toi, printemps que je vois

Si frais autour de mon visage,

Il me semble que j'ai ton âge

Comme autrefois - comme autrefois...

 

 

Pâques fleuries

 

Pâquerettes, gouttes de lait,

Et vous, touffes de primevères,

Le long des prés restés sévères

Vous charmez l'avril aigrelet.

 

Aucun bourgeon encore n'ose,

Aucun oiseau ne sait encor.

les arbres semblent de bois mort,

Pas une aubépine n'est rose.

 

Mais, dans ce printemps sans couleurs,

De-ci, de-là, pesantes branches,

Poiriers et cerisiers en fleurs

Balancent des chapelles blanches.

 

II

 

Avril ! L'herbage est étonné

Des petites fleurs qu'il a faites.

O primevères, violettes,

O sourire de nouveau-né !

 

Tout est en suspens, tout hésite.

Qu'arrive-t-il donc, tout hésite.

Qu'est-ce donc que ce revenant

Délicieux qui nous visite ?

 

L'hiver est-il vraiment fini ?

Ce n'est peut-être qu'une histoire ?

Cependant il faut bien le croire :

Voici trois oeufs bleus dans un nid.

 

 

Primavera

 

Le printemps reparu, rythme toujours le même,

Primevères dans l'ombre et merles en gaieté,

Herbe neuve et ciel bleu, tout ce qui chante : "J'aime !"

Se croit innocemment miracle et nouveauté !

 

Partout on voit, pliant sous leurs fleurs sans feuillage,

Cerisiers et poiriers gonflés et luxueux,

Et l'on croit, si l'azur berce un petit nuage,

Qu'un de ces arbres blancs vient de monter aux cieux.

 

Dans l'herbage, des millions de pâquerettes

Ressemblent gentiment à des gouttes de lait.

On dirait que la vache rousse, après les traites,

A semé tout cela juste comme il fallait.

 

O printemps de chez nous, naïve imagerie,

Fraîcheur, rosée, oiseaux, bouquets, longueur des jours,

Laisse-moi, quand je cours, ivre, dans ma prairie,

Croire que, cette fois, te voilà pour toujours !

 

 

Dans le pré

 

L'herbe s'étend pendant des lieues.

Pâquerettes et boutons d'or

       Et gentianes bleues

Tremblent au vent pendant des lieues,

       Et d'autres fleurs encor.

 

Les pommiers, blancheur de la terre,

Ronflant de bourdons animés,

       Dans le pré solitaire

Suspendent entre ciel et terre

       Des lustres parfumés.

 

Les papillons à l'aile molle,

Bleus, blancs, sont aux couleurs des fleurs.

       La gentiane vole,

La fleur des pommiers flotte, molle,

       Ailes, fleurs, deux couleurs !

 

O mai ! comme le pré s'enchante !

C'est comme au soleil, l'immense cri

       De la terre qui chante.

Et chaque brin d'herbe s'enchante

       De porter son cricri.

 

C'est le miracle, c'est le songe.

Tout vibre, tout danse, tout luit.

       On marche dans un songe.

On croit, tant chaque jour allonge

       Qu'il n'y a plus de nuit !

 

 

Crépuscule

 

Il a fait si clair toute cette journée

Que le jour ne peut décliner tout à fait.

L'ombre qui descend demeure sans effet.

Etrangement, l'herbe est comme illuminée.

 

Toutes les blancheurs de mes pommiers fleuris

A travers les prés ne quittent pas les branches.

Touffus, ronds, légers, géantes roses blanches,

Les voici ! L'azur devient à peine gris.

 

Ce beau jour de mai fut si vert et si tendre

Que le clair obscur n'y pénétra point.

algré le couchant qui se termine au loin,

La nuit, aujourd'hui, ne pourra pas descendre.

 

Miracle ! Le jour reparaît tout à coup !

Sous chaque pommier tremblote une ombre brève...

c'est, dorée encor, pleine, entre chien et loup,

Derrière les bois, la lune qui se lève.

 

 

 

Oubli

 

Que j'aime oublier les humains

         Par les chemins,

Au hasard de ma bicyclette

               Fluette,

Et revenir des fleurs aux mains !

 

Le mois de mai, cette merveille,

        Tend sa corbeille.

Jacinthes, fleurs des pommiers fous,

              Coucous,

Je suis ivre comme une abeille !

 

Abolis les rêves pesants !

        J'ai quatorze ans !

Je ne suis ni garçon ni fille.

              Gentille,

Je longe les prés paysans.

 

Il fait beau. La lumière danse.

        O joie immense !

A peine, par les chemins creux,

             Ombreux,

A peine, vraiment, si je pense.

 

 

Catéchisme

 

J'ai cueilli tout un pré de grandes marguerites

            Pour honorer, selon les rites,

                    La fête-Dieu

Qui est la fête du ciel bleu.

 

Les derniers pommiers blancs que la brise parsème

            Comme des vols de papillons,

                   Par millions, 

Faisaient des reposoirs d'eux-mêmes.


 

Et les merles, les fleurs, l'horizon, le beau temps

              Disaient entre eux, suprême hommage,

                   Dans leur langage :

"Qu'est-ce que Dieu ?... C'est le printemps !"

 

 

Soupir

 

Le malaise secret de l'arbre qui bourgeonne

Doit ressembler à ceux que nous sentons en nous.

               Le printemps vient. L'air est trop doux.

Il faudrait roucouler comme fait la pigeonne.

 

Mais, quand on n'a plus rien qui roucoule en son coeur,

Le printemps qui s'annonce a-t-il sa raison d'être ?

             Il faut nous consoler, peut-être :

Bonheur d'autrui, ton nom est toujours le Bonheur.

 

 

D'un soir de mai

 

Ma porte grande ouverte à l'esprit du printemps

Laissait entrer le soir et ses parfums de fête

Avec les chants aigus des oiseaux, à tue-tête,

Tout ce qui nous engage à n'avoir que vingt ans.

 

Les ombres du dehors tremblaient jusqu'à ma table,

Le parquet reflétait le crépuscule clair.

Et je restais assise à respirer cet air,

Cette fraîcheur, cette fraîcheur indubitable.

 

Je n'attendais, ,e désirais qu'odeur de fleur,

Que charme d'un grand soir de printemps sans nuage.

Je ne comparais pas à tout cela mon âge,

Je ne regrettais pas 'automne de mon coeur,

 

Mais plutôt je songeais à tout cela mon âge,

Je ne regrettais pa l'automne de mon coeur,

 

Mais plutôt je songeais à la belle jeunesse

Telle qu'elle est pareille à ce soir d'aujourd'hui,

avec tout ce qu'elle a de force et de faiblesse,

Et j'aimais tendrement le printemps pour autrui.

 

Les morte et les vivants et moi-même passée

Vivaient autour de moi parmi cette beauté.

J'aimais, - et qu'importait ma grande âme lassée ? -

J'aimais le mois de mai dans son éternité.

 

 

 

Porte du printemps

 

Au charme du pré parfumé,

Le quart d'une lune de Mai

          Dans le ciel lisse

          Joint son délice

Au charme du pré parfumé.

 

Je marche entre ces deux espaces :

Le ciel et le pré. Que de grâces !

          Ciel uni, pré

          Enchevêtré.

Je marche entre ces deux espaces.

 

L'air calme sent toutes le fleurs ;

Les boutons d'or ont des lueurs ;

          Le couchant baisse,

          L'ombre progresse,

L'air calme sent toutes le fleurs.

 

Un oiseau dernier va se taire.

Le sommeil de toute la terre

          Descend ici

          Dans ce pré-ci.

Un oiseau dernier va se taire.

 

La grande porte du printemps

Semble s'ouvrir à deux battants :

          Ce sont deux branches

          Lourdes et blanches,

La grande porte du printemps !

 

Toute seule je l'ai passée.

Je me croyais la fiancée

           D'un pur esprit

          Qui chante et rit...

Toute seule je l'ai passée.

 

 

 

IV

De la vie à la mort

 

 

 Hypothèse

 

On nous dit un jour : "Il est décédé."

Et nous, vers le ciel, nous levons la tête.

O linceul, cercueil, dernière toilette !

C'est plutôt en bas qu'il faut regarder.

 

L'au-delà qu'on cherche au fond de l'espace,

Dans le vide bleu qu'on aime et qu'on craint,

L'au-delà des morts, il est souterrain.

Ne savons-nous pas juste à quelle place ?

 

L'au-delà des morts, pauvre et funéral,

Il n'a que six pieds au creux de la terre.

Et qui nous dira si le grand mystère

N'est pas de muer l'homme en minéral ?

 

Cet aimant auquel notre pas s'attache,

Par qui nous traînons notre pesanteur,

N'est-ce pas cela, sans que nul le sache,

Ce qu'on nomme ciel, éternel bonheur ?

 

Descendre à jamais vers l'obscure force

Qui mène le feu, l'eau, la terre, l'air,

Vers l'attraction électrique et torse

Qui règle l'amour et règle l'éclair.

 

Vers cet Inconnu du centre du globe

Dont nous nous servons sans en savoir rien,

Si c'était cela le suprême bien

Que toujours on cherche et qui se dérobe ?

 

Si c'était cela le suprême lieu

Si longtemps rêvé par delà les astres ?

- Après l'existence et tous ses désastres,

Retourner au sol... retourner à Dieu !

 

70

 

 

 

 

 

 

 

 

Ceux qu'on mit sous terre à six pieds

                  N'y restent pas toujours tranquilles.

Opiniâtres et fragiles,

                  Un jour ils sortent tout entiers.

 

Dans quelque rosier qui dévie

                  Ils remontent des profondeurs,

Et, par des feuilles et des fleurs,

                  Respirent de nouveau la vie...

 

J'ai compris pourquoi, quelquefois,

                 Dans l'ombre ou le soleil en fête,

Je demeure, croisant les doigts,

                 A renverser longtemps la tête,

 

Pourquoi, sans songes, sans amour,

                Je reste, indifférente et close,

Dans le bien-être de la rose

               Que je serai peut-être un jour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CI GIT

 

 

Ci-gît

 

Sous le ciel de la Somme où l'infernale haine

               Se couvre déjà de moisi,

Une humble croix de bois est debout sur la plaine,

               Guère plus haute qu'un fusil.

 

C'est toi, petit soldat inconnu ? Ma tendresse

              Qui, par hasard, passe par là,

Apporte un long regard, un rêve, une caresse

              A ton solitaire au-delà.

 

Coiffant le vide clair, ton casque bleu se rouille

             Sur se deux bouts de bois croisés.

Le soleil chauffe ou bien la pluie affreuse mouille

              Les champs de bataille apaisés.

 

Et, dans l'immensité muette et sépulcrale

              Où jadis on sema le blé,

Devant ce tertre où dort une jeune âme mâle,

              J'entends le silence parler.

 

"Ils ont dit que c'était un sort digne d'envie

              D'être un héros sous une croix,

Mais moi, je pleure ici d'avoir troqué ma vie

              Contre deux pauvres bouts de bois.

 

"Cette croix-là, debout encore comme un homme

             Et portant casque comme lui,

Cette croix-là c'est moi, sous le ciel de la Somme,

              Lieu de peur, d'angoisse et d'ennui.

 

" Cette croix-là, tu vois, a presque des épaules

              Et se coiffe du lourd fer bleu,

Disant que, jusqu'au bout, ils ont tenu leurs rôles,

              Ceux-là qu'on envoyait au feu.

 

"Mais moi, j'avais deux yeux vivants dans un visage,

              Mes épaules de chair et d'os,

Les jambes et les bras alertes de mon âge,

              Mon coeur, mon sexe, doux fardeaux.

 

" J'étais comme vous tous, vivants ! J'étais des vôtres,

              Et j'entendais parler ma voix.

On m'a tué, couché sous terre ; et cette croix

              Dit : "Aimez-vous les uns les autres !"

 

O passante ! Etre humain qui n'a pas  dans le sang

             Le démon mâle de la guerre,

Femme, femme, ô douceur ! Femme, coeur frémissant,

             Ecoute ce que dit la terre !

 

"Ecoute, jusqu'au bout du lointain violet,

              La plaine crier par les bouches

De tous ces trous qu'on fait les mitrailles farouches

              Dont survit le fracas muet.

 

" La guerre !... Avoir commis ce gigantesque crime !

              N'avions-nous pas assez de maux ?

Il ne faut plus tuer les hommes pour des mots,

               Il ne faut plus gorger l'abîme.

 

" Hélas ! Je n'étais pas, moi soldat, un héros,

              Mais un humain qui chante et pleure,

Un humain simplement, garçon au coeur bien gros

              D'être mis là pour qu'il y meure.

 

" De quel pays ? Qu'importe ! Un fort et jeune gars

             Qui respirait l'air qu'on respire.

Héros ! C'est un beau mot que l'on aime bien dire,

              Mais moi je ne revivrai pas.

 

" Voici ma croix ; autour, la plaine desséchée :

             Et j'avais un beau sang qui bout.

La guerre m'a jeté vivant, dans sa tranchée,

             Et j'y suis resté, voilà tout !

 

" Mais maintenant, il faut que l'avenir répare

              Ce qu'on fit au mort endormi.

Vengez-nous ! Vengez-nous de la guerre barbare,

              Vengez-nous du seul ennemi !

 

" A moi, femmes ! A moi, mères, filles épouses !

             Criez que vous ne voulez plus !

Nous sommes morts... O vous, n'êtes-vous pas jalouses

             De ces croix le long des talus ?

 

"Avez-vous arraché de vos pauvres entrailles

             Un fils, un homme, ce trésor,

Pour qu'il devienne un jour ce débris des batailles,

            Un soldat inconnu qui dort ?

 

"A moi, science, amour, art, musique, pensées !

             Ne souffrez plus, sous le ciel clair,

Qu'on retrouve jamais des croix de bois, dressés

             Sur nos os et sur notre chair !"

 

***

 

... J'écoutais cette voix, remplir le paysage

             Qui montre, sous le ciel câlin,

Le sol fécond de France, éventré par la rage

             Du sombre démon masculin.

 

Et, quittant pour toujours l'effroyable étendue,

               Enfer éteint, charnier maudit,

J'ai répondu : "Soldat, pauvre tombe perdue,

              J'ai compris ce que tu mas dit. "

 

 

 

D'Amiens

 

Amiens, ta cathédrale arborescente et claire,

A milieu des dégâts qui racontent la guerre,

                      Dit sa prière.

 

Dehors, la pluie immense et grise fait des fleuves.

Trous d'obus des maisons grimaçantes et veuves,

                     Ruines neuves !

 

Or, dans la calme nef, à deux pas des désastres,

Il y a doucement, derrière des pilastres,

                    Des levers d'astres.

 

L'esprit qui mi en nous tant de ciel et de fange

Aurait-il donc permis le mariage étrange

                   Du démon avec l'ange,

 

Que les mêmes humains dont l'âme s'évertue

Aient, après toi, créé, cathédrale tétue,

                  L'obus qui tue ?...

 

 

 

La Somme

 

I

 

Cette plaine d'hiver infinie et muette,

C'est le champ de bataille à peine éteint encor,

Où, quatre ans, acharnée, a travaillé la mort

                      Dans une fange violette.

 

Armes, sacs, vêtements et casques déjà roux,

On voit traîner partout le spectre des armées.

- La tranchée et l'obus vous ont laissé leurs trous,

                     O terres mal famées !

 

Cet arbre fracassé qui lève un bras au loin,

Attestant la tuerie immense de la Somme,

Semble crier au ciel : "Ici je suis témoin

                    Que l'homme a haï l'homme !"

 

II

 

Je me promenais parmi vos tranchées

Et pleurais sur vous humblement, mon Dieu !

Soldats, spectres errants des plaines desséchées

                  Par quatre ans de fer et de feu.

 

Mes pieds trébuchants heurtaient quelque casque

Boueux et rouillé comme les vieux sous,

Et je le ramassais en évoquant le masque

                  Humain qui palpita dessous.

 

Pour mieux affirmer la grande épouvante,

Partout se dressaient ces petites croix.

Et ma main reculait d'avoir touché, parfois,

                 Une grenade encor vivante.

 

- O pauvres martyrs sanglotant vers moi,

O restes épars du crime terrible,

Je ne pouvais, hélas ! pour crier mon émoi,

               Que répéter : "Est-il possible !"

 

 

 

 

Retour

 

J'étais dans un monde lunaire,

          Où ? Quand ?...

Que travailla comme un volcan

          La guerre.

 

Dans les maisons mortes, sans toit,

          Personne.

Mon Dieu que reste-t-il de toi,

          Péronne ?

 

Péronne, Albert, et coetera,

          Tant d'autres,

Oh ! Qu'est-ce qui  consolera

          Les nôtres ?

 

Voici tes restes confondants,

          Province !

Ton visage montre les dents

          Et grince.

 

Dans ces villages de travers,

          Décombres

Que hantent depuis quatre hivers

          Des ombres,

 

Muette, tu demeures là,

         Souffrance.

Se peut-il qu'on t'ait fait cela,

          Ma France ?

 

 

 

La belle image 

 

Un sombre ciel d'hiver court sur la plaine immense

           Où la grande Guerre tonnait.

           Mais maintenant l'herbe renaît,

Maintenant tout se tait, et l'Histoire commence.

 

Sous l'humble croix de bois les tués crient encor.

           On ramasse un casque, une épée,

           On devine le bruit furieux de la mort.

Et, sur la plaine en paix, se lève l'épopée.

 

Ces armes, ces débris que l'on trouve à ses pieds

          Ressemblent à d'autres images.

          On croit que l'on relit les pages

Qu'apprennent lentement les petits écoliers.

 

Ces casques sont encor ceux des héros d'Homère.

          On revoit, sur ce mamelon,

          Louis quatorze, Napoléon,

Tous ceux qui restent grands pour avoir fait la guerre.

 

La Victoire brandit, sous le même soleil,

          Le même bras armé qui tonne.

          Toujours un semblable appareil.

Comme,à travers le temps, l'Histoire est monotone !

 

Lauriers d'or, lauriers d'or,ô signes émouvants,

          Le revoici, le jour de gloire !

          Mais elle est en deuil, la Victoire,

Car la postérité n'appartient qu'aux vivants.

 

Moi, j'ai compris ici l'effroyable martyre

          De ces soldats qui; dans des trous,

          N'attendaient que la mort, ou pire,

Parmi le froid, la boue, et les rats et les poux.

 

Alors une pitié qui sanglote et qui plie

          A fait pleurer mes yeux baissés

          Devant ces restes de folie ;

Et le sol m'a crié lui-même : "c'est assez."

 

- Puisqu'il faudra toujours que quelque belle image

          Enchante le peuple assemblé,

          Voici le semeur, doux visage,

Qui jette devant lui, pacifique, le blé.

 

 

 

 

Aux autres 

 

Nous, tes contemporains, lugubre Grande Guerre,

           Nous qui sommes restés debout

Pendant que ta géante et démente colère

                      Renversait tout,

 

Nous, témoins épargnés qui nous voilons la face

          Devant les restes de l'horreur,

Avant que l'ample outil (qu'on nomme temps) n'efface

                     Cette douleur,

 

Nous voudrions crier vers la foule future,

         Vers ceux que nous ne verrons pas,

Afin qu'ils sachent bien la peine forte et dure

                    De nos soldats.

 

Les morts tués d'hier et les vivants à naître

        M'entourent invisiblement ;

Et moi, de chair et d'os entre ces deux "peut-être,

                  Terriblement,

 

Moi, les pieds dans le sang, la tête dans l'aurore,         

        Moi qui vois renaître à l'espoir

Un temps qui fut en proie au drame le plus noir       

                 Et fume encore,

 

Moi qui suivis de loin les efforts surhumains

       D'une armée immense et grondante

Forgeant, dans un enfer insoupçonné de Dante,

                 Les lendemains,

 

Moi je demande à Dieu, que sais-je ?... à mon génie

        D'inspirer ma tristesse assez

Pour que ces temps présents qui seront nos passés,

                Cette agonie,

 

Pour que ce que j'ai vu panteler sous mes yeux

        Qui terrifie et qui dégoûte,

Martyre d'innocents qui saigne, monstrueux,

               Goutte par goutte,

 

Pour que la guerre, horreur ! la guerre, cet effroi

       Dont mon coeur encor se soulève,

Cesse d'être pour vous,ô descendants, un rêve

               Auquel on croit.

 

Vous aurez, quand la terre enfin sera séchée,

       - Que ne l'aimions-nous à genoux ! -

La paix, cette douceur qui nous fut arrachée     

              Un jour, à nous.

 

Vous aurez nos jardins,nos villes, notre joie

       Libre et féconde sous le ciel,

Vous aurez ce qui fut notre charmante proie,

             Notre beau miel.

 

Vous aurez tout cela que notre temps vous forge

       Dans le sang et dans la sueur.

Craignez, ô descendants, que la guerre n'égorge

            Votre bonheur !

 

Craignez que vos enfants ne soient ces jeunes hommes

      Que tragiquement nous pleurons,

Et ces femmes, hélas ! que maintenant nous sommes

            Et resterons...

 

 

Gaie

 

          Gaie ?... Et comment pourrais-je l'être

          Quand la terre palpite encor,

                         Champ de mort

Où des spectres devaient, par milliers, apparaître ?

 

         Après l'hiver vient le printemps

         Je sais bien, la jeunesse danse,

                       Mais je pense

Aux garçons enfouis qui n'avaient que vingt ans.

 

        Gaie ?... Il y a l'irréparable

        Et les pas sanglants que je vois

                     Sur le sable

Ne pourront s'effacer avant longtemps, je crois.

 

 

Postérité

 

De mes trois tanagras au long corps en fuseau

              J'élis, reine des demoiselles,

La petite victoire aux deux si grandes ailes

              Qui sous son globe est un oiseau.

 

Quel haut fait de jadis, quelle rouge bataille

              Détermina l'artiste grec,

Dans le limon mouillé qui deviendra si sec,

              A sculpter sa petite taille ?

 

Je pense au bibelot resurgi sous les coups,

             Terre cuite couleur de rouille,

Qui dans deux, trois mille ans, sur le bord de la fouille,

             Contera notre guerre à nous.

 

Un petit soldat bleu, peut-être, avec son casque,

             Héroïque et menu profil ?

Ceux qui le trouveront, devant ce frêle masque

            Diront : " Que représente-t-il ?"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AT HOME

 

Voici les cinq belles fenêtres

Du salon vieillot où je vis

En plein herbage, loin des êtres,

Haut, comme au temps des ponts-levis.

 

Dans la première est la vallée,

Dans l'autre la ville bleu noir;

Deux autres ont un bout d'allée

Et l'estuaire où meurt le soir.

 

Mais, dans la tragique cinquième,

Plein les seize petits carreaux,

Il n'est rien qu'un grand vide blême

Au-dessus d'espaces ruraux.

 

Ces éléments frôlent mes vitres,

Ils se mêlent au mobilier,

Et, sur un mode familier,

Déroulent leurs vastes chapitres.

 

Je vois à travers l'infini

Monter le monde des nuages,

La formation des orages

Ou le beau temps bleu dans son nid.

 

Et parfois, relevant la tête

Au coin de mon âtre embrasé,

Je vois accourir la tempête

Ainsi qu'un monstre apprivoisé.

 

 

 

 

 

LE BEAU SOUHAIT

 

Qu'on me donne un cheval rapide

Assez difficile à monter

Pour que mes yeux quittent le vide

Et mon rêve l'éternité.

 

Toute le force de mes jambes

Voudrait le furieux galop

Qui scande comme des iambes

La plaine, le vent, le ciel, l'eau.

 

J'aurais, multipliant ma vie,

Deux élans, deux souffles, deux coeurs,

Et quatre sabots marteleurs

Pour bondir selon mon envie.

 

Je me souviens que je riais,

La tempête dans le visage,

Et que la crinière en biais

Fuyait dans le sens de l'orage.

 

Je me souviens de matins doux

Où je pénétrais d'un pas calme,

Lorsque l'été perdait sa palme

Et que les sentiers étaient roux.

 

Je me souviens du trot allègre

Que je prenais à travers bois,

Et du petit coup de vent aigre

Qui nous décoiffait à la fois.

 

Nous allions. La bête vivante

A mes songes obéissait.

Et, dans la brise qui l'évente,

Cette apparition passait.

 

Le cheval devenant moi-même,

Moi-même devenant cheval,

Centauresse à travers le val

Fantôme du couchant suprême.

 

- Ah ! qu'on me rende ces chemins

Où tant aimait mon âme amère

Chevaucher sans fin sa chimère

Avec des crins vrais dans les mains.

 

 

A CEUX QUI L'AIMENT

 

La musique, nous l'aimons, oui.

Avec le meilleur de nous-même,

Et, dans un frisson inouï,

Tout notre être répond : "Je t'aime !"

 

Refuge de nos coeurs amers,

Dès qu'elle parle, la musique,

Une onde subtile et physique

Vient toucher le bout de nos nerfs.

 

Plus abstraite que la pensée,

Plus charnelle que le baiser,

Musique, ô trouble inapaisé

Jusqu'au fond de l'âme forcée i

 

Tout ce que nous avons voulu

Tient dans ta voix qui chante et gronde...

- Musique, ô musique, salut,

Commencement de l'autre monde !

 

 

LAUDES

 

Si je croyais en vous, si je croyais en vous,

      Je serais sans cesse à genoux.

 

Je n'aurais pas assez de ma grande lyre

      Pour tout ce qu'il faudrait vous dire.

 

Je vous dirais : Merci pour le vent, pour la mer,

     Pour le ciel ténébreux ou clair.

 

Merci pour les prés verts rebrodés de corolles,

      Le soleil, les averses molles.

 

Merci pour les parfums, merci pour les couleurs.

      Pour les oiseaux et pour les fleurs.

 

Merci pour les saisons dont chacune m'étonne,

      Et merci surtout pour l'automne.

 

Merci pour la beauté regardée en tous lieux,

      Et de m'avoir donné des yeux.

 

Merci, mon Dieu, merci de m'avoir ainsi faite

      Que je sois sur terre un poête...

 

Merci pour mon amour passionné de l'art,

      Merci pour ma vie à l'écart,

 

Pour cette hypnose unie à la lucidité,

      Pour cet amour de la bonté.

 

Pour ce détachement qui s'affirme sans cesse

      Devant la fin de la jeunesse.

 

Pour la mysticité d'un coeur étrange et fort

      Que toujours a charmé la mort.

 

Pour tout cela merci, pour tout cela louange

      Sur l'invisible luth de l'ange,

 

Et pardon, et pardon jusqu'au fond de mon coeur,

      Mon Dieu, d'aimer tant la douleur !

 

 

L'ARCHANGE

 

l'Archange va devant. (Je ne dis pas de nom.)

         L'Archange, premier de mes doubles.

         A ma droite va le second,

Le troisième à ma gauche. Et, baissant ses yeux troubles,

Quatrième et dernier me suit le plus petit.

        Et lorsqu'ils sont là tous les quatre,

Alors et seulement je sens mon coeur bien battre.

 

        Trop souvent l'un d'eux est parti,

Trop souvent je m'en vais par la vie, inquiète,

                 Triste, incomplète,

Avec le vide en moi laissé par cet absent.

 

          Mais, âme de mon âme,

                Sang de mon sang,

O toi qui me créas plus qu'homme et plus que femme,

                Sois devant moi,

Amour, grandeur, beauté, surnaturel émoi,

                Sois devant moi

Toujours, toujours, ô toi qui dans l'ombre étincelles,

               Sois devant moi,

Que je suive à jamais la traîne de tes ailes !

 

 

LASSITUDE

 

O rêves de mes jours, ô travail de mes nuits,

         Occulte pouvoir qui me mène,

         Quelquefois, je sens que je suis

          Une étonnante force humaine.

 

          Ainsi qu'un austère devoir

Je pousse plus avant mon intime science,

Seule avec mon travail, je suis la conscience

D'autrui, qui ne sait pas mentir, entendre et voir.

 

Mais je fléchis parfois sous le poids de cette âme,

          Mes mains repoussent l'inconnu,

Et je voudrais alors n'être rien qu'une femme

Qui vit sa vie, et meurt quand le temps est venu.

 

 

NUITS

 

J'aime, en quelque lieu que ce soit,

L'heure où l'existence, pour moi,

Redevient nocturne et muette.

 

L'heure sans lois et sans humains,

Sans hiers et sans lendemains,

Où je ne suis plus que poète.

 

La seule heure d'esprit total,

Celle où, jusqu'oublier mon mal,

Je sens se fermer toute plaie

 

Car je ne fus moi-même, vraie,

Car je ne fus ce que je suis,

- Passionnément - que les nuits.

 

 

A MON COEUR

 

Cette nuit, je m'endors dans la chambre où tout dort.

Mais le repos n'est pas parfait.

Qu'est-ce qui veille ?

Mon coeur ! Ses grands coups sourds vivent dans mon oreille.

Certes, la vie est plus étrange que la mort.

 

Coeur, ô coeur si pressé qui sans cesse travailles

Avec cette énergie âpre de forgeron.

Coeur tout vivant, fruit remuant de mes entrailles,

Qui bats dans tout mon corps, des pieds jusques au front.

 

Nuit et jour au labeur, quelle est ta résistance ?

Quand je repose, toi, même pas assoupi,

Inlassable tu suis ton rythme sans répit.

Combien de coups frappés, au cours d'une existence ?

 

Bête vivante, enfant dont on n'accouche pas,

Battant de cette cloche creuse, la poitrine,

Coeur d'où s'échappe à flots la source purpurine

Du sang intérieur courant de haut en bas.

 

Coeur, moteur acharné de nos faibles personnes,

Intime balancier qui mesures le temps,

Coeur qui cognes si fort aux instants éclatants,

Glas annonciateur qui sonnes, sonnes, sonnes,

 

Coeur des terrestres, coeur des bêtes et des gens

Qui ne reposeras jamais que dans la terre,

Quand, après tant de zèle et de soins diligents,

Tu seras aussi simple et sage qu'une pierre,

 

O coeur indépendant de mon vouloir, émoi

Perpétuel, énigme éternelle de l'être,

O coeur, monstre caché, tu me fais peur, mon maître,

Lorsque j'entends, la nuit, ton frappement en moi.

 

 

QUE M'IMPORTE

 

Que m'importe parfois mon sort,

Les triomphes et les désastres ?

Pantelante au milieu des astres,

J'attends en frissonnant la mort.

 

Je ne suis plus de cette terre,

Je suis d'un monde de soleils.

Parmi leurs éclats sans pareils,

Mon âme n'est plus solitaire.

 

Quelle certitude me vient

D'une éternelle et vaste joie ?

Moins qu'atome, je suis la proie

Du Tout, qui peut-être n'est rien.

 

Je meurs ! Je meurs ! Chaque seconde

Eloigne l'enfer que voici.

Où vais-je ? dans quel autre monde

Où l'on me dira : "C'est ici" ?

 

 

JE SAIS QUE J'AI VÉCU

 

Je sais que j'ai vécu des milliers d'années

Mais que mon temps sur terre est à jamais fini.

Les choses d'ici-bas, d'avance abandonnées,

Je suis déjà dans l'Infini.

 

Depuis mes premiers jours je fais semblant de vivre,

Sachant que je m'en vais autre part, autre part !

Un invincible vol, en moi, furieux, ivre,

Se gonfle pour le grand départ !

 

Mon visage, ma forme, et l'oeuvre que j'ai faite,

La Beauté, le Lyrisme. Ah ! qu'est-ce que cela ?

Pour ce dernier séjour ici, j'étais poète,

C'est déjà n'être plus là.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



27/09/2015
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