Delarue-M. : Les sept douleurs d'octobre
Delarue-Mardrus
Les sept douleurs d'Octobre
1930
Ce spectre allait si vite à travers le vent ivre,
Le soir de cuivre,
Que je ne pouvais pas le suivre.
Dans la nuit des tilleuls, tes deux mains en avant,
Courant au vent
Vers le fantôme décevant :
- Qui es-tu ?... Qui es-tu ?... Montre-moi ton visage !
Le vent fait rage,
Mais un parfum suit ton passage.
L'ouragan fait flotter tes tragiques cheveux.
Si tu le peux,
Réponds-moi, spectre impérieux !
Et soudain s'arrêta dans le cauchemar extrême
La chose blême.
Alors je m'écriai : "Moi-même !"
Et je vis, comme au fond d'un complaisant miroir,
Un regard noir,
Lourd de passion et d'espoir,
Une blancheur de lys, des lèvres carminées,
Vingt-cinq années
Riant au vent des destinées.
Je vis un front lourd de petit empereur,
Je vis un coeur
Frais comme une nouvelle fleur.
- Ne t'en vas pas si vite, ô vision trop brêve !
Reste, ô mon rêve,
Toi que déjà le vent soulève !
Mais l'ombre, avec un signe, avait tourné ce coin
Qui sent le foin,
Et comme je criais de loin :
- Où vas-tu dans le vent et dans le jour qui baisse,
Et qui te presse ?...
Elle dit : - Je suis ta jeunesse.
Automne aux jours trop courts, aux nuits trop tôt venues
Au bout des longues avenues,
Automne, sept couleurs au fond du brouillard bleu,
Descente des langues de feu,
Automne brune et jaune avec des taches rouges
Parmi le vent tiède où tu bouges,
Automne aux feuilles d'or plus belles que des fleurs,
Mère des fruits et des couleurs,
Automne du mirage et des métamorphoses,
Sourire des dernières roses,
Automne, conte bleu, spectacle sans pareil,
Ardeur dernière du soleil,
Automne claire et sombre, ivre et désenchantée,
Splendeur amèrement hantée,
Automne dont la chute ouvre des horizons,
Neige en flamme autour des maisons,
Automne au désespoir, automne aux beaux désastres,
Dont les branches pleurent des astres,
Automne à l'abandon, automne d'ombre et d'or
Où craque le pas de la Mort,
Automne des rêveurs, automne des poètes,
Jette tes feuilles sur leurs têtes.
Automne rose et rousse aux reflets violets,
Dans ta pourpre ensevelis-les.
Leurs coeurs se sont perdus au fond de tes grisailles,
Fais-leur de belles funérailles.
Leurs coeurs se sont perdus dans ton néant doré,
Chante-leur ton dies irae.
Leurs coeurs se sont perdus dans tes douceurs cruelles,
Automne, croise-leur les ailes,
Et que dorment en paix leurs pauvres coeurs lassés
Sous les feuilles de tes fossés.
J'ai coupé mes cheveux afin que mon visage,
Sous sa coiffure d'autrefois,
Ne puisse me montrer la déchirante image
Du temps aux implacables doigts.
En changeant de coiffure on croit changer de tête.
Il me semblera vieillir moins
Sous la courte toison rejetée en tempête
Où je puis enfoncer mes poings.
J'ai, de même qu'au temps où les belles prêtresses
Sacrifiaient aux morts élus,
Comme sur un tombeau consacré mes deux tresses
A ma jeunesse qui n'est plus.
- Qu'est-ce que tu dis, belle automne
Toute dorée au fond du soir ?
- Je dis : "Que ton coeur ne s'étonne
De ces choses qu'il te faut voir.
" Chaque feuille morte fut verte.
De celles que je perds sans vent,
Mais tout ce qui court à sa perte
Refleurira comme devant.
" Il ne naîtra pas d'autres choses
Que celles qui vont au trépas.
Aux roses succèdent des roses,
Et l'énigme n'existe pas.
" L'univers, rythme monotone,
Devrait t'apprendre ton destin.
Le printemps guette sous l'automne,
La nuit prépare le matin.
Tout ce qui vit jette semence,
Le même engendre du soleil.
C'est l'éternité du soleil
La nature dit : "Recommence !"
"Pourquoi les terrestres humains
Seraient-ils différents des feuilles ?
Augure de tes lendemains
Par l'automne où tu te recueilles.
" Depuis qu'existe l'univers,
Rien ne change et rien ne varie.
Morte saison, saison fleurie,
Arbres jaunes, puis arbres verts.
" L'eau qui sommeille dans mes flaques
S'évapore et redevient eau.
Pourquoi rêverais-tu de Pâques
Et d'âmes montant vers le haut ?"
- J'ai dit : "Automne solennelle,
J'accepte le rythme et la loi,
Mais la feuille individuelle,
Mais l'âme, aussi, qui disait : "Moi ".
Où donc va-t-elle ? Où donc va-t-elle ?"
I
Sur les arbres et sur le sol,
Des feuilles, des feuilles !
Tout jaune, un petit arbre fol
Perd d'un seul coup plus de cent feuilles.
Rouges, jaunes, mauves et roux,
O palette claire !
Le grand vert des prés s'exaspère
Sous les branchages noirs et roux,
Et ce petit bouton de rose
Qui fleurit trop tard,
Brille dans un peu de brouillard,
Coeur frileux de l'automne rose.
II
A travers prés, à travers bois,
Commence la féerie étrange de l'année.
Partout où vont mes yeux, je vois
La grande automne empoisonnée.
Les branchages tordus et noirs
Sont lentement en proie à toutes les chimies.
Les dernières roses, blémies,
Fleurissent sur des désespoirs.
Dans la jonchée épaisse et rose,
Je m'avance, et mes pieds font un étroit chemin.
Et toute tremblante, à ma main,
Une feuille se décompose.
III
Je te retrouve donc, solitude fleurie
Où l'on aime parler tout bas !
Voici l'effrayante féerie,
Les soirs où la chouette crie,
Où l'automne sonne le glas.
Disparate, autrefois, d'être une jeune femme
Parmi la funèbre couleur,
Malgré ce front triste et rêveur
J'avais tout l'été dans mon coeur.
- Maintenant, voici le vrai drame.
Il faudra lentement me faire une raison,
Hélas ! et que mon coeur connaisse
Qu'il tombe, autour de ma maison,
Et les feuilles de la saison
Et les feuilles de ma jeunesse.
IV
L'avenue au matin, cathédrale d'automne,
Découpe sur le ciel des vitraux flamboyants.
Une épaisse jonchée est aux deux bouts fuyants,
Rouge et jaune lueur dont le regard s'étonne.
Je m'avance sans bruit dans ce monde vermeil,
Et, sous les hauts tilleuls dont la masse s'allège,
Je regarde tomber partout, comme une neige,
Les rondes feuilles d'or et les ronds de soleil.
Menant ainsi dans l'ombre une marche étouffée,
Je trace dans cet or tant de minces sentiers
Que je crois en rentrant voir briller à mes pieds,
Miraculeusement, des bottines de fée.
V
Sous ce ciel pluvieux et rapide, l'automne
Reste flamboyante. Et le soir
Qui vient et fait cesser cet oiseau qui chantonne,
Le soir ne peut devenir noir.
Comme un vaste incendie allumé par les hommes,
Le paysage est empourpré.
Et tout le soleil reste en ce panier de pommes
Qui rutile au milieu du pré.
Rouge, rousse, orangée et jaune, et qui insiste,
La couleur ne veut pas mourir.
Parmi ce soir en flamme où j'aime tant courir,
Mon Dieu, comme mon coeur est triste...
Pour remplacer partout l'ancienne verdure
Par on ne sait quel iodure,
Les feuilles mortes ont de si belles couleurs
Qu'on peut croire qu'il pleut des fleurs.
Le féroce chasseur de la vieille ballade
Parcourt cette pourpre malade.
Taïaut ! C'est la tempête, au fond du lointain d'or,
Qui passe et qui sonne du cor.
Tout s'effeuille, se tord, s'enfuit. La forêt bronche,
Le vent immense arrache et jonche.
On dirait que plus rien ne va rester debout
Dans cette grande fin de tout.
Et l'on s'en va parmi cette ivresse farouche
En courant, en ouvrant la bouche,
Avec l'âpre désir, dans ces tourbillons d'or,
De voler comme eux à la mort.
Le soir vient, le ciel est en flamme,
La tempête hurle à la mort.
Entends-tu le cor, mon âme,
Entends-tu le cor ?
La chasse court les bois, la chasse ivre et terrible,
Au triple galop des chevaux,
Et, par les monts et par les vaux,
Monte et descend dans l'invisible.
Ventre à terre, le cerf, pour fuir avec le vent,
Couche les branches de sa tête,
Et le cor, qui s'en va rêvant,
Sonne le trépas de la bête.
La tempête hurle à la mort,
Le soir vient, le ciel est en flamme,
Entends-tu le cor, mon âme,
Entends-tu le cor ?
As-tu vu le cerf pâle et les chiens diaphanes
Et les chasseurs, rois transparents ?
As-tu vu galoper les mânes,
As-tu vu les spectres errants ?
La sonnerie au loin, de ses notes de cuivre,
A fait surgir le grand passé.
Puisque nous ne pouvons plus suivre,
Ecoutons, écoutons passer !
Le soir vient, le ciel est en flamme,
La tempête hurle à la mort.
Entends-tu le cor, mon âme,
Entends-tu le cor ?
La tête par-dessus le mur
Du vieux manoir d'automne,
Je regarde, et m'étonne
De revoir mon passé familial et pur.
L'automne, icic, s'est effeuillées
Sous les hauts arbres tors.
Jadis, dans cette allée,
Que de vivants à moi qui maintenant sont morts !
La grande automne est pâle, pâle,
Les branchages sont noirs.
Combien de désespoirs !
Que de vivants à moi morts d'une mort morale !
Sous ses feuilles sèches en feu,
Cette allée est hantée.
Pourquoi m'-t-n quittée,
Pourquoi donc moi-même ai-je tant dit adieu ?
Mes morts, vous voilà ; c'est l'aïeule,
Qui vient rôder ici.
Et c'est mon père aussi,
Taciturne, chassant, fumant son brûle-gueule.
Ce sont deux neveux, deux petits,
Héros morts à la guerre.
C'est ma mère - ma Mère
Et les jours de l'enfance en elle anéantis.
Vous, défunts, au chaud dans mon âme,
Vous vivez avec moi.
Mais les autres, quel froid !
Ils sont toujours en vie, et c'est cela le drame.
Absents, absents, vous voilà tous,
Vous qui disiez : Je t'aime."
Et me voilà moi-même,
Moi d'autrefois, moi morte encore plus que vous.
Que de sang la terre a pu boire
Depuis ce cher temps-là !
Ce soir, me revoilà
Apportant la paix triste et la triste victoire.
Des troncs sont tombés... ou grandis.
Devers l'étang qui brille,
Le battoir d'une fille
Frappe le linge au loin, de même que jadis.
Est-ce la même lavandière ?
Non. Sa fille, plutôt.
Le jour va tomber tôt,
Tandis que, seule ainsi, je regarde en arrière.
Je le contemple, ce passé,
Tragique sépulture.
La nuit, sur la nature,
Va cacher les splendeurs de l'été trépassé.
Le couchant,le passé, l'automne,
Ce battoir sur l'étang...
C'est toujours moi, pourtant,
Belle encore et traînant ma grande âme qui tonne.
Comme le reste d'un chemin
Qu'on doit jusqu'au bout suivre,
Je dois encore vivre,
Et le droit 'est resté de murmurer : "demain".
Salut donc, manoir de jeunesse !
Sous tes arbres grandis,
Tout ce que tu me dis
Je l'entends et comprends, au fond du jour qui baisse.
Tu dis : "Ces arbres terrassés
Me laissent ce grand vide,
Mais il m'en reste assez
Pour bercer sous le ciel une automne splendide.
"Pour toi, passante qui reviens,
Sombre et vivant fantôme,
Il te reste un royaume :
C'est marcher haut la tête et droite sur tes reins."
Ne pleure pas, m'a dit le feu,
Si tu vois ma flamme descendre,
Je suis loin encor de la cendre,
Et prêt à reprendre le jeu.
Donc, rassemble plutôt ces bûches
Qui croulent en me dispersant.
Leurs fragments, si tu les rejuches,
Vont te refaire un feu dansant.
Ce ne sera pas la flambée
Qui d'abord illuminait tout,
Mais encore qu'un peu tombée,
Elle te chauffera beaucoup.
Et si cette seconde flamme
Vient à s'affaiblir à son tour,
Reprends chaque brindille pour
Y bouter encore un peu d'âme
Jusqu'au dernier petit fétu,
Que ta main sans cesse échafaude
Et, terminé ce feu têtu,
Sa cendre encore sera chaude.
- Et j'ai remercié le feu,
Moi qui me sens déjà moins ivre,
De m'avoir consolée un peu
En m'apprenant comme il faut vivre.
II
L'AVENUE
Soixante-dix tilleuls avec leur épaisse ombre
Font une petite forêt.
Ma maison, au milieu de cette masse sombre,
Est cachée ainsi qu'un secret.
Des bêtes qu'on ignore, au fond de la broussaille,
Vivent tout autour de mes murs,
Et je sens circuler leurs petits esprits purs
Dans le beau temps ou la grisaille.
Les oiseaux, comme autour de quelque lieu béni,
Jamais n'y ont peur de personne.
Dans le talus, tout près, trouvant la place bonne,
Des rouges-gorges font leur nid.
Chaque jour, sans recul et sans horreur physique,
On rencontre un même crapaud,
Un crapaud aux yeux d'or dans une affreuse peau,
Qu'attire, on croirait, ma musique.
Des lapins de garenne et des lièvres, parfois,
Montrent à deux pas leurs oreilles.
Des écureuils légers, ces petites merveilles,
Sont tranquilles comme en plein bois.
Une taupe établit son trou, comme un chef-d'oeuvre,
Sous une chaise de jardin,
La salamandre luit sur le premier gradin,
Ou bien la glissante couleuvre.
Je sais des hérissons, des belettes, des loirs
Et des grenouilles un peu fées.
Et les oiseaux de nuit, dès que tombent les soirs
Passent en rondes étouffées.
Les chouettes, souvent, se répandent en cris
Au bord même du toit, peut-être.
Et, frappant à la vitre, une chauve-souris
Chaque nuit danse à la fenêtre.
Aux plus proches fourrés, un frôlement furtif
Révèle les gentilles scènes
Dont m'entoure, bien loin des présences humaines,
Ce petit monde inoffensif.
Menus pas, menus cris, fourrures, museaux, ailes
Vivent dans l'ombre de mon toit.
Ces bêtes ne sont pas, en vérité, chez moi :
C'est plutôt moi qui suis chez elles.
Et quand l'automne, avec son grand cortège blond,
Miraculeuse, est revenue,
Les feuilles, en tombant, entrent dans le salon,
Se croyant dans leur avenue.
Dans mes fenêtres que voilà,
J'ai la vallée et l'estuaire.
Mais plus proche est le cimetière.
J'ai vue aussi sur l'au-delà.
Je regarde dans l'autre monde.
Je n'y vois jamais rien bouger.
Nul fantôme qui me réponde,
Tout est calme comme un verger.
La mort apparaît végétale
A qui la contemple de près.
Je vois, minuscules forêts,
Des rosiers dont l'ombre s'étale.
Un if a dépassé la croix.
Un autre, parfois, la remplace.
De l'herbe est poussée à la place
Des beaux ornements d'autrefois.
Les pauvres dépouilles humaines,
Lorsque nul ne les soigne plus,
A l'abandon sous leurs talus,
Travaillent, patientes graines.
Ceux qu'on mit sous terre à six pieds
N'y restent pas toujours tranquilles.
Opiniâtres et fragiles,
Un jour ils sortent tout entiers.
Dans quelque rosier qui dévie
Ils remontent des profondeurs,
Et, par des feuilles et des fleurs,
Respirent de nouveau la vie...
J'ai compris pourquoi, quelquefois,
Dans l'ombre ou le soleil en fête,
Je demeure, croisant les doigts,
A renverser longtemps la tête,
Pourquoi, sans songes, sans amour,
Je reste, indifférente et close,
Dans le bien-être de la rose
Que je serai peut-être un jour.
Le beau moment
En regardant sur l'avenue,
Je vois Juin : feuillage, ciel bleu,
Vent qui fait voyager un peu
La nue.
Quelqu'un des hommes de chez moi,
De l'autre côté de la brèche
Passe, portant, paisible et droit,
Sa bêche.
La ville, parmi son varech,
Repose en bas,lointaine et proche.
Une fumée en monte avec
La cloche.
Comme c'est simple, tout ceci,
Dans l'humilité quotidienne !
Il semble bien que rien, ici,
N'advienne.
Un homme allant à son labeur,
La ville au loin qui sonne et fume,
L'été qui verdoie et parfume :
Bonheur.
Qui jamais aura pu connaître
Où je plaçais ma joie à moi,
Ce que j'appelais grand émoi
De l'être ?
Ce fut lorsque j'étais sans nom,
Ignorant celui qu'on me donne,
Quand je n'étais rien ni personne
Sinon
Simplement, tranquille et profonde,
Annulée et sans passions,
Une des respirations
Du monde.
AT HOME
Voici les cinq belles fenêtres
Du salon vieillot où je vis
En plein herbage, loin des êtres,
Haut, comme au temps des ponts-levis.
Dans la première est la vallée,
Dans l'autre la ville bleu noir;
Deux autres ont un bout d'allée
Et l'estuaire où meurt le soir.
Mais, dans la tragique cinquième,
Plein les seize petits carreaux,
Il n'est rien qu'un grand vide blême
Au-dessus d'espaces ruraux.
Ces éléments frôlent mes vitres,
Ils se mêlent au mobilier,
Et, sur un mode familier,
Déroulent leurs vastes chapitres.
Je vois à travers l'infini
Monter le monde des nuages,
La formation des orages
Ou le beau temps bleu dans son nid.
Et parfois, relevant la tête
Au coin de mon âtre embrasé,
Je vois accourir la tempête
Ainsi qu'un monstre apprivoisé.
Persuasion
Cette petite voix flûtée
Qui remplit toute la maison
Et l'horizon,
C'est un merle, flûte enchantée.
I l dit qu'il fait beau temps dehors,
Qu'il y est de l'ombre et des roses,
Et que ces choses
Font oublier toutes les morts.
"Viens, dit-il, goûter la vesprée.
Je sais que ton âme est, au fond,
Désespérée,
Mais la campagne sent si bon !"
Et, docile à l'oiseau flûtiste,
Je m'en vais, cherchant la clarté
Du bel été,
Comme si je n'étais pas triste.
Pluie
Je pense en regardant la pluie
Qui tombe
A l'enfance, cette colombe
Enfuie.
A mes pieds, changeants coloris,
Ma ville
Se tasse, petite, tranquille,
Toits gris.
Je naquis de cette grisaille
Un jour.
Je l'aime toujours ; seul amour
Qui vaille.
Ma mélancolie aujourd'hui
Ne rêve
Devant l'averse tiède et brève
Qui luit.
Devant le lointain estuaire
Salé,
Qu'à ce doux profil en allé :
Ma mère.
Je voudrais être sur son bras
Encore,
Dans ma ville qui se colore
En bas.
L'eau sur ma ville tombe, tombe
En long.
- O mon enfance, voici donc
Ta tombe...
Trois nocturnes
I
Les tilleuls gonflés de vent
Tâtent l'air du bout de leurs branches.
Derrière eux, le ciel mouvant
A la couleur des perles blanches.
J'écoute avec passion,
Engloutie au fond du mystère,
La grande respiration
De ces algues de la terre.
Mon coeur ne reste pas seul.
Parmi l'orageuse soirée,
Je salue, en chaque tilleul,
Le Grand Inconnu qui crée.
II
Sur un dernier pan de clarté,
Les tilleuls gorgés de ténèbres
Dressent de longs vitraux funèbres
Découpés dans le ciel d'été.
L'allée évoque en sa beauté
Bien des cathédrales célèbres.
Jusques au fond de mes vertèbres
Je respire ce soir hanté.
Vaste solitude de l'âme !
Je ne suis plus homme ni femme
Dans l'ombre qui jette des sorts,
Mais, sous la nocturne émeraude,
Grave comme celui des morts,
Un invisible esprit qui rôde.
III
Dans la nuit pleine de silence,
Voici de grands coups sur le toit.
C'est la pluie et sa violence,
Quelque brusque grain de noroit.
Sous la lampe, travail, mystère ;
Dehors, néant muet et noir.
Maintenant j'écoute pleuvoir,
Bruit du ciel tombant sur la terre.
Parmi ces chocs intermittents,
Dans ma maison toute petit,
Je crois, sous mon toit qui crépite,
Que je navigue par gros temps.
La haie
A ma soeur Charlotte Henry Nocq.
Courte et drue et traçant la forme de nos prés,
La haie, et tout ce qui l'égaie,
Gracieux cadre en fleurs des herbages carrés,
Muraille sans briques, la haie ;
Avec ses trous par où l'inconnu s'aperçoit,
La haie où la ronce se vautre,
La haie, en son parler, gronde : "Chacun chez soi !"
Et gronde : "C'est moi... Mais c'est l'autre !...
La nature candide y loge ses oiseaux,
Sans savoir qu'elle est mitoyenne.
Mais l'esprit des humains a mis dans ses réseaux
Défiance, inimitié, haine.
Innocente, elle prend la couleur des saisons,
Cache des nids, berce des branches,
Et, par-dessus l'essor de ses ombelles blanches,
Laisse passer les horizons.
Elle ne connaît rien que ce qui s'enchevêtre
Dans la trame de ses lacets,
Rien que le ciel qui fuit ou l'ombre du gros hêtre,
Mais elle ignore les procès,
Aussi durables qu'elle, engagés d'âge en âge,
Les sombres procès paysans
Qui grimacent toujours, gobelins patoisants,
Parmi le calme de l'herbage.
La haie inextricable et dont le mur de houx
Garde, hérédité féodale,
La personnalité terrible de chez nous,
La haie, elle est aussi morale.
Elle existe, invisible, au fond de moi-même,
Je la sens, au fond de moi-même,
Dresser contre l'intrus ses houx, férocement,
Et défendre tout ce que j'aime.
Elle gronde : "Chacun chez soi !" n'admettant pas
Les étrangers dans sa prairie.
L'églantine y est rose et l'épine fleurie,
Mais on s'y grifferait les bras.
Et c'est plus que jamais que je suis derrière elle,
Regardant, de mes yeux déçus,
Toute seule à l'abri de ma haie éternelle,
La mer qui se voit par-dessus.
Hiver
J'ai revu ma logue avenue
Toute nue.
Rien, rien sous les arbres sans vert,
Que l'hiver.
Plus belles étaient les nuées
Dénouées
De s'accrocher dans leur essor
Au bois mort.
Plus formidable la rempête,
Cette fête,
D'être seule à vivre en couleurs
Sans les fleurs.
L'hiver m'a dit : "Dans mon domaine,
Qui t'amène ?
Que viens-tu faire dans la mort,
Mer sans bord ?"
J'ai dit : "Je sens que sous ta mousse
Sèche, rousse,
La primevère que l'on sait
Va pousser.
Tu n'es pas la mort plénière
Ni dernière.
L'éternité, dans ton coeur noir,
Crie : Espoir."
Tombeau
Mon avenue au soir, je l'aurai tant aimée,
Avec ses hauts tilleuls rejoints,
Alors qu'elle devient funèbre et transformée,
Montrant son crépuscule aux coins,
Je l'aurai tant aimée en mai, lorsque ses branches
Ne sont que fraîche tendreté,
En Août, quand les grillons crient sous les huttes blanches
Le cri forcené de l'été,
Tant aimée, en automne où la grande nuit tombe
Au milieu de l'après-midi,
Que parfois un long rêve, un cher espoir me dit
Qu'un jour s'y étendra ma tombe.
Ce serait une pierre, une croix et c'est tout,
Gardant mon nom sous les ombrages.
Sur la pierre couchée et sur la croix debout
Se dessineraient des ramages.
Ce serait tout au bout, à la place où l'on voit
Ma frêle maison émouvante
Je serais là de même que vivante,
Et je serais toujours chez moi.
Pour ceux qui la verraient, ce ne serait pas triste.
Ils songeraient : "elle est si bien !"
La mousse pousserait, et l'on entendrait rien
Qu'un petit oiseau qui persiste.
Je dormirais cachée, avec mes horizons
Entourant ma paix éternelle,
Ma ville dans le creux, et les quatre saisons
Sur mon repos battant de l'aile.
Au printemps, en été, quand fleurit le tilleul,
En automne, lente élégie,
Le soir ramènerait son obscure magie
Autour de ce tombeau tout seul.
On finirait par dire : "Elle est morte ; elle hante !
Parfois elle revient la nuit !"
Et je ne serais pas tellement différente
De ce que je suis aujourd'hui.
Mai
Alleluia ! C'est le printemps !
Les prés sont pleins de belles choses.
Voici les pommiers éclatants
Sous leurs toutes petites roses.
Dessous, les pâquerettes font
De douces processions blanches.
On croit qu'elles tombent des branches
Où pèsent tant de bouquets ronds.
Les chants du merle opiniâtre
Qui s'égosille là-dedans,
Tour à tour graves et stridents,
Sont plus frais qu'un pipeau de pâtre,
Et le bétail de deux couleurs
A des taches claires et sombres,
De-ci, de-là, dans l'herbe en fleurs,
Qui copient la forme des ombres.
Un lent nuage immaculé
Se promène dans du bleu pâle ;
Et le vert de partout s'étale
En large, en long, tout emmêlé.
Un rien de brume printanière
Baigne mon pays dans du lait.
Mai, joli mai, grâce plénière
Où tout me tente, où tout me plaît,
O printemps, branches rosacées,
Adolescence des saisons,
Qui viens remplir mes horizons
Où tant de choses sont passées,
Devant toi, printemps que je vois
Si frais autour de mon visage,
Il me semble que j'ai ton âge
Comme autrefois - comme autrefois...
Pâques fleuries
I
Pâquerettes, gouttes de lait,
Et vous, touffes de primevères,
Le long des prés restés sévères
Vous charmez l'avril aigrelet.
Aucun bourgeon encore n'ose,
Aucun oiseau ne sait encor.
les arbres semblent de bois mort,
Pas une aubépine n'est rose.
Mais, dans ce printemps sans couleurs,
De-ci, de-là, pesantes branches,
Poiriers et cerisiers en fleurs
Balancent des chapelles blanches.
II
Avril ! L'herbage est étonné
Des petites fleurs qu'il a faites.
O primevères, violettes,
O sourire de nouveau-né !
Tout est en suspens, tout hésite.
Qu'arrive-t-il donc, tout hésite.
Qu'est-ce donc que ce revenant
Délicieux qui nous visite ?
L'hiver est-il vraiment fini ?
Ce n'est peut-être qu'une histoire ?
Cependant il faut bien le croire :
Voici trois oeufs bleus dans un nid.
Primavera
Le printemps reparu, rythme toujours le même,
Primevères dans l'ombre et merles en gaieté,
Herbe neuve et ciel bleu, tout ce qui chante : "J'aime !"
Se croit innocemment miracle et nouveauté !
Partout on voit, pliant sous leurs fleurs sans feuillage,
Cerisiers et poiriers gonflés et luxueux,
Et l'on croit, si l'azur berce un petit nuage,
Qu'un de ces arbres blancs vient de monter aux cieux.
Dans l'herbage, des millions de pâquerettes
Ressemblent gentiment à des gouttes de lait.
On dirait que la vache rousse, après les traites,
A semé tout cela juste comme il fallait.
O printemps de chez nous, naïve imagerie,
Fraîcheur, rosée, oiseaux, bouquets, longueur des jours,
Laisse-moi, quand je cours, ivre, dans ma prairie,
Croire que, cette fois, te voilà pour toujours !
Dans le pré
L'herbe s'étend pendant des lieues.
Pâquerettes et boutons d'or
Et gentianes bleues
Tremblent au vent pendant des lieues,
Et d'autres fleurs encor.
Les pommiers, blancheur de la terre,
Ronflant de bourdons animés,
Dans le pré solitaire
Suspendent entre ciel et terre
Des lustres parfumés.
Les papillons à l'aile molle,
Bleus, blancs, sont aux couleurs des fleurs.
La gentiane vole,
La fleur des pommiers flotte, molle,
Ailes, fleurs, deux couleurs !
O mai ! comme le pré s'enchante !
C'est comme au soleil, l'immense cri
De la terre qui chante.
Et chaque brin d'herbe s'enchante
De porter son cricri.
C'est le miracle, c'est le songe.
Tout vibre, tout danse, tout luit.
On marche dans un songe.
On croit, tant chaque jour allonge
Qu'il n'y a plus de nuit !
Crépuscule
Il a fait si clair toute cette journée
Que le jour ne peut décliner tout à fait.
L'ombre qui descend demeure sans effet.
Etrangement, l'herbe est comme illuminée.
Toutes les blancheurs de mes pommiers fleuris
A travers les prés ne quittent pas les branches.
Touffus, ronds, légers, géantes roses blanches,
Les voici ! L'azur devient à peine gris.
Ce beau jour de mai fut si vert et si tendre
Que le clair obscur n'y pénétra point.
algré le couchant qui se termine au loin,
La nuit, aujourd'hui, ne pourra pas descendre.
Miracle ! Le jour reparaît tout à coup !
Sous chaque pommier tremblote une ombre brève...
c'est, dorée encor, pleine, entre chien et loup,
Derrière les bois, la lune qui se lève.
Oubli
Que j'aime oublier les humains
Par les chemins,
Au hasard de ma bicyclette
Fluette,
Et revenir des fleurs aux mains !
Le mois de mai, cette merveille,
Tend sa corbeille.
Jacinthes, fleurs des pommiers fous,
Coucous,
Je suis ivre comme une abeille !
Abolis les rêves pesants !
J'ai quatorze ans !
Je ne suis ni garçon ni fille.
Gentille,
Je longe les prés paysans.
Il fait beau. La lumière danse.
O joie immense !
A peine, par les chemins creux,
Ombreux,
A peine, vraiment, si je pense.
Catéchisme
J'ai cueilli tout un pré de grandes marguerites
Pour honorer, selon les rites,
La fête-Dieu
Qui est la fête du ciel bleu.
Les derniers pommiers blancs que la brise parsème
Comme des vols de papillons,
Par millions,
Faisaient des reposoirs d'eux-mêmes.
Et les merles, les fleurs, l'horizon, le beau temps
Disaient entre eux, suprême hommage,
Dans leur langage :
"Qu'est-ce que Dieu ?... C'est le printemps !"
Soupir
Le malaise secret de l'arbre qui bourgeonne
Doit ressembler à ceux que nous sentons en nous.
Le printemps vient. L'air est trop doux.
Il faudrait roucouler comme fait la pigeonne.
Mais, quand on n'a plus rien qui roucoule en son coeur,
Le printemps qui s'annonce a-t-il sa raison d'être ?
Il faut nous consoler, peut-être :
Bonheur d'autrui, ton nom est toujours le Bonheur.
D'un soir de mai
Ma porte grande ouverte à l'esprit du printemps
Laissait entrer le soir et ses parfums de fête
Avec les chants aigus des oiseaux, à tue-tête,
Tout ce qui nous engage à n'avoir que vingt ans.
Les ombres du dehors tremblaient jusqu'à ma table,
Le parquet reflétait le crépuscule clair.
Et je restais assise à respirer cet air,
Cette fraîcheur, cette fraîcheur indubitable.
Je n'attendais, ,e désirais qu'odeur de fleur,
Que charme d'un grand soir de printemps sans nuage.
Je ne comparais pas à tout cela mon âge,
Je ne regrettais pas 'automne de mon coeur,
Mais plutôt je songeais à tout cela mon âge,
Je ne regrettais pa l'automne de mon coeur,
Mais plutôt je songeais à la belle jeunesse
Telle qu'elle est pareille à ce soir d'aujourd'hui,
avec tout ce qu'elle a de force et de faiblesse,
Et j'aimais tendrement le printemps pour autrui.
Les morte et les vivants et moi-même passée
Vivaient autour de moi parmi cette beauté.
J'aimais, - et qu'importait ma grande âme lassée ? -
J'aimais le mois de mai dans son éternité.
Porte du printemps
Au charme du pré parfumé,
Le quart d'une lune de Mai
Dans le ciel lisse
Joint son délice
Au charme du pré parfumé.
Je marche entre ces deux espaces :
Le ciel et le pré. Que de grâces !
Ciel uni, pré
Enchevêtré.
Je marche entre ces deux espaces.
L'air calme sent toutes le fleurs ;
Les boutons d'or ont des lueurs ;
Le couchant baisse,
L'ombre progresse,
L'air calme sent toutes le fleurs.
Un oiseau dernier va se taire.
Le sommeil de toute la terre
Descend ici
Dans ce pré-ci.
Un oiseau dernier va se taire.
La grande porte du printemps
Semble s'ouvrir à deux battants :
Ce sont deux branches
Lourdes et blanches,
La grande porte du printemps !
Toute seule je l'ai passée.
Je me croyais la fiancée
D'un pur esprit
Qui chante et rit...
Toute seule je l'ai passée.
IV
De la vie à la mort
Hypothèse
On nous dit un jour : "Il est décédé."
Et nous, vers le ciel, nous levons la tête.
O linceul, cercueil, dernière toilette !
C'est plutôt en bas qu'il faut regarder.
L'au-delà qu'on cherche au fond de l'espace,
Dans le vide bleu qu'on aime et qu'on craint,
L'au-delà des morts, il est souterrain.
Ne savons-nous pas juste à quelle place ?
L'au-delà des morts, pauvre et funéral,
Il n'a que six pieds au creux de la terre.
Et qui nous dira si le grand mystère
N'est pas de muer l'homme en minéral ?
Cet aimant auquel notre pas s'attache,
Par qui nous traînons notre pesanteur,
N'est-ce pas cela, sans que nul le sache,
Ce qu'on nomme ciel, éternel bonheur ?
Descendre à jamais vers l'obscure force
Qui mène le feu, l'eau, la terre, l'air,
Vers l'attraction électrique et torse
Qui règle l'amour et règle l'éclair.
Vers cet Inconnu du centre du globe
Dont nous nous servons sans en savoir rien,
Si c'était cela le suprême bien
Que toujours on cherche et qui se dérobe ?
Si c'était cela le suprême lieu
Si longtemps rêvé par delà les astres ?
- Après l'existence et tous ses désastres,
Retourner au sol... retourner à Dieu !
70
Ceux qu'on mit sous terre à six pieds
N'y restent pas toujours tranquilles.
Opiniâtres et fragiles,
Un jour ils sortent tout entiers.
Dans quelque rosier qui dévie
Ils remontent des profondeurs,
Et, par des feuilles et des fleurs,
Respirent de nouveau la vie...
J'ai compris pourquoi, quelquefois,
Dans l'ombre ou le soleil en fête,
Je demeure, croisant les doigts,
A renverser longtemps la tête,
Pourquoi, sans songes, sans amour,
Je reste, indifférente et close,
Dans le bien-être de la rose
Que je serai peut-être un jour.
CI GIT
Ci-gît
Sous le ciel de la Somme où l'infernale haine
Se couvre déjà de moisi,
Une humble croix de bois est debout sur la plaine,
Guère plus haute qu'un fusil.
C'est toi, petit soldat inconnu ? Ma tendresse
Qui, par hasard, passe par là,
Apporte un long regard, un rêve, une caresse
A ton solitaire au-delà.
Coiffant le vide clair, ton casque bleu se rouille
Sur se deux bouts de bois croisés.
Le soleil chauffe ou bien la pluie affreuse mouille
Les champs de bataille apaisés.
Et, dans l'immensité muette et sépulcrale
Où jadis on sema le blé,
Devant ce tertre où dort une jeune âme mâle,
J'entends le silence parler.
"Ils ont dit que c'était un sort digne d'envie
D'être un héros sous une croix,
Mais moi, je pleure ici d'avoir troqué ma vie
Contre deux pauvres bouts de bois.
"Cette croix-là, debout encore comme un homme
Et portant casque comme lui,
Cette croix-là c'est moi, sous le ciel de la Somme,
Lieu de peur, d'angoisse et d'ennui.
" Cette croix-là, tu vois, a presque des épaules
Et se coiffe du lourd fer bleu,
Disant que, jusqu'au bout, ils ont tenu leurs rôles,
Ceux-là qu'on envoyait au feu.
"Mais moi, j'avais deux yeux vivants dans un visage,
Mes épaules de chair et d'os,
Les jambes et les bras alertes de mon âge,
Mon coeur, mon sexe, doux fardeaux.
" J'étais comme vous tous, vivants ! J'étais des vôtres,
Et j'entendais parler ma voix.
On m'a tué, couché sous terre ; et cette croix
Dit : "Aimez-vous les uns les autres !"
O passante ! Etre humain qui n'a pas dans le sang
Le démon mâle de la guerre,
Femme, femme, ô douceur ! Femme, coeur frémissant,
Ecoute ce que dit la terre !
"Ecoute, jusqu'au bout du lointain violet,
La plaine crier par les bouches
De tous ces trous qu'on fait les mitrailles farouches
Dont survit le fracas muet.
" La guerre !... Avoir commis ce gigantesque crime !
N'avions-nous pas assez de maux ?
Il ne faut plus tuer les hommes pour des mots,
Il ne faut plus gorger l'abîme.
" Hélas ! Je n'étais pas, moi soldat, un héros,
Mais un humain qui chante et pleure,
Un humain simplement, garçon au coeur bien gros
D'être mis là pour qu'il y meure.
" De quel pays ? Qu'importe ! Un fort et jeune gars
Qui respirait l'air qu'on respire.
Héros ! C'est un beau mot que l'on aime bien dire,
Mais moi je ne revivrai pas.
" Voici ma croix ; autour, la plaine desséchée :
Et j'avais un beau sang qui bout.
La guerre m'a jeté vivant, dans sa tranchée,
Et j'y suis resté, voilà tout !
" Mais maintenant, il faut que l'avenir répare
Ce qu'on fit au mort endormi.
Vengez-nous ! Vengez-nous de la guerre barbare,
Vengez-nous du seul ennemi !
" A moi, femmes ! A moi, mères, filles épouses !
Criez que vous ne voulez plus !
Nous sommes morts... O vous, n'êtes-vous pas jalouses
De ces croix le long des talus ?
"Avez-vous arraché de vos pauvres entrailles
Un fils, un homme, ce trésor,
Pour qu'il devienne un jour ce débris des batailles,
Un soldat inconnu qui dort ?
"A moi, science, amour, art, musique, pensées !
Ne souffrez plus, sous le ciel clair,
Qu'on retrouve jamais des croix de bois, dressés
Sur nos os et sur notre chair !"
***
... J'écoutais cette voix, remplir le paysage
Qui montre, sous le ciel câlin,
Le sol fécond de France, éventré par la rage
Du sombre démon masculin.
Et, quittant pour toujours l'effroyable étendue,
Enfer éteint, charnier maudit,
J'ai répondu : "Soldat, pauvre tombe perdue,
J'ai compris ce que tu mas dit. "
D'Amiens
Amiens, ta cathédrale arborescente et claire,
A milieu des dégâts qui racontent la guerre,
Dit sa prière.
Dehors, la pluie immense et grise fait des fleuves.
Trous d'obus des maisons grimaçantes et veuves,
Ruines neuves !
Or, dans la calme nef, à deux pas des désastres,
Il y a doucement, derrière des pilastres,
Des levers d'astres.
L'esprit qui mi en nous tant de ciel et de fange
Aurait-il donc permis le mariage étrange
Du démon avec l'ange,
Que les mêmes humains dont l'âme s'évertue
Aient, après toi, créé, cathédrale tétue,
L'obus qui tue ?...
La Somme
I
Cette plaine d'hiver infinie et muette,
C'est le champ de bataille à peine éteint encor,
Où, quatre ans, acharnée, a travaillé la mort
Dans une fange violette.
Armes, sacs, vêtements et casques déjà roux,
On voit traîner partout le spectre des armées.
- La tranchée et l'obus vous ont laissé leurs trous,
O terres mal famées !
Cet arbre fracassé qui lève un bras au loin,
Attestant la tuerie immense de la Somme,
Semble crier au ciel : "Ici je suis témoin
Que l'homme a haï l'homme !"
II
Je me promenais parmi vos tranchées
Et pleurais sur vous humblement, mon Dieu !
Soldats, spectres errants des plaines desséchées
Par quatre ans de fer et de feu.
Mes pieds trébuchants heurtaient quelque casque
Boueux et rouillé comme les vieux sous,
Et je le ramassais en évoquant le masque
Humain qui palpita dessous.
Pour mieux affirmer la grande épouvante,
Partout se dressaient ces petites croix.
Et ma main reculait d'avoir touché, parfois,
Une grenade encor vivante.
- O pauvres martyrs sanglotant vers moi,
O restes épars du crime terrible,
Je ne pouvais, hélas ! pour crier mon émoi,
Que répéter : "Est-il possible !"
Retour
J'étais dans un monde lunaire,
Où ? Quand ?...
Que travailla comme un volcan
La guerre.
Dans les maisons mortes, sans toit,
Personne.
Mon Dieu que reste-t-il de toi,
Péronne ?
Péronne, Albert, et coetera,
Tant d'autres,
Oh ! Qu'est-ce qui consolera
Les nôtres ?
Voici tes restes confondants,
Province !
Ton visage montre les dents
Et grince.
Dans ces villages de travers,
Décombres
Que hantent depuis quatre hivers
Des ombres,
Muette, tu demeures là,
Souffrance.
Se peut-il qu'on t'ait fait cela,
Ma France ?
La belle image
Un sombre ciel d'hiver court sur la plaine immense
Où la grande Guerre tonnait.
Mais maintenant l'herbe renaît,
Maintenant tout se tait, et l'Histoire commence.
Sous l'humble croix de bois les tués crient encor.
On ramasse un casque, une épée,
On devine le bruit furieux de la mort.
Et, sur la plaine en paix, se lève l'épopée.
Ces armes, ces débris que l'on trouve à ses pieds
Ressemblent à d'autres images.
On croit que l'on relit les pages
Qu'apprennent lentement les petits écoliers.
Ces casques sont encor ceux des héros d'Homère.
On revoit, sur ce mamelon,
Louis quatorze, Napoléon,
Tous ceux qui restent grands pour avoir fait la guerre.
La Victoire brandit, sous le même soleil,
Le même bras armé qui tonne.
Toujours un semblable appareil.
Comme,à travers le temps, l'Histoire est monotone !
Lauriers d'or, lauriers d'or,ô signes émouvants,
Le revoici, le jour de gloire !
Mais elle est en deuil, la Victoire,
Car la postérité n'appartient qu'aux vivants.
Moi, j'ai compris ici l'effroyable martyre
De ces soldats qui; dans des trous,
N'attendaient que la mort, ou pire,
Parmi le froid, la boue, et les rats et les poux.
Alors une pitié qui sanglote et qui plie
A fait pleurer mes yeux baissés
Devant ces restes de folie ;
Et le sol m'a crié lui-même : "c'est assez."
- Puisqu'il faudra toujours que quelque belle image
Enchante le peuple assemblé,
Voici le semeur, doux visage,
Qui jette devant lui, pacifique, le blé.
Aux autres
Nous, tes contemporains, lugubre Grande Guerre,
Nous qui sommes restés debout
Pendant que ta géante et démente colère
Renversait tout,
Nous, témoins épargnés qui nous voilons la face
Devant les restes de l'horreur,
Avant que l'ample outil (qu'on nomme temps) n'efface
Cette douleur,
Nous voudrions crier vers la foule future,
Vers ceux que nous ne verrons pas,
Afin qu'ils sachent bien la peine forte et dure
De nos soldats.
Les morts tués d'hier et les vivants à naître
M'entourent invisiblement ;
Et moi, de chair et d'os entre ces deux "peut-être,
Terriblement,
Moi, les pieds dans le sang, la tête dans l'aurore,
Moi qui vois renaître à l'espoir
Un temps qui fut en proie au drame le plus noir
Et fume encore,
Moi qui suivis de loin les efforts surhumains
D'une armée immense et grondante
Forgeant, dans un enfer insoupçonné de Dante,
Les lendemains,
Moi je demande à Dieu, que sais-je ?... à mon génie
D'inspirer ma tristesse assez
Pour que ces temps présents qui seront nos passés,
Cette agonie,
Pour que ce que j'ai vu panteler sous mes yeux
Qui terrifie et qui dégoûte,
Martyre d'innocents qui saigne, monstrueux,
Goutte par goutte,
Pour que la guerre, horreur ! la guerre, cet effroi
Dont mon coeur encor se soulève,
Cesse d'être pour vous,ô descendants, un rêve
Auquel on croit.
Vous aurez, quand la terre enfin sera séchée,
- Que ne l'aimions-nous à genoux ! -
La paix, cette douceur qui nous fut arrachée
Un jour, à nous.
Vous aurez nos jardins,nos villes, notre joie
Libre et féconde sous le ciel,
Vous aurez ce qui fut notre charmante proie,
Notre beau miel.
Vous aurez tout cela que notre temps vous forge
Dans le sang et dans la sueur.
Craignez, ô descendants, que la guerre n'égorge
Votre bonheur !
Craignez que vos enfants ne soient ces jeunes hommes
Que tragiquement nous pleurons,
Et ces femmes, hélas ! que maintenant nous sommes
Et resterons...
Gaie
Gaie ?... Et comment pourrais-je l'être
Quand la terre palpite encor,
Champ de mort
Où des spectres devaient, par milliers, apparaître ?
Après l'hiver vient le printemps
Je sais bien, la jeunesse danse,
Mais je pense
Aux garçons enfouis qui n'avaient que vingt ans.
Gaie ?... Il y a l'irréparable
Et les pas sanglants que je vois
Sur le sable
Ne pourront s'effacer avant longtemps, je crois.
Postérité
De mes trois tanagras au long corps en fuseau
J'élis, reine des demoiselles,
La petite victoire aux deux si grandes ailes
Qui sous son globe est un oiseau.
Quel haut fait de jadis, quelle rouge bataille
Détermina l'artiste grec,
Dans le limon mouillé qui deviendra si sec,
A sculpter sa petite taille ?
Je pense au bibelot resurgi sous les coups,
Terre cuite couleur de rouille,
Qui dans deux, trois mille ans, sur le bord de la fouille,
Contera notre guerre à nous.
Un petit soldat bleu, peut-être, avec son casque,
Héroïque et menu profil ?
Ceux qui le trouveront, devant ce frêle masque
Diront : " Que représente-t-il ?"
AT HOME
Voici les cinq belles fenêtres
Du salon vieillot où je vis
En plein herbage, loin des êtres,
Haut, comme au temps des ponts-levis.
Dans la première est la vallée,
Dans l'autre la ville bleu noir;
Deux autres ont un bout d'allée
Et l'estuaire où meurt le soir.
Mais, dans la tragique cinquième,
Plein les seize petits carreaux,
Il n'est rien qu'un grand vide blême
Au-dessus d'espaces ruraux.
Ces éléments frôlent mes vitres,
Ils se mêlent au mobilier,
Et, sur un mode familier,
Déroulent leurs vastes chapitres.
Je vois à travers l'infini
Monter le monde des nuages,
La formation des orages
Ou le beau temps bleu dans son nid.
Et parfois, relevant la tête
Au coin de mon âtre embrasé,
Je vois accourir la tempête
Ainsi qu'un monstre apprivoisé.
LE BEAU SOUHAIT
Qu'on me donne un cheval rapide
Assez difficile à monter
Pour que mes yeux quittent le vide
Et mon rêve l'éternité.
Toute le force de mes jambes
Voudrait le furieux galop
Qui scande comme des iambes
La plaine, le vent, le ciel, l'eau.
J'aurais, multipliant ma vie,
Deux élans, deux souffles, deux coeurs,
Et quatre sabots marteleurs
Pour bondir selon mon envie.
Je me souviens que je riais,
La tempête dans le visage,
Et que la crinière en biais
Fuyait dans le sens de l'orage.
Je me souviens de matins doux
Où je pénétrais d'un pas calme,
Lorsque l'été perdait sa palme
Et que les sentiers étaient roux.
Je me souviens du trot allègre
Que je prenais à travers bois,
Et du petit coup de vent aigre
Qui nous décoiffait à la fois.
Nous allions. La bête vivante
A mes songes obéissait.
Et, dans la brise qui l'évente,
Cette apparition passait.
Le cheval devenant moi-même,
Moi-même devenant cheval,
Centauresse à travers le val
Fantôme du couchant suprême.
- Ah ! qu'on me rende ces chemins
Où tant aimait mon âme amère
Chevaucher sans fin sa chimère
Avec des crins vrais dans les mains.
A CEUX QUI L'AIMENT
La musique, nous l'aimons, oui.
Avec le meilleur de nous-même,
Et, dans un frisson inouï,
Tout notre être répond : "Je t'aime !"
Refuge de nos coeurs amers,
Dès qu'elle parle, la musique,
Une onde subtile et physique
Vient toucher le bout de nos nerfs.
Plus abstraite que la pensée,
Plus charnelle que le baiser,
Musique, ô trouble inapaisé
Jusqu'au fond de l'âme forcée i
Tout ce que nous avons voulu
Tient dans ta voix qui chante et gronde...
- Musique, ô musique, salut,
Commencement de l'autre monde !
Si je croyais en vous, si je croyais en vous,
Je serais sans cesse à genoux.
Je n'aurais pas assez de ma grande lyre
Pour tout ce qu'il faudrait vous dire.
Je vous dirais : Merci pour le vent, pour la mer,
Pour le ciel ténébreux ou clair.
Merci pour les prés verts rebrodés de corolles,
Le soleil, les averses molles.
Merci pour les parfums, merci pour les couleurs.
Pour les oiseaux et pour les fleurs.
Merci pour les saisons dont chacune m'étonne,
Et merci surtout pour l'automne.
Merci pour la beauté regardée en tous lieux,
Et de m'avoir donné des yeux.
Merci, mon Dieu, merci de m'avoir ainsi faite
Que je sois sur terre un poête...
Merci pour mon amour passionné de l'art,
Merci pour ma vie à l'écart,
Pour cette hypnose unie à la lucidité,
Pour cet amour de la bonté.
Pour ce détachement qui s'affirme sans cesse
Devant la fin de la jeunesse.
Pour la mysticité d'un coeur étrange et fort
Que toujours a charmé la mort.
Pour tout cela merci, pour tout cela louange
Sur l'invisible luth de l'ange,
Et pardon, et pardon jusqu'au fond de mon coeur,
Mon Dieu, d'aimer tant la douleur !
l'Archange va devant. (Je ne dis pas de nom.)
L'Archange, premier de mes doubles.
A ma droite va le second,
Le troisième à ma gauche. Et, baissant ses yeux troubles,
Quatrième et dernier me suit le plus petit.
Et lorsqu'ils sont là tous les quatre,
Alors et seulement je sens mon coeur bien battre.
Trop souvent l'un d'eux est parti,
Trop souvent je m'en vais par la vie, inquiète,
Triste, incomplète,
Avec le vide en moi laissé par cet absent.
Mais, âme de mon âme,
Sang de mon sang,
O toi qui me créas plus qu'homme et plus que femme,
Sois devant moi,
Amour, grandeur, beauté, surnaturel émoi,
Sois devant moi
Toujours, toujours, ô toi qui dans l'ombre étincelles,
Sois devant moi,
Que je suive à jamais la traîne de tes ailes !
LASSITUDE
O rêves de mes jours, ô travail de mes nuits,
Occulte pouvoir qui me mène,
Quelquefois, je sens que je suis
Une étonnante force humaine.
Ainsi qu'un austère devoir
Je pousse plus avant mon intime science,
Seule avec mon travail, je suis la conscience
D'autrui, qui ne sait pas mentir, entendre et voir.
Mais je fléchis parfois sous le poids de cette âme,
Mes mains repoussent l'inconnu,
Et je voudrais alors n'être rien qu'une femme
Qui vit sa vie, et meurt quand le temps est venu.
NUITS
J'aime, en quelque lieu que ce soit,
L'heure où l'existence, pour moi,
Redevient nocturne et muette.
L'heure sans lois et sans humains,
Sans hiers et sans lendemains,
Où je ne suis plus que poète.
La seule heure d'esprit total,
Celle où, jusqu'oublier mon mal,
Je sens se fermer toute plaie
Car je ne fus moi-même, vraie,
Car je ne fus ce que je suis,
- Passionnément - que les nuits.
A MON COEUR
Cette nuit, je m'endors dans la chambre où tout dort.
Mais le repos n'est pas parfait.
Qu'est-ce qui veille ?
Mon coeur ! Ses grands coups sourds vivent dans mon oreille.
Certes, la vie est plus étrange que la mort.
Coeur, ô coeur si pressé qui sans cesse travailles
Avec cette énergie âpre de forgeron.
Coeur tout vivant, fruit remuant de mes entrailles,
Qui bats dans tout mon corps, des pieds jusques au front.
Nuit et jour au labeur, quelle est ta résistance ?
Quand je repose, toi, même pas assoupi,
Inlassable tu suis ton rythme sans répit.
Combien de coups frappés, au cours d'une existence ?
Bête vivante, enfant dont on n'accouche pas,
Battant de cette cloche creuse, la poitrine,
Coeur d'où s'échappe à flots la source purpurine
Du sang intérieur courant de haut en bas.
Coeur, moteur acharné de nos faibles personnes,
Intime balancier qui mesures le temps,
Coeur qui cognes si fort aux instants éclatants,
Glas annonciateur qui sonnes, sonnes, sonnes,
Coeur des terrestres, coeur des bêtes et des gens
Qui ne reposeras jamais que dans la terre,
Quand, après tant de zèle et de soins diligents,
Tu seras aussi simple et sage qu'une pierre,
O coeur indépendant de mon vouloir, émoi
Perpétuel, énigme éternelle de l'être,
O coeur, monstre caché, tu me fais peur, mon maître,
Lorsque j'entends, la nuit, ton frappement en moi.
QUE M'IMPORTE
Que m'importe parfois mon sort,
Les triomphes et les désastres ?
Pantelante au milieu des astres,
J'attends en frissonnant la mort.
Je ne suis plus de cette terre,
Je suis d'un monde de soleils.
Parmi leurs éclats sans pareils,
Mon âme n'est plus solitaire.
Quelle certitude me vient
D'une éternelle et vaste joie ?
Moins qu'atome, je suis la proie
Du Tout, qui peut-être n'est rien.
Je meurs ! Je meurs ! Chaque seconde
Eloigne l'enfer que voici.
Où vais-je ? dans quel autre monde
Où l'on me dira : "C'est ici" ?
JE SAIS QUE J'AI VÉCU
Je sais que j'ai vécu des milliers d'années
Mais que mon temps sur terre est à jamais fini.
Les choses d'ici-bas, d'avance abandonnées,
Je suis déjà dans l'Infini.
Depuis mes premiers jours je fais semblant de vivre,
Sachant que je m'en vais autre part, autre part !
Un invincible vol, en moi, furieux, ivre,
Se gonfle pour le grand départ !
Mon visage, ma forme, et l'oeuvre que j'ai faite,
La Beauté, le Lyrisme. Ah ! qu'est-ce que cela ?
Pour ce dernier séjour ici, j'étais poète,
C'est déjà n'être plus là.
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