Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Gilbert Mauge 15 novembre 1930

15 novembre 1930

 

Vivre

 

Le pays qu'elle voit et le jour qu'elle vit

Prennent secrètement leur place en son esprit,

Détruisent je ne sais quel fragment de soi-même,

D'autres pays et d'autres jours, quelque problème,

Aussi, cent fois posé depuis l'enfance en vain

Et dont les éléments s'effacent ce matin

Sans qu'elle observe au coin de la voiture neuve

Autre chose que l'air, les oiseaux et le fleuve...

Ignorante, elle fuit, mystérieusement

Atteinte et reconstruite en son entendement.

La campagne qui brille est pleine d'attelages

Rouges et blancs, qui, divisant les paysages,

Traversent les prés gras, retournent les labours,

Traînent sur les chemins les beaux chariots lourds

Et s'éloignent le long des arbres et des fermes

Emportant aux sabots argile, sels et germes.

Elle aperçoit enfin les compactes cités

Où les hommes savants, lascifs ou tourmentés

Vont et viennent, mêlant leurs gestes et leurs faces

Entre les noirs palais, les portes et les places,

Comme eux, de ce moment à cet autre moment,

Elle passe ivre et se défait obscurément...,

Au fond de la voiture, en traversant la ville,

Regardant fuir les murs où l'affiche rutile,

La boucherie avec la viande à choisir,

Le commerce doré, le marché, le plaisir...

 

 

La maison

 

Mystérieusement, très loin, sans heurts, sans chocs,

Un palais se construit, là. Mais le soir, la grue

Descendant lentement son crochet sur la rue

Ne tourne plus, dans l'air et le plâtre, ses blocs.

Au réverbère, luit la façade crevée,

Depuis le tas des sacs, des pioches, des seaux

Jusqu'à la pierre nue et dernière levée;

Fuis le gaz d'or vacille entre ses hauts carreaux

Et, faisant le mur neuf obscur comme l'espace,

La nuit n'est plus enfin qu'un chariot qui passe...

 

Tandis qu'au triste square, une maison sans toit

Laisse le vent sécher au mur son ciment froid,

Que le bruit d'une roue emplit ma solitude,

Ton beau visage vert sous la lampe d'étude

Dans ce décor, et puis dans un autre, soudain,

En moi, - et hors de moi - confusément se peint.

Le vent souffle dehors vers les fenêtres vides,

Du sable tourbillonne autour des chaux livides,

Un pas... mais je crois voir ton regard qui sourit,

J'ai rêvé vaguement d'un bizarre architecte

Qui, dans la nuit, bâtit, combine, élève - objecte

A ce qu'en soi l'esprit construit avec l'esprit,

Puis trace enfin du monde - étroite et différente -

Une figure étrangement équivalente...

J'ai rêvé - cependant qu'au ténébreux chantier

Se glacent les ciseaux, les cordes, le mortier

Et que, sous le vent qui grince aux fers de la grue,

Des gens - toute la nuit - ont parlé dans la rue...

 

 

 

Sur la terre qui reflète

 

Sur la terre tranquille et verte qui reflète,

Son corps dans l'herbe a pris sa place de miroir

Et, tourné vers le ciel, il scrute, attend, croit voir

Brûler dans les soleils quelque flamme imparfaite.

Auprès de lui le bois a l'odeur des glands mûrs,

Les arbres allégés de feuillage sont purs

Et, touchant l'air, la vie est ce désir sensible

De tracer le dessin le plus heureux possible:

Allongement des pins, structure d'une fleur

Chaque forme est comme une espèce de bonheur:

La forme des oiseaux - et des eaux, par contraste.

 

Et tandis que son corps réfléchit le ciel vaste,

Perdu dans le pays chatoyant des rochers

Des fleuves et des prés, des bois et des clochers

Il ne sent plus sur lui glisser et fuir les ombres

Nuageuses, l'azur et le vent et les nombres...

 

 

 

Il voudrait ne savoir

 

Il voudrait ne savoir le nom d'aucune ville,

D'aucune rue, et demeurer triste et tranquille

Sur le grand divan jaune, entre les coussins clairs

Et les carreaux brillant sur les squares déserts.

 

Il fermerait les yeux pour ne plus voir le livre

Et les êtres, l'amour, l'emportement de vivre.

A peine entendrait-il des ombres se presser

Au bord du lit où, seul, il s'étend pour penser

 

Sur ses bras repliés, abandonnant sa tête,

Il reverrait sans fin la figure incomplète

Que son esprit secrètement trace et défait

Tandis qu'un coussin tombe et que le vent se tait.

 

Les miroirs mireraient un long corps solitaire

Il ne saurait le nom chantant d'aucune terre...

 

 

 

Marché

 

Les tréteaux du marché brillent auprès des portes.

Nous allons dans l'odeur de ces volailles mortes,

Des fruits, des géraniums, des grands poissons d'argents

A travers cette rue et la vie et ces gens...

 

Tu regardes la chair froide et mauve des lièvres.

Il fait chaud. Je souris: tu ne sens plus aux lèvres

Ce goût de mort qu'à l'aube, et, dans l'air nourrissant,

Tu respires enfin les oeillets et le sang.

 

Un vent haut pousse au ciel mille blancs simulacres

De terrestres objets qui fuient et se défont,

Tandis que fleure ici pastèque ou giraumont

Sous l'ombre du platane et dans le bruit des fiacres

Je vais et je t'entends et je n'observe point

Ton regard où le monde à toi-même se joint.

Ta voix seule est à moi. Tu m'expliques Descartes...

Midi.

       Ces gens.

                       L'odeur.

                                    J'ai peur que tu ne partes.

 

 

 

Tombes

 

Un autre, dans ce lieu sans ombre et sans couleurs,

Erre, parmi la pierre et la froide lumière,

Puis l'âme en soi sonore et curieuse et claire

Traverse le jardin de cyprès et de pleurs...

 

A mes côtés un autre - et la pierre fixée

Reçoit et rend l'odeur étrange du soleil,

Un autre s'avançant sur le mortel sommeil

S'éclaire ici soudain de sa propre pensée...

 

 

 

Jardins d'enfance

 

Il marche dans le parc et ses jardins d'enfance,

Il sent l'odeur d'un arbre ou d'une herbe, il s'avance

Et, contournant la rive étroite aux roseaux verts,

N'ose entrer sous les bois emplis de vents amers.

Il voit le ciel, les oiseaux noirs et le feuillage

Pâle dans la partie haute du paysage,

Entend sur les gazons s'éloigner le rouleau,

S'arrête et voit la nuit déjà, dans l'ombre et l'eau,

Cependant rose et vert, serré par la vallée,

Le décor tout entier brille devant l'allée,

Mais il ne veut ici penser rien de nouveau,

Un cri monte, l'air chante. Il fuit, les yeux sur l'eau...

 

 

 

Son seul raisonnement

 

Par les rideaux disjoints une haute blancheur

Pénètre dans la chambre à meubles et sans fleur,

Pâlit les draps, éveille enfin la fille obscure

A l'aube étrangement heureuse d'être pure

Et de ne point entendre au chevet de son lit

Le grave et musical effort d'un autre esprit,

Heureuse dans cette ombre où son bras ferme plonge

D'être, dès ce moment, une vivante en songe

Fixant les rideaux clairs et le bleu du miroir

Tandis que le premier passant heurte un trottoir

Et qu'elle emplit joyeusement sa solitude

Des étoiles, d'amour chaste et de quiétude

- Son âme enfin s'enchante aux purs regards des morts -

Heureuse pendant que respire son beau corps

Qu'au milieu de la chambre immense, vide et grise

Son esprit seulement à soi-même s(aiguise

Quand descend des rideaux jusqu'à ce front étroit

La lumière de l'air, des arbres et du toit...

 

 

 

T'aimant

 

J'écoute les volets battants, les chiens, l'orage,

Mais soudain je me lève et, courant au vitrage,

La bouche retroussée au verre qui bleuit,

Je suis heureux comme un enfant de voir la nuit.

Puis l'eau roulée à l'eau coule en fine torsade

Le long des carreaux d'où s'échappe une odeur fade,

Froide, qui touche, entoure et perce un frêle habit.

Il pleut. Rien ne présage encore que l'esprit

Bientôt sera par une étrange équivalence

Saisi: je suis pareil à Toi puisque je pense...

 

 

 

Le rêve

 

J'ai le ventre et les bras dans ces tristes coussins

Bariolés de rouge ou tendus d'argent jaune.

Le lustre de cristal en forme d'hexagone,

A peine, éclaire aux murs la glace et les dessins...

 

Pesante sur le lit de couleurs, je m'endors,

Cherchant un rêve où mes obsessions secrètes,

Où la beauté, la vie, et les courbes abstraites

Se mêlent à de grands pays d'ombres et d'ors...

 

Et tandis qu'émergeant de cette obscurité

- Vaguement - les coussins et les formes humaines

Luisent avec l'éclat de tombes anciennes,

L'esprit aveugle fuit dans sa propre clarté.

 

Une longue poupée à cheveux de satin

Assise à ce divan voit mon corps immobile

Et le buste raidi, seule, entend dans la ville

Noire, le bruit des nuits, sourd, pluvieux, lointain...

 

 

 

Les fleurs du pêcher blanc

 

Les fleurs du pêcher blanc peint sur le pot de Chine...

Sur le mur deux corps nus tracés à la sanguine...

Tout est pareil. Le jour glisse au divan de soie.

Nuit, nuit douce et sinistre! Avez-vous donc aussi

Glissé sur nos deux corps et sur ces choses-ci?

 

Je cherche aux yeux de mon portrait si se devine

Le ténébreux effort que j'ai fait vers la joie.

 

 

 

Les deux pensées

 

Par la croisée entrait un brouillard attiédi.

Ils passaient au divan de longs après-midi

Déchiffrant les feuillets enluminés des Bibles,

Sur les traités, laissant briller leurs mains paisibles,

Parfois ils observaient la chambre vaguement,

La girandole claire... Et, parallèlement

Parcourus d'air brumeux, de cistaux et de prismes,

Leurs esprits enchaînaient songes et syllogismes.

Par les mêmes efforts, par les mêmes hasards

Construite, la pensée éclairait leurs regards...

En silence, chacun dans un étrange mode

Inventait pour l'esprit quelque unique méthode.

Loin de cette croisée au rideau relevé

Dont, cette nuit, le plus pensif avait rêvé,

Les tramways, au dehors, sur l'avenue ouverte

Traînaient dans l'air d'ouate une étincelle verte...

 

 

 

Les mots qu'il a dits aujourd'hui

 

La chevelure froide, il fuit entre les terres

Vers les poiriers chargés de pluis et de lunières,

Et les forêts, les champs, la province qu'il fuit,

Aussitôt traversés, redeviennent la nuit.

 

Parmi le souffle qui s'est gelé sur les verres,

Une ville, parfois, double ses lignes claires,

Il regarde et les mots qu'il a dits aujourd'hui

Ne sont déjà plus comme un être auprès de lui.

 

Aux fuyantes maisons, aux murs vagues, le raide

Enchaînement des paroles peu à peu cède

Et, tout brouillé de vitre et d'électricité,

 

Coupé de vent, de pluie et de cette odeur noire,

N'étant plus fait avec les mots de sa mémoire,

L'esprit, enfin, perd sa triste simplicité...

 

 

 

Le verre d'argent

 

Dans sa chambre couleur cristal, couleur lilas,

Sur son lit étendue en robe à falbalas,

Au bruit des camions de la place passante,

Elle serre en ses doigts ta main d'adolescente,

Songe aux thyrses de fleurs, au grand fauteuil vacant,

Ecoute la cité, le bruit, le square; et quand

L'ombre des lourds chariots passe au plafond des pièces

Voit entre le faisceau de ces tiges épaisses

Les dessins, les miroirs ou les murs convergeant,

Tout ce décor-ci qui trempe au verre d'argent...

Et s'émeut que ta voix et tes jeux de visage

Tirent rêveusement de toi ta propre image...

 

 

 

L'eau

 

Pâle, je marche avec ce goût de voir placées

Entre le monde et moi, les choses inversées,

Que l'arbre à rebours plonge au ciel pur des rivières

Que le blanc poisson joue autour des points stellaires,

Tandis qu'aux fonds menteurs se croisent les images

Des longs oiseaux dorés dansant sur les nuages,

Je croirai voir dévalant dans la terre ouverte

Toute chose au soleil claire, vivante et verte.

 

Avec les objets lourds, les cadavres, la pierre,

Ce soir, attire à toi, coeur profond de la terre,

Les paysages bleus, le vent et la lumière

Et que, rieur aussi, parmi l'humide herbage

Et les étoiles d'or, m'appelle mon visage!

 

 

 

L'architecte

 

Traînant l'odeur du plâtre et de la brique orange,

L'air, dans l'air, monte, fuit, s'écroule, se mélange,

Et baigne sèchement les madriers en croix,

Que dresse vers le ciel un échafaud de bois.

 

Déjà, dans le chantier, sur la terre trempée,

On voit, au ras du sol, la maison découpée

Et les murs, divisant les murs, semblent tracés

Sur le dessin d'un blanc jardin froid et français.

 

La branche d'un platane, hésitante, fleurie,

Ombre confusément cette géométrie,

ce plan direct et simulant son mouvement

Que l'architecte élève entre l'arbre et le vent.

 

Par-dessus la cloison de planches mal rejointes,

Bouchées ici et là par les affiches peintes,

Je regarde au soleil s'exhausser ce plan clair,

La maison se bâtir, les carrés s'emplir d'air.

 

Et peu à peu, tandis que le jet d'eau s'applique

A rougir l'escalier des blocs légers de brique,

Dans le vert et vivant paysage s'inscrit

Le jeu souverain, simple et savant, de l'esprit...

 

 

 

Il descend

 

Il descend l'escalier monumental, les yeux

Vagues, avec l'horreur d'être vu par les yeux

Des autres, il descend - entre en la forêt verte

Déchiquetée, au bleu scintillement ouverte.

 

Il marche dans l'allée, attend, voit les oiseaux

Et retrouve soudain la clairière où les eaux

Du soleil trempent l'arbre et baignent l'herbe pure

Que touche enfin son corps jusqu'à la chevelure,

 

Il est étendu seul, blême. La voiture hier

L'emportait de la sorte, inerte, et dorait l'air

Suivant la route bleue et les blanches rivières

De la nuit, aux contours des collines légères.

 

Il voyait fuir le haut des arbres, l'archipel

Des astres et le bleu vertigineux du ciel.

Ainsi, perdu parmi les fleurs de la clairière,

Son corps sent aujourd'hui que l'emporte la terre...

 

Fin



18/12/2013
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