Le Franc (Marie): Les Voix de l'Ame et du Coeur, 1920 (extraits)
Marie Le Franc
1878-1964
Poèmes extraits de
Les Voix du Coeur et de l'Ame (1920)
La Compagnie d'Imprimerie Perrault, Montreal
Mes frères
Mes frères que la Mort a bien pris maintenant,
Je parle peu de vous en paroles humaines,
Et sur vous, mon silence élève un monument
Oú j'entre à pas muets, retenant mon haleine.
Mes frères, vous les fils d'un sol dur, vous dormez
Dans la plaine crayeuse, en tombes de passage,
Et vos regards vivants au fond des yeux fermés
Cherchent en vain la mer autour du paysage.
La Mort vous a choisis dans son besoin pressant:
Il te fallait alors, ô ma ployante France,
Des âmes claires melés du jeune sang,
Et tu les vis, rieurs, sur le seuil de l'enfance.
Et pourtant, nous aussi nous avions besoin d'eux,
Notre vieux clan comptait sur leurs jeunes épaules;
La maison, maintenant qu'ils sont partis tous deux,
Sur l'eau des souvenirs se penche comme un saule.
Elle vous voit, au temps des vacances, joueurs,
Sur les cailloux des jours, tout débordants de sève,
Mais là haut, sous le toit, ouvrant vos graves coeurs,
Mûrissant au soleil votre gerbe de rêves.
Et la vieille maison était gonflée d'orgueil,
Tout l'avenir entrait par la fenêtre ouverte
Dès que vous secouiez vos pieds vifs sur le seuil,
Et pour vous, le jardín mettait sa robe verte.
Mes frères, votre sang a passé dans mon sang:
Ce sont vos blés semés qu'il faut que je relève;
Ce qui tomba là-bas, c'est mon être impuissant,
Je possède aujourd'hui un corps de triple sève.
Et comme il est bien temps de fleurir vos tombeaux,
De reprendre à nouveau le poème de vivre,
Ainsi qu'aux jours où vous étiez jeunes et beaux,
Mes frères d'au-delà, je vous dédie ce libre.
1er octobre 1920
Livre 3
O France, je te vois comme un clair monument.
O France, je te vois comme un clair monument
Que Barbare a mis en flammes;
Sur ton seuil tes fils morts semblent en s'endormant
Vouloir fermer sur toi les ailes de leurs âmes.
Quelqu'un qui brûle à vif sanglote entre tes murs,
Pour sauver la France immortelle,
Debout, ô vous les Morts, ô bleuets des blés mûrs,
Et gerbes, levez-vous, refleurissez pour elle!
Ils se dressent... J'entends le choeur des jeunes dieux,
L'ardente et triomphale marche,
Le vivant rempart sur tes marches,
Dans le casque d'azur et l'uniforme bleu.
"Nous chasserons les loups, nous chasserons les hyènes,
Et la rage armera nos dents;
Au bout de nos moignons ardents,
Nous mettrons pour fusils de flamboyantes haines.
"Et quand nous leur aurons fait repasser les eaux,
Au-delà de nos claires plaines,
Au pays des pures haleines,
Nous reviendrons dormir au chant de tes roseaux.
"Nous poserons le front dans l'herbe et la lumière,
Et les femmes, de leurs cheveux,
En cueillant nos derniers aveux,
Sècheront à genoux le sang de nos paupières".
Alors là-haut, dans la clarté
Du vieux monde ressuscité,
La Victoire montée au faîte,
Par le troupeau d'adolescents
Qui rêva de donner son sang
Annonce que justice est faite!
Voici l'aurore! A tes côtés
le vieux coq gaulois a chanté,
Et ceux qui cherchaient un symbole,
Au-dessus de tes pans de mur
Qui fument encor dans l'azur,
Tournent les yeux vers ta coupole.
Ils verront tes deux bras levés,
Tandis que des beffrois crevés
L'heure de rédemption sonne,
Etendre sur tout ce qui fuit
Et bute aux cailloux de la nuit
Le geste auguste qui pardonne!
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