Delarue-Mardrus: Souffles de tempête
Lucie Delarue-Mardrus
Souffles de tempête
1918
En correction1
L'automne à cheval
J'ai rencontré parmi l'automne
Qui, jusqu'à l'horizon, se déploie et moutonne,
J'ai rencontré parmi la finale douceur,
Rencontré tout à coup ma première jeunesse,
Et, fière de mon droit d'aînesse,
J'ai dit hautainement : "Salut, petite soeur !"
Dans l'ombre d'une branche oblique,
Sur mon jeune cheval, essoufflée, héroïque,
Arrêtée au milieu d'un furieux galop,
Toute ironie amère en mon coeur endormie,
J'étais simple, enivrée, amie
De l'automne, des bois, du vent, du ciel, de l'eau.
J'ai dit : "Enfant triste et muette,
Je vois derrière toi tes ailes de mouette,
Et je sais ce que dit ton sourire accablé.
Réponds-moi, demoiselle entre les demoiselles !
A l'envergure de ses ailes,
Ne reconnais-tu pas ce grand cheval ailé ?"
Elle : "Ces ailes que tu portes
Faisaient, derrière toi, voler les feuilles mortes,
Et cependant mon coeur ne te reconnaît pas.
Ton sourire est trop calme et trop jeune ton âme.
Je suis vierge et tu n'es que femme,
Souffre, de ton chemin, que j'écarte mes pas.
"Moi, sans jamais que rien m'endorme,
J'appelle en vain l'amant impossible et sans forme
Qui fait le ciel, les bois et le vent sensuels.
Triste avant l'âge, sage, inavouée et double,
Je rêve, alors que toi, sans trouble,
Tu satisfais ton sang de bonheurs visuels.
" D'où vient que tu bondis encore
Si le divin désir jamais ne te dévore,
Et que poursuis-tu donc sur ton jeune cheval
Si tu ne te meurs pas de soif, ô mon aînée ?
Vois, comme je me suis fanée
dans l'attente d'un dieu qui calmerait mon mal !"
"J'ai dit: "O mon ancienne âme !
Toi tu n'es qu'une vierge et je suis une femme
Toute la gloire et tout l'amour je les connais,
Et je sais maintenant que le plaisir de vivre
C'est d'avoir rien à poursuive,
Sinon le vent qui passe à travers les genêts."
"Mon rêve n'en est pas moins vaste,
Mais, pour avoir vécu, combien je me sens chaste
Près des songes secrets de la virginité !
Si je reprends mon vol parmi l'automne blonde,
C'est pour fuir l'amour et le monde,
Car le monde est bassesse et l'amour pauvreté."
"Ouvre ton regard qui s'étonne.
Contemple en moi l'esprit tragique de l'automne
Et la simplicité des feuilles dans le vent.
Ton dieu, je l'ai trouvé parmi les solitudes.
Et, dans mes mains fines et rudes,
Je porte un univers éternel et vivant."
"Face à face avec le mystère,
Je respire, anxieuse, ivre, entre ciel et terre ;
La joie et la douleur me donnent leur parfum ;
L'étonnement de vivre occupe ma pensée...
Présente, future et passée,
Suis-je un fantôme errant ? Suis-je encore quelqu'un ?"
"Voici. Je n'ai plus rien à dire.
Regarde seulement cette identique lyre
Que je tiens comme toi dans de pieuses mains.
Je veux chanter encor jusqu'au jour de la cendre.
Et nul ne peut venir me prendre,
Sauvage, libre et fier, mon bonheur sans humains."
J'ai vu sa tête détournée.
Elle m'a dit : "Adieu ! Va vers ta destinée !
Moi, je demeurerai seule avec mon sanglot !"
"Adieu, criai-je, adieu, moi-même, ô triste ! O pâle !"
Et, parmi la pourpre automnale,
J'ai salué ma soeur dans le vent du galop.
1912
Je me sens parfois si sauvage
Sur mon cheval
Que la rencontre d'un visage
Me fait du mal.
Seule le long des routes vides,
L'esprit béant,
J'ouvre tout grands mes yeux avides
Sur le néant.
Le vent du galop qui m'emporte
Aux lointains bleus
Tord la crinière et mes cheveux
De même sorte.
O monde mourant d'anémie,
Fuis mon chemin !
Laisse-moi ! Je suis l'ennemie
Du genre humain.
Défaillante, tragique et douce vieille fleur,
Avant la fin des fins l'automne se recueille.
Au fond des bois flammés, les arbres, feuille à feuille,
Sans bruit laissent tomber à terre leur couleur.
Entre les rameaux roux, la perspective jaune
Se rehausse soudain du vent sombre de l'if.
Et, pour tacher de sang toute une vaste zone,
Un petit arbre étrange éclate en rouge vif.
Solitaire, à cheval, j'avance et me balance.
Prends garde, mon cheval, parmi la pourpre ! Au pas !
Prends garde parmi l'or !... Tout doux !... Ne troublons pas
La muette saison qui se meurt en silence.
Sans fin, sans trêve, au trot,
J'écarte l'automne avec mon visage,
Fuis la branche au passage,
A cheval, le front contre le garrot,
Sans fin, sans trêve, au trot.
Il pleut, ce semble, un peu.
Une feuille au vol me fouette la joue...
Comme octobre est en feu !
Sur mon cou penché le bois se secoue.
Il pleut, ce semble, un peu.
Trottons ! Rions ! Allons !
Par bruyère sèche et par feuilles mortes,
Couleurs de toutes sortes,
Fougères d'or pâle et chênes trop blonds,
Trottons, rions, allons !...
Le grand ciel, le grand bois, le grand vent,
Tout cela s'effeuillant, se mouvant,
Moi qui vais à cheval vers le large
D'un galop fantastique de charge.
Plus de frein, de raison ni de lois !
Par les prés, par les champs, par les bois,
Dans le sens biaisé des nuages,
Au grand rythme essoufflé des orages,
Me voici ! Me voici ! Me voici !
Proche et loin, par là-bas, par ici,
Dans l'automne en fureur qui m'emporte,
Vent, nuage, élément, feuille morte !
Temps d'or et vent sec et ciel bleu.
La belle saison est venue.
Les feuilles en tombant sur l'avenue.
C'est l'automne couleur de feu.
Que je t'aime, saison complexe !
Je vais, sur mon joli cheval ;
Je me sens doucement, sans pensée et sans sexe.
Des vapeurs sont au fond du val.
Au grand galop je me repose.....
Certes, mon cheval et mon chien
Ne songent, comme moi, qu'à cette simple chose
Qu'il fait beau temps et qu'on est bien.
A cheval, j'ai quitté ma maison et ma ferme
Pour le dehors d'octobre immensément fané,
Où, dès que sur nos pas le sous-bois se referme,
Mon frémissant cheval est impressionné.
Mon cheval, mon cheval, sommes-nous chez les fées ?
L'automne aux sept couleurs palpite autour de nous.
Ces fougères au vent, blondes et décoiffées,
Nous enveloppent d'or plus haut que nos genoux.
Le sol rouge est taché comme d'un sang de faune,
Ce hêtre illuminé projette des rayons...
Vois, les feuilles de l'air tombent par millions :
Il pleut orange et roux ! Il pleut rouge ! Il pleut jaune
Quelle aurore, au retour, teintera tes sabots !
Tu trembles, mon cheval... Y a-t-il quelque chose ?
Est-ce de voir, parmi les chemins les plus beaux,
L'automne s'effeuiller sur nous comme une rose ?
A travers l'automne insensée,
Je suis passée
Et j'avais peur.
Quelle est cette pourpre vapeur ?
Est-ce un malheur
Dans les pacages ?
Quel est cet horrible incarnat
D'assassinat
Sur les feuillages ?
Quel est cet étrange parfum
Du fourré brun
Taché de rouge ?
Je crois qu'on a tué quelqu'un...
- Inopportun,
Le buisson bouge.
Je crois qu'on a tué l'été,
Là, dans l'allée
Trop effeuillée.
Mon regard est épouvanté.
Du sang, peut-être,
Va m'apparaître ?
Je crois qu'on a tué l'Amour.
Là, sous ce hêtre
Où meurt le jour...
Invisible cerf que je veux forcer
Dans l'automne d'or flamboyante et morte,
Invisibles chiens, invisible escorte,
Quels yeux que les miens vous verront passer ,
Mon cheval réel a peur des fantômes,
Moi, presque un esprit, j'ai peur des vivants.
Qui verra la reine aux yeux émouvants
parcourir son rêve aux vastes royaumes ?
les traces du cerf sont dans le hallier,
Il y a du sang jusque sur ce hêtre.
J'entends alentour les chiens aboyer.
Ma meute glapit... c'est le vent peut-être
Quelqu'un, il me semble, a sonné du cor.
Est-ce pour la vue ou pour la curée ?
Le cerf n'est pas là, le cerf n'est pas mort,
Le cerf court toujours l'automne empourprée.
Taïaut ! Dans le soir je l'ai vu, je crois !
Etait-ce sa tête ? Etait-ce une branche ?
Il portait au vent, recourbée et blanche,
La nouvelle lune entre ses deux bois.
Vite ! Lancez-vous, mes grands chiens sauvages !
Vite, mon cheval ! Galopons sur lui !
Vite, mon escorte ! Avec les nuages,
A travers les bois, courons dans la nuit !
Le cerf disparaît, la lune s'efface,
Le silence noir règne sur le val.
Sous le ciel d'orage où s'enfuit la chasse,
Je suis toute seul avec mon cheval.
Dans l'automne d'or flamboyante et morte,
Invisible cerf que je veux forcer,
Invisibles chiens, invisible escorte,
Quels yeux que les miens vous verront passer ?...
2
Admirations
L'ombre d'un grand nuage est sur l'eau comme une île.
L'estuaire est plus beau qu'aucune fiction.
La vieille navigation
Bat des ailes parmi la ville.
Après les toits salés commence le grand foin,
Et les fermes sont là dans le bleu des herbages.
L'odeur des pommes vient de loin
Se joindre au goudron des cordages.
Je n'ai pas vu la fin de mes ravissements,
Honfleur tout en ardoise où pourtant je suis née,
O ville riche d'éléments,
Nombreuse, bien assaisonnée.
Sont-ce tes toits vieillots qui se pressent si fort,
Ta petite marine et la campagne verte
Que je chéris, ou bien ton port
Qui te fait toujours entr'ouverte ?
Rien que de bon, de pur, pour cette ville-ci !
Moi qui suis pour jamais vouée à la chimère,
Je l'aime simplement, ainsi
Qu'on aime son père et sa mère.
Notre-Dame de Grâce où c'est toujours dimanche,
Riche d'encens, d'ombre et de feu,
Tes tout petits trois-mâts dans leur bouteille blanche
Naviguaient sur un peu de bleu.
Parmi la bonne odeur d'une éternelle messe,
Pleine d'étonnement muet,
Mon enfance craintive a guetté ce jouet
Qui n'est que pieuse promesse.
Joujou dans la chapelle, étonnant ex-voto,
Incompréhensible merveille,
Je te tiens dans mes mains, ce soir, petit bateau
Enfermé dans une bouteille !
Ainsi mon âge à moi comble les voeux ardents
Que fit une gamine ancienne.
La bouteille dévote et son bateau dedans
Aujourd'hui seulement est mienne.
Mon enfance a jeté la bouteille à la mer,
Le temps enfin me la ramène.
Voici, pour oublier le présent doux amer,
Tout le charme dont elle est pleine.
Car la même surprise étrange qu'autrefois
Me tient devant cette relique
Qui couche avec grand soin, légèrement oblique,
Sur son pied poussiéreux de bois.
Le trois-mâts compliqué, dans la bouteille ronde
Dont les reflets imitent l'eau,
Semble, l'avant tourné du côté du goulot,
Faire à jamais le tour du monde.
Oui, je sais ! Le miracle est artificiel...
Qu'importe ! Dans l'étroit espace,
N'a-t-on pas fait entrer, ô chapelle de Grâce,
Toute le mer et tout le ciel ?
Je regarde sans fin, perplexe, émue et sage,
Cet objet que je désirais.
Dans le verre exigu je fais un long voyage
Bien plus beau, certes que les vrais.
J'oublie, à contempler, les Méditerranées,
Les îles, les ports inouïs
Où mes ambitions ont été promenées
De connaître tous les pays.
Dans ma bouteille-fée on voit tempêtes noires
Ou bien grands calmes sans couleur,
Des apparitions, et toutes les histoires
Des vieux matelots de Honfleur.
On voit les continents désirés sur la carte,
Les océans, tout ce qu'on veut.
Pour que l'esprit s'embarque à toute voile et parte,
Il suffit de ce peu de bleu.
Car, voyage au long cours qui jamais ne s'achève,
Croisière qui ne bouge pas,
Au creux du clair flacon, mon tout petit trois-mâts
Navigue sans fin dans le rêve.
Toi que j'aime, je t'aime encor mieux, ma maison,
Dans le silence et l'or de l'arrière-saison.
Pleine de style, ô toi, témoin du Dix-Huitième,
Ton esprit d'autrefois reste notre esprit m^me.
Nous comprenons très bien quand l'horloge de bois
à chaque heure donne encor de la voix.
Nous comprenons très bien quand le lent crépuscule
Envahit l'horizon de sa rouge macule.
Nous comprenons très bien quand un cor, dans le soir,
Sonne les siècles morts de tout son désespoir.
Nous comprenons très bien quand, sur les nuits trop claires,
Se détachent en noir nos tilleuls séculaires.
Oui, si quelqu'un frappait à nos petits carreaux,
Il faudrait que ce fut un ancien héros.
Je l'imagine à l'heure intime des bougies,
Alors que dans nos coeurs naissent des élégies.
Ce serait un jeune homme abstrait, couleur d'éther,
Et j'ouvrirais sans peur, disant : "Entrez, Werther !"
Pauvre morceau de bois qui n'était qu'une bûche
Qu'on avait mise dans un coin
Au fond du cellier noir où mainte chose juche
Parmi des pommes et du foin.
A toi, ce soir, l'honneur de l'amplr cheminée,
A toi les grâces du salon !
Tu vas brûler afin que le temps soit moins long,
Plein des tristesses de l'année.
Tu vivais autrefois à l'arbre, en quelque pré,
Le printemps aux bourgeons sans nombre,
L'épais été, l'automne élégant et doré,
L'hiver tout blanc sous un ciel sombre,
Toutes les quatre au vent tu berçais les saisons,
Deux vertes, la jaune et la blanche.
Tu savais les secrets innocents d'une branche,
Qui valent bien ceux des maisons...
Ce soir tu vas brûler, ô vieille chose morte !
Les secrets ne sont pas finis.
Tu savais qu'une branche, une fois sèche, porte
Autre chose encor que des nids.
Il va naître de toi qui n'es plus rien, des flammes !
Beaucoup plus belles que des fleurs,
Les flammes, purs esprits, elfes, démons, dieux, âmes,
Miracles de toutes couleurs !
Quand tu ne seras plus qu'un vieux reste de souche
Où rougeoie encore un tison,
Tu deviendras pareille au sous-bois où se couche
Un soleil rouge à l'horizon.
Lorsque la flamme saura terminé ses désastres,
Tu seras quelque chose encor.
Le tison, en mourant, fait de tout petits astres,
Etincelles d'argent et d'or.
Ainsi tu contenais ces elfes et ces fées,
Ces étoiles, ce pourpre soir,
Tout ce qui va sortir de tes fibres chauffées,
Pauvre bûche du cellier noir !
Le feu qui va monter, le feu qui va descendre
Sera l'ouvrage de ton corps,
Et tu te survivras, après toutes tes morts,
Dans la noblesse de la cendre.
Feu, mon grand feu,
Simple et pur comme aux temps premiers de Prométhée ;
Feu, mon grand feu
Doué d'ailes, dansant, surnaturel ; feu, dieu ;
Feu si vieux et si jeune et qui n'a pas d'athée ;
Feu, mon grand feu ;
Feu, ma grande âme ;
Au fond de l'âtre noir, feu, ma grande âme ;
Feu, qui fais le miracle éternel de la flamme ;
Feu, le même depuis toujours, jamais pareil,
Feu, ma grande âme,
Feu, lève-toi !Apparais pour sacrer la maison du poète ;
Feu, lève-toi !
Pour mettre dans le ciel un panache à mon toit,
Briller, dans le logis fermé, comme une fête,
Feu, lève-toi !
Que de gens t'ont chanté, Paris,
Gens de misère et de liesse !
Mais de toi l'on est tant épris
Qu'on croit inventer sa tendresse.
Qu'es-tu cependant, après tout,
Et quelle est cette âme qui hante
Maisons et monuments debout
Autour de ta Seine rampante ?
Paris, fer et pierre, parfum
De roses et d'ordure,
Toi qu'on aime comme quelqu'un
Et d'un amour qui tours dure...
Souvent tu nous as fait du mal,
Même à nous, riches et prospères.
Que de fois notre pays loyal
Marcha sur ton nid de vipères !
Mais on ne peut pas t'n vouloir,
Trop égoïstement l'on t'aime :
Dans la joie ou le désespoir
En toi chacun s'aime soi-même,
S'aime soi-même et voire autrui,
Car c'est autrui qui fait la ville...
De quelle nature subtile
Le grand coeur qui bat dans ton bruit ?
Savons-nous si tu nous fascines
Par tant de grands rêves
Ou si c'est qu'entre tes pavés
Croissent nos mauvaises racines ?
Le grandiose et le petit,
Pensée, art, plaisir, crime, histoire,
Oui, quel que soit notre appétit,
Tu nous sers à manger et boire.
Ta Notre-Dame où chaque tour
Unit la chimère avec l'ange
Nous dit ton étrange mélange
D'esprit, de chair, d'horreur, d'amour.
Ah ! que par toi la terre crie !
Tu règnes partout de moitié,
Paris, cerveau de ma patrie,
Paris, cerveau du monde entier !
Contour presque immatériel,
Debout dans l'île , Notre Dame,
Sur le rouge couchant du ciel
S'élève en priant comme une âme.
Et son long reflet dérangé,
Seconde inverse cathédrale,
Dans les remous du fleuve pâle
Ne cesse jamais de bouger.
C'est l'heure des grandes fééries,
Des premières ombres errant
Et des lumières se mirant,
Rouges vertes verreries.
Comme nul ne regarde rien
Sinon moi, rêveuse qui passe,
Tout ce spectacle m'appartient
Avec son drame, avec sa grâce,
Et les yeux tournés vers cela,
Je dis à Notre-Dame noire,
Aux feux mouvants, à l'eau d'ivoire :
" O beauté du soir, je suis là !"
Je salue aujourd'hui, toute petite Odile,
Vos trois mois qu'une foule amoureuse défend.
Voici donc commencée, aux yeux de tous, l'idylle
D'une mère et de son enfant.
Je regarde vos mains et vos pieds de poupée,
Votre minime corps au chaud dans des blancheurs.
Une si faible place est par vous occupée,
O vous qui remplissez des coeurs !
Vos deux yeux d'azur lisse où le regard dévie,
Toute une âme à venir secrètement y dort.
Vos deux yeux d'azur lisse, ils regardent encor
Dans l'infini d'avant la vie.
Petit bébé et femme de main,
Votre âme et votre corps pèsent si peu de chose
Que l'on peut vous asseoir sans le creux de la main,
Guère plus lourds qu'une rose.
Vous êtes tout, pourtant, qui semblez n'être rien.
Vous qui continuez une double famille.
Odile !... votre nom seul sent l'Alsace. C'est bien !
Soyez grande, petite fille.
Ressemblez à la sainte auguste, s'ils se peut.
Pauvre petit poussin parmi son duvet pâle,
Puisque vous porterez un nom de cathédrale,
Soyez haute sous le ciel bleu.
Un poète est peut-être une espèce de fée.
Je pose mes deux mains sur votre frêle coeur.
O dame des trois mois, d'un bonnet rond coiffée,
Je vous souhaite le bonheur.
Fille d'or de David qui jouait de la harpe,
Les siècles, sur Ta race, ont fait passer la mer.
Pourtant, blonde aux yeux bleus de Paris, au teint clair,
C'est encor l'archaïque Orient du désert
Qui frise tes cheveux tordus comme une écharpe.
N'es-tu plus une enfant du peuple élu de Dieu ?
N'est-ce pas l'Iaveh des aïeux que tu loues
Quand, la harpe à l'épaule, instinctive, tu joues
Sans savoir quel passé sculpta les blanches joues
Et te fit comme elle est ta belle bouche hébreu ?
Oui, lorsque, doucement câlines, dans l'espace
Tes mains prennent les sons, ailes qu'on ne voit pas,
Quant tu presses ton jeu de cordes dans tes bras,
Ta musique a l'élan, dans ses hauts et ses bas,
Qui fit chanter David ver la sublime face.
Une main traînant l'archet long,
L'autre en transe qui vibre et bouge,
ETRE, esprit, âme du bois rouge,
Martyre dans l'état second.
O figure de cathédrale,
Courte sur des pieds écartés,
Au bord des violons hantés
Fais flotter une tête pâle.
Tes yeux fermés de séraphin
Passionné de la musique
Font physique et métaphysique
Notre tourment à nous, sans fin,
Notre tourment devant l'orage
Bois verni, cordes et crins clairs
Qui, d'après la sublime page,
Se déchire au bout de tes nerfs.
Autour de toi sont les fantômes
De ceux dont tu te fais la voix
De par ces cordes et ce bois
Qui jettent nos fronts dans nos paumes.
Or, salut au magistral jeu
D'où montent cri de joie et plainte,
Salut au visage de sainte
Qui souffre et pâme pour son dieu.
Puis, la sainte fougueuse et triste
Ayant donné tout son tourment,
Que soit notre violoniste
Une femme, tout simplement.
A Gabriel Pierné.
Ne craint-il pas, ce chef, la mesure qu'il bat,
Lorsque Berlioz se déchaîne,
Alors que la musique invisible et prochaine
Ouvre le génial sabbat ?
Ce n'était d'abord rien que des notes âlines,
Des rêves, des bergers, un bal.
La valse démodée enflait les crinolines,
Mais le bal va tourner au hideux carnaval.
Marche au supplice, éclate ! Et que la voix des cloches
Soudain scande un dies irae !
Nous sentons se lever des fantômes si proches
Qu'ils frôlent notre coeur serré.
Nous écoutons, raillé, déformé par les cuivres
"Dies irae dies illa..."
Au secours ! Devant nous, démons, chimères, guivres
Sautillent dans les flammes, là !
Arrêtez! Vos danses aigrelettes
Font s'entrechoquer nos genoux
Voulez-vous qu'à la fin s'échappent les squelettes
Que nous cachons au fond de nous ?
Berlioz leur fait signe : "Entrez donc dans la danse !
Débarrassez-vous de vos peaux !
Venez-ça prendre part à l'infernale transe
Et sauter avec les suppôts !"
- Non ! Non !... Que le silence advienne et nous rassure !
Cesse de leur donner le ton !
Chef, ô maître sorcier, prince de la mesure,
Laisse retomber ton bâton !
Jean Sébastien Bach, père de la musique,
Inépuisable source aux murmures sans fin,
Ici je te salue, immortel séraphin
Qui ne laisses en nous rien vivre de physique
Touchant le bleu du ciel, toute sculptée à jour,
Ton église de sons s'élève, magistrale,
Et, quand nous pénétrons dans cette cathédrale,
Nous croyons en un Dieu de justice et d'amour.
Credo !... chante ton oeuvre à nos siècles athées,
Credo !... je satisfais poésie et raison !
Credo !... ma moindre page élargit l'horizon,
Credo!... tout l'infini s'ouvre sur mes portées !
"Au travers de l'orchestre, heureux, souvent joyeux,
Sur mon clavecin grêle et sur mes grandes orgues,
Je chante, et, doucement, je fais pleurer vos yeux,
Pour calmer vos chagrins, vos orgueils et vos morgues.
"Je fais lever vos fronts vers d'autres absolus.
Loin du monde discors mon souffle vous emporte,
Venez communier, avec des coeurs d'élus,
A ma perfection sereine, chaste et forte !
"Les miracles des saints, chaque jour je les fais !
Les âmes, à ma voix, toutes deviennent belles.
Les épaules, soudain, ne sentent plus le faix
De vivre, mais le poids formidable des ailes.
"Venez tous ! Le chemin de la vie est peu sûr,
Prenez-moi par la main pour passer le portique
Qui mène par le juste et l'abstrait et le pur
Vers la divine horreur de la mathématique !...
Et nous répondons : "O Bach ! nous voulons bien !
Veuille nous prosterner dans une extase austère
Fais taire autour de nous tout ce qui doit se taire,
Sois notre conseiller, sois notre ange gardien !
"Le monde où nous vivons se meurt d'être si triste,
Accorde nos esprits à ton sublime la !
Viens nous persuader, ô Bach ! de l'au-delà
Auquel nous voulons croire et qui, peut-être, existe..."
Cathédrale debout sur l'horrible présent,
Légèreté de pierre aux longues avenues,
Orgue à mille tuyaux du silence écrasant,
Avec ton verre en feu pris dans tes pierres nues,
Allant au rouge et bleu de tes vitraux foncés,
Parmi ton ombre, enfin, nos âmes sont chez elles,
Ainsi que six ou sept archanges offensés
Qui retrouvent ici la place de leurs ailes.
Mes yeux comptent les rangs de colonnes qui vont
Une à une, faisceaux serrés, paquets de cierges,
Rejoindre avec l'encens la nuit de ton plafond
Où flottent doucement les saintes et les vierges.
Grand passé, moyen âge hermétique et fleuri,
Satanique, angélique, ô très pure, ô terrible,
Cathédrale, tu n'es tout entière qu'un cri
Jeté par les humains perdus vers l'invisible.
Cri de ma race, cri de mon être qui court,
Aveugle et les bras fous, vers le ciel ou l'abîme,
Je meurs de t'adorer, moi perdue, ô sublime,
O Exaltation, amour, amour, amour !...
III
LE SPHINX
Je suis venue ici dans le pays des dieux
Pour écouter parler la pierre de ta bouche,
Pour regarder penser la pierre de tes yeux.
Pour te voir, homme et bête, ô père et mère, ô souche,
Je suis venue ici dans le pays des dieux.
Je connaissais ton nom : dieu des deux horizons ;
Je savais d'autres mots encor dont on les nomme,
Mais je ne savais pas ton sens et tes raisons.
Borne au bord de l'oubli, grand chat à face d'homme,
Je connaissais ton nom : dieu des deux horizons.
Je t'ai vu. J'ai fixé ton visage de roi.
Je t'ai vu. Tu portais le soleil sur ta tête.
Ainsi qu'une deuxième énigmatique bête,
J' ai vu se projeter ton ombre devant toi.
Je t'ai vu. J'ai fixé ton visage de roi.
Autour de toi régnait une fatale peur.
La tête dans le ciel et les reins dans le sable,
Du sol roux tu sortais, roux aussi, sans couleur
Qu'un peu de pourpre encor sur ta joue implacable :
Autour de toi régnait une fatale peur.
Déjà tu redeviens un rocher du désert.
Cent siècles atténuent ton éternel sourire,
Ton nez fier est cassé, ton dur regard se perd,
L'âge est enfin venu, l'âge qu'on ne peut dire...
Déjà tu redeviens un rocher du désert.
Certes, tu n'es plus rien qu'un vieillard ! A présent,
La mort pose son masque horrible sur ta face.
Le sable t'envahit, impalpable et pesant.
Quoique tes yeux, toujours, fixent la même place,
Certes, tu n'es plus rien qu'un vieillard, à présent !
Toutes tes soeurs sont là, bien plus jeunes que toi,
Qui meurent. Vois l'état de chaque pyramide !
Tes prunelles en vain magnétisent le vide :
Il te faut à ton tour obéir à la loi.
Toutes tes soeurs sont là, bien plus jeunes que toi.
Bête divine, ô toi qui perdras ta vertu,
Qui trépasses auprès de ton ombre trop grande,
Je viens t'interroger. Réponds à ma demande :
Que dis-tu ? Que sais-tu ? Que représentes-tu,
Bête divine, ô toi qui perdras ta vertu ?
Et la pierre m'a dit : "Oui, mon regard s'en va,
Ma bouche meurt ! Malgré la mort qui me défie,
Fille d'Oedipe, apprends ce que je signifie !
Voici : Je suis Isis, Christ, Allah, Jéhovah !"
Et la pierre m'a dit :" Oui, mon regard s'en va !"
Elle m'a dit : "Voici : tant que, pour adorer,
Des êtres uniront trois pierres sur la terre.
Tant qu'un temple, peuplé de vide et de lumière,
Sculptera le ciel gris ou bleu, j'existerai !"
Elle m'a dit : "Voici : tant que, pour adorer,
"Tant que pour adorer, on trouvera des noms
Au silence, vivra la créature mixte,
Le sphinx. A moi, parfums, rituels et canons !
Le temps n'existe pas. Seule, l'idée existe.
Tant que, pour adorer, on trouvera des noms.
"Fille d'Oedipe, entends toute la vérité,
Puisque tu l'as cherchée au pays nilotique.
L'idée a mille noms et demeure identique ;
Elle n'est qu'un besoin humain d'éternité.
Fille d'Oedipe, entends toute la vérité.
"Toi, tu croyais sacrés les temps qui ne sont plus,
Tu rêvais longuement d'époques fabuleuses.
Les cadavres sortis des tombes sablonneuses,
Momifiés dans l'or, te semblaient des élus.
Toi, tu croyais sacrés les temps qui ne sont plus.
"Rien n'a changé pourtant, crois-en mon souvenir !
Comme jadis, devant les dieux, l'homme et la femme
Se tiennent en tremblant ayant peur de leur âme.
Boire, manger, dormir, reproduire et mourir,
Rien n'a changé pourtant, crois-en mon souvenir !
"L'humanité, c'est moi qui couche au même lieu.
Depuis les premiers jours, ma forme s'y découpe.
Vois ma croupe de bête et ma tête de dieu !
Le levant a ma tête et le couchant ma croupe.
L'humanité, c'est moi qui couche en même lieu !
"L'aurore, mon regard la contemple toujours.
Elle est tout : progrès, art, idée, oeuvre complexe.
Mais mon corps animal se tourne avec son sexe.
Vers l'orbe où le soleil expire tous les jours.
L'aurore, mon regard la contemple toujours.
"Ceci veut dire : Humains inventifs et pieux,
L'aurore de l'esprit baignera votre tête ;
Mais, de par cette croupe et ce sexe de bête,
Vous ne serez jamais complètement des dieux.
Ceci veut dire : Humains inventifs et pieux.
"Subissez donc la loi du Recommencement !
A jamais vous irez d'aurore en crépuscule.
Chaque époque s'élance en avant, puis recule,
Car rien ne peut changer, sous l'exact firmament.
Subissez donc la loi du Recommencement.
"En vain, dans le passé, vous chercherez à voir
Une autre humanité, sous une autre lumière.
L'homme ne change point.
Quelque que soit son ère,
Le passé, devant lui, s'offre comme un miroir.
En vain, dans le passé, vous chercherez à voir.
"L'homme ne change point. Moi, pierre, je le dis.
Toujours il a, malgré que l'univers existe.
Besoin d'autres enfers et d'autres paradis
Corps de bête repue et tête de dieu triste,
L'homme ne change point ; moi, pierre, je le dis.
"D'autres sphinx renaîtront du néant où je vais.
Fille de l'Homme, enfant de l'éternel Oedipe
Qui regardes de près mon nez cassé, ma lippe,
Es yeux agonisants, l'énigme, tu la sais !
D'autres sphinx renaîtront du néant où je vais.
"Car, le sphinx, ce n'est pas autre chose que toi,
Tant qu'il subsistera des vivants sur la terre,
Quel que soit leur progrès, quelle que soit leur foi.
Va ! je t'ai dit le sens de ton propre mystère,
Car, le sphinx, ce n'est pas autre chose que toi !"
*
**
Or, j'ai fait trois saluts, avant de la quitter,
A la bête d'Egypte assis dans le sable.
Elle m'a confié tout bas l'Inconnaissable,
Le mot du Temporel et de l'Eternité...
Et j'ai fait trois saluts avant de la quitter.
Monstre atroce et charmant, prêtresse de Hathor,
Entre nous, aujourd'hui, l'énigme est proposée.
Devers ta dépouille qui dort
Contre la vitre du musée,
Je me penche. Réponds, corps funèbre et sacré !
Je suis venue ici dans ton pays d'Egypte,
Toi qu'on arrache de ta crypte,
Dormeuse d'un néant doré !
Que disent ces chiffons, autrefois lins candides ?
Que disent ces débris de colliers bleus et verts ?
Que disent tes yeux entr'ouverts
Et tes terribles dents splendides ?
Oui, ces dents, oui, ces yeux, ils étaient autrefois
La grâce et la splendeur fatales du sourire,
Oui, cette horreur qu'on ne peut dire,
Ce masque sec comme du bois !
Me réponds-tu cela ?... Toi, si tu me demandes
Ce que disent ici ma jeunesse et mon fard,
Mes deux grands yeux, noires amandes,
Et mon sourire, et mon regard,
Je te réponds : "Je pense en contemplant les moues
Des mortes de jadis, leur regard en dedans,
Au plaisir de sentir mes joues
Roses et rondes sur mes dents !"
L'obélisque où le temps a joint d'informes traces
Aux signes éternels des siècles disparus,
Tout en berçant son ombre au gré des maïs drus
Garde dans son granit l'esprit des vieilles races.
Sur le sol où, jadis, fut Héliopolis,
J'ai vu vivre au soleil l'Egypte bleue et noire.
Fantômes du présent et spectres de l'histoire
Ont surgi pour mes yeux à travers ce maïs.
Des demeures s'ouvraient ici, sacerdotales,
Ici s'émerveilla le regard de Platon,
Ici se profila Bonaparte aux yeux pâles...
Qu'en reste-t-il ? Ce lin, ce maïs, ce coton.
Cependant, comme au temps des gloires, le Nil règne,
Le même Nil fécond, père du pays vert,
L'intarissable Nil, veine ouverte qui saigne
Et nourrit de son flot rythmique le désert.
Voici la même cange au mât penché qui glisse,
Et le même sifflet d'épervier dans le ciel.
Et, primitif autant que les ruches à miel,
Ce village de terre au peuple sombre et lisse.
Certes, la rumeur gronde, au bout des horizons,
L'insolente rumeur des capitales neuves,
Et leur foule se meut selon d'autres raisons,
Et les dieux, en mourant, font les ruines veuves.
Mais qu'une Fellaha pieds nus, au voile noir,
Passe, droite, portant sur sa tête son urne,
Puis se penche sans bruit sur l'eau déjà nocturne
Et puise doucement tous les reflets du soir ;
Qu'un petit berger chante en conduisant ses buffles
A travers les palmiers, sur le sol sablonneux ;
Que ses bêtes vers lui lèvent leurs tristes mufles ;
Que des chameaux chargés s'avancent deux à deux,
Alors nous relisons les anciens chapitres,
Car ce peuple a gardé, sous le même soleil,
Ses moeurs, ses vêtements et son type, pareil
A celui des Ramsès que l'on voit sous des vitres.
Pour moi, ressuscitée après l'immense oubli,
Je porte une momie en moi. Je me promène
Hors le bois peint et l'or sacré du dernier lit,
Et reconnais partout mon ancien domaine.
Est-ce que je dormais dans mon pays brumeux
Comme dans un humide et mauvais sarcophage ?
O Nil ! O temples morts ! Eternel paysage,
Egypte ! c'est ici le pays de mes yeux !
Dans tes sables, Egypte, où des foules funèbres
Reposent, donne place à de plus récents morts.
Sois maternelle à ceux qui dorment par le corps
Et qui furent sultans en Islam, et célèbres.
Dans leurs derniers palais, les mameluks défunts
Sont à jamais couchés, loin de toutes les houles.
Ayant à leur côté, comme un coq a ses poules,
Leurs quatre épouses d'ombre aux doux visages bruns.
Les marbres, orgueilleux et hauts lits de parade,
Sont de blancs reposoirs où, dans un néant frais,
Ils s'extasient peut-être à des rêves concrets
Que leur conte la mort, discrète Schahahrazade.
L'immense capitale est dans un creux, dehors ;
Le Nil la baigne et court vers les horizons vides,
Et le soleil se couche au flanc des pyramides...
Un jour de moins pour les vivants et pour les morts !
Or, chaque pyramide assise dans le sable
Dit à ces tombeaux roux qui sculptent le désert :
"Vous n'êtes que l'Islam, religion de chair.
Vivez ! Passez ! C'est nous la pierre impérissable !"
Mais nul n'entend la voix du silence du soir.
Vers un trou des vieux murs où reposent les âmes,
Un grand coq rentre avec ses poules, dans le noir,
Comme un sultan vivant parmi ses quatre femmes.
Le temple menacé, pierre encor presque neuve,
Répète dans l'eau son profil.
D'avoir tant fasciné le Nil,
Isis, vois ton péril !
A l'appel de tes yeux il est venu, le fleuve !
Tu voulus tes sept seuils ouverts sur le mystère
De sa source couleur de ciel.
Mais, ô lumineuse, ô soleil !
Du bout de ton orteil
Tu l'écartais, ce Nil, esclave qu'on fait taire.
Ses vagues, à présent, courent, toujours plus fortes,
A l'assaut de tes divins pieds.
Les murs peints moisissent, noyés.
Vers l'ombre où tu t'assieds,
Le flot profanateur va franchir les sept portes.
Sens-tu déjà sur toi l'approche de l'étreinte ?
Il vient ! Il avance toujours !
Les hommes, aidant ses amours,
Ont détourné son cours...
Vq-a-t-il te posséder, toi plus que trois fois sainte ?
Au plus creux de ton temple, après les sept entrée,
Cache-toi ! car il t'est resté
Ce dernier pan d'obscurité.
Cache-toi, Pureté !
Ramène tes pieds nus sous tes robes sacrées !
Dis que tu n'as pas peur de l'eau qui décompose
Les belles couleurs de jadis.
On ne profane pa Isis !
Philae, l'île-oasis.
Le temps l'a respectée... Aujourd'hui qui donc ose ?
Des rêveurs ont pleuré sur l'immense détresse
Du temps submergé qui meurt.
Remercions cette ferveur,
Salut à leur douleur !
Mais la mort de Philae n'atteint pas la déesse.
L'eau pâle peut monter jusqu'au haut de la frise,
Qu'importe le contact impur ?
La voûte s'ouvre sur l'azur.
Isis au vol sûr,
Ils auront pris ton temple et ne t'auront pas prise !
Je suis venue aussi par le soleil, palmes, sable,
Grand âme, ô pierre qui t'en vas !
Mais moi qui sais o^tu seras,
Moi je ne pleure pas :
Je connais le refuge où vit l'Inviolable.
A TETE DE CHAT
Devant toi, sombre Maut, elles défileront,
Elles ont défilé, les modernes passantes.
Vers tes prunelles d'ombre aujourd'hui renaissantes,
Vois comme avec ferveur elles lèvent le front !
Bien des yeux vers ton corps iront comme un affront.
Mais s'il se peut encor, Déesse, que tu sentes,
Réponds, à celles-là qui sont phosphorescentes,
Par un surnaturel, formidable ronron.
Dis-leur : "O vous, mes soeurs je suis la chatte-femme.
Je possède, de par ma tête, plus qu'une âme,
Reconnaissez en moi votre animalité.
"Adorez-moi ! Je suis l'instinct et son mystère.
Je suis l'amour, le charme et la fatalité,
Tant qu'il demeurera des femmes sur la terre".
Rochers obscurs sur la mer bleue
D'un bleu de nuit.
Le ciel orangé du couchant, sur la mer bleue,
Etend son immense circuit.
Sombre est la proue aiguê et courbe
Que, doucement,
Berce une barque, au creux de cette crique courbe,
Au gré d'un pêcheur musulman.
Quelques palmiers lèvent leurs têtes,
Minces profils,
ET l'on voit l'horizon nocturne entre leurs têtes
Qui s'échevèlent en longs fils.
La ville neuve égyptienne
S'allume au loin ;
Mais parmi l'ombre, l'âme antique égyptienne
Demeure en ce tout petit coin.
Et l'esprit d'or de Cléopâtre,
Au fond du soir,
Navigue et chante, l'esprit d'or de Cléopâtre,
Face au vingtième siècle noir.
Je ne peux pas finir de songer à la mer...
Je voudrais retourner aux pays d'où j'arrive,
Derrière un paquebot voir s'effacer la rive,
Et, devant, s'élargir l'infini large ouvert.
Je regrette déjà les départs, les escales,
Les courses d'Orient qu'on faisait dans les ports.
Je regrette le calme plat, l'orage tors,
Et ces lames de fond, hypocrites et pâles.
Je voudrais par un sabord les nuits, les jours,
Errer de cale en pont, monotone et bercée.
Je voudrais, je voudrais vivre une traversée
Qui ne finirait pas, qui durerait toujours.
Oh ! j'en ai comme assez de tout et de moi-même,
Des plaisirs et chagrins mesquins et superflus,
De l'existence ici, méchante, basse et blême...
- Je voudrais m'en aller pour ne revenir plus.
Le paquebot ancré dans les eaux syriennes
Se tient, vide, devant l'horizon encor clair.
Avec son grouillement de choses qu'on fait siennes,
Un port est bien plus beau que n'est la pleine mer.
Demain nous partirons. Sous notre coque sombre,
Le soleil disparu laisse des flots de lait.
Des bruits vagues de voix montent du bas de l'ombre,
L'âme arabe nasille au bois d'un flageolet.
Est-ce la ville au loin, lumineuse, qui chante ?
Comme le clair-obscur frémit ! Qu'il se fait tard !
Le port meurt et renaît de tout ce qui le hante.
Un remous vient à nous de ce bateau qui part.
Un trois-mâts, amarré le long de la jetée,
Tout à l'heure doré devient lentement noir.
Au bout de notre pont, parmi l'ombre agitée,
Une première étoile est le signal du soir.
Dans la mélancolie et le charme de l'heure,
Un spectre est à la poupe, et c'est le souvenir.
Un spectre est à la poupe aussi : c'est l'avenir...
- Pourquoi donc, accoudée et douce, est-ce qu'on pleure ?
IV
CHEVAUX DE LA MER
Je tenais ce cheval-fantôme par la bride.
Ses sabots, azurés aux plaines du ciel bleu,
Rendaient de la musique au choc du sol aride
Où ses ailes traçaient deux sillages de feu.
Il piaffait parmi la foule rassemblée.
Un intime soleil empourprait ses naseaux.
Et le hennissement de la chimère ailée
Enchantait l'air, les cieux, les forêts et les eaux.
Au devant de son pas qui danse, la nature,
Eclatant d'un immense et multiple hosannah,
Venait diviniser la grande créature
Pour l'honneur éternel du poing qui la mena.
Or, comme les oiseaux, autour de sa crinière
S'efforçaient d'embraser de lumière leur vol,
Soudain le sifflement rapide d'une pierre
Effleura la courbure insigne de son col.
La première ! Aussitôt mille pierres encore
Ont touché le poitrail frémissant et doré,
Le sabots bleus d'azur et les ailes d'aurore ;
Et l'étalon sublime est tout debout, cabré.
"Est-ce toi, mon cheval, est-ce toi qu'on lapide ?
Je me retourne. Au loin le troupeau des humains
Vise en grondant Celui que je tiens par la bride
Et dont le sang sacré va me teinter les mains.
"O foules ! Répondez ! Répondez !... Qui donc ose ?
Il passe parmi vous, l'être que les oiseaux
Saluent. Et vous... - Le ciel sur son passage est rose.
Et l'immortalité dilate ses naseaux.
"Vous avez peur sans doute, étant choses mortelles,
Ou bien avez-vous cru..." Leurs insolentes voix
4arrêtent. Ricanant et grinçant à la fois,
L'unanime clameur s'élève : "Il a des ailes !"
Blanche le long des bords et noire à l'horizon,
La mer équinoxiale achève sa montée,
Et se rue et s'écrase à l'assaut sans raison
De la côte violentée.
Colère aveugle, horreur sans but... A moi la mer !
Sur la haute falaise ainsi battue en brèche,
Je regarde, debout et seule au vent d'hiver,
Chaque vague qui se dépêche.
Et j'avance et je cours dans l'herbe sans chemins
Pour mieux livrer mon âme à la brute divine,
Et, devant sa fureur qui fonce et qui ravine.
Je sens ma haine des humains.
- Veux-tu me prêter, mer ! cette force qui gronde ?
Moi, je te prêterai ma sombre volonté,
Et toutes deux, ce soir, nous détruirons le monde,
Pour détruire l'humanité !
Que les pommiers d'avril ouvrent parmi l'aurore
Leurs mille blanches fleurs au coeur incarnadin
Ou que règne l'hiver sans feuilles et sans flors,
La mer est au bout du jardin.
On l'entend de partout, furieuse ou câline,
Lèchant doucement l'herbe ou mangeant le terrain.
Elle est là, vivant monstre impatient du frein ;
La marée est sa discipline.
Oui, la mer est au bout du jardin ! Incessant,
Son rythme, nuit et jour, entre par les fenêtres.
On ne peut oublier, au plus profond des aîtres,
Ce voisinage menaçant.
Le raclement profond des grèves qu'elle drague
Berce tous les sommeils couchés au creux des lits,
Et l'on devine au loin ses plis et ses replis
Et la forme de chaque vague.
... Vers elle nous irons, de gradin en gradin,
Par les matins de joie et par les nuits pleurées.
- O vie humaine, $o soeur tragique des marées,
La mer est au bout du jardin !
Une ville s'allume au bord de la mer pâle,
Sur la côte d'en face encore bleue à voir,
Long collier de lueurs, parure principale
De la terre et des eaux et du ciel et du soir.
Je saurai te forcer, ma jument effarée,
A descendre à travers la vase et les galets,
Entre les rochers noirs de la basse marée
Où le couchant qui meurt concentre ses reflets.
Nous piétinerons là jusqu'à ce que remonte
La mer qui déjà gronde, en mal de revenir.
L'ombre salée, au loin, t'écoutera hnnir,
Inquiète, vers les mystères qu'on raconte.
Et, pour atteindre enfin tes impatients pieds,
Quand les vagues, couleur de coquilles murrhines,
Toutes blanches d'écume et les crins déployés
Presseront leur galop de cavales marines,
Alors, joignant ta course à la fougue des soirs,
Tu bondiras sous moi, ruée et cravachée,
Et la mer, formidable et pâle chevauchée,
Mêlera ses crins blancs au vol de tes crins noirs.
Alors que nous longeons la grève,
Au soir, j'écoute immensément
Toutes les cavales du rêve
Galoper avec ma jument.
Le soleil rouge et rond se couche
A l'horizon, au bout du flot,
Et le vent, en passant sur l'eau,
Met du sel jusque dans ma bouche.
Au rythme d'un souffle pareil
Volent la crinière et l'écume.
N'est-ce pas un cheval de brume
Que je pousse vers le soleil ?
Songeuse et sauvage amazone
Egarée au pays amer
De l'eau bleue et du sable jaune,
Je crois que je monte la mer.
J'ai contemplé de loin la mer électrisée,
Toute de pâle feu.
Je pouvais deviner chaque vague frisée
A son phosphore bleu.
Je voulais m'enfuir dans la nuit orageuse,
Devenir l'élément,
Déferler et luire avec la vague creuse,
Impétueusement.
Pourtant je suis restée assise à la fenêtre
Et nul ne pouvait voir
Le phosphore caché qui courait dans mon être
Allumer mon oeil noir.
I
Les jours de mauvais temps, le long du sable amer,
Alors que l'horizon est plus dur qu'une barre,
comme une barque au port qui tire sur l'amarre,
Mon âme veut prendre la mer.
Je ne puis m'attarder aux algues dans l'écume,
Aux coquillages peints sur le sable aplani,
Car je cherche, inquiète, et j'appelle et je hume
Le fantôme de l'infini.
Le soir vient, allumant le phare et la bouée,
Etoiles de couleur qui dansent dans le noir.
Moi je reste, attendant je ne sais quoi, noyée
Dans je ne sais quel désespoir.
II
J'aime revoir l'estuaire, ses eaux
Hybrides où la mer au fleuve se mélange.
C'est là que j'ai senti naître et grandir ce ange
Qui, jusques à ma mort, tourmentera mes os.
Je porte au fond de moi l'estuaire complexe,
Son eau douce mêlée à tant de sel amer.
Quelque chose, en mon âme à tout jamais perplexe,
A fini d'être fleuve et n'est pas encor mer.
III
Même par les jours bleus d'un calme décevant,
Ces arbres noirs, frappés, crispés sur les falaises,
Ont gardé la forme du vent
Qui les tordit du fond des tempêtes mauvaises.
Je sens que mon esprit, enfant de mer comme eux,
Même parmi le calme a gardé sans sa forme
Le souvenir du vent énorme
Qui le fit à jamais étrange et furieux.
IV
Les jours qu'un sombre esprit m'habite et me tourmente,
Seul le large m'accueille et me comprend un peu.
C'est pourquoi je m'en vais, amoureuse d'un dieu.
M'asseoir devant le mer démente.
Je regarde le flot qui, bouillonnant et froid,
Ne cesse de bondir et de gronder sans cause.
Je dis : " Moi qui ne suis qu'une si mince chose,
Je suis aussi grande que toi !"
Diurne mer, ma grande pâle,
Toi dont je fus toujours l'enfant passionné,
Mer, si de ta rumeur qui murmure ou qui râle
Je sens que mon esprit est né,
Mer nocturne, ma grande noire,
Toi dont je suis la fille éperdue à jamais,
Seule force vivante à qui je me soumets,
Mer, ô mer, toute mon histoire,
Veuille vivre toujours en moi,
Informe et si précise, exacte et si fantasque,
Veuille que ton grand vent délivre de son masque
Ma face qui pleure d'émoi.
Mer, que parfois la lune argente,
Veuille ne point cesser d'inspirer mon tourment.
Désaltère et nourris de ta splendeur changeante
Ta visiteuse au coeur d'amant.
Debout parmi l'herbe salée,
J'ouvre vers toi mes bras somme on fait pour quelqu'un.
Si loi, et si longtemps que je m'en sois allée,
J'ai gardé sur moi ton embrun.
Beaucoup plus que tout ce que j'aime
Je t'aime ! car je suis de ta race, la mer !
Oui, comme les varechs et les algues ue sème
Ton reflux sur le sable amer.
Ivre de toi, vers toi je crie.
La mer ! La mer ! A moi ! Je te veux, élément,
Simplicité, mystère, ampleur, rythme, furie,
Eternel renouvellement !
V
ARRIÈRE-SAISONS
Puisque voici les ors de l'arrière-saison,
Que les fenêtres soient ouvertes, et les portes,
Afin qu'avec le vent les chères feuilles mortes
Puissent entrer dans la maison
Laissez venir à moi l'automne bienvenue.
Elle est douce à mon front pensivement penché.
Les feuilles tourneront sans bruit sur le plancher
Comme elles font dans l'avenue.
Je songe. Je me dis : "A cette heure où mon nom
Est, plus que je ne veux, prononcé sur la terre,
S'ils savaient à quel point mon âme est solitaire,
Ceux qui me portent haine ou non !
"S'ils savaient quel silence au fond de ce tapage,
Combien mon rêve est loin de tout ce bruit qui ment,
Et combien, seul avec l'automne, je suis sage
Et souris ironiquement..."
Je t'ai fait un tombeau de ces bois roux que j'aime
Et que tu chérissais, père, de ton vivant.
Quand j'y vais chevaucher, ta voix douce elle-même
Me caresse à travers le vent.
Je regarde, partout où je passe et repasse,
Si je n'aperçois point la trace de tes pas,
Car l'automne venue a ramené la chasse,
Et tu dois m'attendre là-bas.
Je vais te rencontrer dans la splendeur nocturne,
Au détour du sorbier ou du rhododendron,
Ton fusil sur l'épaule, et seul, et taciturne,
Et penchant toujours ton beau front.
Voici le velours brun de ta veste, tes guêtres,
Tes chiens autour de toi... Oui, je sais, tu rêvais,
Et tu ne pensais plus, sous la douceur des hêtres,
Au gibier que tu poursuivais.
Le pourpre couchant meurt parmi l'automne rose.
Me voici devant toi. - Bonsoir !... dis-je d'abord.
Ensuite : - As-tu tué par ici quelque chose ?...
- Non, dis-tu. C'est moi qui suis mort.
J'ai si grande amitié
Pour certaines routes !... Non celles
Qui sont les plus belles, Mais celles, vieilles et fidèles,
Où, tout enfant, j'allais à pied.
Ma poétique enfance
Où le coeur me battait si fort,
Je la cherche encor.
- Avec quelle ferveur, quelle désespérance, -
Comme une mère un enfant mort.
Fascinante douceur de l'eau,
Silence où nous menons en barque nos deux âmes !
Dans la rivière herbue, au toucher de nos rames,
Les tranquilles reflets dérangent leur tableau.
Nous voyons sous nous des abîmes
Vertigineusement, subtilement ouverts
Par l'azur réfléchi, par les arbres invers ;
Et nous ramons dans cet azur et dans ces cimes.
Au fond du gouffre artificiel,
Lorsque la grande nuit sans bruit sera venue,
Parmi des gouttes d'eau, la rame lisse et nue
Ira-t-elle chercher les étoiles du ciel ?...
Ces romanichels sur la route,
Comme ils volaient tranquillement
Les pommes, les poules, et toute
Bonne chose au pays normand !
D'où vient que je les voyais faire
Avec un complaisant regard,
Puisque c'était ma propre terre
Qu'ils pillaient sans honte et sans fard ?
Je les sentais mes camarades
Malgré le sang de mes aïeux.
Est-ce d'avoir connu comme eux
Le vent qui pousse les nomades ?
Ai-je trop souvent pris la mer
Pour bien tenir en terre ferme ?
Mon âme est assise à la ferme,
Mais elle revient du désert.
Tout le jour, seule avec mon âme qui bouillonne,
J'ai rôdé comme une lionne.
Mes songes, je ne peux en bien suivre le fil.
Qu'y a-t-il en moi ? Qu'y a-t-il ?
Mes yeux de femme où vit une grande âme noire,
Que racontent-ils ? Quelle histoire ?
Mes frères et mes soeurs, où sont-ils, ici-bas ?
Je ne sais pas... Je ne sais pas...
Mais je sais qu'il y a contre moi de la haine
Incessante, assassine et vaine.
O ma vie écartée et sauvage à cheval,
A qui donc ai-je fait du mal ?
Une électricité jette des étincelles
Partout où je traîne mes ailes.
Et je sais que l'on m'aime ou bien que l'on me hait
A voix haute comme en secret.
Il faut m'y résigner, puisque souvent, moi-même,
Je sens que je me hais et m'aime.
Certes, trop, beaucoup trop de choses à la fois
Habitent mon être aux abois.
Ah ! pourquoi, certains jours, si follement étrange ?
Quel démon suis-je... ou quel archange ?
Je ne sais comment je suis faite.
On dit que je n'ai pas de coeur
Ce n'est pas sur cette planète
Que sont ma joie et ma douleur.
Rien ne peut tout à fait m'y plaire,
Je ne m'y sens pas bien chez moi.
Mon sombre esprit flotte, sans loi,
Parmi le système solaire.
Pourquoi ce qui se passe ici
N'est-il, pour mon âme meurtrie,
Que mauvaise plaisanterie ?
Je fais fi de moi-même aussi.
Vivre ! ... Je joue avec du sable.
Tout m'est égal, même la mort...
Vers quoi donc crié-je si fort
De cette voix inconsolable ?
Dites-moi : "Je vous hais !" ou dites-moi : "Je t'aime!"
Vous tous dont mon coeur est lassé,
Qu'avez-vous à m'offrir que je n'aie en moi-même ?
Vous ne pouvez me dépasser.
Jamais ma passion ne trouvera son maître
Parmi votre frivole bruit.
Hélas ! quelque hauteur que puisse atteindre mon être,
Je serai plus grande que lui.
La nature et son invisible et son mystère,
Voilà mon seul refuge à moi.
A l'écart des humains il me reste la terre
Pour mon amour et mon émoi.
Peut-être, loin de vous, existe-t-il un ange
Qui me parle à travers le vent ?...
Mais comme il souffre, au fond, mon coeur, mon coeur étrange,
Aussi déçu que décevant !
Est-ce la vérité qu'avec un peu de terre
Vous avez fait surgir mon double inquiétant ?
Voici donc ma statue et tout ce qui l'attend,
Car avec elle est né son destin de mystère.
Prête splendidement pour le bronze futur,
Prisonnière du rythme où vous l'avez campée,
Quel sera l'avenir de l'insigne poupée,
Oeuvre d'un ébauchoir enthousiaste et pur ?
Ainsi mon corps drapé qui marche, mon visage,
Mes mains de berger grec, mes deux petits pieds nus,
Et mon large regard plein de cale et d'orage,
Sous vas patients doigts lentement sont venus.
Ma statue ! Elle est là, debout. Je la regarde,
Cette fragilité faite tout comme moi.
Elle vivra pourtant bien après moi. Hagarde,
Je tremble, en y songeant, d'un pathétique émoi.
L'éternelle santé, l'éternelle jeunesse
La fixent pour toujours, et moi je vieillirai.
Elle est le témoin vrai de mon âge doré.
Un jour s'affirmera mon triste droit d'aînesse.
Sont-ce vraiment mes yeux et ma bouche et mon nez,
Sont-ce mes mains, mes pieds ? Est-ce mon attitude,
Est-ce mon dur orgueil, ma sombre quiétude
Qu'étudieront tant d'yeux encor loin d'être nés ?
Nous voici tout vivants. Votre oeuvre, là, s'élève,
Neuve, et si chaude encor du travail de vos doigts,
Fille de mon grand rêve et de votre grand rêve...
Et ceux des temps futurs penseront : autrefois.
Ils diront : "Elle fut une femme célèbre !"
Ce ne sera que moi présente, cependant.
Ils ne sentiront pas battre mon coeur ardent.
Mon simple coeur humain sous le bronze funèbre.
Faut-il que l'art survive à la réalité
Moi qui suis un esprit je deviendrai poussière,
Et cette image-ci qui n'est qu'un peu de terre
Va triomphalement vers l'immortalité.
A la meute qui me harcèle,
Aux aboyeurs par milliers
Je réponds : "Je ne suis pas celle
Que vous croyez !"
Non. je ne suis pas de ta race,
Vile humanité qui m'en veux
De chanter le mieux que je peux.
Va ! Glapis ! Je ne suis pas lasse.
Je te donnerai mon trésor,
Ne pouvant le donner à d'autres.
Malgré la haine où tu te vautres,
Je serai grande après ma mort.
Parfois une pauvre réponse
Monte à moi de la profondeur
De l'abîme où mon pas s'enfonce,
Et cela suffit à mon coeur.
Car je n'ai pas soif de justice.
Je chante parce qu'il le faut.
Je chanterai toujours plus haut,
Loin du mesquin et du factice.
A d'autres l'encens et le nard !
Vous m'aurez bien mal accueillie ;
Mais la gerbe que j'ai cueillie,
Vous la respirerez plus tard.
Losqu'enfin je me serai tue,
Plus de meute et plus de holà !
Qu'alors s'élève ma statue
Pour vous dire : "Elle n'est plus là..."
Nulle ivresse ne m'est venue
D'avoir fréquenté les humains,
Etonnés par mon âme nue,
Ils ne me tendent pas les mains.
Moi, je venais, pleine de grâce,
Leur offrir mon butin doré.
Presque tous m'ont fait la grimace
Ou se sont tus pour m'ignorer.
Si parfois une heure de charme
Me fut donnée au milieu d'eux,
Je leur dois tant de jours hideux
Que mon courage enfin désarme.
Je ne veux plus rien de ceux-là
Qu'il faut appeler mes semblables.
Monde haineux, peureux et plat,
Nos lois n'ont pas les mêmes tables.
On peut être heureux sans amis,
Les choses valent qu'on les aime.
Mon bonheur à moi, je l'ai mis
Dans tout ce qui vient de moi-même.
Ce qu'on appelle le labeur
Et ce que j'appelle ma Muse,
Et tout le reste, qui m'amuse,
Tout cela suffit à mon coeur.
J'ai Paris et ma Normandie
Où je me sens si bien chez moi,
Du bruit pour mon âme hardie,
Ou du silence plein d'émoi.
J'ai mon beau cheval qui galope
Dans le même sens que le vent,
Par les roux automnes d'Europe,
Sous un ciel bas, gris et mouvant.
J'ai ma musique et mon grimoire,
Mon doux piano reposant,
Ma grammaire d'arabisant,
Même mon violon. - ma gloire !
J'ai mes pinceaux et mes crayons
Pour les jours où je me sens peintre...
Puis j'ai mon rêve qui me cintre
D'une auréole de rayons.
Dans le visible et l'invisible,
Je me promène en souriant.
Mon destin n'a rien d'effrayant.
Je suis seule, mais je suis libre.
Parmi vous, décevants humains,
Déjà pareille à mon fantôme,
J'aime mieux mon grave royaume
Que vos bonheurs sans lendemains.
Au jour venu, que l'heure sonne
Où l'on doit renoncer à tout !
Je ne devrai rien à personne
Et chacun me devra beaucoup.
Car toutes ces belles années
A l'écart de vos tristes bruits
Auront encor nourri mes fruits,
- Et je vous les aurai données.
Ils ont dit tout ce qu'on peut dire
Pour faire du mal à quelqu'un.
Mais ils auront beau me maudire,
Ma rose garde son parfum.
Tout leur est bon, moral, physique,
Mon âme comme ma santé.
Empêcherez-vous de chanter
Tout ce qu'en moi j'ai de musique ?
Je ne vous en veux même pas
De votre atroce et lâche haine.
D'âme et de corps, je suis trop saine
Pour souffrir des souffles d'en bas.
Que si je vis ma fantaisie,
Nul ne peut me le reprocher,
Car mon plus coupable péché
Est encor de la poésie.
Noblesse, ferveur ou beauté,
Vos mots ne peuvent rien me prendre.
Moi je peux monter et descendre,
Et vous ne pouvez pas pas monter.
Je ne comprends pas vos raisons,
Vous ne comprenez pas les miennes.
Restez derrière vos persiennes
Et moi parmi mes horizons.
Trop de blâme et peu de louange,
Ce destin est-il mérité ?
Je suis bon ange et mauvais ange...
Mais quel grand cri vers la beauté !
Haine, amou, ce que je suggère
Est tour à tour si haut, si bas...
Vous tous qui ne comprenez pas,
Parmi vous je suis l'Etrangère.
Fiction, vérité, bien, mal,
Oui, tout ce dont ma vie est faite
Tiendra dans ce seul mot final :
"Ci-gît, sous ce marbre, un poète".
O mon âme, ô ma passion,
Ma vie est malgré tout si pure !
- Viendras-tu selon l'Ecriture,
Jour de la Résurrection ?
Je sens mon âme, où sont les rêves et les rimes
La douceur séraphique et le réel amer,
Aussi riche que les abîmes
Incalculables de la mer.
Aux prises toute seul avec une telle âme
Que je ne connais pas moi-même jusqu'au fond,
Devinez-vous ce que me font
Vos ricanements, vôtre blâme ?
Vos coups, si durs qu'ils soient, ne portent pas sur moi,
Est-ce que je connais la figure publique
Qui va suscitant votre émoi,
Déchaînant votre haine oblique ?
Moi, c'est de l'inconnu que l'on ne touche pas,
C'est de la solitude intime et continue...
A moi le vent, les flots, la nue.
Mais non point ce qui vient d'en bas !
Puissé-je t'honorer avec ferveur, saint Georges,
Très gentil personnage, immortel cavalier
Si droit sur ton cheval au galop délié,
Ton cheval aux naseaux rouges comme des forges.
Apprends-moi le mépris du lourd dragon tortu
Qui darde le bouquet monstrueux de des langues,
Toi qu'as su tuer sans fureur ni harangues
Rien que de par ta lance et de par ta vertu.
Apprends-moi, saint éphèbe, à chevaucher, a vivre
Héroïque toujours au milieu des méchants,
Ne sachant tout ce qui me fait solitairement ivre.
Car je veux comme toi, cher jeune homme doré,
Au vitrail lumineux figurer, noble et forte,
Et rire en regardant écumer sur le pré
La bête aux yeux humains vaincue et déjà morte.
Je veux être, sur mon cheval fougueux et beau,
Tranquille, les yeux fiers comme à la promenade,
Et lorsqu'arrivera la suprême ruade,
Mourir comme je dois, en selle, et le front haut.
Je crois bien que j'ai dit adieu
Pour toujours aux êtres humains.
Je crois bien que, de loin, mes mains
Font signe à leurs âmes de peu.
Le long de leurs mornes chemins,
Je n'ai pas rencontré le dieu.
Je crois bien que j'ai dit adieu
Pour toujours aux êtres humains.
Leurs torches n'ont pas pris mon feu,
Ils n'ont pas senti mes jasmins.
Je vais vivre mes lendemains
Toute seule sous le ciel bleu.
Je crois bien que j'ai dit adieu...
J'ai pendant si longtemps hurlé comme une louve
Vers ceux qui ne sont pas venus...
Les âmes que je veux, certains soirs, je les trouve
Chez les poètes morts, inconnus ou connus.
Il est, dans le passé lointain, quelques archanges
Devant qui j'aurais pu chanter.
Avec eux seulement j'ai de divins échanges,
Par-delà l'océan de leur éternité.
O mes contemporains, je suis toute vivante !
Je suis là les jours et les nuits,
Et les heures s'en vont, et ce temps que je hante
Ne sais pas s'arrêter devant ce que je suis.
Un jour je serai morte et je devrai me taire.
Vous, du moins, mes fervents futurs,
M'aimerez-vous assez, coeurs nobles, esprit purs
Que je n'ai pas connus quand j'étais sur la terre ?
O mon dieu que je veux appeler de ce nom
Faute de rien connaître,
Pourquoi donc m'avez-vous fait naître
Avec ce coeur qui dit à l'existence : Non !
Ne se pourra-t-il pas enfin que je consente
A vivre comme on vit,
A jouir de ce qui ravit
Le monde, à n'être plus cette éternelle absente ?
Si vanité, fortune, haines, ambitions,
Ces joujoux de la terre,
Laissent mon coeur sans passions,
Pourquoi crier ce cri qui ne veut pas se taire ?
O nature, pourtant, ô musique ! Mes yeux
Pleurent de poésie.
Toi que j'aime avec frénésie,
Inconnu, Inconnu, dis-moi ce que je veux !
PETITE ÉLÉGIE
Le long des premiers sentiers d'or
Où le soir déjà sent la mort,
Je berce sans fin dans mon âme
Un peu de charme, un peu de drame
Qui traînent dans ma vie encor.
L'été s'attarde au fond du val.
En moi l'archange et l'animal
N'ont pas encor fini leur oeuvre.
Ma séduction reste pieuvre,
On me veut encore du mal.
C'est l'automne qui vient, pourtant.
Mon regard est moins éclatant,
La jeunesse bientôt me laisse.
Oh ! toute puissance et faiblesse,
Ma beauté, toi que j'aimais tant !
Souffrir de diminution !
Quelle sera la passion
Qui fera frissonner ma vie,
Au jour que me sera ravie
La divine sujétion ?
Hélas ! quand il viendra, ce jour,
Quand je saurai que c'est mon tour
De n'être plus rien de physique,
Que d'art, de livres, de musique,
Pour remplacer le simple amour !...
La grande solitude où mon âme s'affine,
Je l'absorbe sans cesse et jusqu'au fond de moi,
Comme d'autres de la morphine.
L'automne, immensément, m'enveloppe d'émoi,
Et le jour suit son cours tranquille, et l'heure sonne,
Et je n'attends rien ni personne.
Au soleil du dehors il me vient du bonheur,
Dans le silence pur de quelque vieille route,
A me sentir si seule toute.
Et les nuits, bien souvent, quand d'autres auraient peur,
Parmi l'ombre sans bruit de ma maison hantée,
Je sens mon ivresse montée,
Si haut montée, en vérité, que le désir
Me prend subitement de rire du plaisir
Que me font mes songes étranges.
Alors viennent s'asseoir avec moi près du feu
Les invités de mon esprit, humains un peu,
Mais sacrés par la mort archanges,
Qui vécurent aussi de grandes passion,
Et dont l'âme, par mots ou musique exprimée,
Parle à mon âme bien aimée,
Qui surent comme moi l'intoxication
D'être seul, merveilleux et seul, d'être poète
Et d'avoir dans les mains sa tête.
- Ainsi, muette, et loin des êtres décevants,
Notre réunion se passe sans vivants
Que moi, qui suis presque une morte,
ET je me dis qu'un jour, esprit, je reviendrai
Pour enchante le songe et l'automne doré
D'un futur rêveur de ma sorte.
Un petit cadre étroit garde une feuille d'arbre ;
Ce végétal squelette au complexe contour
Porte une inscription tracée avec amour
En grandes lettres d'or, comme on fait sur le marbre.
Pour la feuille, elle vient de quelque vieux tilleul.
Mais de quel Al Koran vient la calligraphie ? ?
Le grimoire doré, haute philosophie,
Ne dit que ces trois mots étranges : Dieu est seul.
Dieu est seul !... Je relis sans cesse ces paroles.
Leur effroyable sens m'apparaît peu à peu.
Ces lettres d'or arabe, énergiques et molles,
Je les vois sur mon mur courir en traits de feu.
Dieu est seul... Les soleils sifflent comme des frondes.
Dieu est seul... Au-dessus de la création,
Regardant tournoyer les milliards de mondes,
Tout puissant, éternel, splendeur, perfection,
Rien pour Lui ne finit, rien pour Lui ne commence,
Il ne peut donc goûter le désir ni l'espoir.
Il siège à l'abandon au sein d'un vide immense.
Quel égal, près de Lui, pourra jamais s'asseoir ?
Parmi toute la vie autour de Lui jetée,
Qu'est-il à sa hauteur ? Ni le mal, ni le bien.
Dieu est seul ! Dieu est seul !... Il ne peut croire en rien,
Car, étant Dieu, c'est Lui le vrai, le seul athée.
... Nous avons plaint Satan, l'archange ravagé,
Qui va, traînant le faix de ses deux ailes sombres.
Mais, dans l'horreur des lois, des rythmes et des nombres,
La tristesse des lois, des rythmes et des nombres,
La tristesse de Dieu, qui donc y a songé ?
VI
Prophétiques
Des lamentations pieuses et célèbres
Remplissaient cette église où pendait maint pli noir
D'un archaïque désespoir,
Et l'impie était là, chantant aussi Ténèbres.
Fou de vivre, mon coeur a des cris plus vaillants ;
mais si je sanglotais, la tête dans ma paume,
C'est à cause de vous, croyants
Qui n'avez pas compris ce qu'est votre royaume.
Je pleurais parce que, faibles, mesquins, mal nés,
Vous vivez bassement, sans regard vers l'issue.
Chrétiens, humanité déçue,
Pouvez-vous n'avoir pas des yeux illuminés ?
Vous osez donc encor sentir votre souffrance,
Alors que Dieu s'est mis en croix pour la guérir ?
Vos pleurs n'auraient-ils pu tarir
Alors qu'on vous donnait la plus ivre espérance ?
Vous êtes plus méchants et plus tristes que nous
Qui ne caressons pas vos sublimes chimères,
Et vos faces restent amères,
Vous qui pouvez prier et croire à deux genoux !
Après la passion en vous a promis Pâques.
Pourtant la joie en vous ne ressuscite pas.
Chrétiens, comme vos fronts sont bas !
Futurs corps glorieux, que vos coeurs sont opaques !
Avec de tels ferments déposés dans ce coeur,
Pourquoi n'êtes-vous pas dès ici-bas l'élite ?
Ah ! de quel flamboyant bonheur
Vivrait, si j'étais vous, mon âme carmélite !
Nous qui n'aimons, prions, voulons que la beauté,
Quelque soit le sommet où sa tour est bâtie,
Nous goûtons la divinité
Plus que vous qui baisez bouche à bouche l'hostie.
Vous n'avez, on dirait, ni d'espoirs ni d'effrois.
Or votre Eternel dit à ceux de votre souche :
"Vous qui n'êtes ni chauds ni froids,
Voici que je voudrais vous vomir de ma bouche !"
Vous allez vers le ciel comme vers le néant !
Pourquoi ne voit-on pas, si vous êtes l'Eglise,
Joyeux, chantant, prêchant, béant,
Vivre en chacun de vous un saint François d'Assise ?
Jésus a soif ! Et vous, vous lui donnez cela !
Le vinaigre et le fiel sont toujours sur ses lèvres.
Vos soifs à vous sont donc si mièvres
Que vous vous détournez en buvant l'Au-delà ?
Jésus a dit : "Il faut pour ceux-là que je meure !"
Et vos jours sont restés plus sombres que des nuits.
Ployés sous vos aigres ennuis,
Vous n'êtes pas la race ivre et supérieure.
Après l'enseignement, après la Passion,
Vous n'êtes pas heureux... Ah ! Ténèbres ! Ténèbres !...
Le feu qui court dans mes vertèbres
S'éteint, chrétiens, parmi votre consomption.
C'est ainsi ! L'incroyante est pleine de scandale,
O vous, fades pleureurs à qui tout fut donné,
Et demande au ciel de tonner
Pour vous détruire à tout jamais, engeance pâle !
Paris, avril 1914
Riches de doux trésors, l'espérance et l'amour,
Les foules vont bêlant en troupeaux nostalgiques.
Quelque soit leur destin les humains sont tragiques
Ils savent qu'ils mourront un jour.
La plus insigne brute est encore divine
Près des férocités qui mènent l'animal.
Le malaise de vivre est là. Rien n'est banal.
Une âme dans tous se devine.
Ils travaillent. Parfois ils ont de la gaieté !
Poésie, art, musique... Ils chantent ! Quel courage !
Ils ont l'ambition et la méchanceté
Parmi les malheurs qui font rage.
Ils grouillent en enfer, et beaucoup croient en Dieu.
L'espèce, obstinément, répare ses guenilles :
Sachant ce qu'est la vie ils refont des familles,
Et les suicidés sont peu.
Comme s'il n'était pas de tremblement de terre
Et comme si la fenêtre avait perdu ses traits,
Parmi peste et famine ils inventent la guerre,
Et s'en vont répétant : progrès.
C'est ainsi ! Naturelle ou qu'ils l'aient inventée
Tant de douleur les tord jusqu'au jour du trépas
Qu"on se demande si, la leur ayant ôtée,
Il ne la réclameront pas.
O bêtise et génie ! Humains, mes pauvres frères
Que j'aime et que je hais si passionnément,
Laissez-moi suivre au loin vos cohortes amères
D'un éternel étonnement.
Paris, 20 juin 1914.
Je me rappellerai cette verte hauteur
D'où j'ai vu s'étager la travailleuse Liège,
Fantastique cité, récit de vieux conteur,
Sous un nuage immense et changeant qui l'assiège.
Le soleil disparu, sous un mince croissant
Qui tient seul, dans le ciel, la place encore rouge,
Lune en profil, bijou du soir, unique accent
Du décor ardoisé, vaporeux et qui bouge,
Tout ce qui fume est là, blanc, gris, et se confond
Avec le grand nuage, avec la Meuse pâle.
Noire, une flèche dit l'église cathédrale.
D'autres pointes encor percent le vague fond
Quatre plans de maisons pas encore allumées.
Hauts fourneaux et clochers hérissent les bouillards<;
Et, dans le même sens, vont toutes les fumées,
Rejoindre on ne sait où les nuages fuyards.
L'ombre tombe, alentour, sur la douce campagne.
Mis je sais deux points noirs de l'espace endormi :
Ici c'est la Hollande, et là c'est l'Allemagne,
Les frontières déjà, l'étranger, l'ennemi...
Pays flamands, pays wallons, petites Frances,
N'oubliez pas de qui vous êtes les enfants,
Ni toi qui, des voisins trop proches, te défends,
O Liège, capitale étrange des nuances !
Novembre 1912
Sur nos chevaux, dressés de toute notre taille,
Nous avons traversé cette plaine du soir.
Je ne me lassais point, au passage, de voir
Ces monuments qui crient : Champigny la Bataille !
Héros ! c'est à cheval et non pas à genoux
Que je saluais, ce soir, vivante cible
Sous l'exécrable feu germain. Est-il possible
Que l'on ait pu venir tuer nos gens chez nous !
Des drapeaux, de la pierre au large de la plaine,
Bornes montant moins haut que les meules de blé,
Et qui marquent l'endroit où repose, assemblé,
Un groupe de Français ivres de mâle haine.
Au creux des crépuscules à droite s'effaçant,
Paris quotidien s'allume dans la brume.
Mais, parmi ce couchant pacifique, je hume
Je ne sais quelle odeur ancienne de sang.
Patrie ! O cruel mot qui ne veut pas se taire !
Je songeais à ces morts couchés sous les labours.
Je disais : "Leur sang coule aux veines de la terre,
Et cette odeur, ici, persistera toujours."
Ce Paris violé, jadis, comme une femme,
Le regardant au loin dans son couchant câlin,
Tout bas je répétais, la colère dans l'âme :
"A nous d'entrer un jour en vainqueurs à Berlin !"
Janvier 1912
O poètes passés qui mourûtes jaloux
Des aigles et des hirondelles,
Vous qui vous épuisez à demander des ailes,
Voyez ! Les ailes sont à nous !
Après la cathédrale et les arts et les livres,
Nous nous sentions devenir vieux.
Mais voici de nouveau que nos esprits sont ivres
Comme aux temps les plus fabuleux.
Plus haut que les clochers et que les cathédrales,
Plus haut que les flèches des tours,
Nous montons, à travers les ciels ardents ou pâles,
Et tous les chagrins sont moins lourds.
Le grand siècle, c'est nous ! C'est nous la Renaissance
La gloire ?... Elle est de notre temps.
Oui, c'est nous les héros modestes et contents,
Oui, c'est nous la plus belle France.
Ce que nous avons fait, sans effort, d'un élan,
Napoléon n'a pu le faire,
Car nous avons conquis, après tout, l'Angleterre,
D'un simple revers de volant.
Nous avons dépassé les bêtes empennés
Au creux du plus profond azur.
Il n'y a plus d'obstacle, il n'y a plus de mur,
Il n'y a plus de Pyrénées.
Les héros, aujourd'hui, croissent comme des fleurs.
Nous pouvons redresse l'échine.
Nous possédons enfin l'idéal des rêveurs
Réalisé par la machine.
Haut la tête ! Ecoutons passer le bruit du vol !
L'air s'emplit de frissons étranges.
Nous avons repeuplé le ciel de ses archanges,
Nos pieds ne touchent plus au sol.
Et vous, hommes-oiseaux, race forte et légère,
Si parfois vous prenez à bord
L'invisible, fatale et lourde passagère,
La compagne sans yeux, la mort,
Si du haut du zénith elle vous fait descendre
Vertigineusement en bas,
Songez que le phénix renaîtra de sa cendre
Et que vous ne périrez pas,
Car, de votre sang clair, surgiront des apôtres
Prêts à reprendre votre essor,
Et si ce n'est pas vous, ce sont d'autres et d'autres
Qui monteront plus haut encor !
Ecrit en 1913
UNE RÉPONSE À RUDYARD KIPLING
Vous n'aurez pas en vain lancé, défi de grâce,
Vis strophes par dessus la mer ! Quelqu'un ramasse
Le gant de fer jeté des rives du ponant
Pour le tournoi de race à race,
De continent à continent.
Pouvions-nous accepter votre hommage et nous taire ?
L'orgueil a frissonné par toute notre terre
D'avoir été loués devant tous et si haut.
Salut donc à vous, Angleterre,
A vous, son génial héraut !
Angleterre, les tiens, fils et filles des vagues,
Concentrés et précis parmi les brumes vagues,
Recommencent l'élan des vikings d'autrefois,
Afin de mettre, lourdes bagues,
Des pays nouveaux à tes doigts.
Est-ce parce que, fier comme on l'était à Rome,
Tout citoyen anglais, ne fût-il qu'un pauvre homme,
Te porte tout entière au meilleur de son coeur ?
Chacun de tes sujets, en somme,
Est aussi ton ambassadeur.
Aussi, quand ton sol riche élabore un génie,
Il n'est pas un des tiens qui l'ignore ou le nie.
Vers lui vont les honneurs et les hommages dus.
Au sein de ta grande harmonie,
Les efforts ne sont pas perdus.
Va, la France t'admire, ô race adamantine !
Si la lutte pour toi surgit, même intestine,
Tu sais la diriger d'une telle façon,
Que notre furia latine
En tire une grande leçon.
Et puis, ô petite île et gigantesque empire,
Grande-Bretagne, étroit et fabuleux navire
Dont la proue a percé l'Orient sombre et clair,
A nos yeux l'ombre de Shakespeare
Marche devant toi sur la mer.
Donc, merci ! Tu nous tends une loyale paume !
Notre mâle patrie et ton vaillant royaume,
Couple d'archanges d'or se tenant par la main,
Ecartent le rouge fantôme,
Indigne du progrès humain.
Oui, que la vieille France et la vieille Angleterre
Refusent l'assassine, absurde, immense guerre !
Mais les peuples rangés tout alentour sauront
Qu'il y aura, s'il faut la faire,
Deux souffles dans un seul clairon !
Paris, juin 1913
VII
LA GUERRE
Le garçon s'en revient des champs.
Il mène la haute charrette
Où la récolte, en tas penchants,
Va vers la grange toute prête.
C'est le beau mois de la moisson.
Le garçon, légèrement ivre,
A sur la bouche une chanson
Qui dit tout son bonheur de vivre.
Devant le premier des hameaux
Il entend le tambour qui sonne
Et, soudain arrêté, frissonne,
Doutant s'il a compris ces mots :
"Amis, la guerre est déclarée,
Que chacun rejoigne son corps.
Venez tous en troupe serrée,
A nous les jeunes et les forts !"
Aussitôt une sainte transe
S'empare en même temps de tous ;
Un seul cri dit : "Vive la France !
L'Alsace et la Lorraine à nous !"
Le garçon a repris sa route
Au pas pesant de ses chevaux.
Son âme se soulève toute
Et s'élance par monts et vaux.
A la ferme, il entre : "Mon père,
Ma mère, et toi, ma soeur, je pars.
Voici l'heure des grands départs,
Vive la France ! C'est la guerre !"
Après la première stupeur,
Chacun l'embrasse,
Mais lui, garçon de bonne race,
Leur dit : " Je reviendrai vainqueur !
"Au revoir, ô ma belle ferme,
Au revoir, ô miennes et miens !
Après avoir combattu ferme,
Dans quelques mois je vous reviens.
"Toi, mère, et toi, ma soeur Marie,
Pour moi récitez un Ave.
Allons, enfants de la Patrie,
Le jour de gloire est arrivé !"
Honfleur, 5 août 1914.
Puisque c'est votre fête, Albert, premier du nom,
Roi des belges, ce soir c'est aussi notre fête.
Te Deum ! Au géant vous avez tenu tête,
Vous avez, à la force, osé répondre : "non ! "
Vous avez déclaré "Je ne veux pas de maître ! "
Malgré le fer, le feu, l'horreur, le désarroi.
Vos peuples ont perdu leur cher pays, peut-être.
Qu'importe le pays ? Vos peuples ont un roi.
Ils ont un roi pareil aux plus grands de l'Histoire.
Les nations l'ont vu la fronde dans la main.
Ce David a visé le Goliath germain,
Ce jeune front royal s'est couronné de gloire.
Son souvenir, un jour, rejoindra les héros
Que l'on voit figurer sur les belles images.
Il ira se mêler, un jour, aux personnages
Qui vivent, fabuleux, dans l'éclat des vitraux.
Roi de Légende, au loin la France carillonne,
La France chante et pleure et s'exalte pour vous,
Et la france est flamande et la France est wallonne,
Car vous l'avez aidée à foncer sur les loups.
Elle sait que c'est vous, dressé comme une barre,
Qui l'avez préservée en offrant votre corps,
Et que ses ennemis, horde à jamais barbare,
Ne se sont attardés qu'en passant sur vos morts.
L'amour se simplifie au feu, comme la haine.
En cette heure de gloire, en cette heure d'effroi,
La France, Albert 1er, cette républicaine,
Vous crie à pleins poumons, ce soir : "Vive le Roi ! "
Le drapeau de la paix, tricolore blason,
Que bénévolement il pendait sur nos villes !
Fixe et calme il gardait, noires foules civiles,
Le monument et la maison.
Aujourd'hui, furieux, bondissant, militaire,
Il est le drapeau de la guerre,
Et c'est son claquement qui remplit l'horizon.
Or, ce n'est qu'un lambeau flottant d'étoffe teinte,
Ce n'est qu'un peu de linge et qu'un peu de couleur.
Et pourtant c'est pour lui ia jeunesse meurt,
Pour lui le fer, le feu, les balles, le canon,
Pour lui tout ce qu'on tue et tout ce qu'on éreinte.
Bleu, blanc rouge, il appelle, et les hommes sont fous.
On quitte les outils, on quitte les pensées.
Tout brûle au loin. Les cathédrales sont blessées.
La pierre et la chair ont des trous.
Quiconque n'est pas mort, en saignant se relève.
On dirait qu'il n'est plus qu'un rêve :
Celui de recevoir et de donner des coups.
Toi qui conduis au vent l'aventure brutale,
Tu sais bien cependant vers quel but nous courons.
Nous te suivons, drapeau, pour sentir sur nos fronts
Flotter ta grande aile idéale.
L'un dit : "C'est ma ferme au toit gris !..."
L'autre dit : "C'est moi-même !..." Et l'amour chante ou râle.
L'amour, l'obscur amour qui fait un grand pays,
L'amour de la maison et l'amour de la terre,
L'amour qui fait la paix, l'amour qui fait la guerre,
Votre amour, héros inouïs
Qui pour mourir, quittez le blé, l'orge et le seigle,
Parce qu'on vous a dit qu'une aigle
Au lieu des trois couleurs, garderait vos taillis.
O drapeau ! Va devant ! La France fière et forte
Te suit au rythme sourd des millions de coeurs.
O drapeau ! Nous savons où vont les trois couleurs !
L'invisible main qui te porte,
Nous la reconnaissons ! La victoire aux seins droits,
Bouche béante et hampe aux doigts,
Contre l'envahisseur court, en hurlant : "Qu'il sorte !"
Linge blanc qui d'azur et de sang te repais,
Bleu, blanc, rouge drapeau, fils de la Marseillaise,
Se pourra-t-il jamais que notre amour se taise,
Ame de nos labours épais ?
Va ! Pour te voir flotter au-dessus des batailles,
Nous marcherions dans nos entrailles,
O drapeau de la guerre, ô promesse de paix !
Pour nous incliner, toutes blanches,
Sur nos soldats rouges de sang,
Nous avons relevé nos manches
Avec un geste caressant.
Ils ont connu notre sourire,
Et nous avons connu le leur.
Quelque chose qu'on ne sait dire
Vit entre nous comme une fleur.
Les brutalités de la guerre
Ont créé ce miracle-là.
Tous les canons et leur éclat
Devant ceci doivent se taire.
Loin de nos fils, frères, maris,
Loin de leurs mères, filles, femmes,
- O parfaite entente des âmes ! -
Le sang et les pleurs sont taris.
Là-bas, des furieux s'empoignent,
Ici tout est calme et ciel bleu.
Il n'y a que femmes qui soignent
Et qu'hommes revenant du fe.
Plus de classes, plus de barrière,
Le pays n'a plus qu'un seul coeur.
O mon frère, je suis ta soeur,
Toi le soldat, moi l'infirmière.
Nous nous aimerons toujours bien,
Quand la guerre sera finie.
Que la guerre soit donc bénie,
Puisqu'elle a forgé ce lien.
Charmant petit soldat de France,
Reconnaissant, respectueux,
Ne regrettons pas la souffrance.
Nous nous sommes compris... Tant mieux !
Les beaux boeufs, la belle haie
Et la mer au bout du pré,
Et le ruisseau qui s'égaie
Des couleurs du ciel miré,
La ferme grasse et fleurie
Où tout est si bien rangé,
C'est tout cela, la patrie,
Oui, la patrie en danger !
Sois-tu maître ou gars de ferme,
Lève-toi paysan ! Cours !
D'un coeur haut et d'un bras ferme,
Il faut sauver les labours.
Par la mer, l'air et la terre,
L'ennemi peut survenir,
Entends les chevaux hennir,
Il faut partir pour la guerre.
Qu'ils dardent leur froid oeil bleu,
Tous les gars de Normandie,
Et que leur troupe hardie
S'en aille gaiement au feu.
Va-t-en batailler, ma race,
Et prends le plus court chemin.
On retrouvera ta trace
Dans l'Histoire de demain.
Laisse tout pour la patrie !
Tes biens, tu t'en dessaisis,
Mais les fleurs de ta prairie
Sont aux canons des fusils.
Va! Tout soldat est poète
S'il court se battre en chantant.
Et la guerre est une fête
Pour qui part d'un coeur content.
C'est la grande tragédie
Mets-y tout ce que tu sais.
Lève-toi, ma Normandie,
Pour sauvegarder le sol français !
La France a crié, la frontière saigne,
La blessure se rouvre encor.
La bravoure chante et la terreur règne,
A demain la loi du plus fort.
Comme leurs frères de la terre,
Nos marins sont partis pour la mer et la guerre.
Nous les avons vus s'en aller sur l'eau,
Chantant au vent la Marseillaise.
Adieu la jetée, adieu la falaise !
Dans la bataille et sur le flot,
Chacun d'eux est fils, frère ou père...
Nos marins sont partis pour la mer et la guerre.
La marée apporte une odeur de sang,
Les veuves pleurent sur la côte,
Au rythme brutal de la vague haute,
Emporte-les, vaisseau puissant !
Emporte-les, vaisseau puissant !
Vers une épouvantable affaire,
Nos marins sont partis pour la mer et la guerre.
Nos marins s'en vont vers le grand hasard
Comme s'ils allaient à la fête.
Nous reviendrez-vous de cette tempête,
O vous qui chantez son départ ?...
L'horizon est noir de colère,
Nos marins sont partis pour la mer et la guerre !
Les grands bateaux anglais qui s'en viennent chez nous,
Longue procession qui remplit l'estuaire,
Nous savons qu'il sont lourds d'hommes de race claire
Et suivent le chemin qu'aimaient les vikings roux,
Les grands bateaux anglais qui s'en viennent chez nous.
L'invasion amie entre par notre Seine
Jusques au plus profond de notre intime sol.
Ceux-là, c'est l'amitié loyale qui les mène.
Ceux-là ne veulent pas qu'on nous torde la col.
L'invasion amie entre par notre Seine.
Fils des vieux rois de mer, il s'est levé, leur roi,
Pour tendre sa main calme à notre République.
Il a dit devant tous : "France ! Dieu et ton droit. "
Il a dit devant tous : "France ! Dieu et ton droit. "
Fils des vieux rois de la mer, il s'est levé, leur roi !
Toute la côte suit leur marche. Qu'ils sont beaux,
Dans l'ample longue-vue et dans l'humble lorgnette !
Nous saluons de loin leur forme noire et nette,
Car notre sauvegarde est dans ces paquebots.
Toute la côte sui leur marche. Qu'ils sont beaux !
Entendez notre cri : Hurrah pour l'Angleterre !
Hurrah pour ces point noirs sur le flot vert et bleu !
Hurrah pour le drapeau de ces frères de guerre
Qui, comme les Français, vont en chantant au feu.
Entendez notre cri : Hurrah pour l'Angleterre !
Non, la guerre, Allemands, ne vous permet pas tout !
Certes, Chaud fontaine et Hollogne
Ne pouvaient pas rester debout.
Mais incendier Reims quand vous avez Cologne !
Soyez maudits au nom de la divinité,
Soyez maudits par la musique,
Par l'art et la métaphysique,
Soyez maudits par Bach, par Kant et par Goethe !
Tout peut recommencer, rien n'est irréparable.
Mais que Reims vers un divin sang,
Quelque chose de tout puissant
Vous punira d'avoir attaqué l'ineffable.
Vous qui boutez le feu dans la belle maison
Que vénèrent toutes les races,
Ecoutez ! l'âme des rosaces
Et l'âme de la pierre ont crié trahison.
C'en est fait ! Fils perdus du grave Charlemagne,
Vous avez fini votre temps.
Dieu même est dans les combattants,
Salut à ton passé, moribonde Allemagne !
La cathédrale en feu s'écroule sous les coups,
Le berceau des rois tremble et tombe,
Mais, en nous penchant sur la tombe
Nous trouverons un peuple enseveli dessous.
Comme une immense mer qui monte sa marée,
Nous entendons la guerre autour de nous grandir.
Pouvons-nous vraiment voir sans crier et bondir
Tant de jeunesse massacrée !
C'est la guerre qui règne et conduit le destin.
La folie en un jour s'empare de l'Europe,
Et la mort qui partout, se dépêche et galope,
Ne peut plus compter son butin.
Nous avons tout laissé : pensée, art, rêve, éthique.
Il n'y a plus d'humains, il y a des fusils.
Dans le vent des canons, les peuples sont saisis
D'une rage apocalyptique.
Les fleuves par les champs coulent rouges. Le feu
Dévore les cités calmes et magistrales,
La ruine en une heure atteint les cathédrales,
Tout saigne et meurt sous le ciel bleu.
De cette addition, quelqu'un fera la somme.
Quels monstres de l'enfer ont déchaîné cela ?
Qu'est-ce qui fit surgir cette horreur que voilà ?...
- Quelques paroles d'un seul homme.
Je l'aime d'un amour plus que jamais ardent,
Mon vieux clocher natal vêtu d'ardoise grise.
Il est un peu moulin ; il vit, indépendant,
Tout au bout de la place, en face de l'église.
Ils sont deux, les clochers qui veillent sur Honfleur.
L'un est Saint Léonard, lui Sainte Catherine.
Ses fenêtres, toujours, portent des pots de fleurs,
Et trois cloches au moins remplissent sa poitrine.
Son coq d'or monte au ciel, quand le soleil reluit,
Bien plus haut que les mâts de nos barques à voiles,
Mais lorsque vient le soir, avec ou sans étoiles,
Il perd tout doucement sa pointe dans la nuit.
On l'entend jusqu'en mer quand le carillon gronde,
Voix de bronze au-dessus des grisailles des toits.
Il aime chaque jour, fidèle aux vieilles lois,
Sonner le couvre-feu pour endormir son monde,
Et nous, paroissiens, par les nuits et les jours,
Nous le sentons debout à côté de nos âmes,
Disant des contes bleus, comme les bonnes femmes,
Pour les petits enfants qu nous sommes toujours.
Mon clocher, mon cher vieux clocher, combien je tremble,
Maintenant que la guerre est tout autour de nous !
S'il me fallait te voir succomber sous les coups,
Je perdrais père, mère et famille, il me semble.
Toi qui depuis toujours bourdonne d'oremus,
Toi qui te tiens debout sur tes vieilles béquilles,
Toi qui, par le beau temps et par l'averse brilles,
Tu ne connaîtras pas l'incendie et l'obus.
Humble chose, que Dieu te garde de la guerre !
Nous te vénérons tous si passionnément !
Paisible sur ta place et faisant ta prière,
Sois sauvée à jamais du canon allemand.
Honfleur, vieille ville ardoisée
Sur l'estuaire aux cent couleurs,
Tu portes sue chaque croisée
De beaux géraniums en fleurs.
Honfleur, les barques accourues
Du fond des hasards de la mer,
Toutes voiles dehors, ont l'air
De se promener dans les rues.
Honfleur, le poisson, le goudron
Sentent fort dans les trous saumâtres ;
Mais tu berces dans ton giron
L'âme des horizons bleuâtres.
Or voici : petite cité
Humble et perdue au bout du monde,
Maintenant que la guerre gronde,
Nous aurons connu ta bonté.
Au jour que sont venus du large
Ces bateaux rouges de soldats,
Honfleur, comme tu les aidas
A porter leur pesante charge !
Tu n'avais pas assez de mains
Pour tendre tes présents, ô ville !
U fus généreuse et civile,
Tu connus de grands jours humains.
Quand vinrent des blessés de guerre,
Tu renouvelas ton effort.
Tous, jusqu'à ta moindre commère,
Voulaient donner, donner encor.
Aujourd'hui, la noble Belgique
Déverse sur toi ses enfants,
Tant de vaincus qu'un sort tragique
Fait tout de même triomphants,
Et toi, douce et pleine de grâce,
Pour les accueillir, tu souris.
Tu veux, puisqu'on leur a tout pris,
Qu'ils aient à ton foyer leur place.
Tu veux qu'ils puissent, orphelins,
Dire à la destinée amère :
"Voici qu'une seconde mère
Nous a tendu des bras câlins."
- Salut ma ville ! Tu fus grande,
O pauvre petit coin normand !
Nous ignorions ce coeur aimant
Qui donne sans qu'on lui demande.
Nous sommes fiers, tous ceux d'ici,
D'un tel charme joint à tes charmes.
C'est pourquoi nous viennent ces larmes
Lorsque nous te disons: "Merci !"
Mademoiselle Jeanne d'Arc,
Soeur à cheval du beau saint Georges,
Ne savez-vous pas que nos forges
Font mieux que la flèche et que l'arc ?
O jeune fille capitaine
Qui portez le plus beau des noms,
Venez voir comment notre haine
Tonne et crache dans nos canons.
Souffrir pour bouter hors de France,
Vous avez su le faire, vous !
Vous vouliez user vos genoux,
Venez donc voir notre souffrance !
Venez voir, dans les quatre vents
D'une incessante et folle foudre,
Comment ils se laissent découdre,
Nos soldats enterrés vivants ;
Comment, changés en nids de guêpes,
Ils meurent parfois enfumés,
Tous ces fils, tous ces bien-aimés
Pour qui se portent tant de crêpes.
Ah ! certes, au fond du ciel clair
Ce n'est plus la voix des archanges,
Mais le ronflement des phalanges
Sombres des destructeurs de l'air.
Nous nous gardons à droite, à gauche,
Et nous nous gardons au-dessus.
Nous sentons partout qu'on nous fauche
Sans jamais pouvoir courir sus.
L'ennemi, quelque nom qu'il porte,
Est encore une fois chez nous.
A nous, Jehanne aux yeux si doux !
Venez ça lui montrer la porte !
Délivrez-nous comme autrefois,
O chaste et furieux fantôme !
La France est toujours un royaume
Dont tous les Français sont les rois.
Adolescente harnachée
Qui portez casque de soldat,
Nos gens vous salueraient, oui-dà,
Si vous veniez dans la tranchée.
Et lorsque seraient répartis
Ceux-là qu'on hait et qu'on méprise,
Vous nous diriez : "Adieu, petits !"
Et retourneriez à l'église.
Il faut qu'à l'heure où se déchaîne
Le grand ouragan masculin,
Quelqu'un, à l'écart de la haine,
Continue à filer le lin.
La maison sera-t-elle vide
Parce qu'on meurt à l'horizon ?
Face à la grande guerre avide,
Nous, nous soignerons la maison.
Aux jours de deuil, aux jours de fête,
Que chacun veille sur les siens.
Veillez, inventeurs et poètes,
Artistes et musiciens.
Quand la frontière saigne et crie,
C'est pour le sol que l'on se bat.
Mais, à l'heure du grand débat,
Vous êtes aussi la patrie.
Lorsque nos soldats triomphants
Reviendront, nous, la foule subtile,
Leur présentant science, art, style,
Nous dirons : "Voici vos enfants !"
Le printemps, au jardin de mai, nous faisait fête,
Et nos pieds étaient prêts pour la course et le bond.
Des arbres entiers sentaient bon.
Nous en pensions perdre la tête.
Nous allions, nous tenant la main, comme deux soeurs,
Sans presque nous parler, à grands pas, bouche bée.
Une frêle pluie est tombée
Qui semblait parfumée aux fleurs.
Les marronniers illuminés, tout blancs, tout roses,
Portaient leurs fleurs ainsi que de légers flambeaux.
Des lilas étaient lourds et beaux.
Nous y fîmes de longues pauses.
L'herbe montait à l'arbre, et l'arbre descendait
A l'herbe ; et les gazons berçaient des ombres rondes.
Une branche basse pendait,
Offrant des corolles profondes.
Nous disions qu'on ne peut s'habituer jamais
Au printemps, cette histoire irréelle de fées.
Ivres, par vaux et par sommets,
Nous voulions vivre décoiffées.
Pour un poète vrai qui, passionnément,
Parcourt d'un pied léger la saison la plus belle,
C'est toujours un étonnement
Que la rencontre d'une ombelle.
C'est toujours une offrande, et c'est toujours un don
Qu'un nuage, un reflet, un rayon, un coin sombre,
Et c'est un trésor qu'un bourdon
Qui survole l'herbe, dans l'ombre.
Nos coeurs battaient de joie, ô printemps ! ô printemps !
Tout était bonne odeur, douce couleur, musique,
Jeunesse, allégresse physique.
- Mais nos fronts étaient mécontents.
Que fait-on quelque part, qu'invente-t-on d'horrible,
Dans le même moment qu'au sein du printemps clair
Le bourgeon le plus insensible
Cède à la crasse de l'air ?
La nature fleurit, bourdonne, encense, bouge ;
Partout brille, innocent, le paradis de mai ;
Le sol même espère et promet.
... Sauf aux lieux où la terre est rouge.
Un épouvantement barre chaque horizon.
Le monstre de la guerre est là, qui boit et mange.
A deux pas de notre maison,
La face de l'Europe change.
Du fond de l'avenir, au bruit sourd des canons,
Voici venir des temps qui ne sont plus les nôtres,
Notre époque sombre, avec d'autres,
Dans l'Histoire pleine de noms.
Mais le jardin en fleurs est plus fort que la guerre.
Tandis que tout s'en va, pourquoi fait-il si beau ?
Ce merle ne peut-il se taire
Pendant qu'on nous couche au tombeau ?
Nous mourons ! Nous mourons ! Mais le printemps embaume.
On tue au loin, mais les oiseaux sont triomphants.
Nous sommes ruine et fantôme,
Et nous nous sentons des enfants.
Si je cours ici les chemins
Parmi l'ivresse journalière,
Si je revois la vieille ornière
Où passèrent mes pas gamins,
SI mon front tristement se plie
Ou se redresse de plaisir,
Que jamais mon âme n'oublie
A qui je dois ce long loisir.
C'est vous, gens des grandes batailles,
Gens de la Marne et de Verdun,
Grands et petits, de toutes tailles,
Milliers qui ne formez plus qu'un,
C'est vous qui nous gardez nos villes
Et nos campagnes à tous vents,
C'est vous les morts, vous les vivants
Qui nous faites nos jours tranquilles.
Nous devrions, dans nos maisons,
Toutes les fois qu'art ou musique
Bercent notre vie extatique,
Nous tourner vers les horizons.
Beaux rêves, belles promenades,
Nous devrions, là-bas, ici,
Penser à nos grands camarades,
Et sans cesse dire : "Merci !"!"
Les beau pommiers de la saison,
Chargés de blanc, chargés de rose,
Sentent bon jusqu'à l'horizon,
Et nous font sourire sans cause.
Les pommiers de mai, dans la cour,
Devant la ferme blanche et grise,
Les pommiers autour de l'église
Se sont mis en fleurs pour l'amour.
Leurs bouquets s'offrent au jeune âge
Quand les jours sont de longs matins.
Entre deux baisers clandestins,
On s'est promis le mariage.
- Hélas ! Qu'a-t-on fait des garçons ?
Depuis que les filles sont seules,
Ni les cerises ni les meules
N'ont entendu chanter chansons.
Devant la derme blanche et grise,
Les beaux pommiers qui sentent fort.
Les pommiers autour de l'église
Se sont mis en fleurs pour la mort.
Elle a vêtu sa robe noire,
La fiancée au gai coup d'oeil,
Les pommiers, couronnes de deuil,
Se sont mis en fleurs pour la gloire.
Le printemps avec ses pommiers,
Forêt de corail blanc et rose,
Brille au fond des prés coutumiers
En proie à la métamorphose.
Dans des coins d'herbe où l'ombre dort,
Il y a des contes de fée ;
Les minces sources étouffées
Font remuer les boutons d'or.
Les oiseaux dont tout bois regorge
Ont mis trois oeufs dans leur nid,
Et répètent à l'infini
Les quelques notes de leur gorge.
Le parfum seul autant qu'il peut,
Autour de la belle aubépine.
Au bout des chemins, la colline
Montre son léger profil bleu.
C'est toi, printemps ! C'est toi, miracle,
Rédemption de tout ce qui meurt !
Me faut-il sentir en mon coeur
Comme une bête qui renâcle ?
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