Krysinska, Marie: Intermèdes, nouveaux rythmes pittoresques...(1903)
Marie Krysinska
Intermèdes, nouveaux rythmes pittoresques: pentéliques, guitares lointaines, chansons et légendes
1903
Paris, Librairie Léon Vannier, éditeur, 1903
Pentéliques
Les Parques
- Les Parques filent en chantant -
La voix des sphères célestes accompagne leur choeur
LACHÉSIS, CLOTHO, ATROPOS - sombres soeurs.
LACHESIS chante le Passé,
Les beaux destins tombés
Dans la nuit du néant. -
Les Parques filent en chantant -
Les lèvres d'amour qui se sont fanées
Comme d'éphémères roses de mai...
Les brillantes épées aux éclairs éteints
Les coeurs, brûlants jadis, aujourd'hui glacés,
Les cités abolies, les pierres dispersées.
CLOTHO, la décevante, exalte le Présent -
Les Parques filent en chantant -
L'heure brêve du Désir, le Bonheur - ce leurre!
Les espoirs aux ailes large-étendues
Nés à l'aube et dont, le soir venu,
Plus rien ne demeure.
ATROPOS lit dans l'avenir inquiétant -
Les Parques filent en chantant -
L'avenir jeune, foulant
La cendre du Passé, les débris du Présent
Vêtu lui-même du Néant... -
Les Parques filent en chantant -
Apollon
Phoïbos Apollon à la chevelure de lumière
Dont les rayons fécondent les espaces
Phoïbos aux victorieuses sandales qui, sur la terre,
En moissons, en fleurs, en vignes - laissent leur trace,
Phoïbos, Pâtre divin, les nuées que tu mènes,
Troupeau de vaches blanches aux mamelles pleines
Sur ton ordre dispersant leur lait bienfaisant
Au sillon, sous tes flèches, languissant;
Apollon Musagète aux prestigieux bras purs
Dont les mains souveraines sont éployées sur
Les cordes exaltées des Lyres,
Apollon aux éblouissantes prunelles ravies
Tu recèles le feu créateur de toute Vie
Et la flamme des Beaux Délires!
Artémis
Soeur fière d'Apollon, le céleste archer,
Vierge chasseresse en la forêt nocturne
Où le cerf fait gémir le buisson taciturne
De sa course folle frôlé.
Pâleur d'astre, Déesse très pure,
Au carquois riche en traits d'argent,
Par toi le sentier se fait blanche ceinture
Et la clairière - lumineux étang.
Hécate, évocatrices des Ombres souterraines,
Hécate aux philtres sûrs,
Des halliers broussailleux, des vallons et des plaines,
C'est toi, la Reine.
Amie des chastes coeurs, conductrice fidèle
Des barques sur les eaux,
Déesse des filets! phare des matelots!
Diane redoutable et belle.
Aphrodite Ourania
De la sanglante virilité d'Ouranos
Que Saturne lança dans la mer écumante,
Tu naquis, ô Kypris, farouche et souriante!...
Le sang joyeux qui court dans ton corps sacré
Et sur tes joues - pareilles à l'aube éveillée, -
Est fait du sang terrible du Dieu mutilé.
L'âpre désir qui féconda le Monde
Se fit pour toi ceinture ornée de séduction,
Talisman et don trois fois précieux.
Les constellations, essaim de l'infini,
Les astres flamboyants - sur ui régnait jadis,
Maître de Origines, le formidable Dieu
Ouranos - avant le parricide attentat,
Les Soleils, les Etoiles ont donné leur éclat
Pour faire tes regards brillants comme les cieux.
Athena
Déesse au casque d'or, aux nombreuses pensées,
Elle tient haut levé l'héroïque javelot
Et le bouclier où, dans l'airain clair et beau
Les grandes actions des hommes sont tracées!
Son sein de vierge où brûlent en ferveur exaltée
Les sublimes projets, un rêve de paix parfaite,
Est couvert de l'égide où, terrible trophée,
La tête de Gorgone ricane sa défaite.
Mais les plis souples de son vêtement de femme
Disent l'aristocratique déesse - Athéna
Qui, de la Ville aux superbes portiques - fut l'âme
Et, sur le monde, par le génie rayonna.
Eros
Eros célébré par toutes le voix unies,
Jeune Dieu qui commandes aux saisons fleuries,
Maître des âmes et des coeurs,
Eros ironique, Eros joyeux, Eros vainqueur!
Aux champs qui se souviennent des flûtes d'Arcadie,
Dans la fange des Villes et dans les fiers palais
Tu fais régner ta loi - douce et cruelle -
Et la flamme de tes beaux yeux est si belle,
Que tout se divinise à son approche sacrée.
Voici ton carquois d'or aux infaillibles traits,
Voici tes promptes ailes aux plumes si légères,
Voici tes mains menues et fortes et tes cheveux envolés
Au vent des ivresses chères...
Maître des âmes et des coeurs,
Eros joyeux, Eros ironique, Eros vainqueur!
Les aurores
Aurore première
Comme elles devaient être belles
Les aurores premières
Sur un monde commençant.
Vierges, limpides, immaculées,
Les vastes espaces dormaient
Au sein d'un éther innocent.
Déjà la neuve futaie
Que nul pas n'a profanée
Couronne les monts surgis.
Partout un silence nacré; -
Elle n'est pas encore née
La naïve chanson des nids. -
Le fleuve - ruban brillant
Parmi les brousses se déroulant -
Mire l'éclat d'un ciel splendide.
Mais, la mer -infini de flots purs
Où semble englouti tout l'azur -
Déferle sur le sol aride.
En larges strophes cadencées,
Elle chante - cette mer inspirée -
L'étendue l'écoute recueillie:
"Tressaillez, fleuves et forêts!
" Frémissez, terre nouvelle née!
" Je suis la Vie."
Aurore d'amour
Qu'elles sont séduisantes à voir
Les aubes incertaines de printemps,
Toutes roses de désir, toutes dorées d'espoir,
Sur l'azur léger s'éveillant.
Tel naît aussi le jeune amour
Au coeur adolescent;
Est-ce encore la nuit, est-ce déjà le jour
Cette ombre douce, ce reflet tremblant?
Faut-il craindre vos flèches, archers;
Grand Apollon, Eros malicieux?
L'amour est si charmant en ses troubles premiers,
Le soleil resplendit de rayons si glorieux.
Qu'importe que plus tard brûlées
Par le feu des midis d'été
Les herbes penchent et languissent.
Et par la vie ennemie, blessées
Nos chères illusions périssent.
Qu'importe que les plus belles fleurs
Meurent dans la tourmente automnale,
Et que nos âmes - harpes de la douleur -
Frissonnent sous un âpre vent sonore,
Puisque pour un instant la nature et nos âmes
Auront brillé d'une lumière d'aurore.
Aurore tragique
Au firmament blémi des apparitions roses
D'ailes lointaines d'oiseaux
Palpitent. Et bientôt
Elargies, elles planent plus haut,
Zébrées de carmin éclatant
Comme trempées dans le sang.
Et voici qu'un jour livide
Se lève sur des espaces jonchées
De morts héroïques par le combat fauchés.
Ce furent des jeunes hommes aux prunelles candides,
Des mères les attendent, douloureusement mères!
Des fiancées, filant leur voile d'épousée,
Prient... espèrent.
Cependant la pourpre sombre
Où sont gisant les guerriers trépassés
Ensanglante la pénombre
Et se reflète au ciel empourpré.
Aurores tragiques! Nuages déchirés,
Cuivres ternis parus à l'orient,
Comme d'antiques boucliers,
Ciels désolés vous êtes fraternels
Aux douleurs de la terre,
Qui mire en vous son rêve fuyant.
Guitares lointaines
La musique
C'est une Muse parfois voilée
De chastes voiles d'argent
Dont la frissonnante âme ailée
Comme une rosée dans les coeurs se répand.
Quand elle chante inspirée
La face levée vers les cieux
La norme est abolie, le présent effacé,
Les temps ressuscitent prestigieux.
A son ordre se dressent les fantômes pâlis
Des belles danseuses de Pavanes,
Et les Menuets de jadis
Où saluent de gracieuses dames.
Elle est la voix des orgues funéraires
Vantant les Morts héroïsés
Et la Pleureuse baignée de pleurs austères
Par qui notre douleur est apaisée.
Elle est l'envol de joie et le cri de tendresse,
L'Alouette aux ailes ouvertes près des nues;
Miroir divin où se mire notre tristess,
Vase d'or où toute larme en perle se transmue.
DEUX DANSES ANCIENNES
(XVIIe siècle)
Ronde Champêtre
Dans un paysage de Watteau
Le moulin tourne au bord de l'eau,
Devant l'auberge, les soldats du Roy
Boivent, à cheval sur des bancs de bois,
A la santé de monsieur Louvois,
Coulant un oeil tendre à Colette et Marton
Qui dansent en rond
Au son du violon.
Lucas, tout en tournant, serre un peu trop
Les corsages des filles - vives comme des chevreaux.
Parmi le verger rose, les raisins des treilles
Brillent, pareils
A des yeux de faune qui s'éveille.
Et les bonnets s'envolent ainsi que des oiseaux
Par dessus le moulin qui tourne au bord de l'eau.
Le Passe-pied
Sur des fredons galants de Lulli,
Sur des airs enjoués de Rameau,
Glissez vos pas précis
Réglés par Vestris,
Belles dames et beaux damoiseaux.
Au rythme vif du passe-pied
La gloire du grand siècle résonne
Voici danser
Madame de Sévigné
Et le Roi-Soleil en personne.
Le fier créateur de Versailles
Se délasse, parmi la fête brillante,
Des guerres de Hollande et des guerres d'Espagne.
Au rythme vif du passe-pied,
Dansez, précieuses par Molière raillées;
Tandis que, distrait, et vous voyant à peine,
Rêve le bon La Fontaine.
Ames sonores
Ainsi qu'autrefois à l'humaine aurore
Amphion, aux accents de sa Lyre première
Faisait Thèbes surgir en commandant aux pierre,
Qui se rangeaient à son ordre sonore;
Ainsi, ô fils d'Orphée et fils de David Roi -
Qui de Saül calmait la fureur et l'effroi -
Ainsi, sans que le temps limite son essor,
Vibre, toujours puissante, votre harpe d'or.
Apre dévotion du Moyen Age,
Orgues mugissantes des Cathédrales
Où résonnent, comme un terrible vent d'orage,
La Trompette annonciatrice des Jours accomplis,
Hymnes sombres, Dies irae, Voix sépulcrale
Des morts: De Profundis.
Maîtres de chapelle, qui fîtes retentit
Les voûtes des vieux cloîtres des célestes soupirs,
Palestrina, et vous grand Sébastien Bach,
Harmonie apaisée comme les eaux d'un lac
Sur qui grondent, soudain, les foudres lithurgiques,
Bach, Michel Ange de la musique,
Lulli, Rameau, gracieux bregers
Des rythmes enjoués
Et légers
Qu'ils consuisent sur les pelouses de versailles
En gavotes et passacailles.
Gluck - sublime visonnaire,
Gluck - tendre amant d'Eurydice
Qu'il ravit aux ténèbres soutérraines
Et rend à la lumière
En des accords pleins de sanglots et de délices.
Mozart - prestigieux Don Juan
D'un siècle insouciant,
Dont le dernier
Menuet poudré
De grâce.
Et la dernière sérénade à l'espagnole
Meurent piétinés
Par la Carmagnole
Qui passe.
Beethowen - luxuriante Forêt d'enchantement
Où module et gémit toute la flûte de Pan,
Aux clameurs tragiques -telle une tempête déchaînée -
Dont le grand souffle planant
Couche les branches et les âmes prosternées;
Roses de la douleur roulées par un torrent;
Suavité des clairs de Lune sur la mer;
Pudiques voiles sur la ferveur d'un coeur fier.
Schumann - cygne chanteur des amoureux vertiges,
Tristesse et joie ensemble, mélodieux prodige;
Irrésistible emprise sur nos sens transportés;
Fraîcheur d'ombre sous bois et gouttes de clartés.
Chopin et Grieg - tsiganes archets
Cadences nerveuses aux lascives langueurs;
Enéergiques arômes des sapins dressés
Sur ta pâleur,
O ciel de neige! ciel du Nord! ciel courroucé!
Berlioz - Ode superbe dont le vol s'éploie
Sur des horizons où la Légende flamboie:
"Il était un roi de Thulé..."
Sonnez et riez, tambourins des Capulets!
Course aux abîmes et triomphants Portiques
Ouverts, sur des Paradis extatiques.
Richard Wagner - Maître de l'Epopée!
Clairon magique aux multiples accents;
Ire des éléments, Nature chavirée
Par des cataclysmes, d'où s'élève pourtant
Ver la douce étoile parue au firmament
La Pière - ainsi qu'une grande fleur - jaillie
Gerbe des humains rêves, qu'exalte et magnifie
Le Génie!
Walhala héroïque et pieux Saint Graal;
Lance invincible et pure au poing de Parsifal.
Et vous, beaux rossignolets inconnus
Des vieilles rondes populaires!
Où, sur des rythmes ingénus
Passèrent
Des générations en tournant et chantant
"Il était trois petits enfants..."
Soyez donc toutes saluées,
Ames sonores
Par qui notre âme consolée
Vers l'Idéal s'essore!
Corbeille de roses
Dans cette corbeille tressée
Que de roses ensemble pressées!
Roses rouges, blanches, roses et dorées.
La JAQUEMINOT - pourpre exaltée,
Comme teinte du sang des coeurs,
Du sang des lèvres livrées;
Ivre de sa puissante et suave senteur.
Ses pétales de velours
Sont comme des courtines soyeuses
Qui cachent l'oeil narquois du jour
Aux alcôves amoureuses.
ROSE MOUSSEUSE - sourire des entiers
Au corselet
De vert duvet.
Précieuse porcelaine de Sèvres - ROSE DE FRANCE
Carmins pâlis voluptueusement
Caressée de lunaires rayons d'argent
Cassolette divine qui nous encense.
ROSE POMPON que l'Aube habille
Et qu'entraînent - piquée au chignon des filles -
Des rondes juvéniles,
Coupe de porphyre, ROSE THÉ,
Coupe odorante et profonde
D'où s'évapore le subril parfum du thé.
LA GLOIRE DE DIJON - haut calice embaumé
Où l'or des soleils de juin est allié
A l'or des chevelures blondes.
Orgueilleuse MILLEFEUILLES,
Qu'une main d'infante cueille,
Digne des jardins de rois.
Humble corolle de l'EGLANTINE
Qu'à son arome l'on devine
Parmi la pénombre de rois.
Et toutes - symboles de nos émois -
Accompagnent, fidèles, notre vie;
Roses éblouissantes, roses de joie
Et roses de mélancolie!...
Roses ardentes,
Au sein des amantes;
Roses d'or sur les nappes où le cristal chante;
Roses nuptiales,
Parmi les orgues des cathédrales
Et l'éclat des cierges,
Roses blanches aux tombeaux des vierges.
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