1925 - Gourmont (Rémy de) 1858-1915: "Elle ne crée ni les poèmes, ni les statues, mais elle crée les créateurs des poèmes et des statues".
Rémy de Gourmont
1858-1915
Les femmes et le langage
(oeuvre posthume, 1825)
La part des femmes est si grande dans l'oeuvre de la civilisation qu'il serait à peine exagéré de dire que l'édifice est bâti sur les épaules de ces frêles cariatides...
La femme est peu capable d'innovation verbale; nulle jamais parmi celles qui furent tout de même de bons écrivains, ne se créa une langue dans la sens où l'on dit cela de Ronsard, de Montaigne, de Chateaubriand ou de Victor Hugo; mais elle redit souvent, et souvent mieux qu'un homme ce qui fut dit avant elle. Née pour conserver, elle s'acquitte de son rôle en perfection. Elle rallume éternellement et sans se lasser à la torche qui va mourir une torche nouvelle et toute pareille...
Des mots se fixent dans le jacassement primitif; c'est l'oeuvre de la femme. Née à l'attention par la monotonie de son labeur de ménagère, elle se révolte contre le renouvellement inutile des termes. Sa vie s'est compliquée en ce territoire où la chasse est abondante, où la nature est féconde; les besoins des hommes croissent avec leur richesse, et en même temps les travaux de la femme. Travaillant davantage, elle a moins de temps pour écouter les discours et les chansons; des nouveautés trop rapprochées la déroutent; elle corrige le langage des hommes qui, à leur tour, se déconcertent. Ainsi naissent les mots usuels; ainsi se multiplient dans le chant parlé de l'homme le nombre des sons fixes correspondant à des réalités.
Il arriva aussi, et cela, sans doute, dès les temps les plus anciens, que la femme, dont la mémoire est excellente, eut retenu des parties de discours plus musicales, mieux rythmés, quelque couplet semblable à ces mélopées que les nègres répètent insatiablement. L'homme créait; la femme apprenait par coeur. Si un pays civilisé parvenait un jour à cet état d'esprit où toute nouveauté est aussitôt accueillie et intronisée à la place des idées et des rouages traditionnels, si le passé cédait constamment devant l'avenir, après quelque temps de curieuse frénésie, on verrait les hommes tomber dans cette hébétude du touriste qui ne regarde jamais deux fois les mêmes figures; pour se ressaisir, ils devraient se retirer dans une vie tout animale, et la civilisation périrait.... c'est l'excès d'activité, bien plus que la torpeur, qui a conduit au dépérissement de beaucoup de civilisations asiatiques. Partout où la femme n'a pu intervenir ou opposer l'influence de sa passivité à l'arrogance des jeunes mâles, la race s'est épuisée en essais fugitifs. On peut donc être sûr que là où s'est organisée une civilisation durable, la femme en fut la pierre angulaire. Se levant, comme récitatrice, devant le créateur, la femme fonde un répertoire, une bibliothèque, des archives. Le premier cahier de chansons, ce fut la mémoire d'une femme; et ainsi du premier recueil de contes, de la première liasse de documents...
Mais si la femme est le langage, d'où vient qu'elle se voit si médiocrement manifestée dans les jeux suprêmes du langage? Des critiques, pour la flatter, ont allégué on ne sait quelle hérédité latérale, par quoi on démontre que, filles de mères de moins en moins cultivées, à mesure que l'on remonte le cours des siècles, il n'est pas surprenant que leurs aptitudes soient moindres que celles des mâles. Cela n'est pas sérieux, car le génie ni le talent n'ont rien à voir avec les cultures antérieures; il y a des aptitudes que le milieu développe. Pourquoi une fille n'hériterait-elle pas de cette aptitude comme un frère? D'ailleurs voilà des milliers d'années que l'on apprend la musique aux femmes, et c'est peut-être là qu'elles ont encore le moins créé. La cause est plus profonde. La femmes est le langage mais le langage élémentaire, le langage utile; son rôle n'est pas de créer, mais de conserver. Elle s'en acquitte à merveille. Elle ne crée ni les poèmes ni les statues, mais elle crée les créateurs des poèmes et des statues. elle leur enseigne le langage, qui est la condition de leur science; le mensonge, qui est la condition de leur art; la conscience, qui leur donne le génie, quand l'enfant, vers six ou sept ans, sort des mains de la femme, l'homme est fait. Il parle et c'est tout l'homme.
La grande oeuvre intellectuelle de la femme est l'enseignement du langage. Les grammairiens et leurs succédanés, instituteurs et professeurs, s'imaginent être les maîtres du langage et que sans leur intervention la langue des hommes périrait dans la confusion et l'incohérence; on les entretient depuis des siècles dans cette illusion, et pourtant il n'en est pas de plus ridicule. Les femmes sont les ouvrières élémentaires, et les poètes les ouvriers supérieurs du langage, les uns et les autres inconscients de leur rôle...
Comparé au rôle de la mère ignorante qui cueille comme une fleur le premier mot épanoui sur les lèvres de l'enfant, le rôle du maître est presque nul. Ce mot qui vient de fleurir, c'est la mère elle-même qui l'a semé, car si le langage est une fonction, il faut lui donner les matériaux sur lesquels elle puisse s'exercer. Le bavardage futile d'une femme, si peu différent de celui de la petite fille qui parle à sa poupée, voilà la première leçon de l'enfant et celle qui en importance dépasse toutes les autres; autant de mots, autant de graines qui vont germer, pousser, fructifier dans le jeune cerveau. Sans cette semence sans cesse jetée à la volée, la fonction linguistique de l'enfant resterait inerte et il ne sortirait de ses lèvres que des sons vagues et parfois inarticulés. On s'est demandé parfois quelle langue parleraient des enfants élevés ensemble hors de portée de la voix humaine. Ils n'en parleraient peut-être aucune...
Ce langage que l'enfant tient tout entier de la femme, c'est en son honneur que plus tard, il l'exercera volontiers comme poète, conteur, philosophe, théologien ou moraliste, comme créateur de valeurs selon l'expression très forte de Nietzsche...
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