Delarue-Mardrus : Mort et Printemps (1932)
Mort et Printemps
1932
En correction
Dédicace
Ces vers, suprême honneur de Charles Baudelaire,
Ces vers, au seuil desquels vous inscrivez mon nom
Croyant m'enorgueillir simplement et me plaire,
Doux Henri de Régnier, vous ne savez pas, non,
Vous ne saurez jamais par quel retour étrange
Ils semblent répéter ma destinée à moi.
Car si c'est un regard tombé du mauvais ange
Qui fit germer en vous le poétique émoi,
Si c'est d'avoir, enfant, aux bras de la nourrice,
"Croisé ce pas divin qui montait dans le soir"
Qu'entra dans votre coeur la force génitrice
Des pathétiques yeux qui regardaient sans voir,
S'il est vraique parfois le souffle d'un poète
Dans l'air qu'il respira laisse un pollen divin,
Je reçus comme vous l'invisible levain,
Et, celle que je suis, vous l'avez un peu faite.
*
Certes, au bord des eaux qui, ni fleuve ni mer,
Baignent notre pays en deuil de votre absence,
Vous avez enivré ma sombre adolescence
De votre poésie au parfum doux-amer !
Je n'étais que fillette et vous déjà grand homme,
Je n'avais jamais vu mon poète admiré,
Mais ma mère, autrefois, vous avait rencontrré
Tout petit, dans la ville où l'embrun sent la pomme.
J'étais fière, déjà, de vous savoir d'ici,
Et vos vers, qui, par coeur, chantaient dans ma mémoire,
Aux décors coutumiers ajoutaient de la gloire,
Et vos nymphes dansaient dans l'automne roussi.
Allant par des prés verts, sous des branchages jaunes,
Vers l'étang, où, miré, tremblait notre manoir,
Que de fois j'écoutai les flûtes de vos faunes
Moduler pour moi seule aux approches du soir !
Que de fois l'estuaire où le couchant se traîne,
Où la vase s'allonge en déserts violets,
Me laissa deviner que l'Homme et la Sirène
Ne pouvaient être nés que parmi ces reflets !
*
Vous n'avez pas voulu de la petite ville
Qui tient encor debout depuis tant de cent ans.
Comme ceux des pêcheurs, grande horde incivile,
Vos pas n'ont point usé ses pavés cahotants.
Ses deux clochers vieillots et ses étroites rues
Laissant filtrer partout le large aux septs couleurs,
Ses fenêtres d'ardoise où s'étagent des fleurs,
Son port tout palpitant de voiles accourues,
Sa chapelle de Grâce, en haut, qui voit venir
Depuis près de mille ans les longs pélerinages,
Et le cri des bateaux et l'odeur des voyages,
Tant de charmes, pour vous, se sont que souvenir !
Vous n'avez pas voulu d'une telle patrie,
Riche comme un royaume et noble comme un parc,
Dont les châteaux, perdus sous leurs hêtres en arc,
Ouvraient leur cour d'honneur à votre seigneurie.
Et cependant, roulé dans ses bleus et ses verts,
Ses jaunes et ses roux, fastueuses étoffes,
Ce pays que la mer rythme comme des strophes,
Ce pays tout entier ressemblait à vos vers.
Ces arbres de printemps "bouquets de mariées"
Qui devaient refleurir dans votre oeuvre, plus tard,
C'étaient nos pommiers ronds et leurs branches, pliées
Sous les blancheurs de mai teintes d'un peu de fard.
Vos automnes chantant de douces odelettes,
Tel grand vers éclatant au bout de tel sonnet,
Et toutes les couleurs de toutes vos palettes,
La marque du pays,certes,s'y reconnaît !
La brume qui, parfois, traîne son long suaire
A travers vos écrits, mélancoliquement,
C'est celle qui, le soir, monte de l'estuaire
Quand le ciel et la mer stagnent sans mouvement.
Les nuqges, les vents, les écumes, les lames
Qui roulent dans vos mots entrechoqués, parfois,
Aux grands jours de tempête en mer, je les revois,
Comme, aufond des bois roux, vos vestiges de flammes.
C'est d'avoir, tout enfant, par-dessus ce vieux mur,
Contemplé l'abandon de mortes avenues
Que vos proses de rêve aussi vous sont venues,
- Etvos malices rient au fond du cidre sur.
Dans son hautain lyrisme ou sa gaieté hardie,
Guêpe piquante au creux velouté d'une fleur,
Oui, votre oeuvre, poète, elle est de Normandie,
Elle vient, malgré tout, du pays de Honfleur.
*
Reviendrez-vous ici, rêveur chargé de gloire ?
Reviendrez-vous ici, déserteur triomphant,
Remettre, las un peu d'être entré dans l'Histoire,
Les pas de l'homme mûr dans les pas de l'enfant ?
Revenez ! Les flots gris rapporteront la lyre
Où s'essayaient vos doigts enfantins de jadis.
Revenez ! Et partout, vous croirez vous relire,
Et le pays, tout bas, murmurera : "Mon fils !"
Revenez ! Les matins, les midis,les vesprées
Inspireront encor vos yeux remplis de soir,
Et la sirène en pleurs que roulent nos marées
Viendra crisper ses mains à votre manteau noir.
*
C'est dans le jour tombant. Vous montez la colline.
Ma petite maison attend à mi-chemin.
C'est l'automne. Un brouillard, légère mousseline,
Flotte ; et, d'en haut, je fais un signe de la main.
On a tout allumé : le lustre et les bougies,
Comme pour quelque bal de Perrault.
Aux fenêtres d'antan, chaque petit carreau
Est bleu de jour. Dehors, les feuilles sont rougies.
Dans l'ample cheminée, un feu de la Saint-Jean
Fait descendre et monter des chimères mouvantes.
On vous attend. Le geste affairé des servantes
Soigne encore, au salon, quelque détail urgent.
Vous voici ! Vous entrez ! O face bienvenue !
O fleurs ! parfumez bien ce soir entre les soirs !
Tout à l'heure vos pas craquaient sur l'avenue,
L'estuaire était clair entre les tilleuls noirs.
Ma petite maison, vous l'aimez , Elle est belle !
Certains contes de vous l'avaient prévue aussi.
Je vous avais bien dit que rien n'était comme elle.
Des livres ?... Voyez ! Les vôtres sont ici.
Nous voici tous les deux assis au coin de l'âtre,
Fantômes revenus sous un toit d'autrefois,
No rêves s'effeuillant comme une rose aux doigts...
La nuit vient. L'avenue est encore bleuâtre.
Oh ! lorsque je songeais, presque une enfant encor,
Quand, obscure inspirée et fillette inconnue,
Vos vers étaient pour moi comme un divin miel d'or,
Aurais-je jamais cru que l'heure fût venue,
Cette heure où j'aurais vu le personnage ailé
S'asseoir devant le feu près de moi, simple et sage,
Où d'égal à égal je vous aurais parlé,
Portant un tel passé sur mon pâle visage !
*
Vous viendrez à Honfleur. Vous me l'avez promis.
Et ces minutes-là, certes, seront réelles,
Et, devant ce feu-ci qui fait ce doux bruit d'ailes,
Nous causerons tous deux comme de vieux amis.
*
Or donc, - vous l'avez dit - si Charles Baudelaire
Vous fit poète alors que vous étiez petit,
Si moi-même, plus tard, comme aussi je l'ai dit,
J'ai respiré, dans l'air d'ici, votre oeuvre claire,
S'il est vrai qu'un pouvoir secret d'enfantement
Appartient aux esprits tourmentés que nous sommes,
Si d'un regard de nous des femmes et des hommes
Peuvent naître et reprendre en eux notre tourment,
Qui sait, lorsque je passe aujourd'hui dans les rues
De la petite ville où tous deux sommes nés,
Qui sait, sous mes yeux noirs un instant détournés,
Si des âmes, déjà, ne sont pas apparues ?
Sais-je ce que mon souffle engendre dans le vent
Et quelle âme enfantine ou maudite ou bénie
Fut par moi suscitée en passant et rêvant ?
Ai-je fait au hasard un enfant de génie ?
Que celui-là, plus tard, quand il sera l'élu,
Ainsi que vous et moi sache à qui rendre hommage.
Car Charles Baudelaire a de vous cette page,
Mais vous, à votre tour, vous avez ce salut.
MORT ET PRINTEMPS
LA JEUNESSE
La jeunesse au beau cou gonflé
De sève rose,
Je la regarde, cette rose,
Et j'assiste à son jubilé.
Je ne regrette pas son âge
Que je n'ai plus.
Je me souviens de trop d'orage
Quand j'étais parmi ses élus.
D'où je suis je la vois tragique,
Vouée au feu,
Elle veut tant, sachant si peu,
Va si droit dans un monde oblique !
L'âge mûr, terrestre au-delà,
Future tare,
Elle ne prévoit pas cela,
Ne sait pas ce qui se prépare.
Elle court comme un homme saoûl,
Pleure, rit, aime.
Elle attend le Pactole même
Et n'en aura que pour un sou.
O pauvre jeunesse naïve,
O passion,
Additionne ! L'Heure arrive
De la morne soustraction.
Vingt, vingt-cinq, ou trente ans... On joue
A la douleur.
Après on vit. - Donne ta joue
Que je l'embrasse dans sa fleur.
ROMAN
Cette vieille sur la chaussée,
Sale et laide, et qui n'avait rien,
Se sauvait comme un pauvre chien
Pour ne pas être renversée.
Sous la menace de l'auto,
L'inutile et fragile chose,
(Vieux os sous un peu de peau rose
Qui cheminait incognito),
Oh ! Comme elle était effarée
Et comme, passionnément,
Elle évitait l'écrasement,
Et que sa vie était sacrée !
Pour personne elle n'était rien,
Mais l'univers pour elle-même.
Tout son geste disait: "Je m'aime !"
Alors, elle garait son bien.
Merveille du plaisir de vivre,
Même quand on n'est que cela !
En ce seul instant, comme un livre,
J'ai lu ce vaste roman-là.
THE SKULL
Cette figure épouvantable,
crâne humain que j'ai posé là,
Va donc, sur le coin de ma table,
Continuer son au-delà.
Ombre et lumière, jeu fantasque,
Modifient sa grimace, on croit.
Silencieux, il fait le masque,
Mais, le masque, n'est-ce pas moi ?
Mon seul véritable visage,
Je le porte là sous la peau,
La chair n'étant qu'un oripeau
Qui cache un pareil coquillage.
Les trois vastes trous que voici,
Vision apocalyptique,
Dans la même boîte hermétique
Je les ai sous mes traits aussi.
Ces dents ne peuvent plus rien mordre,
Ces yeux ne peuvent plus rien voir,
Ce front ne peut plus rien savoir,
Pourtant ils sont la base, l'ordre.
Globe blanc tacheté de brun,
Misérable face sans viande,
Spectre connu, vieille légende,
Ce crâne semble encor quelqu'un.
Doué d'éternelle jeunesse,
Plus vieux que le plus vieux vieillard,
Lui seul, après le grand départ,
S'obstine à rester quand tout cesse.
Tu nous parais un étranger,
Crâne posé sur notre paume.
Cependant, horrible fantôme,
C'est en toi qu'on va nous changer.
Vérité première et dernière
A laquelle on pense si peu,
C'est toi la Mort, toi la lumière,
Toi l'âme retournée à Dieu.
Ne sachant plus rien de ce monde,
L'autre monde tu le connais,
(Si, du moins, tout ce que l'on est
N'est pas que pourriture immonde).
Que faut-il croire et que dis-tu,
Figure éternelle et sans joues ?
Qu'enseignes ton rire têtu
A ces vivants que tu bafoues ?
Toi qui contins l'humanité,
Vieille tête de mort sinistre,
Simple résidu qui résiste
Et que l'on nomme éternité,
Si nous ne sommes que la chose
Que j'ai là devant moi ce soir,
Ossement ouvragé qu'on pose
Sur la table pour mieux le voir,
Alors, tête dépossédée
Plus triste que nul mendiant,
Objet d'art, ivoire brillant
Qui fais travailler notre idée,
Nous t'acceptons, néant affreux,
Toi qui respiras sur la terre
Et que le discret cimetière
N'a pas su cacher à nos yeux.
Essayons d'avoir le courage
De vivre pour devenir toi,
Eternel oubli, caillou froid,
- Après tant d'espoir et d'ouvrage.
II
A côté de ma pendulette,
Cette tête de vieux squelette
Me regarde avec ses deux trous.
Le fin cadran jamais ne sonne,
Le crâne ne parle à personne,
Je me tais : Silence pour tous.
Chacun pourtant fait son ouvrage,
Le crâne brille, lisse et sage,
L'aiguille grignote le temps,
Et moi, longuement, je médite
Sur l'aiguille qui va si vite,
Le crâne qui vit si longtemps,
Et me dis que la pendulette
Me mène sans bruit au squelette
Objet de tristesse et d'effroi,
Et qu'une fois quitté ce monde
Cette macabre chose ronde
Durera plus longtemps que moi.
III
DIALOGUE
Bien que très occupée à vivre,
J'examinais ce crâne humain
Dans ma main,
Et le déchiffrais comme un livre.
- Oh ! combien j'ai pitié de toi...!
Commença notre dialogue.
Mais lui, rogue :
- Sais-tu comme je te plains, moi ?
Muscles, nerfs, organes, viscères,
Toute pleine de battements,
De ferments,
Et de fluides délétères,
Il te faut les soins et l'effort
Pour que rien en toi ne dévie,
Car la vie
Est en constant danger de mort.
Bien que me regarder t'attriste,
Moi, sec et dur comme un rocher,
Arraché,
Des pourritures, je persiste.
Mais toi, changée à tout instant,
Sans cesse tu te décomposes,
Regrettant
Enfance et jeunesse, ces roses.
Toi tu meurs. Moi je suis la Mort.
Je suis dans l'absolu. Regarde !
Rien ne mord
Sur ma face hilarde et camarde.
Pauvres vivants ! Votre au delà,
Intact pour des siècles encore,
Le voilà !
C'est le Dieu que votre âme adore !
- Ainsi donc ta solidité,
Dis-je, est la fin de l'aventure,
Vérité
qui ris de toute ta denture ?
Laisse-moi te montrer mes dents,
Ce commencement du squelette.
En dedans
Je le sens tout entier qui guette.
J'ai peur de mon futur portrait.
J'ai peur de cet ossement stable,
Monstre abstrait
Que j'ai posé là sur ma table.
J'ai peur de toi, final destin,
O macabre globe terrestre,
Monde éteint,
Toi que, vivante, je séquestre !
Mais que m'importe ! J'ai le temps
D'attendre la métamorphose !
... Et la chose
M'a répondu : "Pas bien longtemps !"
IV
Si j'enfonce dans tes orbites
Deux marguerites
Toutes petites,
Si je te coiffe d'un chapeau,
Crâne sans peau,
Affreux dépôt,
Si, dans tes dents de vieux squelette
Ma cigarette
Veut qu'on la mette,
Ainsi, fleuri, paré, gâté,
Pris de gaieté,
Eternité,
Parleras-tu, tête sans viande,
Pour qu'on entende
Quelque légende ?
Fantôme qui loges chez moi
Sorti tout droit
Du néant froid,
N'es-tu pas mieux dans la lumière
Que sous la terre,
Maison dernière ?
Dis-moi ? Caressait-on souvent,
Tout en rêvant,
Ton front, avant ?
Avais-tu prévu, pauvre tête,
Qu'une poète
Te ferait fête ?
Comment deviner ton destin,
Son mal, son bien,
Avant ce Rien ?
Vestige avec lequel je cause,
Tu n'es, morose,
Plus qu'une chose.
Mais, quel qu'ait été ton passé
Que nul ne sait,
Pauvre !... In pace !
V
ENSEIGNEMENT
Devant cette tête de mort
Que je suis, tout en vieil ivoire,
Tu fais vainement un effort
Pour te raconter mon histoire.
Tu te dis : "Ce pauvre vaincu,
Ce crâne avec lequel je joue,
Ce muet qui jamais n'avoue,
Ce masque aveugle, il a vécu.
"Il a souffert comme les autres,
Il a joui, pleuré, chanté,
Peut-être dit des patenôtres
Pour gagner son éternité.
"Cette boîte où fut sa cervelle
A caressé bien des amours.
Qui sait ? Sa pensée était belle
Ou hideuse, le long des jours.
Cette tête a suivi des rues
Au haut de son corps vertical ;
Elle a couru le mont, le val,
En des époques disparues.
"Elle a reposé dans des mains
Qui soupesaient son mal, sa joie,
Elle a suivi tous les chemins
Qui vont vers la suprême voie.
Et puis, plus rien. Tout est fini.
La dernière parole est dite.
T'at-on pleuré ? T'a-t-on béni ?
Es-tu mort lentement, ou vite ?
"Qu'importe ! tout ton contenu
S'est dispersé. La boîte est vide.
A toi notre existence avide,
Et puis le néant est venu."
- C'est tout, crois-tu, courte pensé ?
Non ! n'en déplaise à ton orgueil !
Une autre vie est commencée
Dès qu'on entre dans le cercueil.
N'imagines-tu pas les luttes
De la chair avec l'ossement,
Et combien passionnément
Se passent touts nos minutes ?
Dans le silence et dans le noir,
A l'étroit de la tombe avare,
Toute une existence barbare
Travaille du matin au soir.
Jusqu'au jour où la pourriture
Cède enfin la place au plus fort,
Si tu savais tout ce qu'un mort
Vit de furieuse aventure !
Les cellules, les gaz, les vers,
Tout s'en mêle ! quelle bataille !
Mais il faut que la chair s'en aille
Et que mes trois trous soient ouverts.
La délicate silhouette
Qui, plus tard, va tant étonner,
Crois-tu qu'elle n'ait pas gagné
Sa taille mince de squelette ?
Pour ressusciter de l'oubli
Où le monde vivant nous couche,
Pour réapparaître sans bouche,
Et sans yeux du fond de ce lit,
Pour être ce crâne d'ivoire
Qui n'a plus rien de dégoûtant
Avec sa double orbite noire
Qui t'intéresse tant et tant,
Conçois-tu quelle patience
Il faut avoir pour tout ceci ?
C'est bien plus long que l'existence ;
Moi je te le révèle ici.
Ma vie ? Elle est bien oubliée.
Mais ma mort, non ! Et maintenant,
Crois-tu que j'ai fini, vraiment,
Pauvre charpente inemployée ?
Non, encore ! Il faudra des ans,
Des siècles de plus sur la terre,
Pour que soit muée en poussière
Cette forme aux contours luisants.
Elle sera morte et bien morte,
Ta génération à toi,
Quand je serai la poudre, moi,
Qu'un simple coup de vent emporte.
Tu me fixes avec tes yeux,
Moi qui n'en ai plus, chose inerte.
Pourtant je ne suis pas si vieux,
Car je cours encore à ma perte.
Tu ne connaissais pas les lois ;
Moi, ce soir, je te les enseigne.
Tu vivras, toi que le sang baigne,
Bien plus longtemps que tu ne crois !
... Ainsi parla l'ancien être,
Et moi, non sans un long frisson,
Je répondis : "Merci, mon Maître !
Je n'oublierai pas ta leçon."
VI
L'AVERTISSEMENT
Cette tête désincarnée,
Ma grande aînée,
Qu je regarde devant moi
Tout en pensant à Dieu sait quoi,
Ce crâne parle à sa manière
Dans la lumière
Où je l'ai remis désormais
Au lieu de la terre à jamais,
Et, du bout de ses dents sans lèvres,
Dit les noirs rêves,
Dit l'ascétique vérité
Que connaît son éternité.
- Toi que lit la foule unanime,
Regarde-moi !
Un jour tu seras anonyme
Comme je le suis devant toi.
Qui suis-je ?... Pas même mon sexe
On ne le sait,
Moi qui fus un humain complexe,
Je ne suis plus que le passé.
Encore qu'on te loue et qu'on t'aime
Pour tes écrits,
Tu deviendras comme moi-même
Un vieux rebut taché de gris.
Car il faut que ton corps accouche
Après la mort
De l'être sans yeux et sans bouche
Que ta chair dissimule encor.
Il vit au chaud dans ta personne,
Mais, un beau jour,
Il faudra bien qu'il abandonne
Ce doux et palpitant séjour.
- O vivante ! Tête qui pense,
La mienne dort,
Salue en mon vieux masque mort
Ce qui sera ta délivrance.
VII
RÉVÉLATION
Sourd, muet - et la cécité.
Ce crâne, pourtant, nous renseigne.
L'ossature est d'un autre règne,
Il semble, dans sa dureté.
J'ai voulu redonner ses formes
A la vieille tête de mort.
Un peu de cire, un peu d'effort
Comblent les orbites énormes.
Mes doigts recouvrent le nez creux,
Et la mâchoire et la pommette,
Et, sur cette armature nette,
La tête se modèle au mieux.
O surprise ! O face inconnue
Qui se sculpte en dépit de moi !
Sur ce masque et sur son effroi
Surgit une figure nue.
Les yeux, qui paraissaient si grands,
Sont petits. Ce n'est pas ma faute.
Le front est bas, la joue est haute ;
C'est un type des plus courants.
Ainsi donc un banal visage
Recouvrait l'affreux cauchemar ;
Ces trous vides, ce nez camard
N'en voulaient dire davantage.
Un insignifiant humain
Remplace le crâne ascétique
Se substitue au fantastique
Que je regardais dans ma main.
Qu'était-il ? Un homme ? Une femme ?
Il allait, suivant le troupeau,
Sans se douter que, sous sa peau,
Tranquille, il portait un tel drame.
DISTIQUES
Squelette, notre maître à tous,
Maigre captif au fond de nous,
Squelette, constante présence
Qui t'effaces jusqu'à l'absence,
Un domino, - la chair, la peau, -
Te couvre de son oripeau,
Sous quoi, de manières discrètes,
Tu ne fais voir que tes arêtes.
Cheville ouvrière, pourtant,
Seul solide, seul important,
Pauvre squelette qu'on libère
Seulement à six pieds sous terre,
Etre muet, aveugle et sourd,
Toi qui ne vois jamais le jour,
La chair orgueilleuse et fantasque
A beau te couvrir de ce masque,
L'apparent rire de tes dents
Révèle le reste en dedans.
Et cependant la chair t'ignore.
Elle te hait, elle t'abhorre !
Parent pauvre écarté du jeu,
Chaste ascète en un mauvais lieu,
Invisible, tu te promènes
Parmi les amours et les haines.
C'est en vain, timide holà,
Que tu dis parfois : "Je suis là !"
Au dur fantôme qui la hante,
La chair molle, la chair changeante
Répond : "je sens battre mon coeur,
Je vis ! Tais-toi ! Tu me fais peur !"
Mais va ! Ton élégance blanche
A son heure aura sa revanche,
Car l'usurpatrice, au tombeau,
Cèdera lambeau par lambeau.
Car, lentement, sa pourriture
Délivrera ton armature,
Et, couché dans le dernier lit
Sur l'oreiller du grand oubli,
Toi, sous la pierre délaissée
Dont la date s'est effacée,
Tu crieras du fond de la mort :
"Petit bonhomme vit encore !"
IX
CRANE
La mort m'arrachera les yeux
Comme à ce crâne sec et creux,
De mes deux narines avides
Ne laissera que ces trous vides.
Ma peau qui sent si finement
Ne sera que cet ossement.
Sans langue, n'ayant plus d'oreilles,
Seules mes dents seront pareilles.
Des cinq sens qui forment mon bien,
Il ne me restera plus rien.
Néant, néant, je te contemple :
Qui donc a prié dans le temple ?
Voilà ce que laissent les vers
De ce qui fut tout l'univers.
X
TETE DE MORT
Moi, pauvre chose creuse et ronde,
Plus inerte qu'un caillou gris,
Ne t'étonne pas si je ris :
J'ai contenu le monde.
CERCUEILS
Le cercueil dessine au plus juste
La place accordée aux défunts,
Indésirables importuns.
Que vous êtes larges du buste !
Pas un centimètre de plus
Que cette implacable mesure.
De tous côtés la planche dure,
Par-dessus l'étroit tumulus.
Et pourtant la terre est profonde.
Pourquoi si parcimonieux ?
Pauvres ! N'étant plus de ce monde
Le minimum suffit pour eux.
Et puis ils vont maigrir si vite !
Cette boîte qu'on leur consent
Cessera d'être trop petite
Pour leur squelette grimaçant.
- Oh ! notre forme dans l'espace,
Nous, vivants, qui courons partout !
Oh ! combien de cercueils debout
Représente quelqu'un qui passe !
OUBLI
Nos morts les plus aimés sont loin,
Au fond des cimetières.
Nos fleurs, nos pleurs, tout notre soin
Avaient fleuri leurs bières.
Il faut continuer, pourtant,
Et la vie est terrible.
Leur survivre n'est pas possible.
On va se débattant.
Un jour on se surprend à rire...
O temps !... On vit encor
Comme si nul d'eux n'était mort.
On rit ; et l'on fait pire :
On pleure pour d'autres chagrins.
On a pris l'habitude
Qu'ils soient muets et souterrains
Au champ de solitude.
- Non, nous ne les oublions pas.
Trop souvent nos fronts plient.
Au fond de leur terre là-bas,
C'est eux qui nous oublient.
L'ENTERREMENT
Il sont fiers d'être verticaux
Derrière la bière couchée.
Cette longue forme fauchée
Les redresse droits sur leurs os.
Ils entrent dans le cimetière,
Pleurant de pitié pour le mort,
Comme si leur cohorte entière
N'attendait pas le même sort.
Condoléances et mimiques,
Convoi, service, enterrement,
Et regrets éternels. Vraiment ?
Eternels ?... Syllabes comiques !
Le mort se couche un peu plus tôt,
Mais nous, nous dormirons quand même.
Nous disons, nous, "adieu suprême".
Mais le mort répond : "A bientôt !"
MUSIQUE NOCTURNE
Serait-elle même d'église,
La musique démoralise,
Quelquefois. Pour moi jel'entends
Cette nuit, accords palpitants
Qui transpercent ma dure écorce
Jusqu'à l'aubier, tuant ma force.
"Je vais mourir, je le sais bien,
Me dis-je, et cela ne fait rien.
Rien ne fait rien, mourir ou vivre."
- Et ce désespoir-là m'enivre.
Aimer ! Croire ! O l'ardent conseil !
Tais-toi. Je vivais sans soleil,
Je ne puis plus aimer ni croire.
Laisse-moi donc dans la nuit noire
Où je tâtonne en maugréant.
Mourir ?... Vivre ?... Tout est néant.
DÉPART
Derrière mon rideau rouge
Il y a Paris qui bouge,
La France autour de Paris.
Je vais quitter ce ciel gris
Pour un moment, tout ce charme.
Je n'aurai pas une larme.
A l'aventure, je vais,
Du côté des Amériques,
Ouvrir mes yeux chimériques.
Mais, oh ! mes miens retrouvés,
Mon pays, mon paysage,
- Voilà le vrai beau voyage.
RETOUR
Je reviens d'un bien long voyage
Vers mon pays longtemps quitté
Dans mon coeur et sur mon visage
Voyez ce que j'ai rapporté !
Non. Pleins de froide indifférence,
Mes amis ne s'en soucient point.
Retour ! Ce mot, quand j'étais loin,
Me berçaient comme une romance.
Me voici ! Mon bagage est lourd,
Mon coeur bat, ma tête est trop pleine.
Mieux vaudrait peut-être leur haine
Que ce qu'ils font de ce retour.
Mais quand je serai sous ma lampe
Seule avec l'encre et le papier,
Ma main gauche contre ma tempe
Aura des chaleurs d'amitié.
Alors, retrouvant l'atmosphère
Des pays que j'ai vu là-bas,
Je me les conterai tout bas,
Et ce livre que je vais faire,
Ce livre nouveau qu'on attend,
Plein d'océan, de ciels, de cimes,
Aura cet accueil palpitant
Que me refusent mes intimes.
Les lecteurs ne seront pas là,
Pourtant, pour me dire leur joie.
Je resterai loin d'eux, en proie
A la tristesse que voilà.
La mort est très peu différente,
Sans doute. Quand je dormirai,
Quand je ne serai plus présente,
Oh ! les bons amis que j'aurai !
AU RETOUR
Une géographie en moi,
Avec ses verts, jaunes et roses,
Amusant mes heures moroses,
Les remplit de charme et d'émoi.
J'ai vu tant et tant de ce monde,
Depuis que je bourlingue au loin !
Assise seule dans un coin,
Je soupèse la mappemonde.
A quoi je pense, quelquefois,
Quand je reste immobile et sage ?
Fermant les yeux, croisant les doigts,
O mes souvenirs ! je voyage.
OXFORD
A Bryan Houghton
Près d'un feu de charbon de terre,
En Angleterre,
Je songe, hors du malfaisant
Temps présent.
Les tours d'Oxford sont dans mon rêve.
Il me soulève
Ce vaste souffle toujours là
De l'au-delà.
J'ai, sur les orgues anglicanes,
Pleines d'arcanes,
Entendu chanter le passé
Tout émoussé,
Et les blasons de tant de pierres
Et de verrières,
Bleus et rouges, vifs coloris
Parmi le gris,
Le rire de chaque gargouille,
Tout ce qui fouille
Ce musée encore vivant
Où court le vent,
Impressionnante assemblée
Arquée, ailée,
Crénelée, et qui, dans ce lieu,
Parle de Dieu,
Semblait dire : "Voyez ! Je reste,
Mais je proteste.
Car je suis la noblesse, moi,
L'ordre, la foi.
"Au travers de la nue en fuite,
A vous la suite !
Que laisserez-vous dans le ciel
D'essentiel ?"
Et nous, détournant le visage :
"O Moyen-Age,
O splendeur, grand spectre doré,
Miserere..."
Dans le corps une âme de feu,
Et plus rien de physique.
J'ai cet amour de la musique
Où pleure mon désir de Dieu.
Je vis fort bien sûr : je travaille,
Mais ne sais trop pourquoi.
Il n'est pas grand chose qui vaille.
Une âme de feu. Mais j'ai froid.
Impuissance ?... Oh ! Jouir ! Ou croire !
Impuissance d'aimer...
Quand vais-je donc, dans la nuit noire,
Voir une lueur s'allumer ?
LE CRI
Les morts passés, les morts futurs,
C'est bien tout comme.
Le plus solide de l'homme :
Ses os, car ils sont durs.
Nous disons nos morts, nos mortes...
En vérité
Croyons-nous que nos cohortes
Vont vivre une éternité ?
Demain nous serons semblables
A ces défunts.
Pourquoi vivre ? Epouvantables,
Attendent les cercueils bruns.
Cela valait-il la peine
De commencer ?
Tant d'amour et tant de haine
Sont tout de suite au passé.
Quand la mort va me contraindre
Dans l'infini,
Je lui crierai sans la craindre :
- Pardon ! Je n'ai pas fini !
Le mystère brûlait, veilleuse,
Entre ces épais deux piliers,
Et des âmes, milliers et milliers,
Hantaient la lueur précieuse.
Satan rôdait autour de Dieu.
La cathédrale arborescente,
Une moitié seule innocente,
Eteignait ses vitraux en feu.
Un vaste pan de mur occulte
Grouillait de démons en suspens
Qui préparaient leurs guet-apens
Parmi les puretés du culte.
Après ces détours byzantins
Où l'arc d'Orient s'outrepasse
Et tant de tournants clandestins
Noirs de l'ombre qui s'y amasse.
Reine du désordre sculpté,
Debout et haute, Notre Dame,
Apparition, fantôme, âme,
Règne sur un monde envoûté.
I
Ce roc fut armé chevalier,
On croirait, par le Moyen-Age.
Forteresse du marécage,
Il garde un trésor oublié.
Son armure luit, écaillée,
Dans la lumière d'aujourd'hui;
Nulle vase ne l'a souillée
Non plus qu'éteinte aucune nuit.
Luttant, éternelle équipée,
Contre le vent, le ciel et l'eau,
Calme, il brandit sa flèche haut,
A la manière d'une épée.
Il brave l'horizon amer
D'où monte une marée étrange.
Il reste le géant archange,
Saint-Michel en Péril-de-Mer.
Le dragon que combat sa lance,
Sans cesse et passionnément,
C'est le sournois enlisement
Dans la boue ou dans l'incroyance.
Debout, seul sur l'espace plat
Plein de remous et de menace,
Il semble dire à cet espace :
" Ne t'approche pas. Je suis là."
II
Au bout de la longue campagne
Le Mont catholique apparaît.
Mais quel regard d'abord saurait
S'il est Normandie ou Bretagne ?
Des limites de terre et d'eau
N'indiquent aucune frontière.
Partout c'est la même lumière,
La terre basse et le ciel haut.
Or, avec ses siècles, l'Histoire
Est là pour maintenir les droits ;
Et le roc, silhouette noire
Parmi le bleu des courants froids,
Semble, entre cette plaine agreste
Et ce large désespéré,
Déclarer, immobile geste :
"Normand je suis, et resterai !"
LA ROUTE
Mon âge mûr rejoint ma rose adolescence
Sans faire nul effort, mère triste qui va
Retrouver dans l'Hier la fillette qu'elle a,
Que toujours elle aima malgré la longue absence.
Mon âge mûr aussi, dans l'avenir trop sûr,
Va visiter au loin ma vieillesse, grand'mère
Qu'il faut bien consoler d'être la vieille amère
A qui la longue vie a fait ce regard dur.
Nous voici toutes trois en moi qui ne suis qu'une,
Et nous nous en allons en nous tenant la main,
D'un pas qui traîne, vers l'identique infortune
De dormir dans la terre un éternel demain.
A LA MÉMOIRE D'OCTAVE LE NORMAND
Il s'est éteint seul dans la nuit,
Mort modeste, douce et sans bruit
Comme son existence.
Au milieu des êtres aimés,
Paisible, il dort à poings ferés
Et d'un sommeil immense.
Rien. Il ne s'est pas réveillé.
Peut-être un rêve émerveillé
Plane-t-il sur sa tête.
Il fut bon, tendre, dévoué.
Il ne nous reste qu'à louer
Sa mémoire parfaite.
Autour de sa mort, le bercail
Sent l'honnêteté, le travail,
Le courage sans trêve.
Ses effets sont prêts, tout autour
De son lit, comme chaque jour,
Exprimant : "Qu'il se lève !"
La montre pend, qui mesura,
Au dormeur caché sous le drap,
Sa minute dernière.
Il n'a pas su qu'il s'en allait.
C'était la fin qu'il lui fallait,
Sobre et familière.
Pour lui tout est bien. Mais pour toi
Qui l'as trouvé rigide et froid
Dans sa suprême pose,
Pour toi qu'il laisse seule, ainsi
Qu'une orpheline au coeur transi,
Ma soeur, oh ! quelle chose !...
FANTÔMES
L'orageuse ou la calme vie, avec ses ans
Accumulés; aura saturé ma poitrine
De l'air natal, le long d'herbages paysans
Où toujours traîne un peu l'odeur de la marine.
Et voici. Peu à peu le vide la mort,
Tristement agrandi chaque jour, m'environne.
Je suis l'arbre qui perd à la fin sa couronne,
Quand ses feuilles s'enfuient au grand souffle du Nord.
Des amis, des parents, des serviteurs-fantômes
Marchent derrière moi quand je vais seule au vent.
Ils étaient là. J'vais leur sourire vivant.
leur vie a fui, comme de l'eau, de mes deux paumes.
Celui-ci, celle-là, rencontrés tous les jours,
Leurs conversations naïves ou savantes !
Ces passants, où sont-ils ? Où donc sont mes servantes ?
J'appelle des absents à tous les carrefours.
Je parais jeune, oui. Mais l'affreux cimetière
Intérieur m'apprend si bien l'âge que j'ai !
Cette part que j'avais n'est pas restée entière.
Tous ceux-là sont partis, et le siècle a changé.
La transformation des villes et des âmes
Fait mes coudes frôlés de coudes inconnus.
Les vieux sont morts, les jeunes vieux. Nouveaux venus,
Les enfants sont déjà des hommes et des femmes.
C'est mon pays ! C'est moi ! Ma racine tient bon !
O ma ville, mes prés, vous, mon amour suprême,
Tout est comme autrefois, ,'est-ce pas ?... - Certes non !
Spectres, spectres partout - sans parler de moi-même.
LE MONSTRE
Barques à voiles de Honfleur
Qui dans le port battiez des ailes
Quand vous y reveniez, fidèles,
Après le large sans couleur,
Vos départs diurnes, nocturnes,
splendidement silencieux
De grands archanges taciturnes
Enfants des vagues et des cieux,
Les formes que prenaient vos toiles
D'après les caprices du vent
Sous le soleil, sous les étoiles,
Blancheur de l'arrière à l'avant,
Et, quand le temps veut qu'on louvoie,
Vos retours titubants un peu,
Tout cela, poésie et joie
De notre ville au reflet bleu,
Tout cela, rythme des marées,
Très vieux conte bleu de la mer,
Fini ! Barques adultérées,
Recevez mon regret amer.
Les moteurs, ces bêtes nouvelles,
Grondent entre vos flancs de bois.
O ! le silence d'autrefois !
Pourquoi porter encor vos ailes ?
Vous n'en avez plus nul besoin.
Elles ne sont rien qu'un vestige,
Vous aussi, prises de vertige,
Vous voulez aller vite et loin.
Départs, retours, affreux tapage,
Pétrole qui pue et salit,
Voiles qui restent dans leur pli
quelque soit le sens du nuage,
Le souffle du siècle a passé,
Universelle frénésie,
Pour tuer toute poésie.
Soit ! Requiescat in pace !
JE SAIS...
Je sais que je suis un poète
Assez grand, ou qui le sera,
Le jour où le suprême drap
Sera replié sur ma tête.
Mais qu'advienne ce lendemain,
Gloire tout de suite ou future,
Qu'importe ? On n'est rien qu'un humain,
Peu de chose dans la nature.
Un nuage traversant l'air,
Un couchant sur un paysage,
Une fleur, un arbre, la mer
Dépassent la plus belle page.
J'aurai trop aimé la beauté,
Moi qui suis comme née en transe,
Pour n'avoir pas l'humilité
Qui va jusqu'à l'indifférence.
ARRIVÉE
Dans la fente de mes rideaux
Je vois remuer des étoiles.
L'estuaire est plein de bateaux
Qui s'en vont sous leurs quatre voiles.
Je suis seule au coin de mon feu.
Printemps, campagne, grandes bûches.
Le silence est chargé d'embûches
Et tel qu'il m'étourdit un peu.
Et cependant Paris existe
Au loin, et son immense bruit.
A Paris, mon Dieu, que c'est triste
De n'être pas seul dans la nuit !
J'évoque, et mon front dans mes paumes
Est lourd de rêves enchanteurs,
Les maisons à radiateurs
Qui sont sans rêves ni fantômes.
Je n'ai jamais bien craint la mort
Et la crainte moins chaque an qui passe.
Ce sera la fin de l'effort,
Le vaste repos sur ma face.
Pourtant j'aurai quelque regret,
Non des sentiments de ce mond,
Mais de la nature où courait,
Ivre au vent, mon âme féconde.
C'est pourquoi je garde l'espoir
De goûter toujours son mystère,
Puisqu'en silence, dans le noir,
Je redeviendrai de la terre.
LE SOUHAIT
Je voudrais, parmi ma famille,
Voire parmi des étrangers,
Trouver le garçon ou la fille
Elu d'entre mes protégés,
Qui serait celui, serait celle
Qu'un signe me révélerait,
Cet enfant nourri de mon lait
Cet enfant couvé pr mon aile,
Ce poète à qui tout donner
De ce qui fut plus que mon âme,
L'être de musique et de drame,
Mon seul possible premier-né,
Celui vers lequel je voyage
A travers tous mes rêves, mais
Que je n'ai rencontré jamais
Pour lui léguer mon héritage...
NOCTURNE
Le ciel nocturne est d'azur simple, avec la lune
Régnant, immobile, au milieu.
La terre est compliquée et brune,
Masses, profils, de tout un peu.
Et je vais, dans la nuit qui sent les aubépines,
Entre ces deux contraires-là
Les pieds du côté des racines
Et la tête dans l'au-delà.
LE CAFARD
Et jusqu'où donc va me mener
L'ennui que le monde me cause ?
Ma dernière jeunesse, rose,
Est à deux doigts de se faner.
On m'avait dit que c'était l'âge
Terrible où l'on aime l'amour,
Mais je ne traîne qu'un coeur lourd
D'indifférence, un coeur si sage,
Un coeur triste, un coeur si froid
Qu'il n'est plus une place en moi
Pour sourire à la chose humaine.
Je n'ai ni tendresse ni haine,
Je suis morose, je suis loin,
Et je ne tiens à rien qu'au coin
Où je puis m'asseoir toute seule
A remuer comme une meule
Je ne sais quel affreux dégoût
De moi-même et de tout - de tout !
DE LONDRES
Une miette victorienne
Je la reçois, le temps de voir
Trottiner le long du trottoir
Telle lady très ancienne
D'un ridicule si charmant
Qu'un moment
J'ai cru Londres tel que mes songes.
O mensonges !
Un klakson réveille en sursaut
Mon rêve qui tombe de haut,
Et je revois, d'une âme terne,
Circuler la ville moderne.
- Hélas ! tout vient de s'effacer.
Rien. La vieille dame a passé.
JE NE SAIS PLUS...
Il est des jours, plutôt des nuits
Où l'on est si fatigué d'être !...
Demain ce sera mieux, peut-être ?
Je ne sais plus trop qui je suis.
Je ne sais plus trop ce que j'aime,
Ne sais plus trop ce que je veux.
Sans doute la vieillesse blême
Passe-t-elle alors dans mes yeux.
Vieillesse, perte des fluides !
Depuis longtemps l'amour est mort,
Et pourtant mon coeur bat encor,
Que fixé-je de mes yeux vides ?
Je n'ai vécu que de rêver,
Maintenant rêver me fatigue.
Mon coeur se rompt comme une digue...
Quand dirai-je à la mort : Ave ?
SONNET AUX ÉTUDIANTS DE CAEN
Vous, les étudiants de Caen,
fervent et multiple visage
Qui m'écoutez avec votre âge
Et dans ce silence éloquent,
Vous êtes jeunes depuis quand,
Vous qui datez du Moyen-Age ?
Puisse ce siècle de clinquant
Laisser votre esprit pur et sage.
Aimez le rêve, jeunes gens !
Vous serez plus intelligents
Si vous êtes un peu poètes.
Et puis aimez aussi l'honneur !
Voici, pour vos coeurs et vos têtes,
Le souhait d'une grande soeur.
LA MORT
Quand je serai morte, jamais
L'avril ne reviendra sur terre,
Ni cette automne délétère
Que passionnément j'aimais.
Jamais plus le vent en voyage
Dans les ciels d'arrière-saison,
N'accourra prêter aux nuages
Sa grande forme sans raison.
Jamais plus à travers les branches
L'eau luisante du mauvais temps,
Ni les nouvelles lunes blanches,
Apparition du printemps,
Jamais plus la mer sur la rive,
Sa douceur ou ses embruns fous...
Tout ce qui sur la terre arrive,
Adieu, quand je serai dessous !
Car la terre et sa vaste fête
N'existent que pour qui sait voir.
Chaque fois que meurt un poète,
Tout s'en retourne au néant noir.
A SAINT-GERMAIN
Le trot d'un vieux cheval de fiacre,
Vivant vestige d'autrefois,
Parcourait au couchant les bois
Où l'air d'avril reste encore âcre.
Il allait à travers le temps
Aussi bien qu' à travers l'espace.
Nous avions quitté la terrasse
Qui me vit avant mon printemps.
Je suis l'assez jeune grand'mère
D'une fillette de jadis.
Mon âge alors ? Neuf ans ou dix,
Long souvenir, temps éphémère.
Le coeur, d'ordinaire, se fend,
Quand on revit ces heures mortes.
Non. Par les mêmes routes tortes,
Je me sentais toujours enfant.
Nuit de veille passionnée
Quand les autres dorment partout,
Chant muet, colloque un peu fou,
bataille chaque fois gagnée,
Nuit, je t'aime ! Je suis à toi,
Je t'attends et le jour me dure,
Nuit chaste, vaste, occulte, pure,
Ma raison d'exister, ma loi !
DÉPRIMÉE
Je dirai demain que j'ai tort,
Mais, cette nuit, combien sincère
Quand je me sens, coeur qui se serre,
Mûre pour la mort !
Que vais-je faire de ma vie !
J'ai déjà passé le plus beau,
Et plus rien ne me fait envie
Que d'être au tombeau.
On dit la tristess physique,
Possible que cela soit vrai ?
- départ ! départ ! Tout cesserait
Comme une musique.
Adieu ! Plus de bien, plus de mal !
Le néant, sans doute - peut-être...
Que cela me serait égal
De ne plus rien être !
Partir... Non pour quelque douleur,
Mais à force d'indifférence.
- C'est beau d'avoir une souffrance
Pour laquelle on meurt !
TRANSMISSION
Tous les poèmes non écrits
Qui seront tous passés par ma tête,
Au vent de chez moi je les jette.
Qu'ils rôdent comme des esprits !
Lorsque nous seront tous péris,
Vaisseau sombré dans la tempête,
Quelque jour un jeune poète
Ira sous mes arbres fleuris.
Croyant que son souffle l'inspire,
Il entendra des vents lui dire
Ces vers errants parmi mon pré.
Alors, à lui l'horreur sacrée,
La douleur de celui qui crée !
- Moi, tranquille, je dormirai.
SOUVENIRS
Je fus une sauvage fille
Dans les ombres d'un vieux manoir
Qu'on pouvait voir
Au-dessus de la mer qui brille.
J'avais père et mère, et des soeurs,
Et pourtant j'étais solitaire,
Sachant me taire
Sur mes rêves et mes douleurs.
J'aimais la nuit comme je l'ai=e,
Comme je l'aimerai toujours,
Et, tous les jours,
L'attendais pour être moi-même.
Dans la demeure ils dorment tous,
Et moi, je commence ma veille,
Mes songes fous,
Toute seule avec ma merveille.
Alors, à lui l'horreur sacrée,
La douleur de celui qui crée !
- Moi, tranquille, je dormirai.
L'HORREUR
Cette tête que j'aime encor,
La mienne,
Que je défends comme un trésor
Pour que la vieillesse n'y vienne,
Ce corps encor souple, bien fait,
Si jeune,
Que, par onctions, bains et jeûne,
Je veux garder assez parfait,
Tout cela qui vit et bouge,
Qui veut
Ne pas se flétrir s'il se peut,
Tout, - mes orteils teintés de rouge,
Le reste - automne de la chair
En proie,
Malgré ma lutte, à l'âge amer
Qui chiffonne, épaissit et broie,
Tout cela n'attend que le jour,
Que l'heure,
Nonobstant ces soins pleins d'amour,
Où, forcément, il faut qu'on meure.
Alors, après de tes efforts
Quand même,
(O bains, O fards, Parfums que j'aime !)
Je serai ce que sont les morts.
L'ECRITURE
L'écriture vivante au bas de ce portrait
D'un ami parti de ce monde
Est le témoin laissé par sa main qui courait
Et qui n'est aujourd'hui que pourriture immonde.
Calligraphie alerte et gentil compliment,
Toute son âme y est restée.
Je regarde cela, songeuse infiniment ;
L'image que je tiens en est comme hantée.
L'écriture ! Le pouls y bat donc, éternel,
Sur le papier qui l'enregistre ?
Un peu testamentaire, un tantinet sinistre,
L'écriture, moment fixé, mental, charnel,
L'écriture qui n'est, souvent distrait , qu'un geste,
Je sens que j'en ai peur parfois.
Quelle sorcellerie au bout de ces trois doigts !
Je change, moi ; je meurs. Identique, elle reste.
Elle traversera des siècles, conservant,
Dans sa minuscule volute,
Cette nervosité d'une seule minute
Sur laquelle, plus tard, des yeux iront rêvant.
Une plume, un papier, de l'encre, peu de chose,
Un comble de fragilité.
Et cependant, moi morte et mon époque close,
On retrouvera là ma personnalité.
LE BLAME
Pourquoi donc aurais-je voulu
Que l'on me sût un grand poète ?
Pourquoi désirer ce salut,
Attendre que l'on me fasse fête ?
Parmi ces aveugles, ces sourds
Qui ne sont mes soeurs ni mes frères,
Chanter ? Susciter des amours,
Des coeurs, des masques éphémères ?
Serais-je donc vulgaire au point
De vouloir être en proie aux foules,
Moi, qui toujours regarde au loin,
Seule avec le vent et les houles ?
Si je savais ce que je veux
Et pourquoi si sombre est mon âme !
A moi le mépris et le blâme
Puisque j'ai ce coeur douloureux.
Etre poète, quelle joie
Quand les autres le savent peu !
C'est garder un secret de feu,
C'est être un dieu sans qu'on le voie.
UN SOIR
Passer le long des quais et voir,
Le soir,
Parmi pierres, briques et marbres,
Des arbres,
Voir dans l'eau les reflets divers,
Longs vers
Qui se tordent sous l'immobile
Grand'ville,
peindre en esprit tant de tableaux
Si beaux,
Cela vaut, puisqu'on est ivre,
De vivre.
ADMIRATION
Libre entre le bien et le mal,
Imbu d'éternel et qui passe,
L'humain, seul être vertical,
Plein d'une âme qui le dépasse,
Soit-il génial ou rustaud,
Tient dans le ciel sa tête haute,
Et crânement monte la côte
Qu'il sait redescendre aussitôt.
Dans l'enfer des maux et des peines,
(Qui donc est tout à fait heureux ?)
Torturé d'amours et de haines,
Il chante, ce héros, ce preux !
Si le désir, comme une bête,
Frôle son animalité,
A l'instant il devient poète
Et rêve d'immortalité.
- Centre d'un monde qui t'accable,
Tout petit animal debout,
Douloureux, courageux et fou,
Je t'admire, être inexplicable !
LA CHIMÉRE
Etre seule avec quelques âmes
D'amis que j'aime à l'horizon
Mais personne dans la maison,
Seule avec le bruit de mes femmes
Allant et venant quelque part,
Présence humaine, voix vivantes
Et que j'entends, douces servantes
Qui dorment dès qu'il se fait tard,
Me sentir très grave ou très gaie,
Avoir cent ans ou bien dix ans,
Et, quelque caprice que j'aie,
Rêves funèbres ou plaisants,
Peinture, musique, écriture,
Mon chien, mon chat ou la nature,
N'voir pas à m'en expliquer,
Ce bonheur si peu compliqué
Que j'ai connu jusqu'à l'ivresse,
Il est (interrompu sans cesse),
La chimère qu'on a tout bas
Et qu'on ne réalise pas.
NUIT DE MAI
Sous le ciel nuageux qui luit,
les arbres noirs, ombres énormes,
Sans détails ne sont que des formes.
Les grillons remplissent la nuit.
Leur craquement tient tout l'espace,
Racontant ce qu'on ne voit pas,
Les boutons d'or dans l'herbe grasse,
Le trèfle, les derniers lilas,
Racontant le mai qui s'exalte,
Enivré dans son bain d'or vert,
Le bouton de rose entr'ouvert,
La sève qui monte sans halte.
Ainsi tout ce qu'on ne peut voir
Emprunte aux grillons leur romance...
O grillons, petit bruit immense
De la nuit, printemps blanc et noir !
OMBRE
Une aubépine est là. c'est elle,
Je le sais quoique tout soit noir ;
Car, si je ne peux pas la voir,
Son petit parfum la révèle.
Monte-t-elle haut dans le ciel ?
Est-elle blanche, est-elle rose ?
Elle est - voici la seule chose
Que je devine - et sent le miel.
Je vais. La nuit de velours sombre
M'ensevelit dans sa beauté.
Et je goûte, ombre à travers l'ombre,
Cette divine cécité.
FATALITÉ
Je ne pleurerai plus ma peine
Car nul ne peur la consoler.
Elles est mystérieuse et vaine,
Et personne n'en a la clé.
C'est cette peine des poètes
Que connaissent certains d'entre eux,
Pour laquelle on n'est jamais deux,
Et qu'on aime comme des fêtes.
Je la garderai dans mon coeur
Avec ses encombrantes ailes
Comme, fatale, la couleur
Inchangeable de mes prunelles.
PÂQUERETTES
Les pâquerettes du soir,
Se copiant toutes entre elles,
Ferment leurs minuscules ailes
Pour dormir pendant qu'il fait noir,
Si, redressant leurs fraîches têtes
Aussitôt le jour revenu,
Se réveillant comme des bêtes
On leur revoit le coeur à nu,
C'est donc qu'elles ont quelque chose
De plus sensible qu'on ne croit.
C'est qu'elles ont un petit moi
Parmi leur collerette rose.
C'est que le monde végétal
Enraciné dans le silence
Sent comme nous, sans doute pense,
sans doute a son bien et son mal.
Que savons-nous des fleurs ? Peut-être
Que leur parole est leur parfum ?
Peut-être qu'elles sont quelqu'un
Qui nous voit dans l'ombre du hêtre ?
Naissant comme nous pour mourir,
Nous les imaginons inertes.
Et pourtant nous savons bien, certes,
Que vivre veut dire souffrir.
L'HUMBLE ORGUEIL
J'aime être dans ces paysages
D'herbres, d'arbres et de nuages
Qui furent ceux de tous les âges.
Sais-je, ici, de quel temps je suis ?
Semblables jours, semblables nuits,
Même silence et mêmes bruits,
Tout cela n'est d'aucune époque.
J'écoute, éternel soliloque,
Le merle caché qui se moque,
Je respire, et c'est le printemps.
Je marche, et la terre a vingt ans.
Les boutons d'or sont éclatants,
Les pâquerettes, les pervenches,
Quelques pommiers en robes blanches,
Le frôlement au vent des branches,
Les grillons, les crapauds, mon chien,
Son perpétuel va et vient,
Tout cela vit, et ne sait rien,
Rien des siècles et de l'histoire ;
Et quel repos à ne pas croire
Que d'être sans nom et sans gloire !
Passé, présent, tout est pareil.
Ce matin il faisait soleil,
Ou bien il pleuvait au réveil,
C'est tout. Il n'y a que la terre
Et son magnifique mystère,
Sans date, sans style, sans ère.
Que je sois moi-même, ou Phryné
Ou madame de Sévigné,
Qu'importe ? Allant se promener,
Je suis l'être humain anonyme
Que la vie un moment anime
Parmi le frisson unanime
L'être humain, éphémère errant ;
Et, cela, n'est-ce pas plus grand
Que toutes ces peines qu'on prend ?
On voudrait être quelque chose ;
Rien de mieux, pourtant, que la rose
Qu'un soir compose et décompose.
L'homme se dit et se croit roi.
- Je ne veux plus rien être, moi,
O nature, qu'un peu de toi !
MAI
Le mois de mai, comme je l'aime
Avec ses feuilles en satin !
Jusqu'au soir, l'après-midi même
reste aussi frais que le matin.
C'est le départ pour la merveille.
Le coeur palpite, l'âme court.
Et se dire que chaque jour
Est un jour plus long que la veille !
Se dire qu'aux rosiers il est
Des roses pas encore nées,
Que, dans les branches effrénées,
La sève monte comme un lait !
La terre, enceinte de semence,
Va faire d'autres fleurs encor.
O mai ! Le monde recommence
Tout comme si rien n'était mort.
VACANCES
Mon bon cheval un peu rustique
Allonge dans le vent marin,
Et nous menons tous deux grand train
Parmi le printemps frénétique.
Vides, les routes sentent bon.
Tellement fraîche est la nature
Qu'une ivresse prend ma monture,
Réponse à mon coeur vagabond.
- Lorsque nul travail ne vous use,
Quand le soleil est parfumé,
O mon cheval ! Comme on s'amuse
Et que c'est beau, le mois de mai !
ADIEU AU MAI
Doux mois de mai, te voilà mort.
Bientôt le coucou va se taire.
L'adolescence de la terre
Entre dans un âge plus fort.
Les derniers pommiers en couronne
Parent tes obsèques de blanc.
Tu nous fais deuil en t'en allant,
car ta fraîcheur était si bonne !
Ce ne sera plus ton parfum,
Ce ne seront plus tes fleurettes.
Et les marguerites de juin
Ne vaudront pas des pâquerettes.
Que les aubépines en fleurs
Défleurissent : voici les roses...
Juin, certes, a de douces choses,
De longs jours, d'aimables chaleurs,
Mais, ô mois de mai qu'on adore,
Pour te revoir dans ton éclat
Il faut attendre un an encore,
- Et qui sait si nous serons là ?
Notre-Dame-du-Joli-Mai,
Petite Vierge que j'invente,
Veuillez agréer, s'il vous plaît,
Mon offrande simple et savante.
Au creux d'un arbre je vous vois
En votre pose un peu raidie,
Gouvernante de ce beau mois,
Que dans l'église on vous dédie.
Chaque jour j'apporte des fleurs
A vos petits pieds de lumière,
Des fleurs, et comme une prière
Qui dit merci pour mes bonheurs,
Mes bonheurs devant la nature
Dans la fraîcheur verte d'ici,
Sous la mouvante architecture
De mes beaux tilleuls que voici.
C'est ainsi que j'offre mon zèle
A votre culte blanc et bleu...
- Madame, ou mieux, mademoiselle,
Chacun vous aime comme il peut.
Notre-Dame du mois cinquième
Que j'aime,
Ton règne de trente et un jours
Est terminé - pas pour toujours !
Nous reprendrons, je le souhaite,
Ta fête,
Quand l'été, l'automne et l'hiver
Auront suivi ton beau mois vert.
J'ai droit à quelques récompense,
Je pense, Pour les soins que je t'ai donnés,
Bouquets, hélas ! déjà fanés.
Veuille donc, si je le mérite,
Petite,
Si petite madone à moi
En laquelle j'ai grande foi,
T'arranger dans le ciel, en sorte
Que morte
Ni maladive je ne sois
Quand on refêtera ton mois.
CURÉE
J'ai longtemps écouté la chasse
Qui galopait, et sur ma trace,
Sonnait la curée.
Dans les feuilles couleur de rouille,
C'est ma jeunesse qu'on dépouille,
Toute déchirée !
Au meurtre !... Au meurtre ! Elle veut vivre !
Qu'on la sauve ! Qu'on la délivre
De l'affreuse emprise !
Mais rien. Pas de secours pour elle.
Elle était triomphante et belle,
Et la voici prise.
- Ferme les yeux. Meurs en silence.
Rien n'est perdu, tout recommence,
La vie est si riche !
Après le tien, d'autres beaux âges.
Déjà, parmi tes paysages,
Court une autre biche.
Ce n'est pas toi, mais que t'importe ?
Prends ce que l'automne t'apporte,
O toi qui protestes !
Des feuilles d'or lentes et douces
Parmi les herbes et les mousses
Tombent sur tes restes...
BONHEUR
Nul poème d'aucune sorte
Ne dira ce qu'au fond de moi
J'ai de joie innocente et forte
Parmi ce printemps un peu froid.
Seul mon chien que la vie enchante,
Mon chat qui se chauffe au soleil,
Ou ce merle caché qui chante
Son triolet toujours pareil,
Seules les longues graminées
Ou le pommier en pleine fleur
Savent quel genre de bonheur
Remplit le cours de mes journées.
La vie avec ses tourments,
Je la laisse à qui veut la prendre.
Moi je vis sans événements,
Et respire sans rien attendre.
Les grillons sont on ne sait où,
Mais on entend leur joie.
L'ombre tourne sans qu'on le voie.
Il fait beau. Je suis bien. C'est tout.
BOUTONS D'OR
La montée à travers les prés
Porte, en mai, de vastes carrés
De boutons d'or hauts serrés.
Cela tremble dans l'ombre bleue,
Comète d'or à longue queue ;
On en a bien pour une lieue.
En passant par cet or, on croit
Qu'on foule,dans l'ait un peu froid,
Le grand manteau du printemps-roi.
THE NICE RIDE
Je reviens des bois courus à cheval,
J'ai longtemps trotté dans l'herbe fleurie,
J'ai monté la côte et suivi le val,
Je sens le printemps et sens l'écurie.
Il faisait soleil. Comme j'étais bien !
J'ai vu le printemps et n'ai vu personne.
Voici ma maison et la vie est bonne,
Car, lasse, ce soir, je ne pense à rien.
EVOCATIONS
Et puis quoi ?... Ce petit coin vert
Gorgé de fleurs, sentant la menthe,
Et qu'un rond de soleil enchante,
Lumineux comme un oeil ouvert,
Chaque fois que j'y passe, un rêve
revenu du profond passé
Se réveille en mon coeur lassé
Que presque plus rien ne soulève.
Et je revois - qui me dira
Pourquoi cet étrange contraste ? -
Les horizons du Sahara
Océan roux sans eau, si vaste.
Là, bien loin de mon printemps bleu,
Que j'avais soif de ma province !
Toute l'Afrique était de feu.
J'étais ardente, jeune et mince.
Regretté-je cet autrefois ?
Je n'en sais rien. La nostalgie
Elle-même est morte, je crois,
Au fond de mon âme assagie.
LA PESANTEUR
Malgré tous les désirs qui gonflent nos poitrines,
Nous qui sommes jaloux des ailes en plein vol,
La pesanteur a mis à nos pieds des racines
Mobiles, qui toujours nous attachent au sol.
Retenus comme sont les chênes et les hêtres,
Nous croyons que marcher nous fait libres dans l'air.
Cependant, invisible, et qui suit tous les êtres,
Sous nous la pesanteur traîne, boulet amer.
Et nous allons, menant nos courses triomphales,
Et, parce que nos pas nous font changer de lieu,
Orgueilleux et naïfs nous nous croyons le dieu,
Sous l'immobilité des voûtes végétales.
Implacable, pourtant, la racine nous suit,
Double, collée, à nos semelles prisonnières,
Tout comme le reflet serpentin des lumières
Suit sur mer un bateau qui voyage de nuit.
VAGUES
La vague lisse d'huile avance,
Pour mouiller le sable séché.
L'écume apparaît en silence
Aussitôt le sable touché,
Blanche, ténue, arachnéenne,
Comme un point de Valencienne
Qu'un large accroc vient d'arracher.
Dentelle de la mer, parue
Et disparue en un moment,
De quelle sirène accourue
Seras-tu le bel ornement,
Toi qui si doucement déferles
Avec, peut-être, quelques perles ?
LA CHIMÈRE
La chimère est au fond de l'homme
Dès le moment qu'on l'a vêtu.
Le petit humain rose et nu
Naquit animal, ou tout comme.
Son premier maillot, c'est : la loi,
La convention, le mensonge,
L'artificiel, sonne le songe ;
C'est le chiffre invisible et roi ;
C'est la science qui remplace
Ce que nous ne possédons point ;
C'est aller plus vite et plus loin
Que ne le permet notre race ;
Etre le monstre universel
Toujours prêt à tuer et prendre ;
Sans cesse monter et descendre,
(Acrobate entre terre et ciel,
Course inutile et dangereuse),
Sur l'échelle mystérieuse...
La chimère ?... Le rustaud lourd
Qui parle quand même d'amour
Quand le chein prend, muet, sa chienne.
La chimère ?... Un tombeau qui dit
A l'étranger : Qu'il vous souvienne !"
La cathédrale qui prédit
Des contes bleus pour nos charognes,
L'ambition et ses besognes,
Le crime et son absurde but.
Quoi ? N'avait-il pas mangé, bu ?...
Tuer ! Tuer pour une idée,
O jungle ! Et voici qu'accoudée
La poésie, en même temps,
Parle de rêve et de printemps !
Art, musique, mots - et les roses,
Eglantines qu'on fausse, - choses
faites pour quelque ange étranger,
Qui ne sont point boire, manger,
Dormir et reproduire, seules
Nécessaires et lourdes meules
Faisant tourner le grand moulin ;
Tout cela, travail sybilin
De l'espèce humaine démente,
Heureuse pourvu qu'elle mente ;
l'amour maternel respecté
Chez la femelle, ver coupé
Epris de son tronçon qui bouge ;
La patrie et tout le sol rouge,
Follement, de sang maternel ;
Le bien et le mal, éternel
Décret qui fait courber nos têtes,
Ignorée à jamais des bêtes,
La chimère, c'est tout cela !
Alors, pourquoi, tant que nous sommes,
Race chimérique des hommes,
Ne pas tous croire en l'au-delà ?
FLEURS
Un comble d'animalité :
La mort. Pourquoi les fleurs de fête
Que nous nous hâtons de porter
Au cadavre, cette défaite ?
Nous aussi nous allons mourir ;
Alors, honneur au sort de l'homme !
Car notre chair n'attend, en somme,
Que cela : puer et pourrir.
A SHELLEY
Je te supplie, à travers ce grand froid
Où sont les morts dans l'éternel peut-être,
Belle âme, toi qui restes plus qu'un roi
(Pour le génie avoir été c'est être),
Coeur merveilleux, ami présent toujours
car ton fantôme en tes livres repose,
O toi, parfum d'impérissable rose
Jeune à jamais quand le temps suit son cours,
Shelley, chantante alouette de songe,
Si haut, si haut qu'on n'en voit plus l'essor,
Par ta richesse, ô donneur de trésors,
Amant du rêve et non point du mensonge,
Ainsi que toi, je suis poète ici,
Enseigne-moi ! Je veux que tu me donnes
De quoi chanter joie et douleur aussi.
Je veux renaître en ta langue saxonne !
PRINTEMPS
Depuis de lointaines enfances
Je sais qu'en mai l'herbe, les fleurs,
L'azur, toutes les innocences,
Parfums et charmes et couleurs,
Les esprits du printemps, à l'aise
Sous l'averse ou sous les rayons,
A travers prés, bois ou sillons,
Ne se parlent qu'en langue anglaise.
Enfants de Shakespeare, tous deux,
Jeune âge et fraîcheur, il me semble,
Ont leur nid avec ses oeufs bleus
Près de la Tamise qui tremble.
Je le sais depuis bien longtemps,
Quand des filles d'Albion, si douces,
Sur mes premiers chemins de mousse,
M'enseignaient les fées du printemps.
Et quoique allant toujours plus vite
Du côté de l'âge où l'on meurt,
Je sens encore cette douceur
Que j'appris quand j'étais petite.
AU DELÀ
Je me levai du fond des ténèbres sans formes,
En écartai l'inconsistante pesanteur,
Et j'allais, tâtonnante, à la vague lueur
Qui commençait au bout de leurs replis énormes.
Depuis quand, dans la nuit de mon caveau natal,
S'était ouverte ainsi la confuse lézarde ?
Mes mains, en s'y portant toutes deux, eurent mal
Qu choc de la muraille où l'ombre s'acagnarde.
Sortir ! Mes doigts blessés se mouillent, dans le noir,
D'un invisible sans que je sais être rouge.
Peut-être est-il ici quelque pierre qui bouge ?
Je travaillais, je travaillais - O désespoir !
Minutes, heures, jours, semaines, mois, années,
Comment savoir quel temps s'écoula dans l'horreur,
Jusqu'à ce qu'aient senti mes mains hallucinées
Et vu mes yeux déments s'agrandir la lueur ?
Je passai. ce n'était qu'un étroit couloir d'ombre
Mais dont je discernais maintenant les contours,
Et j'y marchai des jours et puis encor des jours
Et peut-être la nuit était-elle moins sombre,
Et peut-être la nuit laissait-elle passer
Doucement, doucement, ô bonheur ! quelque chose,
Quelque chose d'étrange et qui deviendrait rose :
Un peu de jour ? mon pas se faisait plus pressé.
Oui, le jour ! Je voyais se dessiner l'issue,
Tout au bout, tout au bout de ce couloir sans fin.
Et je criai devers la merveille aperçue,
Et je courais, et je courais. L'atteindre enfin !
Je l'atteins ! Me voici tout à coup à la porte
Qui s'ouvre de la nuit sur un monde vermeil.
Je sors ! Les brouillards blancs où ma course me porte
Sont déjà, pour mes yeux, beaux comme le soleil.
J'avance encor, toujours, écartant des nuages
Avec mes mains, avec mon front, sauvagement.
Je vais y voir. Je vois ! Quelque part, un aimant
Me dirige. Je vois. Un ciel ! Des paysages !
Tout se sculpte, tout sort des brumes de coton.
Une rivière ici. Là, c'est une colline.
Voici l'eau, voici l'air, et voici le feston
Des arbres, sous le ciel où l'ombre est opaline.
Je cours, encor, toujours. Mes pieds sont furieux.
L'aube ! fera-t-il jour vraiment dans mes prunelles ?
A genoux je voudrais l'attendre. Je ne peux.
Pour aller vers le jour il me faudrait des ailes.
De la lumière ! Où donc ? L)-bas ! J'y vais ! J'y vais !
Maintenant que j'ai vu je veux voir plus encore.
Et voici ! Le soleil va naître. c'est l'aurore.
Et plus vite je cours avec des bras levés.
Il naît. C'est lui, c'est lui dans son horreur sacrée !
Le moment est venu de tomber à genoux.
Non ! L'aimant qui me guide est là. Je suis tirée
Plus loin, vers le soleil et ses horizons fous.
Ai-je jamais connu la nuit initiale
Où jadis la fissure ouverte dans le mur
A lentement mené mon pas tremblant mais sûr ?
J'y vais ! Et le soleil lui-même semble pâle.
Il semble pâle. Il est derrière moi. Courons !
Une sphère inconnue est ouverte. Je passe.
Où suis-je ? Le contour des choses, qui s'efface,
Ne s'efface à présent qu'à force de rayons.
De la lumière ! Oui ! Prunelles éblouies,
Allant toujours, sans force et le coeur perdu,
Je regarde. Je suis comme un enfant perdu,
Je ne vois rien, plus rien que clartés infinies.
Partout, derrière moi, devant moi, tout autour,
Illimité, l'espace irradie et s'allume.
Près de ce bain de flamme et de douceur, le jour
Même équatorial, ne serait plus que brume.
Je marche sur du jour. Plus de sol sous mes pas.
Et j'écarte à ma droite, et j'écarte à ma gauche
Pour voir si, quelque part, quelque contour s'ébauche
Mais non ! Rien que lumière ici, en haut, en bas.
Elle me noie. Elle est comme une mer divine !
Sans aveugler mes yeux et ne me brûlant point,
Elle me porte, errante et de plus en plus loin,
Perdant ma pesanteur ainsi qu'une racine.
Je cherche, cherche. Il faut en retrouver le fond.
Il faut reprendre pied dans la mer lumineuse.
Mais je suis dans un monde insaisissable et blond,
Un immense néant de clarté bienheureuse.
Un néant ? J'avançais toujours, prise d'effroi,
Et toujours se faisait plus fulgurant le vide,
Et toujours déferlait, plus clair autour de moi,
Me serrait de plus près l'océan d'or liquide.
Je pus, vainquant la lumineuse cécité,
Voir encore un instant mon corps : puis la lumière
Fît invisible mon image première,
Et je n'eus plus de forme et plus d'identité.
ELEGIE
Au tournant de l'allée où septembre se dore
Nous attardait parfois un colloque subtil.
Il est mort. Je lui parle encore
Mais où ! m'entend-il ?
Ailleurs, c'est quelque vieille et sensible demeure.
Des amis y étaient, ou même des parents.
Le jour est venu : je les pleure
Et cherche leurs spectres errants.
Presque partout, depuis que l'âge m'a changée
Et dans mon être a mis cette maturité,
Je puis me dire : "Ils ont été !"
Je rôde dans un hypogée.
Tout autour de soi, voir un monde qui vivait
Tomber, feuilles au vent d'une saison finie,
Même un simple chien qu'on avait
Et qui vous tenait compagnie...
Ceux qui restent sont là, péremptoires et forts.
On se croit éternels, on se querelle, on s'aime.
Mais demain ?... Dès la terre même,
C'est le dialogue des morts.
Vivre, ou plutôt survivre ! Un escalier de tombes
Nous mène lentement vers nous ne savons quoi.
Et sur chaque degré plus froid,
Se taisent les voix des colombes.
Et nous montons, toujours plus seuls, dans plus de noir,
Peinant à chaque pas, cet escalier funèbre
Qui mène vers plus de ténèbre
Ou bien vers le final espoir.
- Je ne puis que redire en tremblant la prière
Apprise d'un de ceux qui me furent ôtés :
"Oh mon Dieu, si vous existez,
Faites-moi voir votre lumière !"
LE GRIMOIRE
L'invisible accumule autour de ma présence
Un indicible va et vient.
Tout est naturel, je sais bien.
Le mot mystère est fait de notre outrecuidance.
Les soleils qui tournoient par grappes dans l'éther,
Comme dans mon sang les globules,
Ces mondes où l'esprit se perd,
Et nous, nos vérités, nos phrases ridicules...
Il faut passer le temps. Nous sommes d'ici-bas.
Ayons le courage de vivre.
Bientôt se fermera le livre
Ecrit dans un parler que l'on ne comprend pas.
ANTICIPATION
Chaque année, une date, une heure,
Celle-là même où nous mourrons
Passe, et rien ne courbe nos fronts,
Rien au fond de nos coeurs ne pleure.
Horreur ! Si nous savions, pourtant !
Mais à cette heure, à cette date,
Qui sait ? Quelque rire éclatant,
Ou bien quelque minute plate.
Et nous regardons sans crier,
Sans que toute l'âme recule,
Cette feuille au calendrier,
Ces aiguilles sur la pendule.
NIRVANA
Repos dans le néant du rêve
Où nulle forme n'apparaît,
Où le concret Disparaît,
Où tout l'infini se soulève,
Mer énorme, où je vais, sans loi,
Devant moi,
Les yeux rivés, sorte d'hypnose
Morose,
Rivés, comme par un lien
Sur Rien.
NUIT
Un peu de silence après ce jour
Qui fut harassant, énervé, lourd.
Un peu de mystère, un peu d'étude,
Un peu de maison, de solitude.
J'en ai tant couru, ce jour, de rues,
Faces me croisant puis disparues...
Que j'ai vu de gens ! que j'ai parlé,
Debout, pieds glacés, front emperlé !
Pourquoi cette fièvre ? Est-ce pour vivre ?
Voici maintenant ma fatigue ivre.
Assise chez moi, tranquille, au port,
Qu'ai-je rapporté ? Vie, ou bien mort ?
REGRET
Je n'ai pas connu l'Angleterre
Dont ma jeunesse a tant rêvé,
Celle de charme et de mystère
Où mon coeur se fût retrouvé,
L'Angleterre défunte, celle
De ces manuels enfantins
Où j'apprenais tous les matins
Little Star et sa ritournelle.
L'Angleterre de Vitoria,
Hansom cabs, histoires niaises,
Dont, par ma voix de mes Anglaises,
Mon premier âge s'imprégna,
Où Dickens subsistât encore,
Où Louis Stevenson fût resté,
Et l'atmosphère des Brontë,
Et Mother Goose et le folk lore
Quand j'y vins, il était trop tard.
J'y ai vu des automobiles,
Des villes comme d'autres villes
Qui valent à peine un départ ;
Mon âme y trouva, désolée,
Au lieu de ce qu'elle rêva,
La vieille Europe nivelée,
La même partout où l'on va.
Portes, closes, fête finie...
Plus rien des charmes pressentis,
Plus rien qu'un temps à l'agonie
D'où mes quatorze ans sont partis...
RENCONTRE À SAINT-GERMAIN
La petite fille aux grands yeux
M'attendait sur le banc de pierre,
Mince revenant que mes yeux
Ne pouvaient distinguer du lierre,
La petite fille était moi
Lorsque j'avais dix ans à peine,
Et je l'ai prise contre moi
D'un geste tendre de marraine.
J'ai dit : "Pauvre petit enfant
Avec ton tablier de toile,
Dans tes gentils cheveux d'enfant
Personne ne voit une étoile.
"Toi que taquinent tant de soeurs,
Tu seras célèbre, gamine,
Et tu n'es rien, pour tes cinq soeurs,
Que la dernière, une vermine.
"Comme tu seras grande un jour !
On s'entretiendra de ta gloire.
Pressens-tu parfois ton histoire,
A cette heure où tombe le jour ?"
Elle a répondu, bien timide :
"J'ai quelque chose, dans mon coeur,
Qui me tourment et me fait peur,
Mais je me tais, étant timide.
Ce quelque chose que j'ai là,
Cela me grise, mais c'est triste.
Même quand les cinq soeurs sont là,
J'ai beau faire, cela persiste."
"Oui, c'est triste, certes !" ai-je dit.
On croit à des apothéoses ?
La gloire, quoiqu'on en ait dit,
Ce n'est pas un bandeau de roses.
"Petite, je suis comme toi,
Je puis être deux fois ta mère,
Mais cachée, inquiète, amère,
Va ! j'ai la même âme que toi !"
Le printemps nous berçait ensemble,
Le soir rose tombait sur nous ;
L'enfant était sur mes genoux...
Longtemps nous pleurâmes ensemble.
Dehors la tour, et sa jumelle
Restée un rêve de la foi,
Tour invisible mais qu'on voit
A côté de l'autre, aussi belle ;
Château de la Vierge, sculpté
Pa cent mille mains en poussière,
Grand cri de la mysticité
Pour toujours figé dans la pierre ;
Rouge d'un éternel couchant,
La cathédrale étend don ombre
Et chante son suprême chant
Parmi la ville claire et sombre.
Dedans, la ténèbre est en feu
Par cent fenêtres lumineuses,
Il pleut des pierres lumineuses.
L'obscurité murmure : "Dieu !"
O cathédrale sans pareille,
Témoin de siècles flamboyants,
Salut à toi, vieille merveille
Qui refais de nous des croyants !
VOYAGES
J'aimerai toujours le voyage,
Son vertigineux paysage
Où l'on se promène au passage
Par les yeux seulement,
Où l'on voit tout : bleus de féerie,
Cités, monts et vaux, galerie
De tableaux courant, en furie,
Le long du train dément.
Je suis seule. Je me repose
Dans une négligente pose
A voir du vert, du brun, du rose,
Loin du quotidien,
Et parfois, je pence ma tête
Sur un roman charmant et bête,
Vieille rengaine anglaise, faite
Exactement de rien.
LE SUPRÊME SOUVENIR
J'ai vécu ma vie, à présent,
Puisque la jeu,esse me quitte.
Le temps fuit de plus en plus vite,
Mon coeur va toujours s'apaisant.
Je regarde à travers la brume
Que font au loin tous mes passés.
Bien des contours sont effacés,
En quelques mots je me résume.
Les événements, les amours,
L'âme ardente qui se soulève,
Tout cela n'est plus rien qu'un rêve.
La nuit tombe, les jours sont courts.
A l'heure où viendra l'agonie
Je ne verrai probablement,
Après mon histoire finie,
Lumière du dernier moment,
Ne verrai, prunelles tournées,
Qu'un petit souvenir perdu,
Instant de bonheur éperdu
Quand j'avais deux ou trois années.
ULULEMENT
La chouette crie,
Féerie,
Triste conte bleu,
Un peu
monotone,
De la grande automne.
Ce cri vient de soi, on croit,
Quand on est poète
Et bête.
Pourtant ce n'est rien,
Je suis bien,
Qu'un oiseau qui passe
Et chasse
Et qui ne sait pas
Son glas Identique
Au coeur romantique.
VOYAGES
Mon premier âge a voyagé
Vers les îles imaginaires
Qui sentaient si bon l'oranger
Au bout des vagues ordinaires.
Vagues de mon vieux petit port
Roulé dans son odeur de caque
Sur l'estuaire, grande flaque
Que touche le ciel bas et saur.
Plus tard, certes, je suis allée
Voir de près mes rêves premiers
Bien loin de ma ville salée,
De mes prés et de mes pommiers,
J'ai bourlingué dans des voyages,
Bourlingué dans la vie aussi.
Maintenant je retrouve ici
Mon enfance et ses paysages.
Et, quand je regarde, le soir,
Les longs couchants de l'estuaire
Recréer tout l'imaginaire
Que je voulais toucher et voir,
Je sais que la terre rêvée
Est là dans le soir émouvant
Et que je suis, dorénavant,
Mieux que revenue : arrivée.
L'AMÉRIQUE
L'Amérique, unique couleur,
Ne peut comprendre notre prisme.
Voici, face à son optimisme,
Nos dix-neuf siècles de douleur.
Elle manque de nos fantômes.
Ses républiques sans blasons
Ne saisissent pas les raisons
Des nôtres, anciens royaumes.
On la déchiffre à livre ouvert.
Presque rien d'inscrit sur son marbre.
Elle est le fruit encore vert,
quand le nôtre tombe de l'arbre.
Son enfance aux souples genoux
S'enivre de sève nouvelle.
Elle a les siècles devant elle,
Nous les avons derrière nous.
Jeune nature, elle s'agite
Où notre vieil armorial
Blasé d'histoire, sépulcral,
Trouve dans tout une redite.
"Futur !" dit-elle ; et nous : "passé !"
Bâtarde de la vieille Europe,
Poulain joyeux elle galope
Autour de nous, pur sang dressé.
Salut donc à son énergie,
Aux plâtres frais de sa maison !
- Mais qu'augustes sur l'horizon
Nos murs croulants et leur magie !.
A la mémoire de la doctoresse
Jacqueline Fontaine
JACQUELINE
I
Elle est tombée en plein combat,
Et nous, dont elle est arrachée,
Soldats de la même tranchée,
Nous survivons, honteux de notre coeur qui bar.
Vers la nuit où la mort l'emmène
Nous nous tournons, avec l'espoir
Qu'au-delà de ce grand trou noir
Elle sourit dans la lumière surhumaine.
Créature d'élection,
Vaste esprit et coeur magnifique,
La bonté fut sa passion.
Son destin abrégé ne connut rien d'oblique.
Elle allait tout droit son chemin,
Simple et grande. Il est des apôtres
Occupés du progrès humain.
Jacqueline, elle, avait sa mission : les autres.
Elle a clos ses yeux opalins.
La mort nous referme sa porte.
Nous sommes tous les orphelins,
Tous, même les plus vieux, de cette jeune morte.
Que du moins son enseignement
Reste une présence réelle.
Essayons de faire comme elle,
Nous qui la regrettons inconsolablement.
- Adieu. Tu nous laisses la terre
Et la tâche d'y marcher droit.
Mais que plus dure, plus amère
La route qu'il nous faut continuer sans toi !
Adieu. Nous allons tout à l'heure
Dans la bataille retourner.
Toi, goûte, pendant qu'on te pleure,
Ton grand repos, si bien et si vite gagné.
II
jJ'allais par les Champs-Elysées
Vers l'Arc, porte de l'horizon.
Les jets d'eau, comme des fusées,
Montaient dans la belle saison.
Mai. Fleurs et fleurs. Et ces nuages
Sur les marronniers flamboyants.
Paris remuait ses images,
Scintillait de tous ses brillants.
La foule qui descend et monte,
Je la traversais d'un vol droit,
Pressée, ayant comme une honte
De regarder tout ce qu'on voit.
Dans cette lumière câline
Du mois de mai qui pleut tout doux,
J'allais au dernier rendez-vous.
C'était la mort de Jacqueline.
Jacqueline... dans chaque nid
Le monde naît. La vie est belle.
Que Paris est charmant ! Pour elle,
Tout est fini, tout est fini.
Ombres, lumières, silhouettes,
Tout ce que l'on croise en passant,
Ce bouillonnement incessant,
Gravures faites et défaites,
Le passé plein de souvenirs,
Le présent et sa fantaisie,
Le réel et la poésie,
Les proches, troublants avenirs,
Tout ce que l'âme curieuse
Peut attendre de l'imprévu
Après ce qu'elle a déjà vu ;
L'aventure sombre ou joyeuse,
Les saisons, les villes, les champs,
Le monde moral et physique,
L'art, la pensée ou la musique,
Ce que font les bons, les méchants,
L'existence, enfin, l'existence,
Ce danger auquel nous tenons
Malgré nous, quel que soient nos noms,
Matelots toujours en partance.
Nos brusques désirs d'infini
Ou notre incroyance hantée,
L'amitié, seule ancre jetée
Dans l'océan - tout est fini.
Elle était grande, simple, forte.
Elle a refermé ses yeux verts,
Et voici que tout l'univers
Meurt d'un coup avec cette morte.
Nous, nous restons encore là,
Et nous continuerons sans elle
A vivre un moment tout cela,
Suivis par son ombre irréelle ;
Mais pour elle, fini, fini...
Jacqueline, hélas ! Jacqueline !...
Il nous reste, au jour qui décline,
Ce tombeau qu'un prêtre a béni.
III
Je te disais, lorsque vivante,
"Bonjour, petit Jacquelinot !"
Je le redis dans l'épouvante.
Te voilà si bas - ou si haut !
Disparue à jamais. En proie
A la décomposition,
Toi, toi !... Sans douleur et ans joie,
Sans espoir et sans passion.
Objet dans la terre, squelette
Qui travaille à se délivrer
DE ce fardeau pâle et doré
Qui composait ta silhouette,
Tes yeux qui plongeaient dans mes yeux
Et que révulsa l'agonie,
Ces deux beaux joyaux verts et bleus
Sont déjà dans l'ignominie.
Ta bouche... tes mains... tout ton corps,
Tout cela dans la tombe close
Existe encore, longue chose
Qu'on cacha comme les trésors.
Et tout cela va disparaître
Lentement dans l'obscurité.
Une fille si jeune, un être
Dont il ne va plus rien rester.
Brûlante encore est ta présence,
Ta place dans ce monde ci.
Je te revois partout : ici,
Là ; c'est ton regard, ta cadence,
Et rien ! tu ne reviendra pas,
Je ne saurai plus rien. J'ignore
Qui tu es, si tu vis encore
Dans on ne ait quel grand là-bas.
Je répète mon appel tendre.
Est-ce que je parle à quelqu'un ?
Je ne sais si tu peux m'entendre.
Des signes ? Tu n'en fais aucun.
Ah! la mort ! Cette indifférence
De l'être qui s'en est allé !
Mes ennemis peuvent parler,
Tu ne prendras plus ma défense.
Moi je ne suis plus rien pour toi.
Tu te reposes dans ta terre,
Plus inerte qu'un caillou froid,
Têtue, occupée à te taire.
Ce surnom qui fut toi, pourtant,
Jacquelinot, je le répète.
Mais ma pauvre voix inquiète
N'appelle plus que du néant.
L'entends-tu, ma vois douloureuse ?
- Jacquelinot, notre amitié !
Non ! tu n'est qu'une mort affreuse
Qui dort, ayant tout oublié.
IV
Elle ne sait plus rien du monde
Dans lequel elle se hâtait.
Silence. Tout l'univers gronde.
Elle, dans sa tombe profonde,
Elle n'est que ce qu'elle était
Avant de naître : Rien. J'essaie
De comprendre la vérité.
Mais, Lancinant comme plaie,
Dans mon coeur à jamais hanté
Tout son souvenir est resté.
Puisqu'il y a cette mémoire,
Elle échappe à la tombe noire
Pour survivre intégralement.
On dit qu'elle est morte. Vraiment ?
Au fond de son ombre éternelle
C'est plutôt, implacablement,
Nous tous qui sommes morts pour elle.
V
Entre nous il n'est plus d'échange.
Je parle, elle ne m'entend point.
Je l'aime, amitié sans mélange,
Mais elle n'en a plus besoin.
Elle, si proche de notre âme,
Est morte à toute affection.
Elle n'a de souffle et de flamme
Qu'en notre imagination.
Il faut qu'elle soit recréée.
Seul, le souvenir la maintient.
Sans nous, elle ne serait rien
Qu'une pourriture enterrée.
Morte. Elle n'a plus d'avenir.
Rien qu'un passé dans nos mémoires.
Plus de bonheur, plus de déboires,
Reflet que le temps va ternir.
Et nous tous qui l'avons connue
Ce sera, quand nous serons morts,
Comme si sur la terre, alors,
Elle n'était jamais venue.
VI
Héroïque, elle aura sans cesse,
Peinant sur un trop dur labeur,
Laissant de côté sa jeunesse,
Usé son esprit et son coeur.
Jeune fille effrénée et triste
Qu'appelait un destin dément,
Elle a voulu, sévèrement,
Assagir ce coeur fantaisiste.
Elle a donné ce qu'elle avait,
Généreuse jusqu'au martyre.
Mais qui sait ce qu'elle rêvait,
Ce qu'elle souffrait sans le dire ?
Il y avait des pans de nuit
Dans son âme mystérieuse.
Elle se taisait, soucieuse,
Avant tout, d'assister autrui.
Elle avait les lèvres austères
Et le regard d'un matelot,
Et, dans ses prunelles trop claires,
Toutes les énigmes de l'eau.
Intense, secrète, attachante,
Si fragile, bourrue un peu,
Cheveux si noirs, regard si bleu,
Son fantôme tout neuf me hante.
Donnant tout, ne demandant rien,
Savant docteur et demoiselle,
Partout elle faisait du bien.
Tout le monde avait besoin d'elle.
Après cette vie au travail,
Cette surhumaine dépense,
Enfin voici sa récompense :
La terre, suprême bercail.
lasse, elle abandonne la lutte
Après trente-cinq ans vécus
Dont pas une seule minute
Ne passa sans instincts vaincus.
Inscrivons son nom sur le temple
De nos souvenirs les plus beaux<<;
<c'est le dernier de ses cadeaux :
Elle nous laisse son exemple.
VII
Te souviens-tu, mon petit naufrageur,
(C'était ton nom quand nous étions ensemble!
Si nous avons bourlingué coeur à coeur,
Main dans la main, sur le vaisseau qui tremble ?
Nous naviguions, matelots imprudents,
Quand d'autres son à l'abri dans la rade,
Qu'elle était folle et belle, la tornade,
Et que joyeux le rire de nos dents !
Je revoyais, plus tard, quand nos poitrines
Eurent cessé de braver ce grand vent,
Le souvenir des tempêtes d'avant
Saler encor tes prunelles marines.
Il y avait ces choses entre nous,
Rien qu'à nous deux, et dites à personne.
Notre amitié courageuse, si bonne,
Tanguait encor des anciens remous.
Cela du moins me reste, belle image
Que je contemple en secret. O douleur !
En plein effort, le petit naufrageur
A fait sans moi le suprême naufrage.
VIII
Ah ! qu'ils sont beaux, tes yeux, dans ma mémoire !
Pâleur, et la pupille noire,
Au milieu de ce bain nacré,
Tes paupières d'un brun doré,
Tes grands sourcils, tranqille ligne,
Et ton regard insigne,
Mystère, force, et ce mal ignoré.
Ah ! qu'ils sont beaux, tes yeux, dans ma mémoire,
Et comment puis-je croire
Que, ces yeux que j'aimais,
Je ne les reverrai jamais ?
IX
Même de son vivant, parfois,
Elle avait des yeux de fantôme.
Je rêve, le front dans ma paume,
Et, fantastique, les revois.
Douloureusement je frissonne,
Devant cette apparition,
Mais ce n'est rien que ce frisson,
Je sais qu'il n'y a plus personne.
Son souvenir reste debout,
Ame encor là, dernier mystère
D'un corps qui couche sous la terre.
- N'ai-je aimé qu'un spectre, après tout ?
X
A ce camarade rêvé
Dont le jeune spectre me hante,
A sa grande âme bienfaisante,
A son esprit si cultivé,
A sa science, à son courage,
A sa douce protection,
A sa force, à sa passion,
Elle qui lut si loin la page,
A ses cheveux noirs coupés courts,
A ses grands sourcils, à son rire
Aux belles dents, qui, certains jours,
Etait plus gai qu'on ne peut dire,
A son front toujours en souci,
A son regard couleur de lune,
Ce regret de mon coeur transi
Qui, parfois, touche à la rancune.
XI
J'avais tant à te dire,
Tant à te demander et tant à te donner...
Mais tu meurs. Tout est terminé.
J'avais encor tant à te dire !
Puisque tu n'as plus d'avenir,
Ce n'est donc rien que du passé qu'il me faut vivre,
Tome premier sans second livre,
Puisque tu n'as plus d'avenir.
Nous étions deux, me voici seule.
Maintenant tu ne sais même pas que tu fus.
Néant, tu ne me connais plus.
Nous étions deux, me voici seule.
Mon coeur à moi n'a pas changé.
Toi, tu n'es qu'un tombeau, mais ma tendresse reste,
Inutile, sans mots, sans geste,.
- Mon coeur à moi n'a pas changé.
XII
Je ne pouvais d'abord y croire.
Quoi ? Morte, toi ?
Mais chaque jour, un peu plus noire,
La nouvelle pénètre en moi.
A présent je le sais - ou presque,
Et toujours plus
Je le saurai ; car chaque geste
Me redira que tu n'es plus.
En art, en courage, en musique,
Tu fus ma soeur.
Et tu fus mon petit docteur,
Gardien de mon être physique.
Qui vais-je appeler maintenant,
Si mon corps souffre ?
Je t'ai vue entrer dans le gouffre
D'où ne sort plus qu'un revenant.
Oui, tu m'as laissée orpheline,
Mais mon chagrin
C'est, avant tout, que Jacqueline,
Jeune fille à l'âme d'airain,
Jacqueline, bonté humaine,
Pauvre grand coeur,
Ait connu parfois tant de peine
Et goûté si peu de bonheur.
XIII
Tu n'es pas encore ai passé.
Ta présence est toujours près de nous, bien vivante,
Et, comme un trésor amassé,
Nous t'avons là, debout dans ta force émouvante?
Mais l'année avance sans toi.
Quand elle finira, ce sera la dernière
Où tu vécus... Dans quelle ornière
Es-tu couchée, au fond du grand silence froid ?
L'an prochain, reviendra la date
De ta mort. ce sera déjà bien plus lointain.
Et, puisqu'il faut qu'on s'acclimate,
Plus de surprise au fond de notre coeur atteint.
Le temps passera. L'habitude
Est un miracle lent qui résussit toujours.
Par quelque soir de lassitude
Nous dirons : "Jacqueline et les anciens beaux jours"
Puis cela deviendra : naguère.
Nous ne saurons plus bien la date. C'est ainsi.
Et puis plus rien. Car, nous aussi,
Nous serons allongés dans le froid de l'ornière.
XIV
Tous les soirs, à l'heure où je vais dormir,
J'apprends la nouvelle.
Morte ? Elle est morte, elle ?
Et je clos mes yeux comme pour mourir.
Dormir ?... C'est cela que tu fais toi-même.
Quel affreux sommeil
Si loin du sommeil
Si loin du soleil,
Couchée à l'atroit dans la nuit suprême !
J'apprends la nouvelle. Elle est morte. Quoi ?
- Oui, morte. Eternelle.
Va - Dors ! Fais somme elle.
- Et je clos mes yeux pour être avec toi.
Résumé
La vie aura simplifié
Cette espèce de Cléopâtre
Que j'étais, prête à miauler
De grandes amours de théâtre.
Celle que suis désormais ?
Un être sans sexe. Et j'assiste,
N'ayant plus que ma fougue triste,
A la fin de ce que j'aimais.
Je n'entends plus rien à ce monde
Que la guerre nous a laissé.
Le temps présent danse sa ronde,
Mais tout le charme est au passé.
Je sens qu'il est grand temps de suivre
Mes morts, nombre toujours accru.
Pourquoi continuer à vivre
Quand notre époque a disparu ?
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 167 autres membres