Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Delarue-Mardrus: récits de guerre (1914

LUCIE DELARUE-MARDRUS,
Infirmière de la Croix Rouge, Hôpital 113, Honfleur.
27 Novembre 1914

Publié Sur le site
http://www.bmlisieux.com/normandie/pages001.htm



LES BELGES

UN !...   DEUX !...   UN !...   DEUX !...

(Récits de Guerre)

UNE infirmière, habituée à m'entendre converser avec les Arabes, m'a demandé naïvement, un matin, à l'hôpital, « si je savais aussi parler le flamand ». Je regrette de dire que je ne sais pas, car ce doit être une bien belle langue. J'aime sa rudesse, son énergie, quand les soldats belges s'interpellent de lit à lit, le long des salles de notre blanche ambulance.
       
Muets et concentrés d'ordinaire, regard bleu qui souffre en silence, dès qu'ils causent entre eux on voit leurs yeux briller, leur visage passif s'animer.

C'est que leur pays perdu revit, sans doute, dans les syllabes gutturales qu'ils prononcent. A ces moments, des villages doivent leur apparaître, des maisons, des familles, tout ce que la basse colère allemande a bousculé, tout ce qu'ils savent atteint, estropié pour toujours.

Avec une indicible pitié, j'écoute ces paroles que je ne comprends pas, que personne ne comprend, ces paroles — tout ce qui leur reste — dites par ces petits étrangers magnifiquement sacrifiés pour nous. Car ils n'ont pas, comme les autres alliés, ils n'auront jamais d'interprètes, à travers les hôpitaux de France où la guerre les a jetés en masse.

Nous ne nous rendions pas compte, avant la guerre, que la Belgique parlait une autre langue que la nôtre. La Belgique, pour nous, c'était un intense foyer de littérature et d'art français, c'était, en somme, la France. Aujourd'hui, nous voyons bien que le gros du peuple est autre chose. Ce qu'ils ont fait pour nous n'en est d'ailleurs que plus beau.
Je dis : « Ce qu'ils ont fait. » Je pourrais dire : « Ce qu'ils feront encore. »
       
Maintenant que notre petite ville est devenue une garnison belge, puisqu'elle héberge, depuis plus d'un mois, près de deux mille jeunes gens belges qu'on dresse pour la guerre, et tout un état-major belge, nous pouvons, de près, juger de l'effort que continue à donner la petite grande nation amie pour aider la France à délivrer le monde du monstre germanique.
       
Ces jeunes gens, leurs clairons, tous les matins, réveillent les vieilles maisons de Honfleur, ratatinées autour de deux clochers.
       
On est encore dans le coma du sommeil, encore dans les rêves nocturnes. On entend en bas le bruit sourd, immense, tragique, des seize cents paires de pieds qui marchent en mesure. On sursaute à la voix toute jeune et si mâle des sergents qui scandent le rythme : « Un !... Deux !... Un !... Deux !... » Alors on sait que, sur le large boulevard marin, parmi le beau désordre du petit port plein de voiliers, de bouées, de chantiers, le port qui fume, le port qui siffle, le port qui remue, on sait que, face à la jetée de bois où le sémaphore et ses drapeaux claquants racontent la marée, où les matelots au bonnet tricoté ressemblent à de très vieilles estampes, on sait que les « petits Belges », comme disent les Honfleurais, vont commencer leurs exercices.
      
Courts et trapus, sans costumes, sans fusils, vêtus de vieux habits poussiéreux, de cache-nez sales, coiffés de casquettes déformées, ils s'avancent par carrés réguliers. Seuls les sergents et les caporaux portent un uniforme. Ceux-là, du reste, sont si jeunes qu'on leur donnerait au plus douze ans. Mais avec quelle crânerie ils mènent la troupe grisâtre de leurs hommes !
       
La question de l'habillement paraît bien épineuse pour ces petits Belges. On a proposé de les vêtir avec de vieux uniformes anglais ; on a dit qu'on leur donnerait toutes les tenues des pompiers de la région ; puis on n'a plus rien dit, et ils sont restés en civils comme devant. Quant aux fusils, ils semblent plus chimériques encore. Qu'importe ! La troupe dépourvue de tout, manœuvre avec tant de fougue qu'on finit par oublier ce qui lui manque.
         
« Un !... Deux !... Un !... Deux ! » Quand vient le moment de bondir puis de s'agenouiller, selon la méthode des tirailleurs, on les entend rire, ces dépaysés, ces orphelins, d'un rire si frais qu'on en a les larmes aux yeux — un rire de dix-neuf ans, pour tout dire.

Depuis trois mois, dans toute la France, on voit les enfants, au sortir de l'école, " jouer à la guerre ". Ils manient des baïonnettes de bois, fabriquées à la hâte, ils campent un bonnet de papier sur leurs caboches rondes, ils crient, ils courent, ils se bousculent à travers les rues. Nos petits Belges ont l'air, eux aussi, sur le large boulevard marin, de jouer à la guerre. Mais quel jeu dramatique, celui-là !... Quand on les entend rire, on ne peut s'empêcher de frissonner, car c'est au feu que toute cette jeunesse court, car ces grands enfants seront demain, après-demain, des blessés et des morts.
       
« Un !... Deux !... Un !... Deux !... » Les enragés petits sergents font des signes de chef d'orchestre. Ils jettent des ordres, en un français mal assuré mais irrésistiblement impérieux : « Demi-tour à droite... Arche !... » Et la volte s'exécute, parfaite, exacte ; et la masse grisâtre, sur le fond lumineux de l'estuaire, devient tout à coup belle à voir comme un ballet.
       
Peu à peu, les habitants de la ville se sont groupés. Ils regardent, et ils sourient. Toute la ville leur sourit, aux petits Belges. Je crois qu'ils se souviendront longtemps de l'accueil qu'ils ont reçu chez nous. Il n'y a presque pas une maison, riche ou pauvre, qui n'ait ici ses deux Belges. Cela s'est fait tout simplement, comme se font les belles choses. Au sortir de la gare qui les amenait, dans les rues, ils ont rencontré des hommes, des femmes qui leur ont dit : « Venez donc chez nous... » Et tous les soirs ils ont, à la table familiale, leur dîner servi. Une fermière que je connais met chaque jour, à sept heures, le couvert d'un étudiant en médecine et d'un cultivateur. Une autre trempe la soupe pour un élève de l'école commerciale et un tapissier d'art. En revenant de l'hôpital, dernièrement, j'ai vu l'une de nos commères d'ici, rougeaude, édentée, qui, sur le pas de sa misérable maison, guettait ses deux Belges. Les voyant venir de loin, elle s'est exclamée : « Les voilà, ces por's éfants ! » Et vraiment, dans les yeux de cette vieille femme mal peignée et crasseuse, il y avait le plus beau regard du monde, le regard d'une mère.
       
Eux, les petits étrangers, qui ne peuvent répondre que par monosyllabes aux questions qu'on leur pose, dont certains ne savent vraiment pas un mot de français, ils acceptent toutes ces gâteries avec un si bon sourire que cela vaut toutes les paroles. Dociles, ils reviennent chaque soir dans leur famille d'adoption, apportant leur malheureux linge à blanchir, leurs vêtements loqueteux à réparer. Et déjà d'authentiques fiançailles se sont faites dans les vieilles maisons accueillantes.
       
C'est encore une révélation inattendue qui nous vient de cette guerre à surprises. Nous n'avions pas soupçonné, jusque-là, les trésors de tendresse qui dormaient dans notre cité vieillotte, si tranquillement installée chez elle, entre sa colline herbagère et son port de pêcheurs. Déjà, quand un régiment français était venu de Dunkerque, passant par là pour se rendre plus loin, du côté de la bataille, nous avions été profondément émus de voir la réception que Honfleur lui avait faite.
Je me souviens du mot d'une petite servante, mot sublime dans sa naïveté.
      
— Oh ! Madame !... m'avait-elle dit, oh ! Madame, que c'est beau ! Ceux qui n'ont rien donnent tout ce qu'ils ont !


*
* *
      
Toutes les villes de France qui ont reçu des soldats belges ont, je pense, mérité l'éloge. La masse populaire, avec son grand cœur, a compris quel service la Belgique nous avait rendu.
      
A la fête du roi Albert Ier, nous avons vu l'affluence empressée qui prenait d'assaut notre église doyenne. Cette fête, ce n'était, après tout, qu'une grand'messe comme celle de chaque dimanche. Mais la signification de cette grand'messe-là n'échappait à personne. Et ce n'était pas la chose la moins extraordinaire et la moins splendide de la guerre que de voir les représentants des « partis les plus avancés » se précipiter dans l'église pour assister à la messe et crier : « Vive le roi ! »
       
Ils étaient là, les petits soldats de tous les matins, avec leurs sous-officiers, dont le visage a douze ans, avec leurs beaux officiers bien bottés. Ils étaient là, parqués dans la nef de cette originale Sainte-Catherine que ceux du temps passé construisirent en bois comme une barque. Les magnificences du culte enveloppaient de richesse leur pauvre troupe terne, la lumière religieuse des vitraux semblait les couvrir de cendre fine.
       
Les orgues, l'encens, les manteaux d'or... Cela, c'est le dimanche des jours de paix. Mais des drapeaux, des clairons pendant l'élévation, des soldats français blessés, pansés encore, groupés dans un coin, un Belge au bras en écharpe chantant l’ « Ave Maria », cela, c'est le dimanche des jours de guerre.
       
Assise dans le chœur avec mes collègues de la Croix-Rouge, je voyais très distinctement de ma place un petit vitrail ancien où saint Georges, sans doute, perçait de sa lance le dragon tortu, tandis qu'une dame de quatre couleurs, assise sur une tour du moyen âge, attendait sa délivrance. L'aumônier belge prêchait, je regardais l'image translucide...
       
Eloquent et beau, le jeune prêtre parlait avec précaution ce français qui n'est pas sa langue originelle. Et quand il disait : « le roi », toute une adoration passait dans sa voix chaude. En vérité, ce discours éminemment actuel ressemblait à l'histoire de quelque saint monarque des époques archaïques. Qu'elles étaient loin, les fadeurs du prêche dominical !
         
« Le roi ne pourrait pas supporter la pitié. Il ne lui faut que de l'admiration. » Simples et martiales, élégantes et gentiment corsées d'un peu d'accent, les phrases résonnent sous la voûte étonnée.
      
Maintenant, le jeune prêtre a terminé son sermon. Mais il ne descend pas encore de la chaire. Avec véhémence, le voici qui se met à parler flamand ; et les rudes syllabes qui tombent sur les jeunes soldats grisâtres sont recueillies avec dévotion. Ils pleurent...
      
 Au moment où éclatent, chantés à pleines voix, la « Brabançonne » puis le « Lion de Flandre », je me dis soudain que si quelqu'un, l'année dernière, à pareille époque, nous avait prédit qu'un an plus tard nous entendrions prêcher en flamand à l'église Sainte-Catherine de Honfleur et chanter dans sa nef les deux hymnes guerriers de la Belgique, nous eussions pris celui-là pour un aliéné.
       
Les voix chantent. Autour de la simple petite église paroissiale, nous sentons qu'il y a l'Europe en feu ; dans le ciel, au-dessus du clocher, nous sentons qu'un possible avion et sa bombe peuvent rôder. Les voix chantent. Elles chantent en l'honneur du roi héros. Je regarde le petit saint Georges, son dragon, sa sainte assise sur la tour...
       
Oui, les horreurs de cette guerre, oui, l'abomination universelle... Mais c'est tout de même à cause de cette guerre que, par moments, en plein vingtième siècle, nous croyons vivre sur un vitrail.
         
         
« Un !... Deux !... Un !... Deux !... » Dès le lendemain matin, ils avaient repris leurs exercices le long de l'estuaire agité, les petits Belges, soldats sans uniformes et sans fusils.
       
Ecoutons-les passer. « Un !... Deux !... Un !... Deux ! » Ce n'est pas la « Brabançonne », certes, ni le « Lion de Flandre », mais les voix sonnent si courageusement, les pas sont si bien cadencés que c'est presque aussi beau, je crois.


LUCIE DELARUE-MARDRUS,
Infirmière de la Croix Rouge, Hôpital 113, Honfleur.
27 Novembre 1914



28/09/2014
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