Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Delarue-Mardrus - Occident (1901)

Delarue-Mardrus

Occident (1901)

 

 

CETTE AME QUI DANS LA VIRGINITÉ D'HIER AINSI PARLA ET CHANTA LOIN DES PAROLES ET DES CHANTS HUMAINS, JE LA DÉDIE TOUTE AVEC SES POÈMES - DIVERSIFIÉS SELON UNE LENTE INSPIRATION D'ÉCLECTIQUE FORME SPONTANÉE - A CELUI-LÀ QUI POUR LE FUTUR L'A SITUÉE DANS LA VIE,

 

LE DOCTEUR J. C. MARDRUS

MON MARI.

 

L. D.-M.

 

 

En plein vent

 

 

Hymne printanier

 

Bonne nature, as-tu des baisers pour les lèvres ?

       Des épaules pour les fronts lourds ?

Des fleurs pour la beauté ? des fraîcheurs pour les fièvres ?

        Et, pour les membres restés gourds

De sortir de l'hiver aux froides fantaisies,

Ton printemps répand-il d'étirantes tiédeurs ?

As-tu des coins cachés pour les chagrins en pleurs ?

La narine béante avide d'ambroisies

Fleurera-t-elle en toi sa satisfaction ?

          As-tu pour le rire et la joie

Des pourpres dont l'ampleur magnifique s'éploie,

          Et des deuils pour l'affliction ?

 

Ces baisers, ces tiédeurs, ces fraîcheurs, ces corolles,

           Ces recoins secrets pleins d'accueil,

Ces parfums aussi doux que de bonnes paroles

            Et cette pourpre et ce grand deuil,

Si vraiment tu les as, Nature, ô maternelle,

Si ce n'est pas un songe, à moi donc tous ces biens !

Le printemps tout entier gonfle mon coeur; je viens

A ta coupe qu'emplit la jeunesse éternelle,

Et j'y veux étancher la soif que je ressens,

             Et j'y veux, oubliant mes peines,

Sentir le renouveau m'envahir jusqu'aux veines

             De grands espoirs adolescents.

 

Enveloppe ma joie avec de belles robes

             Que sur moi développeront 

Le rouge des couchants et le clair bleu des aubes;

              Voile ma douleur, si mon front

Persiste à conserver ses tristesses inertes,

Dans les grands crêpes noirs de tes nuits sans clartés.

               Ah ! je m'enivrerai parmi les ombres vertes

Des grands arbres qui font, ainsi que des doigts gais,

               Choir leur floraison sur les faces,

Et, comme des amis, je presserai leurs masses

                Entre mes deux bras fatigués !

 

Laisse-moi me coucher ainsi que joue à joue,

                Calme comme à l'heure où l'on dort,

Dans l'herbe où des blancheurs d'ombelles font la roue,

                 Lourdes du poids d'un bourdon d'or;

Laisse-moi respirer ton haleine champêtre

Où passe la douceur de quelque souffle humain;

Laisse-moi me pencher, un bouquet à la main,

Sur tes étangs profonds où je ris d'apparaître,

Pour boire à plein gosier leur liquide cristal,

                 Tendre à tes sources mes deux paumes,

Ecouter tous tes chants, goûter tous les arômes, 

                  O Sève ! ô Printemps triomphal !

 

 

Strophes estivales

 

Je veux aller là-bas, je veux aller très loin,

Dans la campagne où l'air garde le goût du foin,

A travers les grands prés où sont les marguerites

Qui balancent au vent le sommeil des bourdons,

Où sont les vols, les cris, où sont tous les fredons

Et les grillons discrets crissant leurs menus rites...

Je veux aller là-bas, je veux aller très loin,

Dans la campagne où l'air garde le goût du foin.

 

Je veux aller là-bas où sont les chansons bleues

Que la mer à la grève apporte de cent lieues,

Au bord du flot tranquille où l'on puise en chemin,

Parmi les cailloux durs et les roches cabrées

Que monte chaque soir la fureur des marées,

Un peu d'immensité dans le creux de la main...

Je veux aller là-bas où sont les chansons bleues

Que la mer à la grève apporte de cent lieues.

 

Je veux aller là-bas sous les arbres géants

Où semble haleter la voix des océans

Et qui laissent tomber sur le sourd de la mousse

Comme des gouttes d'eau leurs pétales muets,

tandis que leurs oiseaux ont des hymnes fluets

En l'honneur du ciel pur et de la brise douce...

Je veux aller là-bas sous les arbres géants

Où semble haleter la voix des océans.

 

Je veux aller partout où vont les folles courses,

Cueillir toutes le fleurs et rire dans les sources,

Suivre tous les sentiers, chanter tous les refrains,

Et pour te réciter ma laude quotidienne,

Et pour t'adorer toute, ô nature païenne,

Seule, le coeur en joie et les cheveux aux reins,

Je veux aller partout où vont les folles courses,

Cueillir toutes les fleurs et rire dans les sources !

 

 

Au matin

 

Parmi la pureté du matin triomphant,

Je vais, le souvenir encor si frais dans l'âme

Du temps où je n'étais qu'un embryon de femme,

Qu'il me semble donner la main à quelque enfant.

 

L'herbe est froide à mes pieds comme de l'eau qui coule,

La mer au bout des prés vient chanter son bruit clair

Et la falaise aussi déferle dans la mer

De tout le terrain jaune et mou qui s'en éboule.

 

Les troupeaux comme au long d'un poème latin

Paissent avec des ronds de soleil sur leurs croupes,

Et les oiseaux de mer ont abattu des groupes

Que chaque vague berce à son rythme incertain.

 

Et la prée et les eaux également étales

Sourient si bien à mes matineux errements

Qu je voudrais pouvoir entre mes bras normands

Prendre en pleurant ma mer et ma terre natale,

 

Tout ce coin de nature en qui j'épancherais,

Comme en l'asile offert de quelque sein de femme,

Câlinement, les yeux fermés, toute mon âme

Si lourde de tristesse et de mauvais secrets.

 

 

Le retour

 

       Rôde à pas lents au parc mystérieux

Où tes deux yeux profonds s'étaient remplis d'automne,

                Et où à présent tu t'étonnes

        De ne plus piétiner ton rêve soucieux

Parmi le foisonnement jaune des feuilles mortes,

Et de voir que partout triomphe l'été vert.

Puis tu t'en iras par les grands prés vers la mer;

Puis tu t'en reviendras par la petite porte

Hanter les potagers lourds de légumes gras,

Gais de leur symétrie étroite et maraîchère,

Et le mignard jardin aux flores d'apparat

                Aussi riches que des joyaux,

Strictement répété à rebours dans les eaux

                De l'étang clair où choit la source:

                    Afin qu'en ta première course

 

Tu puisses sourire à tous ces coins qui l'accueillent,

               Qui te saluent avec leurs feuilles,

Avec leurs fleurs des champs, avec leurs fleurs de serre,

                Avec les vagues de la mer,

Avec les buis naïfs et crus des potagers, -

Pour, après, revenir à la maison âgée

Qui est un peu une grand'mère

Et où tu sentiras tant d'intime douceur

Que tu croiras tout bas avec des larmes claires

Que quelqu'un au retour te presse sur son coeur.

 

 

Stuggle for life    

 

Sous le frôlement doux des iris violets,

Le chaume rit, peuplé par les gais triolets

Des pigeons amoureux abattus dans sa paille.

Voici venir l'instant de la grande ripaille,

Et tous les animaux, au soleil, attroupés,

Attendent à la place ordinaire, campés

Qui sur le fumier, qui sous la porte normande,

En foule bigarrée, inquiète et gourmande.

Et lorsque la fermière arrive, relevant

Son tablier rempli de grain, la coiffe au vent,

Tous l'entourent, criant, volant, remplis de haine

L'un pour l'autre; et bientôt les gros pourceaux sans gène

Bousculent du grouin la volaille, éveillant

Un émoi d'un instant dans le fouillis grouillant.

Mais vite l'on revient au grain. Inassouvie,

Chaque bête soutient sa lutte pour la vie,

Et tant pis pour le faible: on lui marche dessus !

Les gros dindons ventrus, imposants et cossus,

Les pigeons blancs du toit, les oiseaux du ciel même,

La troupe accourt, s'empresse, approche, se parsème

Et, de l'endroit où gît l'amas des grains dorés,

On n'aperçoit plus rien que des dos affairés.

Les voraces canards, d'allure disloquée,

Fouillent le tas épais d'une brusque becquée,

Et, tout en s'étouffant la panse, par surcroît

Allongent de grands coups aux poules. Comme un roi,

La crête reluisante et la queue en panache,

Le coq, dressant sa tête avec un air bravache,

Répond par un appel roulant et guttural

Si, dans le bruit que fait cet émoi général,

Il reconnaît le cri d'une poule offusquée.

Et pendant que, pillant la pitance attaquée,

Les bêtes au soleil achèvent leur repas,

La fermière, proprette et ronde, à petits pas

S'en retourne à travers la rustique avenue,

Calme et sans se presser, comme elle était venue.

 

 

Les poules

 

J'arpente bien souvent l'honnête basse-cour

Pour en rire à part moi. Comme des gens de Cour,

Les poules, au soleil, s'en vont en caravane.

Parmi les boutons d'or chacune se pavane,

Jacasse, met son mot au bruyant hourvari,

Et, soulevant le chef d'un geste renchéri,

Guette d'un oeil tout rond, ^rête à prendre l'alarme,

Le gros coq qui s'avance à grands pas de gendarme.

Lui, secouant au vent ses plumes camaïeu,

En maître de sérail se plante au beau milieu,

Courtise tour à tour chaque dame touffue

Et, frappant le sol dur de sa patte griffue,

Lance le fier appel de son cokeriko.

A son côté, lissant sa robe rococo,

La favorite cherche une graine oubliée;

Baissant piteusement sa tête humiliée,

Un poulet, qu'un essai trouva trop jeune encor,

Admire le pacha qu'il fixe d'un oeil d'or

Et cherche quel moyen la nature vous prête

Pour se faire pousser très vivement la crête.

Une mère, affairée à ce rôle tout neuf,

Suit ses poussins encor ronds du moule de l'oeuf,

Tandis qu'avec cent tours, cent courses insensées,

Cou tordu, bec ouvert, deux poules hérissées

Cherchent à se reprendre une croûte de pain

Qu'une d'elles vola dans la niche au lapin.

 

Et le soleil, luisant sur tout ce petit monde,

Gambade par les prés, s'étale comme une onde,

Et, tout en entraînant après soi l'univers,

Garde de chauds rayons aux moindres recoins verts.

 

 

 

Le vent dans les roseaux

 

Le vent chante à mi-voix des chansons bucoliques

            Dans les roseaux mélancoliques.

 

Les roseaux au passage ont pris sa grande voix,

             Un par un et tous à la fois.

 

Et l'un succède à l'un qui tremblote et déclame

              Et tient sa place dans la gamme.

 

Goutte de bruit, son pur, son frais, chaque roseau

              Imite une gorge d'oiseau ;

 

Mais au loin fait l'envol de leurs notes furtives

              Un choeur de flûtes primitives.

 

Chantez l'heure qui passe, aube, vesprée et nuit,

Bleu frôlement de l'aube au bord du lointain sombre,

La vesprée au ciel pur, taches d'or, taches d'ombre,

Et la paix des couchants où la pourpre reluit ;

 

Chantez l'idylle assis ou bien agenouillée

Qui sourit, couple heureux du geste qui le tient,

Et les bouquets cueillis et le baiser païen

Simple, pudique et clos comme une fleur mouillée ;

 

Chantez la pastorale agreste, les troupeaux

Assoupis parmi l'herbe où crissent les cigales,

Les bergers, célébrant de leurs flûtes égales,

Deux à deux, trois à trois, la torpeur du repos ;

 

Chantez les vieillards lents assis au seuil des portes,

L'enfance et la jeunesse et le rire et les pleurs;

Chantez les cheveux blonds et noirs où sont les fleurs,

Chantez les cheveux blancs coiffés de feuilles mortes.

 

             Un par un et tous à la fois,

Frôlement sous le vent au loin, mi-bruit, mi-voix,

Roseaux dont fait l'envol de vos notes furtives

             Un choeur de flûtes primitives...

 

 

Couchant

 

Des taches de couchant tombent à travers bois

Comme des larmes d'or sur les troncs; et les voix

D'eau claire des oiseaux se taisent goutte à goutte,

Cependant qu'un entend s'éloigner sur la route

Un dernier pas humain, un dernier bruit d'essieux

Et que, traînant encor des cloches dans les cieux

Comme des oraisons lointaines et des plaintes,

L'existence s'endort au fond des demi-teintes...

 

O ! la dévotion profonde, la grandeur

Du rêve qui nous monte alors du fond du coeur,

Comme si notre soif allait boire le monde,

Ou comme si, perdant pendant une seconde

Conscience du temps, de l'espace, du lieu,

Notre raison humaine allait comprendre Dieu !

 

 

Panem nostrum

 

Il faut, dans la tiédeur estivale des jours,

Aimer le blé nouveau sorti des bons labours

Dont les épis égaux penchent leurs têtes mûres.

Houle ou repos; silence ou concert des murmures;

Marée où disparaît la motte et le lopin,

Autour de qui le vent fleure déjà le pain

De par la floraison en masse des fécules,

Sous les ciels envahis du sang des crépuscules,

Des gris troubles de l'aube ou du bleu des midis;

Puis aimer l'homme, alors prêtre auguste, tandis

Qu'il courbe jusqu'au sol son échine asservie

Et mêle sa besogne au grand oeuvre de vie

Dans l'étreinte du geste intime qui l'unit

A pleins bras, à pleins corps, à ce froment béni,

A cette toison d'or dont frissonne la plaine

D'où naît, pour assouvir l'immense faim humaine,

Refaire chastement et saintement la chair,

Le pain quotidien qu'enseigna la Pater !

 

 

Rimes septembrales

 

Belle, voici venir les heures lentes, lentes...

Pose ton front rêveur au glauque des carreaux

Et dilate bien tes prunelles vigilantes.

 

Que tes yeux voient roussir dans les sentiers ruraux

La branche folle qui, triste que l'été meure,

Balance au vent un vol posé de passeraux.

 

Voici le temps où l'arbre avec ses feuilles pleure

Des pleurs larges tombés par les pâles midis

Et par les minuits clairs qu'un rai de lune effleure ;

 

Pleurs larges, neige jaune aux ornières, tandis

Qu'y mettront tes pas lents un frôlement de soie

Dont fuira l'essaim noir des corbeaux alourdis ;

 

Pleurs larges reparus dans l'or des feux de joie

Que brûlent à la fois trois bûches de Noël

Quand la famille au soir près de l'âtre s'éploie ;

 

Pleurs larges effarés quand la rage du ciel

Hurlant aux volets clos et dans la cheminée

Interrompt l'aïeul dans son conte habituel...

 

Que tes yeux voient déjà la campagne fanée,

L'aube retardataire et les soirs attristants

Vite venus, disant qu'agonise l'année ;

 

Puis prépare-toi pour les songes mal contents

Que t'apporte le froid comme aux vieilles branlantes

Malgré ta joue où luit le rouge des vingt ans,

 

Car voici s'avancer les heures lentes, lentes...

 

 

Par les prés

 

J'aime cheminer par mes prés normands,

Le long des talus et dans l'herbe drue :

Un vol abattu de moineaux gourmands

S'échappe aussitôt ma tête apparue ;

L'arbre craque au vent comme fait un mât

Et, sous les pommiers où plus rien ne bouge,

La branche me jette une pomme rouge

Qui tombe à mes pieds avec un bruit mat. 

L'automne a rongé la campagne immense,

Un gros corbeau noir passe sur les houx ;

Les cieux sont plus bleus, les sentiers plus roux ;

Et, le long des eaux du ruisseau qui danse,

L'herbe humide fait un liseré vert.

J'aime errer aux prés avant que l'hiver

Ait englouti dans sa grande hermine,

Seule, me sentant un coeur de gamine,

Sans soucis, au gré des chemins tentants

Et causant tout bas avec mes vingt ans.

 

 

Heure automnale

 

Je me suis accoudée à voir mourir l'automne

A mon petit mur bas, près du bruit monotone

De la source tombant dans le vert de l'étang,

Et d'où je vois les prés au bout desquels s'étend

La clarté de la mer entre les branches rousses.

Les oiseaux ont encor quelques notes très douces

Et remplissent tout seuls avec leur petit chant

La campagne où le jour traîne comme un couchant,

Tant y stagne d'ennui morne et de léthargie ;

Et, près de moi, l'été parti se réfugie

Tout entier dans le coeur d'une dernière fleur

Que pousse un dahlia simple, comme vainqueur

D'être, seule fraîcheur du dehors en désastre,

Plus rouge qu'une bouche, éclatant comme un astre.

 

 

Haies d'octobre

 

Premier frisson de jaune aux verdures ; les haies

Sont riches d'avoir fait éclore tant de baies,

                    Rouges de baies

Et rouges d'oiseaux roux hôtes nombreux des haies.

 

Rouges-gorges tachés de rouge sous les cous,

Moineaux cuivrés parmi le sorbier et le houx,

                    Rouge le houx

Et rouges ces oiseaux tachés de rouge aux cous.

 

Sureaux aussi, régal des becs gourmands, et mûres

En grappes, et traînant, trempant dans les murmures,

                     Sureaux et mûres,

Des ruisselets courants pleins de menus murmures.

 

Eau qui clapote, envols et petits cris piquants,

Arbrisseaux, ruisselets, oiseaux, petits cancans

                     En cris piquants,

Grains dispersés du bec, poursuites et cancans,

 

Détournement du sombre où le rêve se plonge,

Tout le long de la haie en tumulte qu'on longe

                     Et qu'on relonge,

Ce petit monde intime et naïf où l'oeil plonge !...

 

 

Beau jour

 

Cet automne est si doux qu'on porte de la toile

Encor. Dans mes cheveux j'ai mis comme une étoile

Un chrysanthème, l'un des tout premiers éclos;

Puis je me suis penchée au petit mur du clos

En face des beaux prés que baise la mer bleue,

Les temples dans les poings, avec ma robe à queue

Enroulée à mes pieds, à voir, à pas très lents

Paître, sans relever leurs gros yeux indolents,

Les vaches aux deux pis gonflés comme des outres,

Les taureaux s'agacer les cornes dans les poutres

Et, redoutant la hâte automnale des soirs,

Sans bruit, rentrer au port parmi le roux des branches,

Le papillonnement sans fin des voiles blanches.

Et, seule, j'ai vécu dans la simplicité

Des choses, oubliant notre modernité

Complexe, détraquée, étrange, psychologue,

Une heure de soleil calme comme églogue.

 

 

Conseils

 

Si tu viens à hanter le parc atteint d'automne,

Passe les yeux mi-clos sans chercher le détail

De chaque feuille chue ouverte en éventail

Sous les lourds marronniers où plus rien ne chantonne.

 

 

Ne suis pas du profond de l'oeil, sous d'autres troncs,

D'autres envols muets dans les clairières tues,

Ni l'arabesque au ciel des branches dévêtues,

Ni n'entends les corbeaux crier aux environs ;

 

Ne te retourne pas vers l'allée où peut-être

Ta traîne fit parmi les feuilles un sillon,

Et ne t'attarde pas en quelque station

Trop pensive à graver ton chiffre sur un hêtre ;

 

Puis, ne te penche pas à voir dans les étangs

T'apparaître à rebours le spectre de toi-même

Dans l'eau menteuse où dort un paysage blême

Que dérange le vent par coups intermittents ;

 

 Même, n'allonge pas vers les dernières roses

Ta main qui les voudrait à ta bouche ou ton coeur,

Plus douces d'avoir fait éclater leur fraîcheur

Quand le dehors n'a plus que des choses décloses ;

 

Et quand tu reviendras t'asseoir au coin du feu,

N'y reste pas songeuse et la tête pendante ;

Rouvre le tome clos sur la page pédant,

Et que tout ton esprit s'y plonge peu à peu.

 

Car si ton pas s'attarde et si tu te reposes,

Si tes prunelles voient, si ton oreille entend,

Si ta face se penche au-dessus de l'étang

Et si ton geste va vers les dernières roses,

 

Et si, près du foyer où le silence dort,

Tu restes le front bas et les mains désoeuvrées

A voir l'allusion dans les flammes zébrées

Des feuilles de novembre aux larges chutes d'or,

 

Tu sentiras la fin s'achever dans ton âme

De tout ce qui se meurt au dehors: le beau temps,

La verdure, les champs, le chaud et tes vingt ans

Plus pesants à ton coeur qu'âge de vieille femme ;

 

Et vers la lune à l'heure où sans bruit elle sort

Du bois que lentement le lent automne oxyde,

Tu lèveras des yeux remplis de suicide

Et des bras déjà fous du geste de la mort.

 

 

1ère automnale

 

Le soir tiède gémit aux gorges des chats-huants,

Du fond des bois fanés où chaque arbre détaille,

Sur un coin de couchant resté, toute sa taille.

 

Un gouffre simulé s'ouvre au fond des étangs

Où le ciel à rebours mire ses altitudes.

Les chutes de l'automne hantent les solitudes.

 

Or sur roux, roux sur jaune, il pleur légèrement.

Les marronniers y ont joint leurs feuilles plus larges,

Comme des éventails intacts, le long des marges...

 

Mais parmi l'ombre, ainsi qu'une bouche d'amant,

S'offre au baiser qui passe une dernière rose,

Pour ta caresse humide et doucement déclose.

 

 

2ème automnale

 

Ta robe a épousé ton corps souple et pudique

Et sculpte de drapés tes moindres mouvements ;

Tant, qu'une allusion à quelque bucolique

Nous fait rêver en toi celle que des amants

Poursuivent par le bois automnal où tu erres,

Et qui rit et se cache au profond des clairières

Tout en laissant tomber une à une ses fleurs

Afin qu'ainsi, la découvrant, calme ses peurs

Le plus hardi de ceux que le désir talonne

De l'étreindre parmi les rousseurs de l'automne,

Eclatante de chair sans voile et de beauté...

 

Car, malgré l'étoffe où ton allure est tenue,

De n'avoir que ta robe aux hanches, tu es nue.

 

 

3ème automnale

 

L'automne, bouquet mort qui s'effeuille sur nous,

Chante au luth des roseaux comme un refrain d'aède.

Le souffle d'un amant passe dans son vent tiède,

Rudoyeur d'arbres d'or à même les ciels fous.

 

Des feuilles choient ; la mer en roule dans ses vagues ;

Celles des marronniers rouent parmi les chemins;

La journée est un long crépuscule... Ah ! des mains !

Tendre des mains de rêve opulentes de bagues

Vers on ne sait quel songe immense ; et en sentit

Qui vous prennent ; et fuir dans leur force qui noue

Vers là-bas, vers très loin, à jamais joue à joue

Avec quelqu'un qui soupirait dans ce soupir

Des roseaux, dont le souffle en la brise était tiède

Et qui hantait les bois de cette âme d'aède !...

 

 

Promenade

 

Lentement, vers l'automne artiste qui dévêt

Une nature fine et architecturale

Dont depuis si longtemps notre regard rêvait,

Courte en midis et si longuement vespérale,

Lentement, nous irons bien loin de nos maisons.

 

Les feuilles cherront une à une ou à poignées.

Nous suivrons, jusqu'à la clarté des horizons,

Eclaboussés du sang des arrière-saisons,

Les prés où furent nos plus chères promenées.

 

Energique de la torsade des troncs forts,

Les uns encor feuillus, les autres déjà morts,

L'automne flamboiera dans des couches féroces

De rouges et de noir contredits durement

A travers le détail de son ramifiement.

 

Il neige d'or au vent qui frissonne ; et les cosses

Eclatent sous les pieds d'or d'où roulent les marrons !

dans l'herbe, vont tomber quand nous y marcherons

Au fond des prés, avec un choc, les pommes grasses.

 

Mais le long de la source, à sentir que tu passes,

Les roseaux vont frémir tous ensemble et chanter

Comme aux mains d'un berger une harpe rustique ;

Car l'âme de l'automne, ô triste ! à ta beauté

Donne ce rendez-vous pastoral et pudique...

 

 

Printemps

 

Je voudrais évoquer à cause du printemps

Quelque rêve fleurant la joie et la tendresse

Où flâneraient  des pas d'amant et de maîtresse

Ivres de leur amour et de leurs beaux vingt ans.

 

Car voici sur le bleu des ciels les aubépines,

Roses bouquets perdant au vent par millions

Leurs pétales mêlés au vol des papillons

Légers plus follement qu'un pas de ballerines.

 

Car voici susurrer les sursauts clapotants

Des ruisseaux clairs en qui ne dort aucune lie,

Et se mirer déjà quelque longue ancolie

Comme une étoile au fond du glauque des étangs.

 

Car voici les pigeons aux saluts réciproques,

Le cou gonflé d'amour et de roucoulement,

Et, comme un éventail étalé largement,

Ouvrir leur roue énorme et riche, les paons rauques.

 

Car les échos moqueurs aux gorges des coucous

Et les rires aigus d'hirondelles alertes

Et les cris des gibiers au sein des ombres vertes,

Tous les refrains qui sont au fond de tous les cous,

 

Tout ceci, tout cela, l'eau qui court, ce qui passe,

Le vent et la nuée en haut et le sous-bois

Et les champs et la route et les fleurs et les voix,

Toute cette harmonie et toute cette grâce,

 

C'est l'accompagnement haut et bas tour à tour

Qui soutient le duo de l'homme et de la femme,

C'est tout le renouveau chantant l'épithalame

Pour l'auguste union d'un couple dans l'amour !

 

 

 

L'âme et la mer

 

 

Salut

 

Je te salue, ô mer, éternelle fantasque,

Caressante et brutale ensemble ou tour à tour,

Qui sait chanter le calme et hurler la bourrasque,

Etre comme en fureur et puis comme en amour !

 

Tandis que jusqu'à moi qui te vois seule à seule,

Avec le rythme doux de quelque immense luth

Tu roules des rochers fracassés sous ta meule,

Mystérieuse, belle et puissante, salut !

 

O trouble ! ô double ! ô charme enjôleur, grande glauque

Attirante à jamais par tes complexités,

Enveloppe-moi toute avec ton souffle rauque

Dont les visages sont baisés et souffletés,

 

Amène à mon assaut ta brise qui m'éreinte

Et te fait follement écumer aux brisants :

Je veux te quitter lasse ainsi qu'après l'étreinte

La maîtresse s'arrache aux bras trop épuisants ;

 

Surtout, allonge-toi jusque sur ma semelle,

Car, ô perverse ! il faut me rendre mes saluts,

Parce qu'en moi je porte une âme, ta jumelle,

Capable comme toi de flux et de reflux,

 

Une âme comme toi variée et profonde

Et riche comme toi de trésors ignorés

En qui, croyant pouvoir y jeter une sonde,

Beaucoup sont et seront à jamais chavirés.

 

Car, vierge, me voilà devant toi, grande vierge,

Vierge sur qui le ciel est toujours suspendu,

Miré par toi, roulé par tes eaux sur ta berge,

Mais qui fut jamais en toi pourtant n'est descendu.

 

Car je t'aime, et , sentant, pleine de ressemblances,

Ta marée envahit tout mon être béant,

Je veux mêler ma voix aux éclats que tu lances,

Le geste de mes bras à ton spasme géant.

 

Viens ! que m'importe au fond que ta surface mente,

Que ton flot monte à moi gonflé de trahisons ?

J'ai de l'énigme en moi plus, ô mer ! mon amante,

Qu'il n'en pourrait tenir dans tes quatre horizons !

 

 

Ombres sur la mer

 

Les nuages sereins stagnant au-dessus d'elle

L'ont couverte, la mer, tout le long de ses eaux :

            Là, d'une ombre de citadelle,

Plus loin, de mille toits, tours, temples et châteaux ;

Et la mer, qu'elle soit basse, haute ou étale,

            Berce une ville capitale

En ombre et que jamais les yeux ne pourront voir.

 

Et les grands peupliers ont une ombre si grande

            Dans l'herbe où va ton nonchaloir,

Qu'elle suit tout le pré de son étroite bande,

descend la falaise et s'allonge dans la mer

Où tremble ainsi, eux si lointains, leur faîte vert.

 

Et ton ombre est couchée aussi parmi les vagues,

Sirène noire et qui tend à tes bras tendus,

Comme une allusion aux baisers défendus,

L'impossible plaisir de ses étreintes vagues...

 

 

Berceuse marine

 

Mer, je t'entends monter du fond de l'horizon,

Comme pour engloutir le monde;

Mer, je t'entends monter du fond de l'horizon !

 

Grosse de la fureur  que chaque lame gronde,

Ta grande voix nocturne a franchi la maison,

Grosse de la fureur que chaque lame gonde.

 

Tandis que le sommeil vient pire qu'un poison

M'apporte ses plus affreux rêves;

Tandis que le sommeil vient pire qu'un poison,

O toi ! hurle plus fort encore sur les grèves,

Que je t'entende même au fond de l'oreiller,

O toi ! hurle plus fort sur les grèves !

 

Car moi je vais dormir et toi tu vas veiller,

Chantant de toute ta marée,

Car moi je vais dormir et toi tu vas veiller.

 

Ta berceuse sera rude et désespérée ;

Soufflant l'horreur sans trêve et sans rémissions,

Ta berceuse sera rude et désespérée,

 

Racontant les Saphos sanglotant leurs Phaons

Du haut de Leucades farouches,

Racontant les Saphos sanglotant leurs Phaons,

 

Les veuvages en deuil criant par mille bouches,

Les croix de mort le long de tes rivages roux,

Les veuvages en deuil criant par mille bouches,

 

Les naufrages et les dégâts, tous tes courroux,

Toute ta sombre souvenance,

Les naufrages et les dégâts, tous tes courroux, !

 

Chante et je dormirai comme au temps de l'enfance

Avec ton chant barbare enflant l'obscurité,

Chante et je dormirai comme au temps de l'enfance,

 

Avec l'illusion d'une âme à mon côté.

 

 

Pax

 

Arrêtée, accoudée à te voir, mer nocturne,

Tandis que traîne au ciel un reste de couchant,

Je t'écoute rouler ton flux ainsi qu'un chant

vers ma pose immobile et mon front taciturne.

 

Au fond du parc, les fleurs ferment leurs encensoirs,

Mais dans l'obscurité qui s'avance avec l'heure,

O claire ! à l'horizon ta lumière demeure,

Comme une grande perle entre les arbres noirs.

 

Et, tout l'être baigné de nuit, seule invisible,

Oubliant les présents, les hiers, les demains,

J'adore, alors le front tombé dans mes deux mains,

L'Infini que, là-bas, clame ta voix paisible...

 

 

Réplique

 

Je promène au dehors mon exaltation

          A grands yeux, à grands bras lyriques,

          A grandes ailes chimériques

Par lesquelles je sais plus d'une assomption.

 

Robe ample au vent collée à ma beauté charnelle,

          Cape qui claque autour de moi,

          Toute ma vêture en émoi

Met autour de mon corps le battement d'une aile.

 

Je viens à des brisants lourds à même la mer ;

          Elle y monte, bat, bave, mouille,

Y plaque ses varechs gluants, comme une rouille,

          Y crache son embrun amer.

 

          J'y reste seule en sa présence,

Infime qu'une vague emporterait si bien !

          A voir, plus docile qu'un chien,

Se rouler à mes pieds cette toute-puissance.

 

          Chaque lame prend son élan,

Grince aux galets, recule à trois pas, se recrée

          Aussi forte qu'une marée,

Et remonte à l'assaut de mon socle tremblant.

 

          C'est une éternelle magie

Où la mer, en cadence ou par coups furibonds,

Pleure et chante à la fois dans son calme et ses bonds

          Sa mollesse et son énergie.

 

Mais moi, les poings crispés à mes deux flancs raidis

          Sous l'étoffe qui les enlace,

Devant toute la mer qui monte et qui menace,

          La bouche ouverte, je le dis,

 

          Je le hurle, je le déclame

Dans le vacarme affreux que font ces flots vivants,

          Dans la rage des quatre vents :

Le tourment de la mer est au fond de mon âme !

 

 

Supplique

 

Quand le couchant se meurt dans tes eaux vespérales,

Mer, en passant le long de tes vagues, j'entends

Rôder en toi le choeur des âmes ancestrales

Qui, de même que moi, te hantèrent longtemps,

Les poétesses et immortelles maîtresses

A qui pesèrent trop leur coeurs gros de tendresses,

Ames païennes, âme étrange de Sapho

Hurlant d'amour et de génie avec ton flot...

 

Mer ! mer ! je sens aussi que mon âme en démence

Grandit en moi pareille à ta marée immense ;

J'ai mal de me sentir semblable à toi ! Mer ! Mer !

Prends-moi donc ! Roule-moi dans ta force, âme et chair,

Pour que je puisse aussi par tes sombres vesprées

Crier comme Sapho dans la voix des marées !

 

 

La voix de la mer

 

Je ne peux plus rester les paumes à la temps,

Philosophe au front clair dont traînent les cheveux

Sur l'in-folio grave et le tome poudreux,

Dans le silence où tremble et crépite la lampe ;

 

Je ne peux plus forcer ma pensée à veiller,

Fleur humide tombée aux pages du grimoire,

Ni lasser ma raison, ni forcer ma mémoire

Fiévreuse, bien après l'heure de l'oreiller.

 

Que les feuilles au loin se meurent une à une,

Choient toutes dans l'étang trouble, glauque et sans cours,

Ou que les chats-huants appellent au secours

Dans le chien-et-loup triste où naît déjà la lune,

 

Que le dehors atteint se fane lentement

Sous le ciel qu'envahit l'émeute des nuages,

Je lèverai pas le chef de sur les pages

Ni ne m'interromprai de mon raisonnement ;

 

Mais tu houles là-bas en proie à l'équinoxe,

Et ta voix furieuse a franchi la maison,

Et, mieux que les beautés de l'arrière-saison,

M'arrache du dilemme âpre et du paradoxe,

 

O toi ! mer désolée et soeur de mon tourment,

Mer que contient en soi ma faiblesse de femme,

Mer qui me fais trop ample et trop lourde mon âme

Où tu bats tout entière inguérissablement.

 

Oui, je refermerai le livre, mer natale,

Manche grise ! Et j'irai vers tes cris et tes chants,

Vers les falaises, vers tes tragiques couchants,

Seule et le front baissé comme une ombre fatale.

 

Je ne regretterai la lampe ni le toit ;

Le vent fera claquer ma robe monastique,

Je mêlerai ma voix à ta voix emphatique

Et j'ouvrirai mes bras inassouvis vers toi.

 

Et les lames du bord qui se dressent en barre

Et ton large en désastre et ton grand souffle amer

Gourmanderont mon âme et calmeront ma chair

Mieux que le livre et mieux que l'étude, ô barbare !

 

Ah ! chante, chante-moi tes rythmes violents !

Chasse tout ce qu'en moi je hais et j'abomine,

Ces rêves de baisers où l'âme s'effemine,

Ces tendresses qui font les esprits indolents !

 

Ah ! cingle, frappe, mords de ta sainte rudesse

L'adulte chair qui songe à de la volupté,

Car je me veux pudique en ma virginité,

Moi ta folle, orgueilleuse et sombre poétesse !

 

 

*

(Je suis la hanteuse...) 

 

Je suis la hanteuse des mers fatales

Où s'échevèlent les couchers sanglants,

Des mers basses ou hautes ou étales

Vers qui je crie du profond de mes flancs.

 

Ma solitude orageuse s'y mêle

Au désert du sable vierge de pas

Et où, sans craindre d'oreille, je hèle

Je ne sais quel être qui ne vient pas...

 

Oh, la mer ! la mer ! Toi qui es une âme,

Sois bonne à cette triste au manteau noir,

Et de toute ta voix qui s'enfle et clame,

Hurle ta berceuse à son désespoir !

 

 

Hymne marin

 

Que ta toute-puissance en colère déferle

Ou se meure en pâleur dans les couchants éteints,

laiteuse dans les soirs comme une grande perle

Ou bleue ou noire au coeur des midis et matins,

 

O Toi matinale ! ô vespérale ! ô nocturne !

Quelle que tu sois, flux qui monte ou redescend,

Toi que j'ai mariée à mon coeur taciturne,

A tout ce qui me bat dans l'âme et dans le sang,

 

Manche française, mer normande, mer natale !

Grisaille coutumière au bout des horizons,

Douce à la chair et douce à l'âme occidentale,

Chère à nos prés verts, souffle et voix de nos maisons,

 

Je t'aime, dans ta grande et mystérieuse oeuvre

De houle et de repos alternants, et je viens,

Je cours à toi qui loin, qui près m'attires, pieuvre !

Glauque étreinte qui veux nos corps pour tes liens !

 

J'aime en la flore dont ta profondeur regorge

La sirène des clairs et froids sptentrions

Etrange et toute prête à nous prendre à la gorge,

Qui rit à fleur des eaux pour que nous y courions.

 

J'aime l'existence alme et grouillante et si chaste

Dont tu vis chastement, pudique qui te fonds,

Gaie ou mineure, en chants, dans le registre vaste

De cette sphinge occulte au guet sous tes tréfonds.

 

Je t'aime, àme des yeux, regard clair des prunelles,

Comme j'aime les yeux, comme j'aime des yeux

Féminins que j'ai vus, dans des faces charnelles,

Ruisseler tous tes verts, tous tes gris, tous tes bleus.

 

Et tu es belle, ampleur rude et préhistorique,

Pareil spectacle aux sens modernes qu'aux anciens,

Splendeur invariée, incorruptible rite,

Caprice que n'a pu l'homme plier aux siens.

 

Primordiale, libre, ô libre ! et toujours vierge,

Je veux t'aimer, je veux te hanter pour t'aimer

Et coucher mollement le rêve, sur ta berge,

Que tu sais si bien mettre en musique et rythmer !

 

O toi qui nous endors du sommeil hypnotique

Des iris large ouverts parmi tes mouvements,

O toi flot de l'enfance, ô toi berceuse antique

Où rauque sourdement l'âme des éléments !

 

 

Inguérissablement

 

Silencieuse et seule avec mon rêve amer,

          Au fond de mon âme démente,

                J'entends que se lamente

                         Toute la mer.

 

Elle y souffre le mal de ne pouvoir se taire,

           D'être changement, mouvement,

                   Anxiété, tourment,

                          Horreur, mystère !

 

Elle y pleure qu'elle est insondable et sans bords,

           Qu'elle roule, étrange et perverse,

                    Sous sa face diverse,

                          Tous les remords.

 

Elle y hurle que c'est en vain qu'elle fascine,

            Que l'on devrait en avoir peur,

                      Que son charme est trompeur,

                            Qu'elle assassine !

 

Et cet appel, surtout, de tous ses rythmes fous

            Vers le ciel qu'elle ne peut prendre,

                     Se mirant sans descendre

                              En son remous !

 

Ah ! cette plainte égale et double qui déclame !

           Ce semblable flux de sanglots !

                    Ah ! tous les tristes flots,

                               Toute mon âme !

 

 

L'étreinte marine

 

Une voix sous-marine enfle l'inflexion

De ta bouche et la mer est glauque tout entière

De rouler ta chair pâle en son remous profond.

 

Et la queue enroulée à ta stature altière

Fait rouer sa splendeur au ciel plein de couchant,

Et, parmi les varechs où tu fais ta litière,

 

Moi qui passe le long des eaux, j'ouïs ton chant

Toujours, et sans te voir jamais, je te suppose

Dans ton hybride grâce et ton geste alléchant.

 

Je sais l'eau qui ruisselle à ta nudité rose,

Visqueuse et te salant journellement ta chair

Où une flore étrange et vivante est éclose ;

 

Tes dix doigts dont chacun pèse du chaton clair

Que vint y incruster l'aigue ou le coquillage

Et ta tête coiffée au hasard de la mer ;

 

La blanche bave dont bouillonne ton sillage,

L'astérie à ton front et tes flancs gras d'oursins

Et la perle que prit ton oreille au passage ;

 

Et comment est plaquée en rond entre tes seins

La méduse ou le poulpe aux grêles tentacules,

Et tes colliers d'écume humides et succincts.

 

Je te sais, ô sirène occulte qui circules

Dans le flux et reflux que hante mon loisir

Triste et grave, les soirs, parmi les crépuscules,

 

Jumelle de mon âme austère et sans plaisir,

Sirène de ma mer natale et quotidienne,

O sirène de mon perpétuel désir !

 

O chevelure ! ô hanche enflée avec la mienne,

Seins arrondis avec mes seins au va-et-vient

De la mer, ô fards clairs, ô toi, chair neustrienne !

 

Quand pourrai-je sentir ton coeur contre le mien

Battre sous ta poitrine humide de marée

Et fermer mon manteau lourd sur ton corps païen,

 

Pour t'avoir nue ainsi qu'une anguille effarée

A moi, dans le frisson mouillé des goëmons,

Et posséder enfin ta bouche désirée ?

 

Ou quel soir, descendue en silence des monts

Et des forêts vers toi, dans tes bras maritimes

Viendras-tu m'emporter pou, d'aval en amonts,

 

Balancer notre étreinte au remous des abîmes ?...

 

 

L'âme fidèle

 

Le faste ni l'attrait des villes et des terres

Ne me feront, ô mer lointaine ! t'oublier:

Car, tout entier, j'entends, par bonds ou régulier,

Ton flot capricieux battre dans mes artères;

 

Car je sens fulgurer encor mes larges yeux

D'avoir tant contemplé tes horizons en flamme;

Car tes rythmes me sont restés au fond de l'âme;

Car ton souffle a laissé du vent dans mes cheveux.

 

Et, par les minuits noirs, assise sur ma couche,

Lorsque je songe à toi tout bas, seule en éveil

Parmi l'universel silence du sommeil,

Mon âme sort de moi comme un spectre farouche,

 

Et ce spectre s'en va rôder dans ton fracas

Et, tel qu'une Sapho hantant quelque Leucade,

Dans des mots furieux que le sanglot saccade

Se plaint de sa souffrance en se tordant les bras.

 

 

L'amie

 

Mon âme vit en moi comme un dieu solitaire,

Sans espoir désormais et doublement banni

Pour avoir vainement crié vers l'Infini

Sans que l'aient consolé les bonheurs de la terre.

 

Et mon âme parfois plus qu'à d'autres moments

Souffre de s'être ainsi close sans rien connaître

Des pitiés en qui s'abreuve tout notre être

Ou du profane amour dont pâment les amants.

 

Je ressuscite alors de très vieilles chimères,

Rêvant de je ne sais quel être à qui m'unir,

De  je ne sais quel sein bon et tendre où venir

Sangloter je ne sais quelles peines amères.

 

Mais la prière expire à mes lèvres ; mes bras

Elevés vers le ciel se tordent dans le vide

Et l'âme humaine n'offre à mon regard avide

Qu'un lieu fermé portant ces mots: "On n'entre pas !"

 

Ah j'étouffe ! Le poids de cette solitude

M'écrase et me meurtrit malgré tous mes efforts,

Malgré le rythme en qui je me berce et m'endors,

Malgré le livre ouvert, malgré l'art et l'étude.

 

Et je t'évoque, toi si lointaine aujourd'hui,

Mer natale, ô ma belle et grandiose amie

Qui seule fis parfois mon angoisse endormie,

Vers qui toujours mon coeur douloureux me conduit.

 

Toute seule devant ton flot pendant des heures,

Je voudrais promener mon silence anxieux

Et, puisqu'il n'est jamais de larmes dans mes yeux,

M'écouter longuement pleurer lorsque tu pleures,

 

Ou bien, parmi la nuit, le fracas et le vent,

A l'heure où ta tempête est à son apogée,

Crier en toi, sauvage, affolée, enragée,

Les cheveux dénoués et les poings en avant.

 

 

 

Paroles

 

I

 

Le bébé

 

Laisse-moi, le regard sur toi, t'apostropher,

Bébé vers qui se tend ma poigne qui frissonne

Songeant que mes dix doigts sur ta frêle personne

Ne mettraient que si peu de temps à l'étouffer.

 

Masse qui vit, tu n'es pour d'aucuns, pour d'aucunes

Surtout, qu'une pelote amusante de chair,

Petit corps à manger de baisers, être cher,

Etre exquis ! Et jamais tu ne les importunes.

 

Que de lèvres iront frôler ta joue en fleur !

Que de cajôlerie et que de pomponnage,

Que d'attendrissments entoureront ton âge,

Que de regards luisants d'un maternel bonheur !

 

Ta bouche en qui surtout le futur verbe dort,

Tes oreilles qui n'ont entendu nulle chose,

Et ton front sans pensée et tout ton masque rose

Où n'a pas grimacé la vie humaine encor.

 

Ah ! quel mystère es-tu, fraîcheur, candeur, enfance

Molle en ta rondeur prise à quelque oeuf primitif

Et tout inerte encor du néant productif

Où s'engendre à jamais l'éternelle existence !

 

Ah ! de songer tout bas, petit inconscient,

Qu'un jour, de cette bouche étalée en corolle,

Naîtra ce monde énorme, effrayant : la Parole ;

Qu'une âme habitera ton regard innocent ;

 

Que tes deux bras ballants exprimeront le geste,

Que tes deux petits pieds multiplieront des pas,

Que tu verras, ouïras, retiendras, rediras,

Petit infirme, quand l'âge t'aura fait leste :

 

De penser tout cela devant ton front qui dort,

Ame à souffrance et chair à souffrance accouplées,

Enfance qui détiens en tes lèvres scellées

Un secret aussi noir que celui de la mort,

 

O bébé ! C'est cela qui fait mon épouvante

Au moment où je t'ai tout vivant dans mes bras ;

C'est tout cela qui fait que je ne t'aime pas

Quand chacun près de moi te dorlote et te vante,

 

Car, devant le poupon aux charmes éternels

Pour lequel à jamais s'extasieront les mères,

Mon sombre coeur de femme en ses fibres amères

Ignore le frisson des amours maternels ;

 

C'est que je hais la vie avant de la connaître

Et que, dans cet enfant, posé sur le pavois

Pour l'adoration féminine, je vois

La reproduction détestable de l'être...

 

Pauvre petit bébé ! dans ton nid ouaté,

Quelle pitié voudrait, d'une main inconnue,

Serrer un peu trop fort ta petite chair nue,

O germe, ô lendemain, future humanité ?

 

 

L'offrande

 

Le grand Tout le Monde, et ces mains qui le travaillent

Comme une glaise informe où l'oeuvre surgira,

Les oisifs et ceux-là qui taillent et retaillent,

Tous, des noms les plus hauts jusqu'aux et coetera,

L'intégral Aujourd'hui, science, art, rêve farouche,

Laborieusement pour le demain accouche.

 

Nous voici donc, nous la ténèbre et le rayon !

Vanités, nullités, vous, misère, ignorance,

Egoïsme, mal, vice, immense bataillon,

Toute la brute humaine horrible de souffrance,

Horrible de bassesse, horrible de laideur,

Porte son faix et prend part au dur labeur

 

Car, ô les grands meneurs, ô les fronts lumière

Et vous, l'habileté subtile des dix doigts,

C'est dans, par cette énorme et stupide matière

Que flamboient vos cheveux et que clament vos voix ;

Artistes, c'est parmi ces tourbes dégoûtantes

Que se tordent vos fleurs, les plus exorbitantes.

 

Le creuset de l'idée est empli jusqu'au bord,

La substance y bouillonne, inconscient, et s'y moule,

Le joailler y met sa perles; et de l'effort

De nous tous, contenant l'âme de notre foule,

Monument orgueilleux et commémoratif

Sort: le vase brillant, serti, définitif,

 

Le calice d'or pur gemmé de pierrerie,

Métal de la pensée et du progrès fécond,

Joyaux luisants de l'art et de la rêverie

Tirés du minerai de la masse sans nom

Et que nous fûmes, ô toi ! pérennité humaine !

 

Car notre siècle tend les mains pour te l'offrir,

Voulant que l'avenir penché sur ce ciboire

S'enseigne, y apprenant - devant vivre et mourir

A son tour - quelle fut notre façon d'u boire

Le breuvage obligé fait de miel et de fiel

De notre part de vie humaine sous le ciel.

 

 

 

Trois trilogies

 

Trilogie de la vie et de la mort

 

I

Je crisperais aux draps mes poignes refermées

Et, pleurant par ma chair la dernière sueur,

J'expirerais, l'oeil plein de la suprême peur,

La bouche ouverte encor par les affres pâmées.

 

La pâleur sculpturale et calme des camées,

Alors, envahirait mon masque sans chaleur;

Et, sans âme, sans plus jamais de rythme au coeur,

Je dormirais parmi les cires allumées.

 

Ah, mourir !... Si mon corps sous le marbre poli

Se reposait, tout jeune, avec la fleur d'oubli

Vite poussée au coin de la croix protectrice,

 

Où serait l'être ? vers quel lointain Quelque part,

Lorsque se referait la terre productrice

Avec ce qui fut voix, attitude et regard ?...

 

 

II

 

Pas de mort tôt venue et de cierge qui brille,

Lent et chaste au côté de la vierge qui dort;

Mais le dos que le poids de l'existence tord,

Mais la face où le temps marque son estampille.

 

Débris que tient debout la canne et la béquille,

La vieillesse, en un mot, plus triste que la mort,

Peut me faire, à la fin de ce suprême effort,

La vie, aïeule blanche ou bien très vieille fille.

 

Et j'irais par le siècle, égarée et sans lot,

Gardant la peine au coeur, le dégoût, le sanglot

D'avoir perdu la vie et d'être encor sur terre ;

 

Avec le navrement des désespoirs vécus

dans les yeux, je serais l'ambulante misère,

La laide, qu'à sa mort nul ne pleurerait plus.

 

 

III

 

Vieillesse vacillante et triste ou fin hâtive,

L'une d'elles doit donc m'atteindre sûrement,

Et je me sens le coeur pris d'épouvantement

A songer qu'il faudra que je meure ou je vive.

 

Fantômes dont chacun à mon côté se rive,

Ces deux destins me font horreur également,

Tous deux étant l'atroce et lent dépouillement

Qui nous prend morts ou bien à même la chair vive.

 

N'existe-t-il aucun Refuge où s'échapper ?

Nulle épaule où pleurer ? nulle porte où frapper

Quand le coeur est tordu par la détresse noire ?

 

 

... Etre et ne pas savoir ce qu'on est ; ni pourquoi

L'angoisse d'exister quand le suprême effroi,

Le Peut-être, est au bout du chemin... Croire, oh croire !...

 

 

 

 

 

 

 

Trilogie du signe de croix

 

 

 

Le Père 

 

 

L'innomable, le seul, l'éternel, l'Absolu

Reste immuablement le sommet et la base

De l'être, n'attendant nulle future phase,

Pour qui le temps, jamais, ne sera révolu.

 

 

Et, vers le grouillement d'êtres qu'il a voulu,

Mal vivant qui parmi l'univers s'extravase,

Il ne peut se pencher que par une hypostase

Qu'entrevoit seulement quelque sublime élu.

 

 

Cependant que, sans fin, la meute s'exaspère

Des foules qui, devant cette énigme du Père,

Hurlent de désespoir, de doute et de terreur,

 

 

Et que les pitiés se taisent, infécondes,

De crainte que l'appel infime de leur coeur

Ne se perde à jamais dans le remous des mondes.

 

 

 

 

Le Fils

 

 

Mais voici que, parmi l'horrible bacchanal,

Le Père engendre un Fils infiniment auguste

Dans le but de laisser à l'humanité fruste

L'exemple de son être aimable et virginal.

 

 

Les yeux levés, au cours de son chemin banal,

Au ciel d'où semble choir chaque hasard injuste,

Il travaille, ridant ses mains, ployant son buste

Voués pour récompense au supplice final,

 

 

Voulant, hôte du monde haineux, vil, triste, obscène,

Traversant, os et chair, sa scandaleuse scène,

Douer d'âme et de coeur ses vivants mannequins

 

 

En leur montrant, par sa douceur à leur souffrance,

La part docile prise à leurs labeurs mesquins,

Comment vivre en courage, en bien, en espérance.

 

 

 

 

 L'Esprit.

 

 

 

Mais ensuite, parmi la foule qui proteste,

Raillé sans fin, non cru sauf des douze et honni,

Tout l'être illuminé d'un reflet d'Infini,

Le Fils dit l'ère neuve au monde impie, et teste.

 

 

Et, joignant à jamais le ciel à l'homme, reste

- Ce pourquoi son époque entière l'a puni, -

L'éclair qui fit divin l'être du rabboni

En passant par sa voix, son regard et son geste,

 

 

L'Esprit (prière, extase, appel), assomption

De l'âme avant le temps de résurrection

Vers la source promise à la Samaritaine,

 

 

Dont elle redescend prête à mieux obéir,

Ayant renouvelé dans sa course lointaine

Le vouloir effrayant de vivre sans faillir.

 

 

Trilogie du parti à prendre

                                                    Trilogie Delarue.jpg

 

I

 

Un jour, tu sentiras ton âme fiancée

Au grand, avec l'instinct dès lors jamais ôté

D'aller se consoler au sein de la beauté

De tout ce qui la fit douloureuse et lassée.

 

Or, tu verras le monde autour de toi ; poussée

Coude à coude, cohue où la banalité

Domine, où l'implacable et froise vanité

Finit par pervertir toute haute pensée.

 

Alors tu rêveras de quelque grand lointain

Tranquille, grave, pur d'ambitions pareilles,

Où fuir les yeux fermés, les paumes aux oreilles,

 

Pour, heureux du Refuge à tout jamais atteint,

Y reposer ton coeur et ton âme amoureuse

De calme, hors du bruit de l'existence creuse.

 

II

 

Ton âme cherchera l'issue où s'en aller,

Alors, et, prise encor dans le chaos des choses,

Avide de monter vers des apothéoses,

Ses ailes s'ouvriront larges pour y voler ;

 

Et tu croiras, ainsi qu'un souffle, t'exaler

Et, comme un aigle plane au fond des couchants roses,

Tu croiras t'élever jusques aux portes closes

De l'Au-delà pour toi prêt à se desceller.

 

Mais tu redescendras de tes grands crépuscules ;

Mais tu renonceras aux luttes ridicules

De ton infimité contre l'éternité.

 

Haïssant encor plus ton humaine atmosphère,

Haïssant l'Infini pour t'y être heurté,

Tu resteras béant à ne savoir que faire.

 

 

III

 

Oublie alors l'instinct dont ton âme est la proie ;

Brise la force en toi qui s'en va vers l'aimant ;

Et que l'extérieur des choses seulement

Suffise désormais à te donner la joie.

 

Sois heureux du couchant splendide qui flamboie

Sans vouloir marier ton âme au firmament ;

Tâche d'aimer le beau sans être son amant,

Sans te laisser troubler des charmes qu'il déploie.

 

Donne tout ton effort pour prendre ce parti ;

Renonce à ce projet qui n'a point abouti

De trouver un asile où ton âme s'isole ;

 

Renonce à t'obstiner dans ton rêve ; sinon,

Après quelques essais, tends à la camisole

Tes deux poings impuissants, et meurs au cabanon !

 

 

La promise

 

Léviathans au coeur de pierre aux coeurs vivants, ô villes !

Oeuvres d'orgueil qu'attend l'effondrement final,

Hors de votre tumulte et de vos choses viles,

Hors de vos longues nuits noires et sans fanal,

 

A jamais est offerte à l'âme solitaire

Qui n'a pas pu trouver l'épaule où sangloter,

tel qu'un giron humain, la douce et bonne terre

Ouvrant ses bras à qui veut s'y précipiter.

 

Ah ! donne-nous tes fleurs à presser sur nos bouches

Comme des baisers frais pour nos baisers fiévreux ;

Laisse-nous manier dans nos poignes farouches

Tes foins rudes qui font songer à des cheveux ;

 

Emplis de tes parfums la narine béante ;

Revêts d'ombre le corps qui veut porter le deuil,

Livre-toi tout entière à nos deux bras, géante

A la taille de qui nous grandit notre orgueil !

 

Patiente qui sais sans en être lassée

Attendre nuit et jour le tribut qu'on te doit,

Toi qui ne nous mens point, ô notre fiancée !

Nous voulons t'embrasser et nous coucher sur toi,

 

Pour, d'avance évoquant sos siestes éternelles

Versant comme en amour des pleurs en océan,

Dans un spasme profond des poussières charnelles

Nous tordre de désir vers ton prochain néant !

 

 

Ceux-ci et ceux-là

 

Ceux-là, tous ceux-là, gros d'écoeurantes essences,

Pesants de leur banalité coupable ; aux yeux

Arrondis salement sur les concupiscences,

Langues lasses d'avoir médit, cerceaux terreux

Bondés d'horreurs: plaisir médiocre, facile

Vanité, bas trafic, égoïsme imbécile,

 

Ceux-là, le Tout le Monde, en un mot, actuel,

Farandole du jour le jour, foule asservie

Au culte des conventions, au rituel

Du préjugé, bigots des routines, leur vie

A ceux-là, n'a pour but et pour combinaison

Qu'elle-même d'un bout à l'autre... Ils ont raison.

 

Nous ne sommes que des fous parmi ces lucides,

Ils vivent l'existence humaine comme elle est,

Ils ne lèveront par leurs prunelles placides

En haut, ne souffriront ni du mal, ni du laid,

Ne demanderont pas pourquoi tourne la roue;

Mais, contents de marcher les deux pieds dans la boue,

 

Ils suivront leur chemin terrestre sans écart,

Ne cherchant jamais plus en l'être que la vie,

Et c'est nous, les grands bras tendus, nous le regard

Toujours en l'air et vers ce qui nous fait envie,

Nous les amants de l'impossible, nous ces fous,

Qui perdrons l'équilibre et cherrons dans les trous.

 

 

Hymne à la mort

 

Toi qui, dans les ébats de la mauvaise joie,

Qui, dans la vanité des vanités, descends

Rôdes, flairant, guettant en silence ta proie,

O toi l'hommage, ô mort ! le salut et l'encens.

 

Je veux fêter sans fin ton masque épouvantable

Qui sans bouche ricane et sans yeux voit; tes mains

Si maigres, maniant la faulx inévitable

Dans l'ébaudissement stupide des humains:

 

Car je t'aime en songeant qu'un jour, bonne passante,

Tu viens nous délivrer de l'ennemi de chair

Qui fait ramper, dans la besogne avilissante

D'exister ici-bas, notre esprit pur et clair;

 

En songeant que tu viens l'assassiner, le prendre

au col, ce corps qui tient notre essence en prison,

Et que ta poigne alors l'oblige de s'étendre

Muet enfin, sans phrase et sans bonne raison,

 

Lui par qui fut notre âme, ainsi qu'un aigle en cage,

Incapable de vol vers le suprême Beau,

La dépouille l'ayant en soi, comme un otage,

Gardé jalousement jusqu'au jour du tombeau.

 

Viens nous en arracher de cette triste écorce,

Viens libérer le dieu que son étau meurtrit,

Prononcer à jamais le bienheureux divorce

De cet accouplement de matière et d'esprit,

 

O toi la fiancée éternelle et sans joues,

Toi la promise à tous, l'Amante, qui permets

Que nous sortions enfin de nos infâmes boues,

Et vers la vie, ô mort! nous portes à jamais !

 

 

L'âme

 

L'âme de ceux qui sont ou seront, l'âme étrange

Et hautaine en qui couve un terrible avenir,

Naît dans les coeurs amers, sous des fronts qu'elle mange,

Et dans des corps déjà las de la contenir.

 

Elle est pesante d'utopie et de chimère,

Soulevée en l'effort immense de ces temps

Vers de la vérité vraie et de la lumière,

Et hurle dans le vide en pourquois haletants.

 

L'art y est convulsé dans l'horreur du symbole,

Tordant le geste fou de ses deux grands bras nus,

Pleins de menace et de haineuse parabole,

Sur un sinistre fond d'horizons inconnus.

 

La musique y prolonge un sanglot, y détonne

Sa dissonnance rauque et son chaos puissant,

Et la poésie âpre y dresse sa gorgone

Furieuse, aux deux yeux qui ruissellent de sang.

 

La volontaire, la cruelle Idée y forge

Sa logique féroce et pure, et, de ses mains,

Cherche comment serrer le vieux monde à la gorge,

Vivant qui barre encor la route des demains.

 

L'humanité, le poing au drapeau des révoltes,

Ainsi toute levée en l'âme d'à présent,

Court, grosse des fureurs de sa raison, les voltes

Multiples de son pas tragiquement pesant.

 

Mais nous, lourds de cette âme ample qui s'évertue

Pour accoucher du songe énorme qui l'emplit,

Rêvons, ayant jeté son fardeau qui nous tue,

Au dormir éternel de notre dernier lit...

 

 

La sphinge

 

Notre pensée intime est un vaste royaume

Dont le drame profond se déroule tout bas.

Toute chair emprisonne un ignoré fantôme,

Toute âme est un secret qui ne se livre pas.

 

Et c'est en vain, ô front ! que tu cherches l'épaule,

Refuge en qui pleurer, aimer ou confesser ;

L'être vers l'être va comme l'aimant au pôle,

Mais l'obstacle aussitôt vient entre eux se dresser.

 

Car, au fond de nous tous, ennemie et maîtresse,

La sphinge s'accroupit sur son dur piédestal

Et tout épanchement de coeur, toute caresse

Soudain se pétrifie à son aspect fatal.

 

Sa présence toujours aux nôtres se mélange,

Sa croupe désunit les corps à corps humains ;

Au fond de tous les yeux vit son regard étrange,

Ses griffes sont parmi les serrements de mains.

 

Et lorsque nous voulons regarder en nous-même

Pour nous y consoler et nous y reposer,

La sphinge est là, tranquille en sa froideur suprême,

L'énigme aux dents et prête à nous la proposer.

 

 

 

 Litanies féminines

 

 

 

O Dame souveraine, O Vierge entre les vierges,

Pudique aux bras croisés chastement sur les seins,

Triomphante aux cheveux glorieusement ceints

vers qui montent l'encens et le frisson des cierges !

 

 

Puisque tant, les doigts joints et les genoux ployants,

Viennent pleurer leur mal aux plis de votre robe,

Moi je ne serai pas qui raille et se dérobe,

Je lèverai vers vous mes regards incroyants,

 

 

Afin de vous prier, ô refuge des âmes,

O source ! aube ! vesprée et mystère des nuits,

- Pour que Dieu veille mieux le sexe dont je suis  -

D'avoir des oraisons spéciales aux femmes.

 

 

O dame ! Regardez tout ce monde si cher,

Cette féminité dont vous fîtes partie

Et voyez son enfance honteuse et pervertie

Déjà frôlée aux sens et pêchant en sa chair;

 

 

O Dame ! regardez la prime adolescence,

Les vierges aux pensers troubles, aux cils menteurs,

Chastement abaissés sur de fausses pudeurs,

Et qui savent déjà la presque jouissance;

 

 

O dame ! regardez celles qui tournent mal,

Les épouses en qui la chair ne peut se taire,

Qui trahissent sans honte et pour qui l'adultère

Finit par n'être plus qu'un passe-temps normal;

 

 

O Dame ! regardez ces reines captieuses

Qui dans leurs manteaux d'or emportent les raisons,

Les courtisanes dont absorbent les poisons

Tous ceux qu'ont pris aux nerfs leurs lèvres vicieuses;

 

 

O Dame ! Regardez au fond des lupanars

Ces rebuts de pavé dites filles de joie,

Marchandant au passant que le hasard envoie

Leur peau triste et fanée où luisent tous les fards;

 

 

O Dame ! regardez enfin ces raffinées,

Celles qui vont fuyant les baisers masculins,

Pour entre elles unir par des gestes câlins,

Leurs féminines chairs de l'homme détournées...

 

 

Regardez ! et qu'un peu de votre chasteté

Tombe de votre front étoilé de couronnes

Sur ce monde d'enfants, de femmes, de matrones

Qui vivent dans le mal et dans l'impureté !

 

 

O Dame souveraine, ô Vierge entre les vierges,

Pudique aux bras croisés chastement sur les seins,

Triomphante aux cheveux glorieusement ceints

Vers qui montent l'encens et le frisson des cierges !

 

 

Le couple

 

La chair : pourriture vaniteuse

Qui étale de jour et de nuit

Tous ses fards et leur fraîcheur menteuse

Et sa traîne d'orgueil qui la suit.

 

L'Esprit : sentencieux personnage

Au doigt levé dans des thèses d'art,

Poète, musicien et sage

Rhéteur, Hamlet au profond regard.

 

La chair, courtisane, est à ses trousses

Et cherchant comment le faire choir

Baise ses mains de ses lèvres douces

Et le tire par son manteau noir.

 

Et, bien qu'austère comme un bon prêtre

Et renvoyant la gouge aux tripots

Sans vouloir l'entendre ni connaître,

L'Esprit se trouble de ces propos.

 

Ah ! ne plus traîner cette dépouille !

Ah ! n'être plus qu'un fantôme clair

Qui pense en paix, qui cherche et fouille

Loin des yeux mendieurs de la chair,

 

A travers les villes tentatrices

Et la flore des perversités

Verseuses d'essences corruptrices

Qui morphinisent les volontés !

 

 

La cité de justice

 

Les voyants, par delà les générations,

Sur le couchant tragique et sur l'aube rieuse

Regardent se dresser la babel fabuleuse

Où grouillera le pas pesant des nations.

 

Son air a le parfum de toutes les contrées

Et ses mois le trésor de toutes les saisons,

Car il y abouti du fond des horizons

Tous les chemins du monde et toutes ses marées.

 

La paix y établit sa continuité

Perpétuelle afin, sous cette égide calme,

Qu'y vive le labeur terrestre - fort, pur, alme, -

Tout son vrai, tout son bien et toute sa beauté.

 

La science aux deux mains paisiblement utiles

Et la charité douce avec ses tendres doigts

Y soignent la misère humaine à qui la voix

Consolante de la'art dit ses chansons subtiles.

 

L'Idée unique offrant sa compréhension

Claire y retend les nerfs et relève les faces

Et vers Elle, de pair,marchent toutes les races,

dans leur force charnelle et leur réflexion.

 

Et pas un cri de faim ne sort du sein des couches

Profondes de ce peuple heureux, car les blés lourds

Ont poussé leur pain blond à même les labours

Féconds, pour l'appétit qu'ouvrent toutes les bouches,

 

Comme ont crû les moissons du rêve et du savoir

Au labour du génie humain, les moissons dues,

Les moissons dès alors largement répandues

A toute noble faim d'écouter et de voir.

 

Et cette cité s'offre au pays qui s'éloigne

Et, s'embrume sans fin d'un tardif avenir.

Mais les temps passeront et le jour doit surgir

Où cèdera sa porte au choc de quelque poigne,

 

Lorsque l'humanité rêveuse aura compris

Le but déjà montré du geste par les braves,

Et que les fort venus après nous, sûrs et graves,

Auront su terminer les travaux entrepris.

 

 

Le poème de la vie et de

la mort

 

L'Être

 

Je me suis éveillé dans l'aurore naissante

        Qui luit au ciel son joyau clair ;

Je me suis éveillé dans la tiédeur de l'air

Qui sans cesse refait la terre adolescente;

Je me suis éveillé dans l'aurore naissante,

dans les flocons d'avril qui fleurissent la sente

         Et dans la beauté de ma chair.

 

Et je tends mes deux bras lyriques vers les choses,

         Car mon âme, de l'aube au soir,

Pour ses torrents de vie appelle un déversoir ;

Car l'exaltation gonfle mes lèvres closes

Et je tends mes deux bras lyriques vers les choses,

Avides de brûler dans des apothéoses

          Ainsi qu'un vivant encensoir.

 

J'ai soif de la beauté, j'ai soif de la lumière

         Et de la force et de l'ampleur

Assez pour contenir l'univers dans mon coeur ;

Voulant plus que la joie humaine coutumière

J'ai soif de la beauté, j'ai soif de lalumière,

Et je vais les saisir dans l'étreinte première,

          De ma belle jeunesse en fleur.

 

Mon âme s'ouvre à tous, profonde et fraternelle,

           Ma chair s'offre à la volupté.

Ah ! que viennent l'amour, la beauté, la bonté !

Car ! pour participer à la joie éternelle,

Mon âme s'ouvre à tous profonde et fraternelle,

Var je sens palpiter comme un aigle son aile

          L'espoir dont mon être est hanté !

 

 

Le premier spectre.

 

Je suis là.

 

 

Le second spectre.

 

Je suis là.

 

 

L'Etre.

 

                      Quelles sont ces deux ombres ?

Elles s'assoient ainsi que deux visiteurs sombres

Et muets, toutes deux à ma porte. l'une a,

A même la figure, un masque d'incarnat

Et qui rit ; et sa robe est d'étoffe fleurie ;

Une couronne prise à travers champs marie

Le vif de des couleurs au noir de ses cheveux.

Et l'autre a répandu sus ses membres nerveux

Une étoffe de lin imiteuse de lange,

Pendant que rien ne luit sur son visage étrange

Qui n'a ni yeux, ni nez, ni bouche, que ses dents ;

Elle semble cacher dans ses drapés prudents

Quelque arme à tranchant clair dont je ne me rends compte.

 

 

Le premier spectre.

 

Nous sommes là tous deux pour te conter un conte,

Mais, avant que nos voix te parlent tour à tour,

Lève la belle robe où se fond mon contour,

Fleure les belles fleurs dont ma tête se noue,

Ecarte le beau masque appliqué sur ma joue

Et, sous ma robe, vois mes blessures saigner,

Tous mes calices frais prêts à t'empoisonner

Et son mon masque gai sangloter ma figure.

Je suis la Vie.

 

 

Le second spectre.

 

Et moi, soulève ma vêture

Pauvre qui ferait croire un corps sous ses plis faux ;

Tu n'y vois qu'un squelette étriqué ; mais la faulx

Que j'y cachais t'éclate aux yeux, arme qui reste

Terriblement rivée au hasard de mon geste.

Je suis la Mort.

 

 

L'Etre.

 

                          O couple affreux ! Spectres jumeaux !

Quelle histoire d'horreur va sortir de vos mots !

 

 

Le premier spectre.

 

Vois ! Des cortèges vont sans but ; ah les cortèges,

              Les mornes, les pareils toujours !

Par villes et par champs, par les nuits, par les jours,

              Par les printemps et par les neiges !

 

Vois ! Ce sont des bras fous tragiquement tordus

              Et des bouches d'où le cri monte,

Cri de révolte et cri de deuil, misère et honte,

             Désirs et doutes éperdus.

 

Vois ! la faim râle au fond des taudis, et le vice

              Emplit bouges et lupanars,

Et la maladie âpre aux milles cauchemars

              Grouille et déborde de l'hospice ;

 

Vois ! les adieux, l'orgueil à bas, l'amour trahi

             Hurlent, poussés vers les suicides,

vers le plaisir tueur de mémoires lucides,

             Vers l'alcool recéleur d'oubli ;

 

Les refuges cherchés gardent leurs portes closes,

             L'amour est un leurre et l'art ment,

La musique et les vers sont un nouveau tourment

             Où resanglotent les névroses,

 

Et l'Idéal, idole au geste solennel,

             Debout et le chef dans les nues,

Répond aux piétés des foules accourues

             Par un "à quoi bon ? " éternel !

 

 

L'Etre

 

Au secours ! Au secours !...

 

 

Le Spectre

 

                    Ecoute la sentence

           Epouvantable jusqu'au bout :

Tu resteras toujours vivant, toujours debout

            Malgré l'enfer de l'existence,

 

Marqué tout à la fois dans ta chair et ton coeur

             Par la grande misère humaine,

Rides du lourd péché, de l'espérance vaine

             Et de l'inutile labeur,

 

Et, flagellé, rempli d'horreur et d'anémie,

          Dans le silence et l'abandon,

Sombre, tu couveras une haine sans nom

           Pour ton ambiance ennemie !

 

Et maintenant, adieu! vers l'avenir maudit

           Dont l'effroi déjà te trépane,

Déambule, pantin ! navigue, barque en panne !

           Pour moi, je me rassieds. J'ai dit !

 

 

L'Etre.

 

O bonne mort ! ô mort douce et pleine de grâce,

C'est vers toi, dans l'horreur folle qui me terrasse

Qu, les yeux ruisselants de trop d'affliction,

Je tends mes bras chercheurs de consolation,

Eternelle présence à qui mon pas se rive,

Seul but où diriger mon atroce dérive,

O toi l'unique, ô toi l'immanquable, la soeur,

prends-moi comme un enfant qui pleure sur ton coeur

Et conte-moi tout bas la croyance future ;

Car rien n'a pu dans toute la nature

Assouvir le désir dont j'étais dévoré,

Puisque je reste en deuil de mon espoir doré

Puisque pour cette soif dont mon âme déssèche

Je n'ai pu nulle part trouver de source fraîche,

 

A moi l'espoir qui fait renaître les coeurs morts !

A moi la bonne paix hanteuse d'âmes veuves !

A moi le baume en qui les esprits et les corps

Se guérissent du mal profond de trop d'épreuves!

 

A moi la joie après la mort, remplacement

Du bonheur que cherchait mon âme printanière,

Seule source où pourra boire éternellement

Mon éternelle soif de Vie et de Lumière !

 

Ah ! puisqu'il FAUT connaître ici-bas la douleur,

Puisque la loi fatale est pour nous tous la même,

Donne-moi la douleur où l'on met tous son coeur,

Donne-moi la douleur au fond de qui l'on aime :

 

Fais que mon désespoir se fonde en pitié,

Fais qu'âme et chair je sois une double victime

D'un holocauste fait à la Divinité

Grand d'être volontaire, énergique, anonyme ;

 

Que je serve d'enclume à ce divin marteau,

Que mon infimité se grandisse et rehausse

D'obéir tout entière à l'Infini, plutôt

Qu'à cette vanité terrestre, inepte et fausse,

 

Et parmi le chagrin, la souffrance et l'ennui,

Dans ce cortège humain qui languit et qui pleure,

S'il faut vivre, je vis ! Mais que ce soit pour lui,

Dieu ! Dieu, mon seul espoir, mon but et ma demeure !

 

 

Le second spectre.

 

Clame ton impuissance ou prie humble et tout bas,

Le muet Infini ne te répondra pas.

Le suprême dédain de cette offre sublime

De sacrifice auguste, austère, entier, INTIME,

Tombe, avec ce silence implacable, sur toi.

Il n'y a ni l'espoir, ni le but, ni le toit

Derrière le secret de la voûte infinie.

Pour moi, je t'apprendrai la peur de l'agonie,

Le remords de la fin, la terreur de l'après,

Toutes ces affres qui, soit de loin, soit de près

Te guettent, puisqu'il faut que tout être succombe ;

Je t'apprendrai l'horreur de l'oubli sur ta tombe,

Seconde mort à qui nul n'échappe ici-bas.

Mais, où ton âme ira, tu ne le sauras pas.

Que le monde sur toi laisse tomber sa porte,

Je ne te dirai pas les lieux où je t'emporte.

Maintenant, tends au ciel ton bras désespéré ;

Cherches-y le prétexte et la raison ; muré,

Lève sur cet espace ouvert ton oeil avide,

Et tu n'y verras rien qu'un formidable vide,

Cependant qu'à tes pieds monte le mauvais bruit

Du monde qu'à présent toute ton âme est fuit,

Hideux de sa douleur et de sa gaîté pire

Comme un sanglot noyé dans un éclat de rire !

 

 

L'Etre.

 

L'horreur de ton discours est plus profonde encor...

Au secours ! Au secours !... Ah la vie et la mort !...

Ah ! spectres !... Où vous fuir ? Où cacher ma détresse,

O vide en qui ma tête impuissante se dresse ?...

Rien !... Rien... nuit, solitude et silence... O mon coeur,

Quelle épouvante!... Où fuir ?... J'ai peur! J'ai peur!

 

 

Paroles

 

II

 

 

L'orgueilleux pressentiment

 

Mon génie est en moi, profond et solitaire,

Emplissant ma journée et ma veille nocturne

Comme une flamme dont, vestale taciturne,

J'attise le foyer dans l'ombre et le mystère.

 

Il est le dieu jaloux, le gardien soucieux

Qui me dit dans mes maux qu'il ne faut pas mourir,

Dans mes tentations qu'il ne faut pas faillir

Et dans mes vanités qu'il faut le servir mieux.

 

Il est le dieu plus grand et plus beau que moi-même

Dont mon coeur est l'autel, dont mon corps est le templs ;

Mon être, trop étroit pour ce souffle trop ample,

Est las de contenir sa présence suprême.

 

C'est un dieu qu'on ignore et qui me survivra

Peut-être, ainsi qu'à toi, foule où s'en vont mes pas,

O foule d'aujourd'hui qui ne me connais pas,

Grande brute à qui nul alors de pensera !

 

 

Pour d'autres

 

Calmes élues au front de qui la gloire noue

Sous les regards publics ses lauriers honoraires,

Parmi l'encens banal de vos thuriféraires,

Etalez votre orgueil comme le paon sa roue !

 

Moi, je suis la passante inconnue aux pieds lents

Qui marche dans la foule en agitation,

Hautaine et sans désir de sa laudation

Qui fait tant de coeurs battre et haleter de flancs.

 

Ma Muse m'a prêté son envergure d'ange

Et je sens frissonner mes épaules femme

Pour des envols si hauts qu'ils emportent mon âme

A jamais loin du monde où clame la louange ;

 

Ma Muse a mis en moi quelque chose de plus

Que des chansons d'enfant ou des soupirs éclos

Pour l'hommage de ceux qui, rires ou sanglots,

Bercent tout de pareils hosannas superflus.

 

Ma Muse a mis en moi la plainte inassouvie

D'une amante qui veut un dieu pour son étreinte,

Qui pour sa passion folle et jamais éteinte

Cherche plus que l'amour humain et que la vie,

 

Le cri d'horreur, le cri mental, le cri charnel

D'une qui hait la terre et, furieusement,

Menant son coeur lassé vers l'impossible Aimant,

Pleure, les bras tordus par le doute éternel.

 

 

*

 

Pourquoi, toi qui viens au miroir à ma rencontre,

Qui te revêts de noir comme d'un deuil d'ennui,

Pourquoi, triste avec tes grands yeux remplis de nuit

Et ta bouche enfantine trop bien close,

Sans rire adolescent qui pouffe malgré lui,

Pourquoi, triste avec tes grands yeux remplis de nuit

venir à moi muette et le front si morose ?

 

Si jeune !... Te faut-il pour consoler ton mal

Un bouquet ? Un bijou d'enfant qui te décore ?

Si jeune !... Te faut-il pour consoler ton mal

Un jeu, toi que le jeu doit faire rire encore,

Que, presque, bercerait le geste maternel,

Qui ne dois pas savoir, bouche en fleur, yeux d'aurore ?

Un bouquet, un bijou d'enfant qui te décore,

Est-ce là ce qu'il faut à ce deuil solennel ?

... Ah! dis-le que ta bouche est fleur empoisonnée

Pour avoir déjà ri gouaille et cruauté ;

Ah! dis-le que ta bouche est fleur empoisonnée !

Toi qu'on juge espérance et puérilité,

Dis-le que tes grands yeux étonnés ne s'étonnent

Plus de rien pour avoir trop vu l'humanité ;

Toi qu'on juge espérance et puérilité,

Dis, dis, dis tes mains dans le noir qui tâtonnent!

 

Dis que ton deuil est deuil de tout ce qui n'est plus,

Espoir, illusion, candeur, charme de vivre.

Dis que ce deuil est deuil de tout ce qui n'est plus !

Toujours en mains, jamais fermé, toujours ce livre,

Dis qu'il est un dernier asile au coeur très vieux

Attendant en lisant que la mort le délivre,

Toujours en mains, jamais fermé, toujours ce livre

Où se penche ton front lourd de jeunes cheveux !

 

 

A quelqu'une

 

Si vous aimez encore une petite âme

Que vous avez eue en mains au temps passé,

Qui n'était alors qu'une embryon de femme

Mais dont le regard était déjà lassé,

Si vous aimez encore une petite âme,

 

Laissez-la quelquefois revenir encor

A vous, que charmaient ses yeux mélancoliques.

Vous vouliez, songeant déjà sa bonne mort

La refaçonner dans vos doigts catholiques,

Laissez-là quelquefois revenir encor.

 

Elle n'est pas devenue une chrétienne,

Elle est même à présent, comme qui dirait,

Sans foi, ni loi, ni joie, une âme païenne

Des temps de décadence où tout s'effondrait.

Elle n'est pas devenue une chrétienne.

 

Sa fantaisie a la bride sur le cou.

C'est un bel hippogriffe qu'elle chevauche,

Qui de terre en ciel la promène partout

Sans plus s'arrêter au bien qu'à la débauche.

Sa fantaisie a la bride sur le cou.

 

Elle a l'oeil triste et la bouche taciturne

Et quoique parfois ses essors soient très beaux,

Comme elle a bu le temps présent à pleine urne,

Elle se meurt de spleen, lambeaux par lambeaux.

Elle a l'oeil triste et la bouche taciturne.

 

Son dos jeune a le poids du siècle à porter

Comme une mauvaise croix, sans coeur d'apôtre

Et sans assomption future à monter.

Voilà ce qu'elle est devenue et rien d'autre.

Son dos jeune a le poids du siècle à porter.

 

Mais le souvenir parmi d'autres lui reste

De vos mains qui la soignaient comme une fleur ;

Et si vous vouliez lui rendre votre geste,

Elle pleurerait son mal sur votre coeur,

Car le souvenir parmi d'autres lui reste.

 

Lassez-la quelquefois revenir encor

A vous que charmaient ses yeux mélancoliques.

Vous vouliez, songeant déjà sa bonne mort

La refaçonner dans vos doigts catholiques,

Laissez-la quelquefois revenir encor.

 

 

Pour plusieurs abolis

 

Des midis d'ombre et d'or aux crépuscules roses,

De la gaieté de l'aube à l'horreur de la nuit,

Au cours des jours passés où traîna mon ennui,

J'ai donné mon coeur vierge à la beauté des choses.

 

J'ai crié mon amour aux paysages fous,

Au vent paroxysmal, aux fureurs des marées,

Et je l'ai dit tout bas aux placides soirées

Dont la sérénité fait plier les genoux.

 

Mon coeur s'est répandu sur la splendeur des villes,

Mon coeur s'est répandu sur les livres ouverts ;

Les sciences, les arts, la musique, les vers

L'ont pris et l'ont repris dans leurs trames subtiles ;

 

Des voix l'ont pris ; il s'est noyé parmi les eaux

Troublantes qui stagnaient en d'étranges prunelles,

Et le contour du marbre ou des lignes charnelles

Et l'âme des parfums l'ont eu dans leurs réseaux.

 

Si tu le veux, mon coeur, cherche-le parmi l'oeuvre

Multiple que créa sur terre la Beauté,

Dans sa toute-puissance et sa subtilité,

Et qui par mille bras me tient comme une pieuvre...

 

 

Ou plutôt, si tu veux ce coeur toujours fermé,

Au lieu de le chercher parmi tout ce que j'aime,

Toi que je n'aime pas, sois la Beauté toi-même,

Sois le dieu ! tu seras aussi le bien-aimé.

 

 

Pour une

 

Le désir des amants hante le solitudes

Où se complaît ton rêve impossible et hautain,

Avide de capter ainsi qu'un aigle atteint

Ton grand coeur désailé tombé des altitudes.

 

Dans ta grâce rythmique et dans ta volupté

Ils détestent la route isolée où tu rôdes

sans que tiennent leurs doigts tes mains ùates et chaudes,

Sans que fasse leur force escorte à la beauté.

 

Ils regrettent ta joue offerte toute nue

Comme une pêche ronde où rosit le duvet,

cette bouche d'enfant dont leur baiser rêvait

Et qui ne leur tend point sa belle fleur charnue.

 

Il regrettent tes yeux qui brûlent le regard

Loin d'eux sous l'écrin lourd de tes paupières moites,

Ton geste absent du leur, tes inflexions coites

Et tes poses vivant leur souplesse à l'écart...

 

Ah ! pourquoi ta fraîcheur, puisque tu te dérobes

Dans ta haute pensée et ton mal soucieux,

Et pourquoi, sur ce coeur sombre et sentencieux,

Ces seins vivants claustrés aux plis prudes des robes ?

 

Pourquoi ces cheveux fous où tout l'automne dort,

Ces bras tièdes berceurs de tendresses nocturnes,

Ces hanches où revit la courbe ample des urnes,

Tant de jeunesse prête à l'amour jeune et fort,

 

Puisque, te reniant en ta chair tentatrice,

Le mépris de la vie humaine et de sa loi

Te fait vivre déjà comme un fantôme froid

Avant que n'ait sonné l'heure libératrice ?

 

 

Offertoire

 

Je donne ce qui reste en moi grave et pudique

Malgré tout mon péché de pensée et de chair,

Le coeur pieux, le coeur chaste et mélancolique

Qui prie à travers ma gouaille au rire amer,

Je donne ce coeur-là, cette chair-là, ces choses

Dont j'ai fait en moi un spécial encensoir

A toute la mer, à tous les couchants, aux roses,

Aux clairs de lune bleus dont ruisselle le soir,

A toutes ces splendeurs vivantes de la terre

En qui pâme de joie mon âme solitaire.

 

 

A jamais

 

Les amants sont venus à moi pour m'adorer

Et j'ai cru que chacun allait être mon rêve

Et que j'allais enfin connaître l'heure brève

Où vibrer tout entière et prier et pleurer.

 

Mais, hélas ! les amants n'ont pas compris mon âme

Et j'ai vu choir tous leurs prestiges tour à tour.

Ils n'ont pas su m'aimer, ils n'ont pas su l'amour,

Ils n'ont pas su l'amante, ils n'ont pas su la femme.

 

Et je les ai punis de n'avoir pas compris :

J'ai détourné loin d'eux ma bouche et mes caresses,

Je les ai déchirés dans mes mains vengeresses,

Je les ai chassés tous, sanglants et plus épris.

 

Et je veux demeurer de chair et d'âme vierge ;

Et les amants viendront à moi pour m'adorer ;

Mais implacablement je les ferai pleurer

Et s'en aller, vaincus, de ma hautaine berge.

 

 

LE MASQUE 

 

                     Mon temps, mon temps, pourquoi

Ai-je absorbé ton âme immense jusqu'aux moelles

Avec toute sa boue et toutes ses étoiles ?

 

                      Je souffre dans mes sens

Où croît avec le lys de mon plus chaste songe

Une fleur de mauvais désir et de mensonge ;

 

                       En l'âpre cruauté

Qui rugit dans mon coeur comme un tigre des jungles

Pendant que ma pitié hait le sang demes ongles ;

 

                         En l'égoïsme fou

Qui fait indifférents tous les maux hors ma peine

Quand ruissellent mes yeux sur la misère humaine ;

 

                          En le lâche abandon

Qui me fait par la vie indécise et flottante

Alors que mon sang bout d'audacemilitante ;

 

                          J'ai peur de moi, j'ai peur

Que LES AUTRES ne voient vivre en mon regard trouble

Le disparate affreux de ma nature double,

 

                          Et je veux recouvrir

Le drame insoupçonné de cette horreur intime

D'hupocrisie ainsi que d'un masque de mime,

 

                           Pour qu'ils ignorent tous

Si mon coeur vrai sanglote ou rit sous la grimace

Factice qui toujours me cachera la face,

 

                           Car je redoute autant,

Tous deux devant blesser quelque chose en mon âme,

Le regard qui m'approuve et celui qui me blâme.

 

 

Tentatives

 

       Qui me donnerait l'abrutissement ?

 

Je rêve des coussins de mollesse où s'étale,

fardée aux quatre coins, la chair orientale ;

 

Je suis de l'oeil, les poings aux hanches, gorge lâche,

Gros rire, une gothon qui va traire sa vache ;

 

Voici le pot qui bout, le timbre qui dégoise,

Une province, une cuisine, une bourgeoise ;

 

Voici, dans la tiédeur d'une intimité fine,

La dolente qu'endort sa morbide morphine ;

 

Voici les fronts blafards forgés aux mêmes moules,`

Lourds de discours pâteux aux dents des femmes saoules ;

 

Voici le geste en croix, la faim qui débilite,

Le silence, l'orante en deuil, la carmélite ;

 

Voici l'amante aussi, déchirée et têtue,

Qui s'agrippe à l'amour disparu qui la tue...

 

Ah qui me donnera l'abrutissment,

Qui me donnera l'abrutissment ?

 

 

 

 

Schola cantorum

 

A ma soeur Georgina

 

Je demeurerai tête basse et doigts joints

A te recueillir en mon coeur solitaire

Et qui souffre et qui se meurt du terre à terre,

O toi par qui les fronts se sentent comme oints,

 

Béatifiante musique chrétienne

Mariée aux rouges et bleus des vitraux

Et qui fais revivre en tes bas et hauts

La si séculaire âme grégorienne.

 

Ton charme hypnotique endort au fond de nous

Ce qui s'y hérisse en chagrin, vice ou haine,

Comme un mauvais Saül sous la harpe amène

Et fait tomber notre orgueil à deux genoux.

 

Et nous oublions tout ce qui nous attaque

Et notre fatigante lutte en champ clos

Et nos secrets et nos peurs et nos sanglots

Au rythme de ta voix paradisiaque...

 

Ah ! viens me faire croire à l'éternité !

Pénètre jusqu'à ce coeur par cette ouïe

Pour lui verser, ô toi ! source de Samarie,

Un peu de ta fraîcheur et de ta pureté !

 

 

*

 

Grand ange désailé qui rôdes dans la vie,

                  Ame, mon âme !

 

Violon sans archet, triste barque sans rame,

            Ame, ô mon âme inassouvie !

 

Toi qui voudrais aller autre part qu'où te mène

               Mon impuissante chair humaine,

               O mon âme, âme trouble, âme en peine,

 

Fardeau trop lourd comment te laisser en arrière

               Puisque la route est longue à suivre?

Comment t'assassiner, monstrueuse chimère,

               Puisque tu m'empêches de vivre ?...

 

 

Requiem

 

Resquiescat sur toi, mon enfance morte.

         Je t'ai couverte de mes pleurs

                Et de mes fleurs

Comme fait au petit que la fièvre emporte

Quelque mère au coeur percé des sept douleurs.

 

Repose en paix, ô petite silhouette

         Mourante avec seuls deux grands yeux

                           Très malheureux

Ouverts dans ta pâleur candide et fluette

Pour qui tout était terrible ou merveilleux.

 

Petite âme ,e comprenant rien aux choses,

Voyant la vie ainsi qu'un vrai conte bleu,

                            Simplette un peu,

Faible de son enfance et de ses chloroses,

Mais couvant déjà ses songes comme un feu,

 

Ouvrant ces deux grands iris visionnaires

Sur des rêves si fous, si beaux d'ombre et d'or

                             Dans un tel décor !

Puis jamais du goût de ces pensionnaires

Godiches, mais naïve, humble plus encor.

 

Petite âme se sentant comme à la gêne

Avec déjà, ô mes peurs ! de la terreu,

                              Sans âme soeur,

En défiance d'on ne sait quelle haine,

Avec surtout cette terreur pleiin le coeur...

 

Requiescat sur toi, petit mausolée

Que j'élève aujourd'hui dans mon coeur lassé

                                 In pace !

Puissé-je sur ma jeunesse désolée,

Un jour, en bâtir un pur comme ce passé !

 

 

L'âme des rues

 

 

 

Places

 

A Mlle Marie Bengesco.

 

I

 

J'aime que sur la place où traîne le couchant

Monte, parmi le bruit des foules, le doux chant

Des eaux claires sonnant au bronze des fontaines

Et que, centre au rempart des églises hautaines,

Dont le fleuve en passant fait ruisseler le seuil,

Et des lourds monuments des des arches d'orgueil,

L'obélisque fluet s'érige sous l'égide

Des huit villes siégeant dans leur robe rigide,

Qui, sur le crépuscule où meurent les contours,

Profilent en vigueur leurs chefs couronnés de tours ;

Et qu'auprès, scintillant comme un ballet d'étoiles,

Tournoie en titubant, névrosé jusqu'aux moelles,

Génial, amer, gai, charmant, terrible, gris,

Le grand léviathan écaillé d'or, Paris !

 

II

 

L'ample courbe des arcs de triomphe angulauex

Dont les ornements durs crèvent le ciel houleux,

Encadre le couchant qui monte et qui flamboie

Au loin comme un énorme et muet feu de joie,

 

Fond pur où les troncs noirs détachent leurs profils

Avec tous leurs rameaux fluets comme des fils,

Atmosphère dorée où s'élancent les flèches

Des clochers et que boit la pierre à pleines brèches,

 

Où les carreaux de vitre et la clarté des eaux

Redisent la splendeur du ciel, où les oiseaux

Laissent, portant aux nids leur butin minuscule,

Au travers de leur vol passer le crépuscule...

 

O pureté des cieux ! ô silence ! ô douceur !

Immense calme où peut se retremper le coeur,

Mourir la chair, l'esprit revenir à la règle

Et l'âme déployer son envergure d'aigle !

 

 

Reflets

 

Je t'ai dans mes regards, la ville ! ample grisaille

Que j'ai vue, accoudée aux ponts monumentaux,

Les soirs que mon coeur las de n'être rien qui vaille

Pesait tant vers l'horreur tentatrice des eaux.

 

Mes iris sont encor large ouverts sur ton fleuve

Qui noyait, renversés, trop d'édifices lourds,

Où, fantôme ambigu traînant des deuils de veuve,

Je me savais passer lentement à rebours,

 

Parmi tes tours d'orgueil et tes arches famées,

Alors que le couchant éclos comme un matin

Ne flambait plus le ciel factice des fumées,

Calmé dans les douceurs d'un crépuscule éteint ;

 

Alors qu'en gouttes d'or tombant une par une,

Dardant la vie étrange et sourde des reflets,

De toutes ses lueurs pleurait ta masse brune

A même l'eau profonde et ses remous muets

 

Et qu'en étirements de lumière mouillée,

Grouillement d'astres morts tristement submergés,

Flore d'algues de feu fictive et détaillée,

Spirales de phosphore aux rythmes dérangés,

 

Ainsi cette harmonie animale et qui bouge

Luisait et redoublait lorsque, crevant les eaux,

Traînant leur chevelure en flamme, verte et rouge,

Dans un flot de clartés s'avançaient des bateaux.

 

 

Grisaille

 

Le ciel gris au vent court s'effilocher

        A la pointe des clochers.

 

les arbres transis font leur triste roue

        Sur les trottoirs gras de boue.

 

Que le mauvais temps pèse lourd aux coeurs

        Qui promènent des rancoeurs !

 

Oh ! marcher sans but ! Oh ! marcher quand houle

         L'hiver terne sur la foule,

 

Seul, bâillant sa peine aux nuages fous

         Qui s'en vont on ne sait où !...

 

 

Brouillard

 

Lorsque, brume d'hiver, ô brume qui t'étales

Sur la ville et ses silhouettes colossales,

La vie en toi est un fantôme qui s'enfuit,

Que perdent les clochers leur pointe dans ta nuit

Où, sans pourpre, un couchant invisible défaille,

Sur le fleuve apparaît, joyau de ta grisaille,

La lanterne subite, unique d'un bateau,

Laquelle, entre le ciel triste et l'horreur de l'eau,

Tout à coup pique aux yeux son étrange point rouge

                                     Qui bouge.

 

 

Silhouette

 

Pour qu'encore la Ville offre le divin Coeur

    En expiation de son immense faute,

    Haut de sa place et haut d'architecture haute,

Comme un défi de pierre au blasphème moqueur,

Montmartre dresse au ciel son profil catholique...

 

    Noyé déjà du gris des évocations

Pour avoir exhaussé son désir ironique

    De monter sur ce siècle-ci ses factions ;

Cerné d'humanité qui se plie et se replie,

    Montmartre ! et son "sursum corda" perpétuel,

Que contredit l'horreur de la rue en folie,

    Montmartre ! encens et carillons ! Ce rituel

Au coeur des carrefours que la ville échelonne !

Montmartre... Cet espoir sur cette Babylone !

 

 

Brume

 

Le givre sculpte, issu de l'arrière-saison,

Les arbres du trottoir grêles de frondaison

                                Effeuillée.

 

Dans la brume, un flonflon mille fois répété

D'orgue de Barbarie, égrène sa gaieté

                                 Eraillée.

 

Oh ! le geste tremblant de froid et dont, sans fin,

L'être caché qui joue ainsi berce la faim

                                  Qui le serre !

 

Voix dans la brume, voix que l'on n'écoute pas,

Dans laquelle sanglote en quadrilles, là-bas,

                                   La misère.

 

 

Mardi gras

 

Le Mardi gras, falot comme un fantoche,

Met son faux-nez à l'huis, fait briller ses galons,

Siffle un air, et chacun, sautant sur ses talons,

Bâille et s'éveille avec une âme de gavroche.

 

Enflons de confetti quelque énorme sacoche ;

Le labeur de demain paiera les violons ;

Pendant trois jours entiers, vive la vie ! allons

Déambuler avec la bonne humeur en poche !

 

Les masques ont au bras les dominos fleuris

Et, sur l'arquelinade immense qu'est Paris,

Une neige en papier tombe, multicolore.

 

Cependant qu'imitant quelque souffle estival

Les serpentins fluets, comme une étrange flore,

Font aux arbres d'hiver flotter le carnaval.

 

 

Vision

 

Visages où reluit l'oeil assommé de noir

Dans le blême du fard piqué de fausses mouches

Et que barre le rouge exaspéré des bouches,

Elles traînent à deux dans l'ombre d'un trottoir.

 

Elles vont avec un canaille nonchaloir

Et le parler trop près des intimités louches ;

Et des plumes de coq, silhouettes farouches,

Sur leurs chapeaux baissés tremblent au vent du soir.

 

Et, cependant qu'au loin ces figures de vice

Bras dessus, bras dessous, font l'agent de service

Cligner un regard dur sous un sourcil matois,

 

Une procession d'étoiles, aux cieux vastes

S'égrène par delà l'océan fou des toites

Pour les rêves émus et les prunelles chastes...

 

 

Spectres...

 

Le fantôme de notre désir

A noyé dans les eaux fluviales

Combien de fois ! son corps sans plaisir,

Son coeur gros de peines capitales,

Las de les compter et ressasser,

Sa tête lourde de trop penser ?

 

Que de cadavres imaginaires

Flottent entre les quais surchargés

En qui nous nous voyons, submergés,

Dormir le repos à deux paupières

D'un front libre de ton poids ôté,

Fatigante personnalité !

 

 

Coup d'oeil

 

J'ai regardé la ville au loin de tous mes yeux,

Lourde de dômes ronds, lourde d'arcs orgueilleux,

               Légère de son trop de flèches,

Crever le couchant rouge avec ses pointes sèches.

 

De la pierre !... Le fleuve en passant sous les ponts

Redisait cette pierre en ses fonds et tréfonds,

                Ah ! de la pierre, ah ! de la pierre !

Toute la pierre, étau géant et tumulaire,

 

Tombale ville, étau des rêves qui s'enfuient

Dans les couchants avec les regards qui s'ennuient

                Des enfances mélancoliques,

Songeant des jardins verts sous des ciels bucoliques !...

 

 

 

Rondels

 

A ma mère.

 

Les ombelles

 

Le vent balance les ombelles

En de petits saluts exquis.

Blanches comme autant de marquis,

Elles meuvent leurs ribambelles.

 

Un bourdon, sur chacune d'elles,

Se prélasse en pays conquis.

Le vent balance les ombelles

En de petits saluts exquis.

 

Avec un doux battement d'ailes,

Pour visiter leur fin marquis,

Les papillon bleus sont requis

Toutes rondes et toutes belles,

Le vent balance les ombelles.

 

 

Les crabes

 

Avec leurs pinces en avant,

Trois crabes sortent d'une flaque.

La vase luit comme une laque

Dans l'éclat rose du Levant.

 

Un gros galet fit paravent

Sous le goémon qui le plaque ;

Avec leurs pinces en avant,

Trois crabes sortent d'une flaque.

 

Et, tachant de sable mouvant

Leur carapace âpre qui claque,

Ils vont vers un autre cloaque,

Humides, boueux et rêvant

Avec leurs pinces en avant.

 

 

Les papillons de nuit

 

Chacun renaît au crépuscule,

L'aile terne et le ventre roux ;

Et, dans le vent qui les bouscule,

Ils sortent sans bruit des vieux trous.

 

Leur quadrille va, vient, recule,

S'accroche à la haie en courroux.

Chacun renaît au crépuscule,

L'aile terne et le ventre roux ;

 

Et, lorsque le soleil bascule

Et meurt derrière les grands houx,

Lourd, à l'heure des loups-garous,

Comme un revenant minuscule,

Chacun renaît au crépuscule.

 

 

Le cochon d'Inde

 

Aussi gentil qu'un bibelot,

Le cochon d'Inde erre et trottine,

Entre un vieux débris de tartine

Et quatre épluchures pour lot.

 

On le décore d'un grelot,

Un revers de main le satine ;

Aussi gentil qu'un bibelot,

Le cochon d'Inde erre et trottine.

 

On rit de son menu galop

Et de voir, lorsqu'il se mutine,

Son oeil en bouton de bottine

Luire dans son minois falot,

Aussi gentil qu'un bibelot.

 

 

Les petits souliers

 

Les petits souliers longs d'un pouce,

Pleins de joujoux, rangés en rond,

Bâillent dans l'âtre où se trémousse

Le criquet au menu ronron.

 

Oh ! la curieuse frimousse

Des bébés qui découvriront

Les petits souliers longs d'un pouce

Pleins de joujoux, rangés en rond!

 

Pour ceux que le temps chasse et pousse,

Les noëls aussi reviendront ;

Mais jamais plus ne chausseront

- Le coeur baigné de candeur douce -

Les petits souliers longs d'un pouce...

 

 

Les hiboux

 

Quand Minuit lentement tocsine,

les hiboux, ouvrant leurs yeux ronds,

S'élancent du sein des vieux troncs

Vers la lune qui les fascine.

 

Avec leur sanglot qui lancine

Ils nous rendraient presque poltrons,

Quand Minuit lentement tocsine

Les hiboux ouvrant leurs yeux ronds !

 

Mais aux heures où se dessine

Un rêve de mort sous les fronts,

Qu'on aime entendre aux environs

ce cri d'enfant qu'on assassine,

Quand Minuit lentement tocsine !

 

 

Les bourdons

 

Les bourdons meurent dans les fleurs

Aux mignonnes architectures !

Pour jusqu'aux époques futures

Où les raniment les chaleurs.

 

Oh ! combien ces petits voleurs

Eurent sur elles d'aventures !

Les bourdons meurent dans les fleurs

Aux mignonnes architectures.

 

Et voici que les vents frôleurs

Bercent ces frêles sépultures

Et que, glissant aux ouvertures,

La rosée y vers des pleurs...

Les bourdons meurent dans les fleurs.

 

 

LES SOURIS

 

La pendule bat comme un coeur

Dans son armature de cuivre,

Seul bruit le soir quand je me livre

Au travail, du somme vainqueur.

 

Vers de joie ou vers de rancoeur,

Rythmant la strophe qui m'enivre,

La pendule bat comme un coeur

Dans son armature de cuivre.

 

Et, tandis que viennent en choeur

Les souris grises se poursuivre

Et danser autour de mon livre

Leur ballet muet et moqueur,

La pendule bat comme un coeur.

 

 

Les chansons d'autrefois

 

Les chansons d'autrefois, mineures ou gentilles,

Longuement, tristement, chantent près des berceaux

Ouatés et tout ronds comme des nids d'oiseaux,

Pour les petits garçons et les petites filles.

 

Voix rauque de l'aïeule où tremblotent les trilles,

Voix pure de la mère où jasent des ruisseaux,

Les chansons d'autrefois, mineures ou gentilles,

Longuement, tristement, chantent près des berceaux.

 

Sous les doigts patients, sous les lentes chevilles

Qui les meuvent ainsi que le flot ses vaisseaux,

Ils dorment, ignorant la vie et ses assauts,

Les petits pour qui sont - dorures ou guenilles -

Les chansons d'autrefois mineures ou gentilles.

 

 

 

L'encensoir

 

Héroica

 

O belle ! je voudrais comme quelque Athéné

Te voir surgir du fond de mes rimes guerrières,

Tout l'être d'un atour héroïque adorné.

 

Car il siérait fort bien à tes grandes manières,

A ce port belliqueux que fuient les nonchaloirs

De vêtir l'appareil des époques premières ;

 

Car nul chef, redressé pour de rudes vouloirs,

Ne te vaudrait coiffant du casque des batailles

Le casque ténébreux de tes longs cheveux noirs ;

 

Car ton torse vivrait à l'aise dans les mailles

De la cotte moulant la gloire de tes seins

Parmi le chatoiement poissonneux des écailles ;

 

Car ton col est de ceux qui pourraient être ceints

Par le quadruple tour des colliers de Palmyre

Que, sans ployer, portait la reine aux grands desseins ;

 

Car enfin, comme au temps que notre rêve admire,

Au front de quelque horde on te voit aisément

Etinceler ainsi qu'un vivant point de mire.

 

Ah ! pendant qu'attiré comme par un aimant

Mon regard obstiné te suit et te contemple,

Laisse mon fol esprit s'abuser un moment !

 

Laisse-moi remplir l'air avec ton appel ample

Menant tes escadrons aux sauvages refrains

Vers la destruction de la ville et du temple ;

 

Laisse-moi, cependant que se cambrent tes reins

Mêler le cliquetis de tes armes brandies

Au choc des joyaux lourds sortis de tes écrins ;

 

J'allume tes yeux noirs au feu des incendies,

J'étale la blancheur féroce de tes dents

Dans un rire annonçant de proches tragédies,

 

je mets derrière toi des horizons ardents,

Devant toi le butin qu'indique ton grand geste

A qui répond le choeur de mille cris stridents,

 

Pour, parmi ce décor fictif de plaine agreste

Que foulent au galop les pieds des étalons

A la suite desquels nulle moisson ne reste,

 

Terrible, frémissant de la nuque aux talons,

La poigne exaspérée au manche de l'épée,

La course déployant au vent tes cheveux longs,

 

Animer de toi seule une immense épopée !

 

 

Buste

 

Ce marbre dormait, brut, depuis l'antiquité

Et les temps étaient loin des dieux et des érèbes,

Qu'il attendait encore, enfoui dans les glèbes,

Qu'un maître en fît jaillir quelque divinité.

 

Et les siècles, passant sur lui, l'ont respecté

Afin qu'un jour, livrée à l'amour des éphèbes,

Des mûrs et des vieillards et dominant les plèbes,

L'art y pétrifiât pour toujours ta beauté.

 

Et le temps qui détruit la splendeur des visages

Peut, sur ton effigie, entasser tous ses âges :

De même que la gloire au socle des héros

 

L'hommage ira toujours, ainsi qu'une corolle

Fleurir et caresser cette chair de Paros

Où demeure à jamais ton sourire d'idole.

 

 

Hommage

 

Magistrale Sarah, tu passes et repasses

             Sous nos regards ainsi qu'un paon

Que suit, en imitant les écrins et les châsses,

             La traîne énorme qu'il répand.

 

Et ta chère personne en notre esprit perplexe

             Jette trouble et charme à la fois,

Car nous y percevons cette essence complexe

             Que met en musique ta voix,

 

Laquelle fait rêver reliquaire et musée,

            La Madone et Sammouramit,

L'idole égyptienne et l'affiche irisée

            Où tant l'art moderne te mit,

 

Qui mêle la classique à l'actuelle idée,

           Qui fait en toi s'épanouir

La symétrique acanthe et la folle orchidée

           Et le tout pour nous éblouir.

 

Muse, hétaïre, reine, amante, sphinge, guivre

          Vers qui vont les désirs humains ;

Féminine présence en qui viennent revivre

           Tous les cortèges féminins ;

 

Réincarnation des époques finies,

          Spectre de celles qui seront,

Aube et couchant, espoirs et pâles agonies,

          Clartés et tristesses du front,

 

O Sarah ! dont la voix a le timbre des lyres,

          En toi, prestige de nos yeux,

Nous voyons et touchons tout ce qu'en ses délires

          Notre songe inventa de mieux.

 

Car Sarah c'est vraiment un monde qui palpite,

         Tout un monde de rêve et d'art

Dont l'âme, vérité toujours unie au mythe,

         Vit au gouffre de son regard ;

 

Sarah, c'est celle dont, sans fin, le geste sème

         De frais calices ignorés

Et rythme, Son, Couleur, de son style suprême

         Naissent tels que des lys dorés,

 

De ce style sorti de ses cordes profondes,

         Qui vit jusqu'au bout de ses doigts,

Qui marche dans son pas, flambe à ses boucles blondes

         Et tremble aux notes de sa voix ;

 

De ce style imposant ses rituels étranges

         Du vêtement jusqu'au décor,

Réglant tout, le parfum, les bagues des phalanges,

         Le fard, l'ampleur des colliers d'or.

 

Sarah, c'est celle qui, dans une vie unique,

         En vécut dix en même temps,

Comme si la jeunesse aux plis de sa tunique

         Ramenait toujours le printemps ;

 

C'est celle qui sut prendre à l'existence humaine

         Ce qu'elle contient d'idéal,

Dans le banal jardin où le destin nous mène

         Cueillir un bouquet triomphal ;

 

C'est celle qui connut le fond de toute gloire

         De tout amour, pieux ou fou,

celle qui prit la coupe où tant ne peuvent boire

         Et qui la vida jusqu'au bout.

 

Sarah c'est toi, Sarah ! puissante génitrice

         Autour de qui naissent toujours

Créés par tes beaux yeux de Muse inspiratrice

         Tous les talents, tous les amours ;

 

C'est toi, Figure, toi Silhouette, ô Camée !

         Toi qui donnes et qui reçoit,

Toi qui, modèle, artiste, aimant bien, bien aimée,

         Idole et prêtresse à la fois,

 

Sais faire, aux yeux ravis de la foule anonyme,

        Mimant, vivant, vivant, mimant,

Ruisseler ton vrai coeur sur ton masque de mime,

        Réellement, fictivement.

 

C'est toi qui sens le dieu vivre au fond de ton âme,

        Mais pour achever ta beauté

C'est aussi toi qu'auguste et sage et douce, ô femme !

         Consacra la maternité.

 

Et toute ainsi de rêve et de réel ; croyante

        A tout culte donnant ta foi,

Royale tu t'en vas par cette terre où chante

        Tout ce qui peut chanter en toi.

 

Et tu demeureras à jamais inouïe

        Comme joue à joue à côté

De ce que cisela la triste humanité

        En masques d'art et de génie.

 

 

A une

 

Proie un soir de mon rêve, ô ma pâleur, ma brune,

Ma grande ! je me veux encor dans des demains

Le coude à tes genoux rejoints pour, une à une,

Compter à tes dix doigts les bagues de tes mains

Dont les chatons changeants couvent des clairs de lune.

Ta robe d'or pompeuse et lourde de son tour

Fleurira largement ses corolles d'étoffe

Et ton chef balanceur de strophe et d'antistrophe

Secouera ta coiffure haute comme une tour ;

Et tu te lèveras aussi parmi la foule

Banale, tout à moi qui seule comprendrai,

Avec ton regard noir hautainement filtré

Sur cette foule, et lourd du mépris de sa houle,

 

Tu parleras avec le souffle de ton coeur,

Et de ton art à fleur de lèvres, à fleur

De ta beauté, flûtant en mots de calme et d'ombre

Et souriant un rire attendri de bonté,

Et tremblant de tendresse et t'enflant d'âme sombre

Comme un violoncelle où pleure un andanté,

Et t'amplifiant plus en voix qui monte et gronde

Et clame des vers gros d'appels et de fureurs

Et hurle !... Et dans ton geste et cette voix profonde,

Il y aura des cris de haine avant-coureurs ;

La Liberté farouche agitant dans ses voltes

A bout de bras, le grand drapeau fou des révoltes,

La Marseillaise plein la poitrine ; et encor

Il y aura Sapho brisant sa lyre d'or,

Il y aura Carmen blême de tragédie

Intime, les deux yeux dévorés d'incendie,

Tout le sanglot, tout le sursaut, tous les frissons

Et le vent furieux rebroussant les moissons

Et des serpentements de sirène mêlée

A la marée avec son geste large ouvert

Frémissant jusqu'au bout de la traîne étalée,

Terrible et rauque en toi comme toute la mer !

 

 

Rondeau pour ses mains

 

Vos belles mains de race, aux lignes souveraines,

Construites pour mener la vie à grandes rênes

Et dont le geste noble et le rare contour

Evoquent le vieux temps des dames à leur tout,

Pourraient faire blémir l'orgueil de bien des reines.

 

Que le lourd chapelet y déroule ses graines,

Qu'y mettent les chatons leurs reflets de murènes,

Rien ne vaut, chapelet, bague, pompeux atour,

                       Vos belles mains.

 

Pour moi, que prit toujours le charme des sirènes,

Je voudrais, respirant à l'ombre de vos traines,

Qu'une caresse au moins me payât de retour

Lorsque dévotement je serre tour à tour,

- Si pâles dans mes doigts et froidement sereines, -

                        Vos belles mains !

 

 

*

O Dame ! Béatrix pour les versets de Dante,

Belle à la bouche mince où dort le contralto

Au geste pur drapant tes lignes d'un manteau

Mais au charme pervers de Muse décadente ;

 

O Dame, masque blême où brûlent tes grands yeux,

O Dame, fresque, affiche artiste, silhouette

Au pas sans bruit à fleur de scène, ombre fluette

Que fatigue le poids du chignon orgueilleux,

 

Psalmodiant les vers étranges et les proses,

Lève-toi devant nous comme un fantôme clair

Et que ta voix d'or monte à tes lèvres décloses,

 

Afin qu'en t'écoutant, droite et le doigt en l'air

Toute pâle parmi la pâleur des écharpes,

Nos coeurs vibrent en nous comme un concert de harpes.

 

 

O Dame ! Béatrix pour les versets de Dante,

Belle à la bouche mince où dort le contralto

Au geste pur drapant tes lignes d'un manteau

Mais au charme pervers de Muse décadente ;

 

O Dame, masque blême où brûlent tes grands yeux,

O Dame, fresque, affiche artiste, silhouette

Au pas sans bruit à fleur de scène, ombre fluette

Que fatigue le poids du chignon orgueilleux,

 

Psalmodiant les vers étranges et les proses,

Lève-toi devant nous comme un fantôme clair

Et que ta voix d'or monte à tes lèvres décloses,

Afin qu'en t'écoutant, droite et le doigt en l'air

 

Toute pâle parmi la pâleur des écharpes,

Nos coeurs vibrent en nous comme un concert de harpes.

 

 

 

Opales

 

Dites, la chaîne d'or qu'entre vos doigts artistes

             Vous maniez et balancez,

             S'il y pend ces opales tristes

Est-ce lorsque vos yeux sont laissés

                           Baissés

Pour quand même un rappel de vos prunelles chères

                           Si claires ?

 

Contre vous ces bijoux, où revit, croirait-on,

             Dans le très peu qu'est un chaton

             L'immense qu'est un crépuscule,

             Comme une goutte minuscule

                           Bascule,

Tremblent comme pour choir avec un point brûlant

                           Au flanc,

 

Et la lutte s'engage en reluisances vagues

              Entre elles et vos glauques bagues

              Et vos très fantasques iris

                            Verts, gris,

Ou bleus suivant l'instant ainsi que l'onde étrange

                            Qui change.

 

Mais, lorsque le chagrin mouille votre regard

               Ou bien quelque émotion d'art,

               Quelle allusion saisissante !

               Chaque opale phosphorescente,

                             Glissante,

Figure l'un des pleurs que distillaient en eux

                             Ces yeux.

 

Et, presque, l'on voudrait tendre une main ouverte

                A la prunelle bleue et verte

                Quand les larmes vont y monter

                Pour à ses paumes emporter

                              Hâté,

Un peu de ces beaux yeux verseurs, flambants et pâles,

                              D'opales.

 

 

Sonnet

 

Parmi le carillon tombeur de grosses notes,

Monseigneur, apposez, plus blanche que du lait,

La dextre où l'anneau met son éclair violet

Sur les fronts puérils et les bouches dévotes.

 

Notre bonne cité baisera votre anneau

Et fera bel accueil et fera belle fête

Au passant tout en or avec sa mitre en tête

En qui revit un peu du divin chemineau.

 

Car nous voyons en vous se mirer Son image,

O Prince ! et si c'est là le plus sensible hommage

Que nous sachions offrir à votre dignité,

 

N'est-ce pas votre joie intime et principale

Que puisse d'un revers la paume épiscopale,

Oindre les fronts humains d'un peu de Sa bonté

 

 

Petits pieds

 

                  Petits pieds andalous

Parmi l'intimité des fins dessous si flous

Qu'emmène aux quatre points l'allure féminine

                  Tout ce trotte-menu

Qui dans le cuir luisant et dans le bas ténu

Mord l'asphalte poudreux ou le pavé chenu,

                  Flâne, court ou gamine ;

Parmi l'intimité des fins dessous si flous,

                  Petits pieds andalous ;

 

                  Petits pieds andalous

Dans l'entrecroisement des faces et des loups

Au bruit des carnavals et des bals, bruits de fêtes

                  Pris comme en des sachets

Au satin du soulier lourd de colifichets

Valsant, sautant, tournant ainsi que des hochets,

                  Tournant comme les têtes ;

Dans l'entrecroisement des faces et des loups,

                  Petits pieds andalous ;

 

                  Petits pieds andalous

Faits pour être gardés parmi les doigts jaloux,

Pieds juste à la mesure étreignante des paumes,

                  Appeleurs de baisers,

Chauds et vivants ainsi que des oiseaux posés,

Jolis comme des mains d'être blancs et rosés ;

Dans la plume douillette et de précieux baumes

Faits pour être gardés parmi les doigts jaloux,

                 Petits pieds andalous ;

 

                 Petits pieds andalous,

Vous qui ne courez point où vont les guilledous,

Je vous aime, petits petons d'honnête femme

Parce qu'en vous s'affirme et s'achève l'attrait

                 Tout ensemble discret

Spirituel et fin qu'ainsi qu'un doux secret

Garde dans tout son port cette perle : la dame,

Vous qui ne courez point où vont les guilledous,

                 Petits pieds andalous!

 

 

Mystérieusement

 

La lenteur de tes pas que suivent les étoffes,

Au sol jonché ramasse une à une des fleurs

Et l'épode te montre au bout des antistrophes

Droite et debout, drapant ta souplesse aux ampleurs

De ta robe en qui meurt toute une gamme bleue

Fraîche de tant de fleurs dans les plis de sa queue.

 

Et les mille parfums doucement en allés

De ces calices, vont à ta gorge plénière,

Vont à la nudité de tes bras étalés

S'unir à la senteur de ta chair printanière ;

Et le désir humain qui rôde tout autour

De toi son rêve fou d'enlacement farouche

Confie à chaque fleur le baiser d'une bouche

Et dans chaque parfum met un aveu d'amour.

 

 

Salut

 

Hélène, je n'ai pas comme vous dans ma vie

               La Muse en noir des amours morts ;

Jamais nulle hantise encor ne m'a suivie,

               Ni le regret, ni le remords ;

 

Mon coeur est vierge en moi comme ma chair est vierge,

               Il ne porte aucun secret deuil,

L'amour en passant frappe à cette tour d'orgueil

               Qui ne se livre ni n'héberge ;

 

Si je hurle d'angoisse et clame de désir,

              C'est que l'existence est méchante,

C'est, devant l'infini que l'on ne peut saisir,

              Que je suis toujours impuissante.

 

Et mes rythmes n'étant pour aucun bien-aimé

               S'en vont vers la beauté des choses,

Vers la mer, vers les bois, vers les grands couchants roses

               En qui seuls vit mon coeur fermé ;

 

Et ma Muse nourrie à la même mamelle

                Ignorante du tendre émoi

Marche violemment le même pas que moi

                Comme une farouche jumelle.

 

Mais la virilité de ce souffle me fait

                Aimer justement la tendresse

Le charme féminin, la douceur, la caresse

                Que contient votre oeuvre à souhait,

 

Et comme au temps jadis s'inclinait jusqu'à terre

                Pour la dame le chevalier,

Incliner devant vous ma tête volontaire

                Que l'amour ne sut point plier.

 

 

Vespérales

 

 

Vesper

 

      Ce jour d'été qui  ne finissait pas

Sombre enfin dans un crépuscule magnifique,

      Ce jour d'été qui ne finissait pas.

 

      Viens ma camarade mélancolique,

Mon âme ! Et hantons les campagnes pas à pas.

        Viens ma camarade mélancolique !

 

       La crudité des matins et des midis

Eclaboussait de trop de soleil notre rêve,

       La crudité des matins et des midis.

 

       Mais voici qu'une aube étrange se lève

Au coeur de l'horizon où le soleil descend ;

       Mais voici qu'une aube étrange se lève !

 

       Son jour est une allusion au sang ;

C'est une pourpre douce et tiède qui nous baigne;

       Son jour est une allusion au sang.

 

       C'est de l'ombre qui s'étale et qui saigne,

Où s'éveille le choeur de tous les lamentos ;

       C'est de l'ombre qui s'étale et qui saigne.

 

       Les revenants y traînent leurs manteaux,

On y entend un frôlement de bêtes tristes ;

       Les revenants y traînent leurs manteaux.

 

       Oh ! les crapauds et leurs goîtres flûtistes

Et les chats-huants y appelant au secours !

       Oh ! les crapauds et leurs goîtres flûtistes !

 

       C'est le réveil des bizarres amours,

Des sourds repentirs, des solitaires suicides,

       C'est le réveil des bizarres amours.

 

       L'aube inverse des rêveurs illucides

Pleurant des chagrins faux avec des sanglots vrais,

       L'aube inverse des rêveurs illucides.

 

       Et nous, nous y crierons, qui tordons vers l'Après

Dans un geste impuissant nos poignes déicides ;

       Et nous, nous y crierons, qui tordons vers l'Après

 

Notre coeur gros d'angoisse et de mauvais secrets.

 

 

Les litanies de la lune

 

A ma soeur Charlotte

 

Pleine lune qui fais les beaux minuits d'argent,

Glabre qu'aime le soir toute une pauvre gent,

             O voyageuse taciturne !

 

Rôdant sur la grisaille immense des cités

Pour, face à face, y luire aux songeurs attristés

             Le front à leur vitre nocturne,

 

Lune des parcs, des eaux, des fleurs, des chênes tors,

Donne une illusion d'air libre et de dehors

             A ceux qui pleurent la campagne ;

 

Viens, amante pâlotte au regard singulier,

Côte à côte et sans bruit partager l'oreiller

             De ceux qui n'ont pas de compagne ;

 

Coiffe d'une couronne à flamboyants fleurons,

Un instant arrêtée en ta fugue, les fronts

             Des stériles chercheurs de gloire ;

 

Sois une allusion aux galettes des rois

Et la coupe de vin qui tremble dans les doigts

             De ceux qui n'ont manger ni boire ;

 

Surgis dans ta pâleur de cap guillotiné

Grimaçante d'horreur à l'oeil halluciné

             De ceux qui rêvent de revanches ;

 

Vêts du voile de noce issu de ta clarté

Celles qui n'auront pas leur part de volupté

             Et que tente la robe blanche ;

 

Jette aux vieilles beautés avides de butin

Et si veuves ! l'argent furtif et clandestin

             De tes taches capricieuses ;

 

Brille pour les petits apeurés dans leurs lits

Et dont les rideaux ont des bêtes pleins leurs plis

            - Comme font les bonnes veilleuses ;

 

Puis, offre l'hostie alme et lumineuse à ceux

Qui gardèrent l'espoir de paradis fameux

            Tout au fond de leur âme pie ;

 

Et lorsque, visitant ces veilleurs du désir

Tu leur auras ainsi versé de ton plaisir

            A même la ville assoupie,

 

O lune ! garde encore un rayon pour le toit

Où les chats miauleurs ouvrant, clairs comme toi,

            Leurs yeux ronds vers ta plénitude

 

Dans l'équilibre sûr de leur pas de velours

Te prennent à témoin de leurs folles amours

            Et sanglotent leur lassitude.

 

 

Epitaphe

 

Ci-gît, sans trop s'y résigner,

Une qui battit la campagne.

Son noir cercueil fut le dernier

De tous ses châteaux en Espagne

 

Et, dans ce logis exigu,

Elle dort, toute jeune encore,

Se reposant d'avoir vécu

Pendant l'espace d'une aurore.

 

 

Pour d'aucuns

 

A la chasse d'un espoir fou

       On ne sait où,

Nos âmes ! barques en allées,

       Barques ailées,

 

Quand vous saisit l'orage errant

       Ou que vous prend

L'ennui morne où l'effort expire

       Dans son gris pire,

 

Nos âmes ! Vous n'entrerez pas

        Ranger là-bas

Parmi le vert des paysages

        Vos voiles sages,

 

Aux hâvres des simplicités,

        Des piétés,

Des résignations mûrées

        Loin des marées,

 

Offrant, blancs de blanche bonté,

         Leur sûreté

Sans que vos fatigues prodigues

         Hantent ces digues ;

 

Car l'angoisse, hors des abris,

        Vers les temps gris,

Vers l'orage glauque qui passe

       Toujours vous chasse,

 

L'angoisse du désir dément

       L'attrait qui ment

Du Large, O barques, troupe insane,

      Ames en panne !

 

 

 

 Parfum aimé

A ma soeur Alice

 

           Parfum évocateur d'absents

En qui l'être bien loin qu'on l'appelle repasse

           Comme un fantôme plein de grâce

Et nous reprend d'un coup notre esprit et nos sens,

 

           Parfum, d'une seule fleurée

Redisant tout, regard, voix, geste, allure, pas,

           Et ce qui ne s'exprime pas

Du charme qu'émanait sa personne adorée,

 

           Parfum, perle en laquelle tient

Mieux encore que ce quelqu'un, son ambiance,

           Toute l'époque d'existence

Qu'on y vécut, passé concentré qui revient,

 

           Parfum, goutte sur la vêture,

Tiédeur d'une présence, haleine d'un baiser,

           O toi qui sais nous abuser,

Rends-nous pour un instant la chère créature,

 

           Parfum, bonheur qui te promets

Aux coeurs heureux pour qui l'absence sera brève,

           Parfum, hélas ! qui parachève

Le lourd regret des coeurs séparés à jamais !

 

*  

 

    Les beaux jours qui se meurent si tard

    Dans les couchants mélancoliques,

    Ah ! ces après-midi bucoliques 

    Où nous traînons notre regard

    Et notre pas et notre geste

    Et notre contenance et le reste,

    La marionnette et tout son fard !

    Les beaux jours qui se meurent si tard,

    Ces beaux jours d'été, toute leur joie

    Est pour les purs et simples coeurs,

    Pour les croyances et les vigueurs ;

    Mais pas pour nous que l'angoisse noie !

 

    ... Et parce qu'en nous rien n'est pareil

    A cette fête du beau soleil,

    La fleur si triste de nos névroses

N'épousera jamais la chair fraîche des roses.

 

 

Fredon triste

 

Pour l'âme en panne point de rive

             Où l'on arrive ;

       Pour le coeur en deuil

             Point d'accueil.

 

Il faut garder son âme tue

             Sombre et têtue

        Et son coeur trop gros 

             De sanglots.

 

 

Crépuscule

 

Ce soir, passant le long de la mer retirée

Morne, avec un couchant pâle à son horizon

Et des arbres fanés par l'arrière-saison

Roux aux troncs noirs, tordus sur sa rive effondrée,

 

En écoutant le bruit monotone et mineur

Des eaux dans les cailloux, il m'est venu ce rêve

De passer avec toi sur cette même grève

Grave et le coeur serré par un vague bonheur.

 

Je nous voulais marchant auprès des chansons bleues

Du flot, les bras unis avec tous les reflets

Du crépuscule aux yeux, et, parmi les galets,

Traînant derrière nous nos deux robes à queues,

 

A pas lents, inclinant l'un vers l'autre nos fronts,

Moi toute jeune encor, toi matrone hautaine,

Et sentant, au travers de l'étoffe incertaine,

Côte à côte nos coeurs battre dans nos girons.

 

Et, regardant au sol marcher l'ombre jumelle

De notre enlacement, pâle, devant la mer,

Je t'aurais confié tout bas mon coeur amer

Troublé, changeant, étrange, insondable comme elle.

 

 

Berceuse puérile  

A ma soeur Suzanne.

 

Dormez, bébé ; la nuit est sombre.

Voici rôder, passant dans l'ombre,

Les grands loups au pelage noir.

Avec leur voix étrange et forte

Ils viendront crier à la porte,

Si bébé ne dort pas ce soir.

 

Dormez, bébé ; le temps fait rage.

Voici passer un grand orage,

On l'entend tout là-bas gémir.

Sur son aile le vent l'apporte,

Il viendra secouer la porte

Si bébé ne veut pas dormir.

 

Dormez, bébé ; l'ange vous veille.

Quand l'enfant doucement sommeille

Il lui dit sa chanson tout bas ;

Mais il serait triste et, sur l'heure,

S'envolerait de sa demeure,

Si bébé ne s'endormait pas.

 

 

Fredons

 

Fredonnez, les deux mains traînant au piano

             Et les yeux noyés dans le vague,

Si vagues vos grands yeux vagues comme la vague

Et si vagues vos doigts libres de tout anneau !

Fredonnez, les deux mains traînant au piano.

 

Caresse aux doigts, d'ivoire, et de charme à vos lèvres,

             Musicale frôlée au coeur,

Chant tout bas, si majeur, si mineur, si moqueur,

Menuet et sanglot perlé de notes mièvres,

Caresse aux doigts, d'ivoire, et de timbre à vos lèvres ;

 

Charme comme d'entendre à travers la cloison

              Chanter une voix inconnue,

Charme d'une chanson on ne sait d'où venue

Par qui sont dans les yeux les larmes sans raison,

Charme comme d'entendre à travers la cloison ;

 

Trouble d'un baiser pris et dont on ne regoûte,

              Enervement de l'incomplet,

Fantôme comme aux eaux les choses en reflet,

Volupté du regret, du souvenir, du doute,

Trouble d'un baiser pris et dont on ne regoûte.

 

Fredons où l'âme écoute en cherchant à saisir,

               Vos fredons si légers, si tristes !

A cause du mystère en eux fredons artistes,

Fredons chers pour laisser après eux un désir,

Fredons où l'âme écoute en cherchant à saisir.

 

 

Pour des belles

 

           Vivantes roses de bel âge

Qui hantez la maison du clair de vos visages,

Du roux occidental de vos rudes toisons

Où toujours fait sa roue une fleur de saison ;

          Vous, croupes de sirènes ;

Vous, majestés que suit l'arrogance des traînes ;

Vous, idoles, avec les étoiles fugaces

Des colliers de vos cous, de l'or de vos oreilles ;

Vous fards, fraîcheurs d'emprunt sur la fraîcheur des faces

Où sous vos sourcils longs d'allongent vos prunelles,

           O princesses, ô demoiselles !

Songez-vous que, les jours ayant suivi les jours,

Dans la maison, déjà si vielle avec autour

Son parc mystérieux qui verdit tour à tour

Ses étés et s'effeuille en ses automne d'or,

Toutes vous passerez le long des corridors

Les nuits que le vent crie aux portes comme un loup,

Esprits clairs revenus en rang on ne sait d'où

Pour, sans contours ainsi que la brume des soirs,

Grimacer vos beautés au profond des miroirs ?...

 

 

Spectre

 

Ce soir, Hamlet en deuil sort de l'encrier noir.

Il vient, me regardant jusqu'au fond des prunelles,

Mettre dans mes deux mains ses paumes solennelles

Et s'asseoir près de moi blême de désespoir.

 

Doux prince, j'aime bien mes mains dans vos mains pâles,

Le glauque de vos yeux pensifs d'homme du Nord,

Votre grand manteau noir frère des manteaux d'or

Où l'améthyste a mis ses fleurs épiscopales.

 

Un souvenir lointain erre dans votre deuil,

Pareil à la senteur des choses qu'on exhume ;

La Légende ineffable a laissé de sa brume

En vous qui la quittez pour paraître à mon seuil.

 

Je baiserai vos mains ce soir inoccupées

Où l'encre mit d'abord son stigmate innocent,

Dont ensuite le sort tacha les doigts de sang,

Eux manieurs de plume et non porteurs d'épées.

 

Je poserai mon front contre votre front lourd

Car tous deux, ennemis du faste et du tapage,

Nous nous sommes penchés sur une même page,

Avec la même angoisse, avec le même amour.

 

Nous avons tous les deux songé les mêmes songes,

Nos faces ont pâli sur les mêmes labeurs

Et nous avons aussi versé les mêmes pleurs

Sur les mêmes humains et leurs mêmes mensonges.

 

Vous me raconterez votre spectre anxieux,

Je vous dirai le mien qui me suit à la piste

Car je suis folle aussi d'entendre sa voix triste

Et de sentir toujours ses deux yeux dans mes yeux.

 

Car, comme votre père aux injonctions brèves,

Impérieux et froid le Suicide est là ;

Car tous deux, inquiets d'un semblable au-delà,

Nous n'obéissons pas à cause de nos rêves !

 

 

Ah ! les rêves !... Toujours toujours rêver en vain

Et toujours agrandir ses deux yeux dans le vide

Et toujours revenir à sa pensée avide

Comme l'ivrogne affreux qui retourne à son vin !

 

Toujours l'atroce mort quand le corps va s'étendre

Mêlant l'allusion du néant au sommeil

Toujours le même sombre et soucieux réveil

Où l'horreur d'exister encor vient vous reprendre !

 

Ah vivre !... vivre en paix, vivre en simplicité

Sans chercher à sonder notre propre mystère,

Sans cris vers l'Infini qui persiste à se taire ;

Ah vivre !... vivre !... Ou bien alors n'avoir jamais été !

 

Doux prince, approchez-vous. Vous n'êtes qu'un fantôme

Mais puisque, comme vous j'ai rêvé quelquefois,

Puisqu'aussi sous mon front ma pensée a le poids

D'un monde dont le faix tiendrait dans un atome,

 

J'aime le manteau noir frère des manteaux d'or

Où l'améthyste a mis ses fleurs épiscopales

Et contempler longtemps, les mais dans vos mains pâles

Le glauque de vos yeux pensifs d'homme du Nord...

 

 

Des yeux

A ma soeur Marguerite.

 

    L'écrin nocturne des yeux bizarres

    S'est répandu à même la nuit.

Vaguement, c'est autour des écrins et des mares

    L'écrin nocturne des yeux bizarres.

 

    Les yeux ouverts on ne sait où,

Ronds de clarté, cligneurs de félinerie,

    Aigus d'or, larges de rêverie ;

Grands yeux en promenade du hibou

    Et du chat miauleur d'hystérie

Et du somnambule en équilibre et du fou

    Ballant sa frôleuse vespérie

Et dans l'éloquence à mi-vois de la nuit,

    - Goutte à goutte qui choit à petit bruit -

Une note unique et monotone détonne

Du fond de la laideur squammeuse des crapauds,

    Les crapauds au pas qui tâtonne,

Riches de deux yeux d'or dans l'horreur de leurs peaux.

 

Ah les yeux ! les yeux fous des bêtes une à une

Dardés immensément vers le ciel bleu de nuit

         Qui sur leur rondeur arrondit

         L'oeil ouvert de la pleine lune !

 

 

Ombre

 

Sans qu'on t'ait entendue, ombre, comme un félin

Qui s'avance au pas lourd de ses pieds hypocrites,

Tu t'approches, berçant tes hanches sybarites

Et plonges dans mes yeux ton regard opalin.

 

Le léger mouvement de strophe et d'antistrophe

Dont tremble ta coiffure haute comme une tour

Fait se dissimuler et pointer tour à tour

Les deux fleurs de tes seins sous les fleurs de l'étoffe ;

 

De lourds chatons ont fait tes doigts exorbitants,

Ton cou porte en colliers des ampleurs de rosaires,

Et des calices nés dans d'innombrables serres

Ornent tes cheveux noirs d'un bizarre printemps.

 

Le cerne de tes yeux s'étend et s'accentue

Et meurtrit largement ta morbide pâleur

Où, fraîche, vénéneuse et tentatrice fleur,

Eclate la rougeur de ta bouche ambiguë.

 

Que veux-tu ? Tu répands des baumes et des nards

Et ton geste m'enlace ainsi qu'une couleuvre ;

Dans tes iris changeants toujours guette une pieuve

Qui m'a déjà tentée au fond d'autres regards.

 

Tes lèvres m'ont souri sur celles d'autres femmes

Et d'autres bras tendus m'ont montré le chemin

Mystérieux et noir que m'indique ta main,

Toi que je ne suis pas comme tu le réclames.

 

C'est un chemin étroit qui longe inversement

La grande route droite où cheminent les couples ;

Il s'étale et sinue entre les tiges souples

De fleurs qui ne sont pas pour des bouquets d'amant.

 

C'est un chemin étroit tentant pour qui s'ennuie,

A qui tout le banal humain est en dégoût,

Et l'âme vagabonde y respire partout

Un ignoré parfum d'aventure inouïe...

 

Mais je ne suivrai point ton pas silencieux ;

Je n'ai rien écouté d'une voix plus puissante,

Je n'entends pas non plus ta voix pervertissante

Et le Livre aura seul mon coeur sentencieux.

 

 

Premier Nocturne

 

Que d'heures qui s'en vont au passé pas à pas

Où, nés pour être deux, seule chair et seule âme,

N'ayant ni noces ni divin épithalame,

Ceux qui devraient s'aimer ne se connaissent pas !

 

Que d'heures ne laissant de parfum ni d'annales,

Et faites pour l'extase et le néant d'amour,

Que de nuits, que de nuits se perdent sans retour,

Que de splendides nuits banales ou vénales !

 

Ah ! de songer aux mots qui les auraient grisés

Parmi le clair de lune écoutés bouche à bouche !

De songer qu'ils vivront sans que leur main se touche

Et que, pour eux, ces nuits passeront sans baisers !

 

 

Deuxième Nocturne

 

Je rêve par les nuits à l'amour qui sanglote,

           Amours non sus, amours trahis,

Amants qu'on n'aime pas, ou pire, amants haïs,

           Pleurs de paria, pleurs d'ilote.

 

Je rêve à vous, cheveux blanchissants sur les fronts,

           Poings qu'on enfonce sans les bouches,

Détresses dans secours qui pâmez sur des couches,

           Coeurs qui saignez dans des girons.

 

A toi, lente insomnie ouvreuse de prunelles

           Dans la muette obscurité,

Où la mort qui sourit tend ses mains fraternelles

           Et tout bas parle du Léthé !

 

Et telle que serait quelque oraison nocturne

           Sans signe de croix et sans mots,

Ma pitié va roder à l'entour de ces maux

           Comme un fantôme taciturne.

 

... Ah! qu'au moins, ah ! qu'au moins dans leur être béant

           Où le glas de la mort bourdonne,

Le sommeil un instant descende, puisqu'il donne

           Comme un avant goût du néant !

 

 

Troisième Nocturne

 

Mon âme s'ouvre au soir comme une fleur bizarre

Qui s'épanouirait à l'heure du couchant,

Et, quittant le tombeau du corps, heureux lazare,

Monte à Dieu comme y vont l'encens et le plain-chant.

 

Je ne voudrais alors le baiser sur ma bouche,

L'étreinte me pressant l'épaule dans le noir,

Que pour me figurer un instant que je touche

L'au-delà que j'adore et que je ne puis voir,

 

L'amant n'étant pour moi, dans cette heure suprême,

Que mon rêve éternel subitement fait chair,

Qu'un être me donnant, l'espace d'un éclair,

L'illusion de dire à l'Infini: " Je t'aime !"

 

 

Quatrième nocturne

 

Ta patience a lui sur d'inouïs passés,

Face morte et nocturne au firmament qui sais

Le mystère profond des foules disparues,

        O lune des champs et des rues !

 

Et quand le ciel s'argente à ton ascension,

Notre âme où s'est levée aussi ta plénitude

Ouvre sur toi deux yeux d'interrogation

         Ronds d'angoisse et d'inquiétude,

 

Songeant ces regards-là qui virent tes soirs purs,

Et ceux-ci qui luiront ta lumière mouillée,

Alors que dormira notre race oubliée

          Sous l'amas des siècles futurs.

 

 

Petit jour

 

               Tristesse du petit jour,

Frôlement aux carreaux mornes, morne filtrée ;

Aux volets joints clarté, comme de lune, entrée

Sans luisance à travers les fentes du bois lourd ;

 

               Tristesse du petit jour,

Lueur sans charme au fond de l'inerte campagne

Et qui, dans le silence, en silence aussi stagne,

Faible, laissant encor les choses sans contour ;

 

                Tristesse du petit jour

Sur les villes sans bruit que le repos fait mortes,

Le sommeil n'ayant pas relâché leurs cohortes

Passantes, par la rue et par le carrefour ;

 

                Tristesse du petit jour

Dans la chambre où vacille une lutte ennuyeuse

D'ombre burlesque avec la dolente veilleuse

Comme, au plafond, un ciel clair et noir tour à tour ;

 

                 Tristesse du petit jour

Sur les sommeils, néants dans les oreillers souples,

Sombres, naïfs, vénals, malades, ceux des couples,

Rideaux fermés, sommeils lassés, sommeils d'amour ;

 

                 Tristesse du petit jour

Sur la mer grise et large et largement étale...

Oh l'appel ! Oh ! le cri, parmi le brouillard pâle,

Trouble, double, que jette un bateau de retour !

 

Oh ! l'horreur de sortir des bons rêves mythiques,

D'avoir à vivre encore une fois tout un jour,

                 O tristesse du petit jour

Sur l'ennui, large ouvert, de deux yeux spleenitiques !

 

 

L'indifférente

 

Puisque tu ne veux plus m'aimer, indifférente,

Et puisque rien ne peut, froide, te réchauffer,

Je veux, quand tu viendras, crisper ma main errante

A ton beau cou d'ivoire afin de t'étouffer.

 

Ou plutôt, comme la pitié pourrait me prendre

A voir ta bouche blême et tes bras débattus

Et qu'une horreur viendrait me saisir à t'entendre

Râler des mots d'effroi graduellement tus,

 

Je veux, ainsi qu'après une étreinte donnée,

Et me penchant sur toi comme pour un serment,

T'enfoncer dans le coeur l'épingle empoisonnée

Qui sans geste et sans cris tue hypocritement.

 

Ou plutôt, ou plutôt, adorée, adorée ! 

Si tu daignes, sans cris, sans discours, sans assauts, 

Epanchant sur tes mains ma tristesse pleurée,

J'y laisserai couler mes larmes en ruisseaux.

 

Contempteur de la vie un lourd crucifix jette

D'un grand geste mélancolique,

La sombre allusion de la mort catholique,

Tandis qu'ainsi la nuit y verse ses écrins

Et fleurit ce sommeil de ses bijoux païens.

 

 

Le sommeil

 

I

Comme une que berça la viole d'amour;

         La belle tout en pâleur dort,

Les volets joints avec, dessus, les rideaux lourds

Pour empêcher sur sa tranquillité de mort

Que ne vienne jouer l'estival clair de lune.

 

Mais des gouttes de lune ont chu une par une

          Aux fentes de ces volets joints

Et luisent sur sa couche aux draps finement oints,

Comme si les colliers de sa parure pâle

Avaient dans la ténèbre égrené des opales.

 

Et, sur ses seins quiets où se croisent les paumes,

           Sur ses pieds sages réunis,

Sur tout le luxe prude et raffiné du lit

Où elle se coucha sans bagues et sans baumes,

Le corps sans robe d'or et sans huppe à la tête,

 

Contempteur de la vie un lourd crucifix jette,

           D'un grand geste mélancolique,

La sombre allusion de la mort catholique,

tandis qu'ainsi la nuit y verse ses écrins

Et fleurit ce sommeil de ses bijoux païens.

 

 

 

 II

 

Les pierres des colliers s'éteignent une à une

Dans cette nuit fatale où ne luit pas la lune.

               Endors-toi longue sur ta couche

Avec tous tes colliers éteints autour du cou,

                    Avec l'âme on ne sait où,

                Avec une fleur à la bouche,

Avec tes bagues d'art jusqu'au bout des phalanges.

La veilleuse a forgé des fantômes étranges

De son vacillement qui rampe par la chambre

Et fleurit le plafond de grands astres muets

Et remue, aux recoins, des ombres qui dormaient.

repose jusqu'au jour ; à moins que, pour te voir,

Dans tout ce clair obscur en agitation,

Ne vienne sur tes seins tout doucement s'asseoir

Le chat noir inquiet de ton sommeil profond

Qui fixera sur toi, dans la tiédeur des plumes,

Ses deux yeux ronds et clairs comme deux pleines lunes...

 

 

Ville du soir

 

La ville s'illumine au lointain à fleur d'eau

             Tout au bout de la mer nocturne ;

Lève ta tête basse, ô triste,ô taciturne !

 

Le couchant furieux s"apaise à l'horizon

              Au-dessus de la mer éteinte ;

              Regarde, ô coeur gonflé de plaintes !

 

Lève la tête, vois! Ainsi qu'un long collier

              La ville brille dans le soir,

Contredite dans l'eau comme dans un miroir.

 

Les tours luisent, voici les châteaux qui s'allument,

               Voici les palais qui flamboient ;

               Ah ! de la joie, ah ! de la joie !...

 

C'est la ville du bout du monde, c'est Thulé,

               C'est le conte bleu, c'est le rêve ;

Appareillons ! Partons vers ces lointaines grèves !

 

Puisque notre vaisseau tourne déjà sa proue

Et comme pour un vol gonfle déjà ses voiles

                Vers ce là-bas riche d'étoiles,

 

Monte et partons ! Tes yeux pleureront de bonheur

                En grosses larmes sur la mer.

Nous avons tant souffert, nous avons tant souffert !

 

Mais nous aborderons la Ville où nous attendent

                Nos désirs irréalisés

                Et nos pauvres espoirs brisés.

 

Nous allons vivre !... Ah dis, lève-toi, chante-moi

                 Quelque hymne les deux bras ouverts

Dans ton manteau de deuil qui traîne dans la mer ;

 

Car voici qu'on peut voir déjà monter la tour

                 Où l'être te fait signe enfin

                 Dont tu eus si soif et si faim ;

 

Toute puissance d'homme et tendresse de femme,

                 Voici sa bouche pour ta bouche,

Ses deux bras insensés pour ton amour farouche,

 

Sa bonne épaule pour ton front lourd de pensée,

                 Son coeur pour ton coeur gros de sève,

                 Ses deux yeux profonds pour tes rêves ;

 

Sa voix parle, son oeil voit, son oreille entend,

                 Toute une âme compréhensive

Veille ; attendant ton âme, en sa beauté pensive ;

 

Et c'est ta paix et c'est ton amour, c'est ta joie,

                  Ah ! de la joie, Ah de la joie !...

cette cité qui met ton désir sur lamer,

 

O coeur pudique, ô coeur pervers, ô coeur amer !...

 

 

La berceuse rétrospective

 

A jamais ainsi qu'une petite morte,

Mon enfance dort dans la ville qui dort.

A jamais ainsi qu'une petite morte,

Elle dort au clapotis des eaux du port

berçant les mâts des barques dans les étoiles.

 

Elle dort au claquement rude des voiles

De vaisseaux revenus de lieux inouïs.

Elle dort au claquement rude des voiles

Qui parle des plus ignorés pays,

Et son sommeil en est plein de belles fables.

 

Elle dort de ses deux grands yeux misérables

Gardant comme un souvenir du paradis.

Elle dort de ses deux grands yeux misérables

Et qui s'étonnent peu à peu agrandis

Sur la laideur des choses de la terre.

 

Elle dort déjà complexe et solitaire,

Inquiète à travers sa naïveté,

Elle dort déjà complexe et solitaire.

le monstre dont son coeur fou sera hanté

L'impossible désir est dans l'oeuf encore...

 

Elle dort !... Ah dors, dors ! candeur, fraîcheur, aurore !

 

 

Défilé

 

Les clochers ont perdu leurs pointes dans la nuit.

Des princesses en rang s'avanceront sans bruit,

                 Ombres passant dans l'ombre,

Hauts de bonnets hauts sur des chefs clairs ou sombres.

 

La lente extinction de leurs yeux mal cachés

Tremblera sur leur joue en longs cils catholiques ;

Leur mutisme fera leurs bouches hermétiques ;

Leurs doigts prudes seront contre leurs seins vivants,

Claustrés sous la lourdeur des robes hivernales,

(Spectres pointus parmi les pointes des cloches,

Défilé sans couleur qui s'allonge en rêvant.)

 

Et seuls sur leurs cous nus - violets, jaunes, rouges,

Verts et bleus - frémiront dans l'ombre générale

Leurs colliers contredits dans des lueurs qui bougent,

Quand aussi tremblera, lointain, en haut, si haut !

                 En l'immensité vespérale,

Le premier diamant d'une petite étoile...

 

 

*

 

Du fond de notre coeur accablé de beauté,

Nos admirations sourdes et solitaires

Montent dévotement leurs muettes prières

Vers nous ne savons pas quelle immortalité.

Et c'est trop de grandeur pour notre infimité

Lorsque les couchants fous qui saignent sur les villes

Ou sur l'ampleur des mers ou les monts immobiles

Ou la forêt tragique ou les blés inclinés

Nous tordent malgré nous nos bras passionnés...

Ah ! le mal de frémir jusqu'aux dernières fibres !

Ouvrir les yeux trop grands sur les choses qui sont !

Défaillir et qu'en soi croulent des équilibres

Parce qu'un beau jour meurt à même un ciel profond !

 

 

L'apaisement

 

Nous laisserons au gris des pages refermées

Du Livre où s'obstinaient nos fronts sentencieux

Tout le désir et tout l'effort, les soucieux

Songes et l'ennui lourd des heures enfumées.

 

Lasses de chair en qui se meurent des avrils,

Lasses de regards fous de rêve et d'harmonie,

Lasses d'âmes où trop de raison cherche et nie,

Nous voulons gaspiller des moments puérils.

 

Lentes de par le faix maladif de nos têtes,

Hanteuses des jardins dans leurs tours et détours,

Nous irons, de l'étable aux bonnes basses-cours,

Respirer la torpeur bien portante des bêtes.

 

La couleur saine a peint aux pigeons l'éventail

De leur queue, a fardé les poules promenées,

Et nous guérit un peu des nuances mort-nées ;

La simplesse regarde aux grands yeux du bétail ;

 

L'herbage réservé pour les vaches laitières

A de l'herbe et des fleurs qui vont jusqu'aux genoux ;

Toute la vie heureuse au soleil monte à nous

De la senteur féconde et chaude des litières.

 

Myopes, bougonnant ente eux, viennent nous voir

Les porcs bouffis groupés sur le seuil de leur bouge :

L'ombre des cages luit tout à coup de l'oeil rouge

Des placides lapins de neige au museau noir ;

 

Le vieux mur berce au vent toutes ses giroflées,

Le toit, sous son chapeau de lierre captieux,

Nous voit par ses carreaux, dardés comme des yeux,

Et rit par ses moineaux aux joyeuses volées,

 

Et, d'avoir tant menti dans un monde qui ment,

Fera nos cils noyés sous des larmes de joie

Quand le chien, dont vers nous la bonne humeur aboie,

Accourra nous lécher les mains naïvement.

 

 

Soleils du soir

 

Quand les soirs furieux stagnent leurs mornes flammes

A même l'horizon des villes et des champs,

Alors sont arrondis sur les soleils couchants

Les yeux humains remplis du mystère des âmes.

 

Ils pleurent le regard triste des exilés

Songeant les nords et les midis de leur enfance

Et des soleils pareils versant leur abondance

De pourpre à des lointains autrement profilés ;

 

Ils pleurent le regard des amours terminées,

Le regret des amants autrefois abattus

Longtemps contre l'épaule offerte à l'heure où, tus,

Leurs couples venaient voir se mourir les journées ;

 

Ils jettent le coup d'oeil d'incompréhension

Des passantes banalités indifférentes

Et le coup d'oeil aussi des misères errantes

Qui n'ont plus de regard pour l'admiration.

 

Ils clignent le plaisir paisiblement artiste

Qui s'attarde aux chaos changeant de la couleur

Et la mélancolie émue en sa pâleur

De ceux que la beauté divinement attriste.

 

Ils luisent de l'espoir des grands tragédies,

Les yeux, les deux yeux fous qu'ouvrent les révoltés

vers l'allusion rouge aux cieux ensanglantés

De leur rêve flambant déjà ses incendies ;

 

Et les deux yeux aussi de la dévotion

Lèvent sur les couchants leur douceur extatique

Et déjà voient brûler l'heure apocalyptique

Où s'éploiera l'essor de notre assomption.

 

Du fond des champs, du fond des palais et des bouges,

Comme ceux des hies, comme ceux des demains,

Ah ! ce qu'ils voient ! tout ce qu'ils voient, ces yeux humains

dardés sur la splendeur des larges soleils rouges !

 

 

Souvenir puéril

 

Le refrain lamentable et long d'une berceuse

Balançait le dolent roulis de mon sommeil,

Voix de femme qu'ennuie un chant toujours pareil ;

Et les rideaux &tant fermés et la veilleuse

Fantasque dandinant des ombres aux recoins,

Moi, petit être au fond du nid, fermant les poings,

Aux yeux où la candeur puérile s'étonne,

Dans ce demi-jour vague et ce chant monotone

Je m'éveillais avec la détresse, la peur

De la veilleuse folle et du refrain pleureur,

Comme souffrant, au fond d'une âme déjà triste,

Le lent mal d'exister que personne n'assiste...

 

 

*

 

L'enfance gardera le secret de ses songes,

Son petit coeur profond qui ne s'explique pas;

L'e,fa,ce ne sait point les mots et leurs mensonges,

Elle sent, elle écoute, et regarde tout bas.

 

Quand les yeux puérils éteignent leur lumière

Sous le voile rusé des cils adolescents,

L'enfance morte emporte au passé funéraire

Son trésor ignoré dans ses doigts innocents.

 

Mais l'adulte rancoeur de la vie hypocrite

Se souvient en pleurant de ces rêves partis

Comme font, sanglotant leur douleur émérite,

Les mères qui s'en vont aux tombeaux des petits...

 

 

Belle nuit

 

La lune était aux cieux à l'heure de minuit

Comme une grande perle au front noir de la nuit.

Tout dormait et j'étais comme seule sur terre.

J'ai regardé la lune étrange et solitaire

Sur laquelle , Sapho, se sont fixés tes yeux

Aux temps antiques quand, de ton pas orgueilleux,

Tu hantais par les nuits l''île coloniale,

Toute seule, levant ta tête géniale

vers le ciel où mettait l'astre son pâle jour.

C'est alors qu'à ta lyre, ô Muse de l'amour !

O Muse du désir et des folles tendresses,

Frissonnaient tes beaux doigts habiles aux caresses

Et que chantait parmi la marée et les vents

Ta bouche ivre aux baisers complexes et savants...

Oh ! de songer tout bas qu'à cette lune blême

Tes yeux s'étaient rivés, grande Sapho, de même

Que les miens quand, parmi le sommeil de la nuit,

Je veillais seule avec mon éternel ennui !

Prêtresse de l'amour qu'ils appellent infâme,

O Sapho ! qu'a donc pu devenir ta grande âme ?

Sous la lune qui vit ta joie et ta douleur,

Je t'ai chantée, aimée, admirée en mon coeur,

Moi poétesse vierge, ô toi la poétesse

Courtisane, ô toi l'aigle orgueilleuse, l'Altesse !

 

 

Cloches d'automne

 

        Des cloches pleurent dans la brume.

Il pleut des feuilles d'or qu'un rai furtif allume.

        Des cloches pleurent sans finir

Pour tout ce qui s'en va sans jamais revenir.

 

Quelle agonie immense et triste que l'automne !

        La mer entre les arbres las

Monte au loin sa marée exacte et monotone,

         Mêlée au rythme de ce glas.

 

Demain les morts : demain la fête de la tombe...

         Oh ! ce glas lugubre qui tombe

A coups sourds dans mon coeur solitaire et béant !

         Oh ! m'en aller ! Oh le néant !...

 

 

Beau jour

 

Le croyant contemplant la beauté d'un beau jour

Sent du fond de son coeur monter un chant d'amour

A sa bouche, et ses mains instinctives se joignent,

Car les émotions profondes qui l'empignent

Font son âme voler en admiration

Au ciel où vit le Dieu de sa dévotion.

Et l'amant, contemplant un beau jour, sent de même

e son coeur à sa voix monter le nom qu'il aime

Et son âme, aussi; vole en adoration

vers la divinité de sa dévotion.

 

... Moi, je ne suis ni la croyante, ni l'amante,

Hélas ! vers aucun but mon âme ne s'aimante

Et le trouble qu'éveille en moi quelque splendeur

Fait ma voix plus muette et plus triste mon coeur.

 

 

Toute seule

 

Mon coeur pleure et mes yeux ne veulent pas pleurer...

Oh ! sentir mon chagrin ruisseler sur ma joue,

Ma bouche se crisper d'une suprême moue

Et, sur mes mains, le froid de mes larmes errer !

 

Mais pendant que je vais par les bois toute seule

De corps et d'âme, avec ma face sèche, veule,

Le sein gonflé du mal de n'avoir pas d'espoir

Ni présent, ni futur ; du mal de ne rien voir

De bon dans le monde et de ne pouvoir comprendre

Ce qui viendra lorsqu'il sera réduit en cendre,

Du mal de ne savoir que croire et qu'adorer,

Mon coeur pleure et mes yeux ne veulent pas pleurer.

 

 

Spleen

 

Ainsi qu'un revenant pâle et vêtu de noir,

Le spleen lent près de moi s'est assis à ma table ;

Et j'ai pris à deux mains ma tête lamentable,

Ne pouvant plus rêver, espérer et vouloir.

 

Rien ne peut m'en guérir, rien ne peut m'en distraire,

Tout mon être est en proie au morne compagnon ;

Qu'on m'offre d'exister ma plus belle chimère,

Sans force pour parler, mon geste dira : "Non !"

 

Ah ! puisque je ne peux inventer la musique

Lugubre en qui chanter ce mal quotidien,

Je voudrais le hurler longuement comme un chien

Sous la lune, perdu, maigre, transi, phtisique,

 

Et puisque je ne peux le mourir, je voudrais 

Le dormir nuit et jour dans mon oreiller moite,

Silencieusement, volets clos, sans arrêts,

Pour une allusion à la dernière boîte.

 

 

Cloches d'été

 

Cloches folles au loin dans le bleu des midis,

Grondeuses d'angelus à l'oreille incroyante,

Quelle mémoire vient en nos coeurs engourdis

Réveiller le regret que votre voix nous mente ?

 

Quel souvenir d'exact, lent cérémonial

Soudain lève un passé d'enfance catholique

Et troue avec un vieux clocher mélancolique

Le blanc pur et les bleus d'un ciel provincial ?

 

Oh ! fuir hors ton enfer où brûle la pensée,

Paris ! parce qu'il chante à travers la croisée

Un peu de carillon avec du vent entré,

 

Et retourner sans bruit vers la messe naïve,

Portant un livre lourd où le doigt sage suive,

Sans comprendre, un latin barbare de curé !...

 

 

 

Mes vices sont venus me prendre par les mains

Ils m'ont fait voir de bizarres chemins,

Des routes où cueillir des heures inouïes,

         Mais je ne les ai pas suivies.

 

Mes vertus m'ont fait voir des routes qui s'en vont

Montant toujours avec, au bout du mont,

L'incroyable clarté des splendeurs infinies,

         Mais je ne les ai pas suivies.

 

 

Sur le seuil

 

J'attends que vienne en moi le rire de mon âge

Pour te donner tous mes fruits mûrs, plus savoureux

Que les pêches tombant sans effort au passage

De la paume qui veut leur rondeur à son creux,

Lourde de chair jutant à fleur de leur peau moite.

 

Car déjà, quoique bien vierge, chaste et benoîte,

J'ai la mélancolie au fond de mes iris

D'avoir longtemps suivi la route et d'avoir pris

Une à une ses fleurs dans mes mains enrichies

Qui ont tenu dans des bouquets tout le printemps

Et tout l'automne roux de feuilles défraîchies.

 

Et puis la mer rythmique, où j'ai rêvé longtemps,

A chanté toute sa signifiance profonde

En moi, et ses couchants furieux ont grandi

Dans mon âme toujours plus ample, et j'ai redit

Sa douceur qui chuchote et sa houle qui gronde.

 

J'ai senti jusqu'au fond de mon coeur, et jusqu'au fond

Mes sens dans les douleurs, les calmes et les joies ;

J'ai fait prier l'amour, geindre la passion ;

Mes doigts ont déchiré des coeurs comme des proies

Et mon oreille fut le confessionnal

Où parla haut le bien et parla bas le mal.

 

Et parce que j'ai eu toute l'Intention

Bonne ou perverse au bord de mes instincts perplexes,

Et sue toute la vie aux canevas complexes

A livré son secret à ma réflexion,

Aucun étonnement n'atteint mes équilibres.

 

Mes nerfs se sont comptés jusqu'aux dernières fibres

Sous l'archet frissonnant de la sensivité ;

La musique et les vers et l'art et la beauté

Et le baiser qui passe à fleur d'âme et de bouche

Ont gonflé leurs sanglots au profond de mon coeur,

Et, tour à tour, de l'aube au soleil qui se couche,

J'ai couru mon désir et flâné ma rancoeur.

L'abstraction aride a creusé ma pensée

D'un bout à l'autre et sans répit, comme u labour,

Et j'ai grandi les yeux de mon âme angoissée

Dans l'horreur du mystère humain, et, tour à tour,

Fait rire vers le ciel et sangloter mon doute.

 

Et maintenant je suis celle qui vient à toi

Qui me montres au doigts le jardin et le toit,

Ami aux bras ouverts en travers de la route

Où nous allons marcher, lents de geste pâmé.

Je suis celle qui, pour n'avoir jamais aimé,

Ne peut encore pas se connaître soi-même,

Et qui veut dans tes bras savoir comment elle aime,

 

Celle dont des vingt ans font flamboyer les yeux,

mais dont l'âme, ainsi qu'un violon douloureux,

A senti s'en aller et revenir en elle

Comme un rythme incessant la vie universelle,

Et qui va sur ton coeur mesurer son contour

Toujours fuyant, chercher où sont ses propres bornes,

Sonder son être tel qu'un océan d'eaux mornes,

L'espace d'un bonheur, l'espace d'un amour !

 

 

Fin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



30/04/2015
0 Poster un commentaire
Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 165 autres membres