Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Histoire d'une grand mère

Histoire d'une grand-mère

(Souvenirs des guerres de Vendée)

 

 

    Récit  oral recueilli  et rédigé sur un cahier d'écolier par la petite fille de la narratrice en 1871. La ponctuation a été normalisée et l'on a ajouté des titres de chapitre pour faciliter la lecture. (Voir le dernier paragraphe du récit).

 

 

 

1 - LA FAMILLE

 

   Je vais essayer, mes enfants, de rassembler mes souvenirs et de vous raconter comment se sont écoulées les premières années de ma longue vie qui finit pour moi plus heureuse qu'elle n'a commencé.

 

   Je suis née le 22 mai 1782. Mon parrain fut Louis Barbier, mon frère alors âgé de 10 ans et ma marraine une parente, qui était religieuse carmélite, faisait aussi la classe, elle se nommait Gertrude Geindreau et mourut vers 1820.

   Je n'ai jamais eu le bonheur de connaître ma mère car elle mourut âgée de 35 ans le 20 mars 1786 en donnant le jour à son troisième enfant mon plus jeune frère qui fut nommé Joseph et mourut à peine âgé d'un an. Elle laissait aussi au berceau mon jeune frère Eugène que vous avez tous eu le bonheur de connaître car il est mort le 8 décembre 1867, ainé de toute la famille et estimé de tous ceux qui le connaîssaient.

   Il avait alors 18 mois et je n'avais pas encore 3 ans, mon père restait donc bien dans l'embarras avec ses 13 enfants car nous étions tous vivants à la mort de ma mère.

 

Voici le nom de tous mes frères et de mes soeurs:

Renée Louise Barbier née le 19 juillet 1768

Marie Barbier née le 11 septembre (?) 1769

Modeste Barbier née le 10 février 1771

Louis Barbier né le 17 juillet 1772

Pierre Barbier né le 14 octobre 1773

Jeanne Barbier le 23 février 1775

Rosalie Barbier le 30 mars 1776

Victoire Barbier le 13 (?) 1777

Cécile Barbier le 13 mars 1780

Alexis Barbier le 20 juin 1782

Louise Barbier le 22 mai 1783

Eugène Barbier le 18 septembre (?) 1784

Joseph Barbier le 17 mars 1786

 

  J'ai connu ma grand-mère elle était sourde comme un pot. C'était la mère de mon père nous l'appelions grande mère Martineau parce qu'elle s'était remariée en seconde noce avec un nommé Louis Martineau qui était de Canteloup de ce mariage était née une fille Louise qui était mariée avec Jean Blain blanchisseur et prêteur qui fut le père de mon cousin Blain mort au mois de mai 1864 âgé de 65 ans, il était aubergiste. C'était un gros homme qui marchait lentement appuyé sur son bâton.

   Mais je me rappelle encore mieux ma bonne grand-mère car quand nous allions la voir elle nous bourrait de gâteaux et remplissait nos poches de fruits et de friandises, elle demeurait dans la rue du Puits-Gourdon aujourd'hui la maison est la sienne et n'a subi aucun changement elle avait un très beau mobilier pour l'époque, et était dans l'aisance, elle tenait par sa famille aux gens les plus importants de la ville car son père Paul Moreau décédé en 1736 était avocat et notaire de la juridiction du marquisat de Cholet et sa mère était la fille de Maître François Bruneteau sieur de la Morinière enterré le 14 août 1713 (ou 1703) dans la chapelle de Notre-Dame du Bigné il était maire et sénéchal de la ville et de tout le marquisat de Cholet. A cette époque Cholet n'était pas grand comme aujourd'hui car en 1750 c'était un gros bourg ne comptant que 200 feux environ et mille habitants au plus, quelques familles notables, le seigneur, des gens industriels tissant quelques grosses toiles ou des étoffes puis des pauvres familles attachées aux ouvrages du château. Le sénéchal était chargé d'administrer la justice au nom du Seigneur. C'était un personnage important et respecté des populations il avait le droit de condamner à mort j'ai vu le dernier homme qu'on a pendu à Cholet à la porte du château il se nommait Jacques Gueslin.

   Nous écoutions avec attention et beaucoup de plaisir ma grand-mère nous raconter toutes ces choses-là. Elle nous parlait de sa famille elle se nommait Marie Moreau elle avait cinq soeurs et deux frères dont l'un François Moreau est médecin et demeurait à Angers paroisse Saint-Michel, le plus jeune nommé Joseph mourut en 1789 âgé de 23 ans, l'ainée de ses soeurs Charlotte Moreau avait épousé René camus maître chapelier à Notre-Dame de Cholet qui eut une nombreuse famille une autre de ses soeurs qui s'appelait Marguerite était mariée à un nommé Jean Seimon marchand de toiles et d'étoffes elle n'eut pas d'enfants et mourut âgée de 30 ans, la dernière de ses soeurs, Madeleine mourut en 1780 une autre nommée Monique était religieuse aux Cordeliers. Ma grand-mère avait vingt-huit ans en 1744 lorsqu'elle épousa mon grand-père Louis Barbier qui en avait 54 car il était né le 7 mai 1690. Il était veuf de Charlotte Barbeau dont le père était sergent royal et luthier de Notre-Dame de Cholet et sa mère Dame Charlotte de la cour. elle mourut le 4 septembre 1742 âgée de 35 ans, ayant eu trois enfants qui moururent aussi dans ces temps-là. 

   Louis Barbier mon  grand-père était fabricant et maître d'hôtel. Il tenait l'auberge de la Tête Noire en face de l'église de Saint-Pierre de père en fils. Il avait succédé à son père Henry Barbier mort le 4 juin 1721 âgé de 62 ans et sa femme Perrine Barbot le 9 janvier 1725 âgée de 70 ans.

   Cette famille était très à l'aise dans Cholet car mon grand-père était le plus jeune de quatre garçons Henry, l'ainé, était notaire, Pierre le cadet était hauste cabaretier et demeurait au moulin à vent, quartier de Livet. François, le troisième, était marchand de toiles et serge comme il s'en portait alors. Ce fut Louis qui avait resté dans la maison de son père; il mourut cinq ans après son dernier mariage le 23 avril 1749 laissant à sa femme jeune encore deux garçons, Louis Barbier mon père né le 4 janvier 1746 et l'autre, nommé Claude, né le 17 avril 1747 qui mourut âgé de 22 ans.

   Ma  grand-mère avait donc 33 (38?) ans quand elle a épousé Louis Martineau le 21 mai 1754. Il n'avait que 26 ans. Elle fut conseillée de faire ce mariage par son cousin germain Pierre Geindreau qui était notaire de père en fils devant l'église Saint-Pierre de Cholet car Paul Moreau père de ma grand-mère était petit-fils de Louis Geindreau aussi notaire royal à Cholet en 1669 et qui mourut en 1721 âgé de 76 ans. J'avais aussi un cousin germain François Geindreau qui était maître chantre à la cathédrale d'Angers, décédé en 1813 et qui était le père d'Angélique Geindreau que nous nommions tous marraine parce qu'elle l'était de ma fille Virginie avec un de nos amis, un officier en retraite appelé Monsieur Menanteau.

   Cette parente n'a jamais quitté la famille et elle vient de finir sa carrière le 2 février 1867 âgée de 82 ans.

 

 

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MORT DE LA GRAND-MÈRE ET DISPERSION FAMILIALE

 

   Ma grand-mère avait 75 ans en 1792 quand elle fut tuée par les républicains, lorsqu'elle allait se réfugier au couvent des Cordeliers où est l'hôpital de Cholet aujourd'hui. C'était une maison où on ne recevait que des personnes de condition et ma grand-mère y avait plusieurs parentes, sa soeur la plus jeune Monique et une de ses tantes, Charlotte Bruneteau de la Guiberdière y était enterrée. Elle avait été supérieure de la communauté et y était morte en 1756.

   C'est sur les marches de l'hopital que le coup de feu atteignit ma pauvre grand-mère. On fit son enterrement à la chapelle mais personne ne suivit le corps au cimetière parce qu'on avait peur des Bleus qui étaient les maîtres de la ville. 1792, à cette époque nous étions orphelins car mon père était mort âgé de 45 ans, le 4 janvier 1790. il s'était remarié en 1788 avec sa domestique une nommée Braud qui était de Saint-André. Il avait une fille de ce dernier mariage nommée Marie. Cette enfant avait 4 ans quand je l'ai vue embrochée par le sabre d'un Bleu. Nous étions cachés dans un grenier. C'était au moment de l'évacuation du pays, l'année d'après la mort de mon père. Tout Cholet était à feu et à sang, une bande de Républicains qu'on appellait les Bleus entrèrent en défonçant notre porte et pillèrent tout ce qu'il y avait dans la maison. Comme tout le monde s'était caché il ne restait plus que cette jeune enfant et un soldat exaspéré lui traversa le corps avec son sabre et la brandissant en l'air se faisait une gloire en faisant voir ce triste trophée. C'est à cette époque que nous fûmes tous dispersés de la maison paternelle. On vendit le mobilier et l'héritage fut bien facile à partager il nous restait bien notre maison qui avait une certaine importance mais le bien, par ce triste temps de guerre, n'avait aucune valeur, on n'en trouvait plus un sou.

   Nous fumes tous placés d'un côté et de l'autre. les ainés prirent les plus jeunes. Ma soeur ainée Renée que nous appelions...(?)) était mariée à Mortagne le 11 septembre 1787 avec François Charbonnier; elle s'était chargée de ma soeur Cécile qui avait alors 12 ans. Mon frère ainé Louis était en apprentissage tisserand à la Tessoualle près de Cholet. Mon autre frère Pierre était soldat. C'était un jeune homme bien aimable que nous n'avons jamais revu car il fut tué en Bohême sous Napoléon 1er à côté d'un de ses amis nommé... qui était aussi de Cholet. C'est lui qui nous apporta la nouvelle de sa mort avec ses dernières paroles, il lui avait dit à ses derniers instants: "je ne regrette pas la vie mais c'est Cholet que j'aurais voulu revoir. Embrasse pour moi mes soeurs mes frères, s'il en reste encore, lorsque tu seras de retour au pays.

   Ma soeur Victoire, votre tante, était au May chez ma tante Brion une soeur de ma mère, la plus jeune. Elle se nommait Marie Auvinet et s'était mariée à l'âge de 15 ans avec Brion, marchand au May.

   Moi j'étais chez un cousin Massé (?) qui demeurait au Bretonnais et était un gros négociant de la ville.

   Ma soeur Jeanne était chez mon oncle Blain, ma soeur Cécile qui vit encore à Paris, était à Mortagne chez sa marraine comme je vous l'ai déjà dit.

 

  Marie et Rosalie étaient chez ma tante Coudrais qui était une soeur de ma défunte mère, mon frère Eugène qui avait alors 9 ans était aussi chez elle. Je me souviens aussi que dans ces temps-là nous perdîmes mon frère Alexis qui avait 10 ans.

 

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LA CRUAUTÉ DE MR DE BEAUVEAU. LES DEUX PRÊTRES. LES PREMIERS DÉSORDRES

 

  Il y avait deux ans que le pays était bouleversé par la guerre et la révolution car j'avais 6 ans à la Madeleine. Cependant je me souviens qu'on avait bien peur et qu'on disait que les Anglais arrivaient et allaient mettre tout à feu et à sang. C'était Mr de Beauveau le seigneur du château de la Treille qui dirigeait Cholet, il était méchant dur et barbare un jour il fit dévorer par ses chiens un pauvre homme qui avait passé le pont-levis du château pour aller lui demander la charité.

 

   C'était Mr Boisnaud qui était curé de Saint Pierre. Il avait succédé à Mr David qui m'avait baptisée n'ayant pas voulu prêter serment. Il était obligé de se tenir caché, il disait  la messe la nuit dans les champs de genêts qui étaient bien hauts dans ces temps-là ou dans la forêt ou dans quelques fermes isolées. J'allai plusieurs fois à la messe la nuit. Nous partions vers 10 heures pour la Goubeaudière chez le fermier Merlet. c'était là le principal rendez-vous de tous les chrétiens qui tenaient à remplir leurs devoirs de religion. Rien n'était plus triste et plus imposant à la fois: l'autel dressé sur une pauvre table éclairée de deux faibles bougies qui laissaient le reste de la chambre dans l'obscurité afin de ne pas éveiller l'attention des espions républicains, les prières dites à voix basses et toujours dans la crainte d'être surpris; et nous nous en revenions les uns après les autres par des chemins détournés avant le jour.

 

   Il n'y avait qu'un prêtre assermenté qu'on nommait Mr de Créole et personne ne voulait aller à sa messe qu'il disait à Notre Dame. Il ne trouvait même pas d'enfant de choeur pour la lui répondre. Les semaines étaient de 10 jours les noms des jours étaient changés: au lieu de dire lundi, mardi etc... on disait primidi, duodi, tridi,quartidi, quintidi, sextidi, septidi, nonidi, décadi; ce jour-là on ne travaillait pas, il remplaçait le dimanche d'aujourd'hui. Les noms des mois étaient aussi changés, janvier s'appelait nivôse, février pluviôse, mars ventôse, avril germinal, mai floréal, juin prairial, juillet messidor, août thermidor, septembre fructidor, octobre vendémiaire, novembre brumaire, et décembre frimaire. Il y avait aussi des jours de plus grandes fêtes qu'on appelait les "sans culottides", car ces jours-là on faisait des processions de la liberté. C'était mademoiselle Coulommiers, dont le père tenait la poste aux lettres, qui faisait la déesse de la liberté drapée à la romaine coiffée du bonnet Phrygien; elle tenait en main le drapeau de la révolution quand c'était la fête de l'agriculture qui se trouvait le 20 thermidor. A ses pieds était assis un paysan du canton appelé Dupé et qui était habillé en empereur romain  représentant le dieu de l'agriculture Les prêtres étaient cachés ou enfouis dans des prisons. L'église était fermée. De notre maison qui était en face j'ai vu brûler devant la porte les confessionnaux, l'autel, le tabernacle les bancs les chaises et tout ce qui servait au culte. Les saints étaient mis au plus fort des flammes. Alors c'étaient des cris, des chants qui ressemblaient à des hurlements, on y voyait même des femmes qui venaient se mêler à ce hideux spectacle. Nous n'osions pas nous montrer car on serait venu nous chercher pour augmenter cette populace forcenée.

   Les ouvriers ne faisaient plus rien on voulut faire partir tous les jeunes gens pour défendre la frontière. Ceux de la ville ne firent pas résistance mais ceux des campagnes ne voulurent pas obéir à cet ordre, on faisait des rassemblements dans les auberges, sur les places. La maison de mon père était toujours remplie de monde. il était exalté dans ses opinions antiroyalistes et s'il eût vécu plus longtemps les Chouans l'auraient tué car il leur avait été dénoncé et, sans ma tante Brion, ils auraient déjà mis leur projet à exécution.

 

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LES CHOUANS PRENNENT CHOLET

 

   On disait que la guerre allait éclater, je me souviens que, la première fois qu'il y eut une émeute, on tua un des chefs des gardes nationaux qui s'appelait Mr de Combault sur la place Rougé, près de l'église Notre Dame, qu'on menait place du Prieuré. On lui coupa une jambe avec son sabre. Depuis cette affaire chacun eut peur qu'il n'y eût plus de sécurité. On fit venir des troupes d'Angers. C'était des dragons. Personne n'avait jamais vu de ces soldats-là. Leur arrivée fit grande sensation dans la ville, la crainte rétablit la paix pendant quelque temps mais on afficha le tirage.

Aussitôt le tocsin sonna à Saint-Pierre, et dans les petites paroisses des environs.

 

   Mon  oncle Brion qui était marchand au May et qui était du district de Cholet arriva tout essoufflé chez mon père en disant que tous les paysans prenaient des fourches et des fusils et allaient arriver à Cholet. En effet les patriotes ou Bleus voulaient les désarmer. La garde nationale n'était plus maître de rien malgré les efforts de Mr de Beauveau qui faisait tout ce qu'il pouvait pour maintenir l'ordre. Tout Cholet s'était rassemblé sur la place du château où on avait planté l'arbre de la liberté. Il y avait des canons qu'on avait été chercher à Maulévrier. Tous les hommes valides furent requis pour être de la garde nationale. Tout le monde avait peur. Ceux qui avaient de l'argent le cachaient dans les champs, dans les puits, dans les caves. Ma belle-mère pleurait nous faisant voir de beaux écus de 6 livres qu'elle voulait mettre en sécurité et cette petite fortune ne reparut jamais car nous ne la retrouvâmes pas après la révolution.

   On disait que l'ennemi arrivait. On entendait dire qu'à Saint-Florent les jeunes avaient refusé de tirer à la conscription et qu'il y avait eu une bataille où les républicains avaient été battus; c'était vrai. Tous les paysans se mirent à suivre Cathelineau qui était à leur tête. .'était un roulier du Pin-en-Mauges qui venait tous les samedis à Cholet et qui demeurait chez mon père; je le connaissais parfaitement, il était ami de ma tante Brion du May, qui était royaliste, et s'arrêtait toujours chez elle en venant ou ou en retournant de Cholet. L'armée des Chouans s'organisait. Les gens de la ville et des bourgs qui étaient du même parti allaient retrouver Cathelineau. Chacun avait son bissac de toile avec ses provisions de pain noir et un morceau de lard salé, chaussé en sabots bourrés de paille, coiffé de larges chapeaux de leur fabrication; de grands cheveux leur tombaient sur le cou, armés de fourches et de faux et de vieux fusils rouillés, leur chapelet dans les mains. Ils avaient des feuilles d'arbres à leurs chapeaux pour se reconnaître. Leurs chefs montés sur de petits chevaux sans selle ni brides, qu'un bout de corde pour  les conduire.

   Enfin, après avoir pris Jallais et Chemillé, ils arrivèrent sur les hauteurs de Cholet, c'était le 14 mars, et se réunirent avec les Chouans amenés par Stofflet. Tout Cholet était consterné. Ma belle-mère qui tenait encore l'auberge nous fit monter dans une petite chambre car on battait la générale, c'était au jour. On nous disait qu'il y avait deux mille chouans sur la route de Nuaillé et qui allaient prendre Cholet. Alors la garde nationale de Mr de Beauveau en tête, les volontaires armés de fusils et de piques, le drapeau de la République en tête, allèrent au devant des Chouans qui étaient aux Pagannes. Chacun s'empressait de fermer ses portes en voyant partir son père, son frère. Cachés dans notre petite chambre, mes soeurs et mon frère Eugène, nous voyions passer cette armée dans la rue Saint-Pierre. les deux ainés de mes frères étaient allés se joindre aux volontaires. Nous pleurions, mes soeurs et moi, nous priions le bon Dieu qu'ils nous les ramènent. Nous entendions le canon gronder à chaque coup. Nous nous serrions les uns contre les autres en faisant le signe de la croix. les Chouans avaient entouré l'armée républicaine. Sa déroute fut complète. On vit tous ces malheureux revenir couverts de boue et  de sang, leurs vêtements déchirés, exténués de fatigue. les femmes et les enfants qui étaient restés dans leur maison rouvraient peu à peu leurs portes et leurs fenêtres pour reconnaître leur mari, leurs enfants, leur père. On rentra chez nous bien des blessés qu'on cacha dans une petite maison derrière la cour de notre auberge. La grande salle était remplie de gens qui étaient revenus avec mes frères et c'était à qui raconterait les détails de ce combat. Pendant ce temps, les Chouans étaient à prier et à remercier le bon Dieu de leur victoire (du Calvaire)...? le (de) ... au Calvaire du cimetière qui était à peine terminé car un an auparavant ce champ du repos s'étendait depuis l'église jusqu'à la Chapelle de N. D. de B...? consacrée à la Sainte Vierge. Des statues en décoraient la façade qui était précédée d'une petite galerie comme l'église où on faisait des sépultures des familles riches et notables de la paroisse. Toute la famille y reposait ainsi que François Bruneteau, notre aïeul à tous ainsi que l'atteste la pierre de sa tombe, ainsi gravée: "le quatorzième............? a été inhumé dans la chapelle N. D. d'Aubigny le corps de maître François Bruneteau sieur de la Morinière, conseiller du Roy......sénéchal et seul juge ordinaire civil et criminel de la ville et du marquisat de Cholet et maire de la dite ville en son vivant, époux de Charlotte Robineau, fille de défunt Maître Mathurin Robineau, sieur de la Guilardière(?), décédé le jour précédent dans ce bourg, muni du saint viatique et des sacrements, âgé de 53 ans".

 

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MORT DE MR DE BEAUVEAU.

 LES CHOUANS OCCUPENT LA VILLE.

 

   Le chapelain de cette chapelle se nommait François Robineau et cousin germain de ma grand-mère. Les républicains y mirent le feu le jour de la mi-août 1792 et aujourd'hui on y a construit une maison dans la place, les vendéens étaient donc à chanter un cantique d'actions de grâce au pied du nouveau calvaire. Ce fut le salut d'un grand nombre d'habitants qui eurent le temps de gagner la ville et de se mettre en lieu sûr. C'est à ce combat et dans la charmille du bois Greleau que fut tué mon oncle Brion qui laissait une veuve âgée de 31 ans et dix enfants en bas âge dont la plus jeune, Monique (la cousine Brejon), avait à peine un an et vient de finir sa carrière le 5 août 1869. Tous ses frères et soeurs moururent jeunes à part une soeur nommée Marie qui épousa Mr ..baut et un de ses frères qui est mort au May en 1855 et qui était maire de cette commune pendant plus de trente ans.

   Mr de Beauveau  avait été blessé aussi devant le château du Bois Grolleau. Resté sur le terrain, les Chouans l'apportèrent au pied du calvaire et l'y laissèrent en proie des plus atroces souffrances. Il y mourut dans la nuit demandant à boire de l'eau pour étancher sa soif. Les paysans qui le détestaient lui firent boire un verre de son sang. Il fut enterré dans le nouveau cimetière de Saint-Pierre.

   Les Chouans entrèrent à Cholet sur les quatre heures de l'après-midi, en frappant aux portes, brisant tout ce qui se trouvait sur leur passage et massacrant ceux que leurs blessures avaient attardés dans leur fuite. Ils voulaient tuer Mr Porcher Durocher le commandant du château qui voulait le défendre, heureusement pour lui qu'on le cacha car son second qui s'appelait Mangeaud et qui voulut résister tomba, percé de mille coups par tous ces paysans forcenés aveuglés et enthousiasmés par l'orgueil de leur victoire.

   Le château fut occupé par la plus grande partie des Chouans. les autres se répandirent dans la ville en massacrant tout ce qui se trouvait sous leurs coups. Mr de Lespinasse, chef de la poste aux lettres fut tué dans son bureau. Les enfants de Mr de Créole furent assommés. Les Chouans lui en voulaient parce que c'était lui qui avait remplacé le bon Mr Rabin, curé de Notre Dame, par son frère, le prêtre constitutionnel et assermenté. Mr Briandeau, un de nos amis, fut tué au Bretonnais en sortant de chez madame Dupin. Enfin les paysans étaient autour du château et après avoir longtemps sommé la petite armée de se rendre, ne recevant pas de réponse que les coups de fusils qu'on leur tirait par les fenêtres et les meutrières de la petite forteresse, fatigués de tant de résistance, (ils)mirent le feu au château. En un moment la flamme s'éleva et entoura les malheureux qui défendaient la place. Les Chouans leur dirent : "Rendez-vous! Il ne vous sera fait aucun mal. Les chefs catholiques assurent vie et sécurité, mais si voius persistez nous allons incendier la ville entière".

  C'était à la fin du jour, tous les malheureux qui se voyaient perdus furent obligés de se rendre. Ils furent faits prisonniers et les mains attachés derrière le dos furent conduits sous les halles. Les Chouans essayèrent d'arrêter l'incendie du château. La nuit fut horrible, le tocsin sonnait, les habitants remplis d'effroi étaient consternés. Les soldats de l'armée catholique étaient logés partout chez nous. La maison en était remplie. C'étaient des nobles, des prêtres déguisés, des paysans acculés sur leurs talons, mangeant leur morceau de pain noir et quelques restes de lard ou de fromage qu'ils tiraient de leur sac après avoir dit en commun leur Benedicite.

   Le lendemain 15 mars, le soleil en se levant éclaira un triste spectacle dont le souvenir me fait encore frémir d'horreur. Toutes les rues, surtout par chez nous, étaient couvertes de cadavres, que nous cherchions à reconnaître par les fenêtres car personne n'ôsait encore aller les relever de peur de se compromettre et d'être tué. Sur la route, du Bois-Grolleau jusqu'aux Pagannes, les morts étaient entassés les uns sur les autres. Cependant les Vendéens s'étaient réunis le matin et parlaient de vouloir fusiller les malheureux prisonniers qui étaient sous les halles. Ils allèrent à la mairie qui était presque en face de chez nous. Dans cette maison même du n° 15 et appartenant à mes enfants, ils y prirent toutes les archives du district. Ils les portèrent sur la place du château et en firent un feu de joie. Ils firent aussi sommation à tous les habitants qui avaient des armes chez eux de les porter au château sous peine de mort.

   Bien des nobles qui s'étaient cachés arrivèrent se joindre à cette armée: Bonchamps, d'Elbée, Henri de la Rochejacquelein, Lescure de Clisson et tous les prêtres qu'on croyait enfuis ou morts reparurent.

   Le jour de Pâques arriva. On alla chercher les prisonniers pour les conduire à la grand-messe, à Saint-Pierre. Tous étaient des négociants de Cholet et des environs. Ils étaient couverts de boue, leurs vêtements déchirés. Tout le monde pleurait à l'église. Monsieur Boisnaud, notre vieux curé qui était caché, venait de reparaître, disait la messe. On y bénit un superbe drapeau blanc fleurdelysé qu'avait donné Madame de la Rochejacquelein. Après la messe on reconduisit les prisonniers au château entre deux haies de paysans armés avec des cocardes blanches à leur chapeau et qui accablaient ces malheureux d'injures.

    Cependant les troupes républicaines avaient demandé du renfort, plusieurs généraux gagnèrent du terrain sur les Vendéens, à Saint-Florent, à Chemillé, et arrivèrent à Vezins. Pendant ce temps, les chefs Vendéens voulaient faire fusiller les prisonniers qui étaient au château, mais ils eurent peur en voyant arriver les secours de la République. Ce fut la première émigration des habitants de Cholet, car chacun se sauvait en entendant dire que les républicains allaient revenir se battre avec les Chouans. C'était triste de voir tout le monde se cacher et se sauver sans savoir où ils allaient.

   Quarante mille hommes de troupes républicaines arrivèrent à Cholet et le lendemain une bataille eut encore lieu au Bois-Grolleau où Charette fit incendier le château. Ce furent encore les Vendéens qui remportèrent la bataille. Ils revinrent triomphants à Cholet et allèrent élever un autel sur la place du château autour duquel l'armée entière se réunit pour remercier Dieu de leur victoire.

   L'armée vendéenne était innombrable. On en voyait surgir de tous côtés. Elle traversa Cholet, le défilé dura six heures, une demie-journée, précédée de 29 tambours.

   Chaque paroisse portait son drapeau et sa bannière en tête, puis à la fin, on traînait deux gros canons qu'on avait pris aux Républicains.

 

 

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L'ARMEE REPUBLICAINE REPREND CHOLET

 

   Tout l'été, les Chouans furent les maîtres de Cholet où il y avait de temps en temps de petites batailles et où ils gagnaient toujours. Au mois d'octobre eut lieu le fameux combat de la Lande Papinière. C'est là que fut blessé Bonchamps qu'on emporta sur un brancard jusqu'à Saint Florent où, en y arrivant, il rendit le dernier soupir en criant ces belles paroles: "Grâce aux prisonniers". Effectivement, cinq cents prisonniers eurent leur liberté. les Vendéens perdirent cette bataille, un combat des plus acharnés (qui) dura plus de six heures. Jamais on ne vit tant de cadavres. Les républicains firent leur entrée à Cholet qui était presque désert car tout le monde s'était caché durant le combat. On battit la générale en ordonnant aux habitants d'aller ramasser les cadavres. Tout le monde fut obligé d'obéir. J'y courus avec une de mes soeurs et la domestique de ma belle-mère et tous nos voisins. O mon Dieu que c'était triste de voir ce plateau de Bégrolles où les cadavres étaient entassés dans des mares de sang, des blessés qui criaient en demandant des secours et qu'on apportait sur des brancards de branches, sans savoir où les déposer. Pendant ce temps, les soldats républicains entraient dans les maisons, pillaient et prenaient tout ce qu'ils pouvaient. Le général Kleber parcourut la ville sur un beau cheval blanc, l'état-major rassurant tout le monde et punissant les soldats qui voulaient s'emparer de tout. C'était le général Tureau qui était chargé de rechercher les royalistes. Il était logé dans la maison où est aujourd'hui la Croix-Blanche. Quand on lui en amenait, il les regardait et disait à ses soldats: "Donne-lui un billet d'hôpital". Aussitôt on les les amenait dans un pré derrière l'église Saint-Pierre et on les fusillait sans vouloir les entendre. A chaque coup de fusil, chacun croyait que c'étaient ses parents qui subissaient ce triste sort. Chacun était caché dans sa maison, ne sortant que le soir chercher de quoi manger encore. Nous ne vivions que de châtaignes et de pommes de terre. Les boulangers faisaient peu de pain et il était requis pour les troupes qui elles-mêmes n'en avaient pas la moitié de ce qui leur en aurait fallu. On ne pouvait s'en procurer qu'à prix d'argent. C'était chez mon cousin Masson de Bretonnais, on vint la nuit nous annoncer que les Chouans arrivaient en masse et environnaient la ville. 

 

 

 

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LES VENDEENS REPRENNENT LA VILLE.  L'INCENDIE. 

L'ORDRE D'EVACUATION

 

   Les Bleus avaient fait des fortifications aux entrées des routes avec de la terre, des pierres, des arbres, des meubles et tout ce qu'ils trouvaient. Mais vers 4 heures du matin, les Chouans entrèrent tout à coup dans la ville, tuant, massacrant tous ceux qui ne criaient pas: "Vive le roi!" Le combat eut lieu dans la rue des Vieux greniers où le général Moulins fut tué. Quel horrible spectacle! Les morts étaient entassés si nombreux qu'on en voyait le long des murs qui se tenaient debout. Toute la rue en était couverte.

   Le corps du général Moulins fut enterré tout habillé au pied de l'arbre de la liberté. Les vendéens étaient exaspérés et se livraient à toutes sortes de cruautés. Les femmes qui les excitaient à tuer les Bleus leur prenaient leurs baïonnettes pour assouvir leur vengeance et égorgeaient elles-mêmes des blessés qui n'avaient plus la force de se défendre.

   Vers le soir nous étions prêts à nous coucher chez mon cousin Masson, quand nous entendîmes frapper à la porte du jardin. c'étaient deux grenadiers de l'armée de Mayence qui, cachés dans une cour, attendaient la nuit pour se sauver mais ils n'en avaient plus la force. "Citoyens, disaient-ils d'une voix faible, ah, de grâces, hâtez-vous de nous ouvrir et de nous cacher sans quoi nous allons être découverts et massacrés par les brigands." Mon cousin hésitait à les faire entrer car il était royaliste et son fils unique, âgé de 26 ans, était parti se battre contre les Bleus, mais ma cousine lui dit: "Mon ami, ces hommes sont mourants et sans armes, laissons-les entrer, pensons à notre fils qui est peut-être dans le même cas". Nous les fîmes entrer et j'aidai ma cousine à les soigner car ils étaient si exténués de fatigue qu'ils faisaient vraiment pitié.

   Au même instant, on frappa à la porte de la rue, je courus ouvrir. C'était une bande de Chouans qui rapportaient le fils de mon tuteur, qui avait été blessé sur la route de Nantes. Les pauvres soldats mayençais se crurent perdus; de leur côté, les Chouans aussi, car depuis quelques heures c'étaient les bleus qui étaient les maîtres de Cholet à leur tour aussi. Après avoir déposé leur fardeau, ils se sauvèrent au plus vite. le pauvre mourant ne vécut que quelques heures, il mourut dans la nuit. Un prêtre déguisé vint lui administrer les derniers secours de la religion. Il fut enterré le lendemain sur la place du château. Tous les jours, il arrivait des troupes républicaines en guenilles. Ils pillaient et prenaient tout dans les maisons. On afficha un ordre de la Convention qui (...) que tous les réfugiés et les royalistes sortiraient de la Vendée, et que Cholet serait évacué de ses habitants en 24 heures. Tout le monde pleurait de quitter sa maison, son père, sa mère pour aller où? Nous n'en savions rien. On mit le feu à l'église Saint-Pierre mais le Bon Dieu punit celui qui le mit car il ne put en sortir et brûla dans l'église. La flèche du clocher qui était très haute s'écroula, la maison qui nous avait vus naître, qui était en face, fut incendiée en même temps.

 

 

- 7 -

LA FUITE EN DIRECTION DE MORTAGNE,  MONTAIGU... NANTES.

 

   Ma tante Coudrais qui était veuve et qui demeurait au coin vint me chercher avec mon frère Eugène et nous dit qu'il fallait nous préparer à partir au plus vite parce qu'on lui avait dit que tout Cholet allait brûler. Elle nous fit à chacun un petit baluchon de nos pauvres vêtements, et nous les mit  sur le dos. Ma tante ramassait aussi elle ce qu'elle croyait le plus utile pour en faire un ballot et le mettre dans des charettes qu'on nommait "ambulances" et qui se dirigeaient sur Nantes car c'est de côté qu'elle pensait nous emmener car nous ne savions pas où aller sans pain et sans asile. Nous partîmes donc avec ma tante Coudrais qui avait quatre enfants à elle (deux garçons que vous avez connus, l'ainé qui avait le sobriquet de Lahiret qui fut fabricant et le père de la famille Ricou Coudrais,  et l'autre, appelé Coudrais cadet, est mort en 1860. Jusqu'à sa mort, il a porté le chapeau à la claque et les culottes courtes, costume de sa jeunesse. Elle avait aussi deux filles dont l'une est mariée avec un nommé Routiau et l'autre avec Cousseau qui fut longtemps maître d'école à Maulévrier.

   Elle emmenait aussi une de ses nièces, Mlle Manette Coudrais qui est ravaudeuse et qui vit encore, puis un de ses neveux Mr Coudrais qui demeure encore à Châtillon.

   Nous partîmes avec plusieurs familles de Cholet nous étions à peine rendus à la Haie, sur la route de Mortagne, que nous vîmes Cholet tout en feu et on voyait accourir tous les habitants, criant et pleurant, à peine vêtus, traînant leurs enfants, soutenant de pauvres vieillards et toute cette population sans pain, sans ressources, quelques guenilles sous le bras et sans savoir où aller se réfugier . A l'hôpital, les malades furent abandonnés et moururent faute de soins. On avait fait des monceaux de paille et de bois dans les principales maisons, et bientôt toute la ville offrit le spectacle d'un épouvantable bûcher. Rien de plus terrible. Nous étions anéantis par la peur sans savoir si nous devions avancer ou reculer car on nous disait que Mortagne aussi brûlait. Pendant quelque temps, la ville de Cholet détruite ressemblait à un désert. Il n'y restait plus d'habitants que des soldats affamés qui cherchaient dans les ruines ce qui avait échappé de choses précieuses pendant l'incendie. Les loups y arrivaient en bandes la nuit pour y dévorer les cadavres mal enterrés des malheureuses victimes.

   Enfin nous arrivâmes plus morts que vifs à Mortagne pour aller coucher chez ma soeur Charbonnier où nous espérions trouver un asile assuré parce que mon beau-frère Charbonnier travaillait pour les républicains. Il réparait leurs fusils et leurs armes, et il y avait toujours un fonctionnaire à sa porte et nous pensions qu'il nous ferait avoir un laisser-passer pour continuer notre route;  mais quand nous arrivâmes, toute la ville était incendiée, tout fumait et brûlait encore. Ma soeur était partie depuis la veille seule avec ses deux garçons, René qui avait 2 ans et le petit François qu'elle nourissait encore car ils étaient tous deux de la même année. Elle avait été forcée de partir seule parce que son mari avait été dénoncé aux Chouans. Sa maison avait été envahie et lui-même ne dut son salut qu'à un hasard providentiel. Il était caché dans son grenier avec des bottes de paille. Les Chouans furetaient partout sans pouvoir le découvrir quand un chat qui y était s'élança dans une chambre voisine, fit frapper par hasard le timbre d'une pendule. Aussitôt, entendant ce bruit, les Chouans abandonnèrent le grenier où le pauvre Charbonnier, se voyant perdu, était prêt à se livrer à ses ennemis qui le croyaient évadé par une fenêtre ouverte,  s'élancèrent pour le poursuivre par cette issue. Peu de temps après, mon beau-frère sortit de sa cachette, puis le soir à l'aide de déguisements il quitta Mortagne par des chemins détournés puis se rendit à Nantes où il avait donné rendez-vous à sa femme.

   A Mortagne comme à Cholet tout était à feu et à sang. C'était le général Huché qui y faisait tout massacrer. Nous allâmes chercher un refuge dans une ferme mais nous en sortîmes aussitôt emplis d'effroi et tremblants. Nous vîmes couper en morceaux un paysan et son fils parce qu'on avait trouvé le curé de la ville caché chez eux et on lui avait coupé les deux jambes aux genoux. Nous repartîmes de Mortagne de grand matin car il fallait évacuer la ville, nous nous mîmes en route, tremblants de crainte de rencontrer des soldats, soit des Bleus soit des Chouans, car ces derniers étaient aussi barbares et aussi inhumains quand ils étaient exaspérés.

   Quand nous les voyions venir de loin, nous mettions des cocardes blanches et nous criions: "Vive le Roi"! et quand nous apercevions les républicains, nous en mettions des rouges et disions "Vive la Nation"! Il fallait les tutoyer ne  disant  ni "monsieur" ni "madame", mais "citoyen", "citoyenne". Nous nous dirigions vers Nantes à petits pas, car mon frère Eugène et moi n'étions pas grands. Nous arrivâmes la nuit à Montaigu. Tout y était brûlé et la ville déserte. Ma tante Coudrais nous fit entrer dans une maison qui n'avait ni toit ni portes ni fenêtres, elle nous fit un grand feu au milieu de la place pour nous réchauffer, car c'était au mois de février.

   Elle nous fit cuire des pommes de terre pour manger avec le peu de pain qui nous restait et sans savoir comment nous en aurions le lendemain. A ce moment arriva ma soeur Cécile qui avait le petit René Charbonnier l'ainé des enfants de ma soeur. Ils l'avaient perdue et c'est à qui pleurerait le plus fort. Ma soeur avait treize ans et le petit garçon deux ou trois ans à peine. Ma tante Coudrais essaya de les consoler, les fit souper puis nous nous endormîmes tous la tête couchée sur notre petit baluchon. Le lendemain matin, nous partîmes à la garde du Bon Dieu. Ma tante Coudrais nous fit prendre le devant en nous disant qu'elle allait chercher de la place dans les ambulances, mauvaises charettes qui emmenaient les enfants, les vieillards, les malades et les bagages à la suite des émigrés, puis elle nous dit qu'elle nous retrouverait à Nantes sur la place du Bouffay, mais nous ne devions plus la revoir car elle avait été prévenue par un nommé Lecoq de Cholet qu'elle était dénoncée et qu'on devait l'arrêter en arrivant à Nantes. Elle fut obligée de se déguiser et d'y passer sans s'arrêter et de suivre une bande de réfugiés jusqu'au Mans. Nous nous dirigions donc tout doucement, guidés par ma soeur Cécile, regardant toujours derrière nous si nous n'apercevions pas notre tante, ou les charettes qu'elle nous avait dit qui nous rejoindraient. Nous étions encore six ensemble. Ma tante avait gardé ses enfants qui étaient un peu plus grands. Ma soeur Cécile allait en avant, portant le petit Charbonnier sur son dos, moi et Eugène qui avait neuf ans, le petit Coudrais et sa soeur Manette qui étaient de notre âge, neveu et nièce de ma tante Coudrais. Nous n'avions donc pour conductrice que Cécile, guère plus âgée que nous, mais nos anges gardiens veillaient sur nous.

   Nous n'avions pas un morceau de pain, nous en demandions dans les fermes ou les bourgs où nous passions mais on nous fermait vite les portes tant on était en crainte de se voir arrêtés. Nous étions exténués de fatigue et nous ne pouvions plus aller plus loin. Nous étions près d'arriver à Clisson, quand nous vîmes des cadavres de soldats dans un fossé. Ma soeur Cécile nous fit cacher, elle s'approcha derrière la haie du chemin et vit bien qu'ils étaient morts, mais elle ne nous le dit pas de peur de nous effrayer. Elle leur vit des pains de munitions encore attachés à leurs sacs. Craignant d'être vue, ce fut moi et Eugène qu'elle envoya pour leur chercher, car nous mourions de faim tous et le petit Charbonnier criait pour en demander. Nous rampions dans le fossé pour arriver à ces malheureux cadavres et, tout enfants que nous étions, nous prenions mille précautions pour ne pas les réveiller. Nous ne pensions qu'à la mauvaise action que nous allions faire de leur voler ce pain noir que nous leur prîmes le plus doucement possible. Mon frère Eugène essaya de dénouer le cordon qui retenait la gourde d'un de ces malheureux mais ne pouvant y réussir je me souviens qu'il coupa la corde avec ses dents. Quel triste mais copieux déjeuner nous fîmes avec ce pain noir et dur, avec quel appétit nos petites dents broyainet ce pain que la Providence nous avait envoyé. Ma soeur Cécile nous en fit soigneusement ramasser les restes puis remettant le petit René sur son dos, nous nous remîmes en route jusqu'à Clisson.

 

 

 

- 8 - 

NANTES, LA GUILLOTINE, LES MARIAGES REPUBLICAINS.

 

   En sortant de cette ville où tout était occupé par les républicains, nous entendîmes des coups de fusil et nous fûmes arrêtés par une troupe de Chouans qui voulaient nous tuer parce qu'ils croyaient que nous allions les dénoncer en disant de quel côté ils se dirigeaient. Ils nous firent mettre à genoux dans un carrefour en nous disant de faire  notre prière et qu'ils allaient nous fusiller nous jetions des cris lamentables leur demandant notre grâce mais ces forcenés n'écoutaient ni prières ni supplications. Ils allaient mettre leur projet à exécution quand ils entendirent le bruit des pas de chevaux qui arrivaient au loin. Ils se mirent aussitôt en fuite nous laissant plus morts que vifs sans savoir si ceux qui arrivaient n'allaient pas finir de nous achever. Mais non, Dieu venait de nous sauver car c'étaient des ambulances où étaient nos connaissances et nos bagages qui se dirigeaient sur Nantes. On nous y fit monter et nous arrivâmes à Saint-Jacques à la nuit. Ma soeur Cécile y descendit pour chercher ma soeur Nothon la Charbonnier qui devait l'y attendre avec son plus jeune enfant qu'elle allaitait encore.

   Nous la quittâmes pour nous rendre tous quatre sur la place du Bouffay pensant y retrouver ma tante Coudrais. je me souviens que nous étions seuls mon frère et moi sur cette place. Il faisait noir, nous pleurions à chaudes larmes. les passants nous interrogeaient et lorsque nous disions que nous étions de Cholet, ils voulaient nous jeter dans l'eau en disant qu'il fallait noyer ces petits brigands de la Vendée. Mais le bon Dieu permit que deux de ces gens qui nous regardaient se dirent: "Ces enfants me font de la peine, voyons, mon ami, nous aurions bien pitié d'un chien. Tiens, emmenons-les, cela me navre le coeur". "Je veux bien, reprit le second, je n'ai pas de garçon, je vais emmener le petit". "Eh bien, moi qui n'ai que des garçons, je vais emmener la petite fille".

   Mon frère et moi, en entendant ces paroles, nous nous serrions l'un contre l'autre ne voulant pas nous séparer. Nous pleurions tant que ces gens émus nous promirent que nous nous reverrions souvent. Je partis en pleurant et en tâchant  d'étouffer mes sanglots avec mon protecteur qui était un architecte nommé Ganachaud. Il demeurait sur la Fosse, il était commissaire de quartier. On me mit à coucher dans une mansarde avec la domestique, une méchante républicaine. Le soir, je voulus faire ma prière, quand elle me vit à genoux faire le signe de la croix, elle me dit qu'elle allait me dénoncer. Elle ne m'appelait que "la petite brigande". De notre lit, nous entendions des cris épouvantables. Je demandais à cette femme ce que c'était, elle me répondait: "ce sont les brigands de la Vendée qu'on noie; si tu dis un mot, j'irai te dénoncer et demain ce sera ton tour. En effet, c'était terrible. On attachait un homme et une femme ensemble, on en chargeait des barques à double fond et on noyait  ces malheureux. On appelait cela des "mariages républicains". Ces noyades se répétaient chaque nuit. Les eaux du fleuve ne roulaient que du sang et des cadavres, et, mêlés aux gémissements des victimes, on entendait les hurlements des chiens et des loups, les cris rauques et sinistres des oiseaux de proie que la grande quantité de cadavres attirait sur ces tristes rivages. Un soir, on me tira du lit pour me mettre à la fenêtre. On amenait une bande de prisonniers comme on mène les troupeaux à l'abattoir pour les tuer. On les entassait deux à deux sur la barque fatale qui devait les engloutir. On trouvait cela plus prompt que la guillotine. On me disait: "Voilà, petite chouanne, le sort qui t'est réservé, je te mènerai un jour chez Carrier".

   Oh! mes enfants, quand je me rappelle ces cris navrants, ces nuits terribles, le frisson me prend encore et je me sens envie de pleurer! Jamais ces tristes souvenirs ne s'effaceront de ma mémoire. J'obtins la permission d'aller voir mon frère qui avait été emmené par un nommé Navier qui était entrepreneur de bâtisses et qui demeurait sur les boulevards. Il l'occupait à rouler la brouette et à servir les maçons dans les constructions qu'il conduisait, il était assez heureux, servait à table, mangeait du pain, ce que tout le monde ne pouvait pas faire, car on se mettait en file chez les boulangers pour en avoir. Un repas, nous mangions du mauvais pain et à l'autre, du riz et des pommes de terre, comme mon frère Eugène... (Illisible)...A la cuisine,(.?) Il n'était pas malheureux, et quand j'allais le voir, j'en rapportais toujours quelques bons morceaux que son maître lui permettait de me donner. Il était très content de lui et surtout de son charmant caractère et il les amusait souvent. Un jour qu'on lui dit d'aller à la cave chercher du vin, il en revint les lèvres barbouillées de noir, on avait voulu l'éprouver  en (le?) mettant à la bouteille. La chose fut prise en riant, mais Eugène se donna bien garde de recommencer. Pour me rendre chez lui, j'étais obligée de passer devant la guillotine sur la place du Bouffay. J'étais souvent arrêtée dans la foule à voir trancher la tête aux malheureux condamnés, la plupart innocents. Ils étaient vêtus de grandes chemises rouges. Beaucoup étaient sans connaissance. On les traînait durement sur ce théâtre ensanglanté. On m'arrêta plusieurs fois, mais j'avais un laisser-passer de mon maître qui était chef de district. Je fus 3 ans à Nantes. Je fis ma première communion au (sénitat???), sous un prêtre assermenté, j'allais le soir apprendre mon catéchisme chez des religieuses qui, chassées de leurs couvents, étaient cachées chez des personnes charitables qui recueillaient les enfants trouvés dont j'étais du nombre. 

 

 

- 9 - 

RETOUR A CHOLET (HIVER 1795)

 

 

   J'avais 12 ou 13 ans quand je revins à Cholet en 1795. C'était l'hiver. Je fis la route à pied avec des émigrés qui rentraient dans leur pays. Chacun revenait ainsi par petites troupes, par familles. Rien n'était triste comme ce retour de l'exil et de voir tous ces gens, qui autrefois étaient dans l'aisance, revenir vêtus de guenilles, leurs paquets sous le bras ou attachés sur le dos, montés sur un mauvais cheval qui portait aussi les enfants et les vieillards, et, en arrivant, chercher à retrouver sa maison dans une masure vide. Pas d'argent, pas de pain, pas de lit pour se reposer, pas de travail, ni fruits ni légumes dans les jardins abandonnés. Aucun commerce n'existait encore à Cholet. Notre maison avait été brûlée et le terrain vendu à vil prix. Mon oncle Blain qui s'était occupé de nos affaires n'en avait à peu près rien retiré.

   En arrivant à Cholet, j'allai trouver ma soeur Marie que nous appelions Manette. Elle était mariée avec un cordonnier qui était boiteux et avait beaucoup de peine à marcher. Il se nommait Héraut et demeurait, sur la place Saint-Pierre, la maison la plus proche de l'église avec deux de nos autres soeurs qui étaient couturières, Rosalie et Jeanne. En arrivant chez eux, au lieu de me recevoir avec plaisir, elles me dirent que j'aurais mieux fait de rester à Nantes et qu'elles n'avaient pas de pain à me donner. Elles m'envoyaient chez un nommé Mr Rofet chercher un bon pour aller chez le boulanger. Un jour, j'avais 3 onces de riz et le lendemain 12 onces de pain qu'il nous fallait cacher car c'était difficile d'en obtenir. Les soldats réquisitionnaient tout car nous n'étions pas rassurés. Chacun était dans la crainte, on parlait encore de la guerre. Stofflet arrivait encore de temps en temps pour essayer de soulever les paysans et quand les soldats nous voyaient quelques vivres, il fallait absolument leur donner. On ne voyait plus d'argent, on ne payait qu'en assignats, et pas moyen de trouver d'ouvrage, et pourtant les moindres objets étaient chers. On payait un épingle un sous, mais nous ne nous servions guère que de petites épingles de bois que nous faisions nous-mêmes. Mes soeurs avaient bien de l'ouvrage mais elles n'étaient pas payées cher, elles allaient en journées et gagnaient (?) sous. N'ayant donc pas de pain à me donner, elles m'envoyèrent glaner avec une bonne femme qu'on appelait la mère Vallet et qui me menait dans les fermes chercher du pain. J'avais le coeur bien gros d'aller ainsi mendier. J'eus bien du mal à m'y décider, mais mes soeurs m'avaient dit: "tu n'as pas de pain si tu ne vas pas en chercher". J'étais avec plusieurs enfants de mon âge, nous allions à la (Denisière?). On me présenta un morceau de pain noir si dur que les cochons n'auraient pu le manger. J'essayai de le tremper dans du lait. Nous avons continué notre chemin jusqu'à la Boulignière chez la bonne femme Charbonnier qui nous fit une bonne soupe de lait. Elle me reconnut et me demanda si je n'étais pas la petite Barbier, la fille de l'aubergiste qui était rebouteux, car mon père était très adroit à remettre les cassures et les foulures. Elle nous remplit nos poches de pommes vertes qui n'étaient pas mûres. En arrivant, je fis voir mon morceau de pain noir à mes soeurs et me mis à pleurer et (en?) leur disant que jamais je n'irai demander du pain ni mendier, et que je voulais travailler. Elles me mirent en apprentissage avec Cécile Bibard, qui fut plus tard la mère Guinhut. Son père , François Ribard qui était blanchisseur était marié avec belle-mère, elle avait une soeur qui était de notre âge et qui fut plus tard la mère de Mr Nogarède.

 

 

Fin du cahier



14/05/2013
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