Krysinska, Marie: Joies errantes: nouveaux rythmes pittoresques (1894)
Marie Krysinska
Joies errantes: nouveaux rythmes
Paris, Alphonse Lemerre, éditeur
1894
La vie
A Eugène Ledrain.
Elle nous parvient ingénue et rajeunie
Des lointains confins de races abolies.
Les pleurs que versent nos yeux enfantins,
Etonnés par l'éclat des nouveaux matins,
Sont faits des douleurs anciennes;
Et nos premiers chagrins sont de vieilles antiennes.
Mais, sous les feuillées de Printemps,
Nos rondes tournent, tournent gaiment,
Avec nos âmes de Printemps.
Puis, au ciel doré de l'Eté
Fuit le vol vagabond des nuées
Lourdes des orages de nos coeurs éveillés;
Extases, peines; male heure et bonne,
Sanglots de joie, enivrements d'orgueil -
L'écho des éternels deuils
Et de l'éternel Espoir à la voix enchantée
En nous résonne.
Toutes les belles fleurs tentent nos mains avides,
Nos pas sont attirés vers l'horizon splendide -
Mais notre pas trébuche aux pierres du chemin
Et les ronces déchirent nos mains.
Au pressoir rouge de l'Automne
Bout le flot mauvais des haineux levains;
Le tocsin des désastres sonne
Et ruisselle le sang rouge - comme le vin.
Enfin, par l'Hiver glacés,
L'Amour et la Haine fraternellement vont dormir -
Blêmes trépassés -
Sous les neiges sans couleur
Notre coeur se meurt;
Seules les pâles chrysanthèmes du Souvenir
Se penchent sur notre coeur qui va dormir...
Mais, la minute brève d'une Vie
Contient toute la joie - aussi
Tout le tourment des âges évanouis -
Et le frisson fugace dont notre âme a frémi
C'est le frisson de l'Infini.
Chansons
Prélude
Tristes ou gaies, moqueuses ou tendres -
Elles sont les Fleurs par nos rêves cueillies;
ET, tant qu'en nous palpite la décevante Vie,
- Douceur d'aimer, triomphes, chagrins,
Cris de colère, joyeux rires, -
Tout cela devient entre nos mains
Des chansons.
Fastueux contentements
D'orgueil - ivre de vent;
Ardents serments
D'amants,
Amitiés fidèles
D'âmes jumelles,
Gloire, Amour, Amitié: -
Chansons!
Chassés par l'heure,
Nous passons,
Seules demeurent
Nos chansons.
Chanson tendre
Laissons gémir le Vent d'Hiver
Puisqu'un Soleil plus empourpré
Que les Soleils de Juillet
Flambe dans nos coeurs qui se parlent de tout près
Laissons neiger les éphémères fleurs
Des pommiers poudrés de Printemps; -
Un Avril éternel fleurit nos chers bonheurs.
Laissons défaillir les feuillages accablés
Par la chaude étreinte de l'Eté; -
Une langueur plus exquise nous retient enlacés.
Laissons pleurer le Ciel d'Automne
Puisque des pleurs d'extase baignent nos yeux ravis,
Et que plus tendrement encore nous unit
La trois fois chère Mélancolie.
Giboulées de Mars
A Félicien Champiaur (Champeaur?)
Chanson
Les anémones refleuries
Ouvrent leurs batistes légères
Comme des guimpes de bergères.
Le vent nouveau, ivre de parfums,
caresse les branches encore nues;
Et, dans le beau ciel, les claires nues
Sont couleur d'ailes
De tourterelles.
Le soleil, d'or paré,
Ramène Pâques fleurie
Comme une blanche épousée.
Mais les folles averses crèvent
En pleurs tumultueux
Sur les fleurettes, sur les rêves,
Et dans les tendres yeux
Des amoureuses, des amoureux,
En pleurs tumultueux
Les folles averses crèvent.
O l'exquise saison!
O l'insigne charme
Des tristesses sans raison,
Des baisers trempés de larmes!...
Chanson joyeuse
A Georges Montorgueil
Le vin dort encore aux vignes nouvelles;
Et les jeunes Blés aux gerbes vierges
Dressent leurs lames fières que le ciel peint en bleu:
Vagues d'azur mouvant sur l'horizon d'azur.
Chaque matin nouveau au Bois renouvelle
La symphonie des tendres voix mêlées:
Hautbois roucouleurs, petites flûtes ailées,
Et, dans la mare indolente qui près des joncs repose,
Les guitares des grenouilles virtuoses.
Les arbres, parés de feuilles nouvelles,
Semblent s'enlacer pour des courses folles -
Au bord des allées qui rient de soleil.
Juin, tout en vert, porte la nouvelle
Des fruits de demain aux oiseaux gourmands;
Et, mieux que de vin, mieux que de soleil,
Tous les coeurs sont ivres de sève nouvelle.
Chanson d'autrefois
A Auguste Marie.
Dans votre château, belle châtelaine,
Dans votre château
Vous dormez encor près du vieux seigneur
Quand déjà je chante
Je chante vos yeux, fiers comme les fleurs
De la marjolaine...
Mais tu n'entends pas - belle châtelaine!
Dans votre château, les beaux chevaliers
Mènent grande liesse tout le long du jour,
Coeur sitôt donné,
Coeur sitôt repris: vous souvenez-vous
D'un doux soir d'amour
Où vous êtes tombée vaincue dans mes bras?
Nul ne le saura,
Nul ne le saura - belle châtelaine!
Dans votre château, belle châtelaine,
Vous dormez déjà près du vieux seigneur
Quand je pleure encore...
Je pleure vos lèvres, rouges comme les fruits
Du Saint Paradis,
Dont tu me baisas, entraînée d'amour,
Belle châtelaine!
L'aube de demain me trouvera mort
Au fond de l'étang où l'eau verte dort;
Et pour ma pauvre âme maudite à toujours,
Dans la chapelle haute, devant la Vierge en pierre,
Tu diras une prière,
Belle châtelaine qui m'aimas un jour,
Belle châtelaine!
Chanson moderne
A Armand Masson.
Le Poker et le Turf ont tari
Mon escarcelle,
- Sèche tes yeux, petite belle,
Sèche tes yeux, petite chère -
Il faut que je me marie
Avec une héritière.
Trois demoiselles d'honneur danseront à ma noce,
- Sèche tes yeux-
La faillite, la tristesse et la Vieillesse précoce,
- Mignonne, adieu!
Qu'un autre prenne
Tes jolis yeux, petite mienne,
Et ta bouche amoureuse, si rouge aux blanches dents,
Je n'y vois pas d'inconvénient.
Et même au Cercle, je connais
Un qui te trouve un charme rare,
Je te le présenterai
Comme par hasard.
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