Lenéru (Marie): Extraits du Journal, 1922
Marie Lenéru
Journal
Edmée de La RocheFoucauld "Femmes d'hier et d'aujourd'hui" surtout sur son théâtre
27 décembre 1914
...Si je copie des lignes de ma correspondance qui n'ont pas la même valeur de notes littéraires, c'est pour ne rien oublier, pas un battement de coeur envers vous, ô morts pour ma patrie, à qui je veux dédier mon plus grand effort, mon plus grand travail, une pièce dont je ne sais rien encore, si ce n'est qu'elle s'appellera "La Paix" et que je vais à elle, que je m'y prépare religieusement, comme à une vocation, car il faut qu'elle agisse, ce n'est pas en artiste que je veux exploiter la catastrophe... Puisque j'ai eu ce crève-coeur de ne pouvoir faire mon métier de femme auprès de vos agonies, je ferai qu'à l'avenir on ne vous massacre plus...
... Jamais, moi si libre, je ne me consolerai de n'avoir pas pu soigner, ou seulement servir et distraire nos blessés. C'est comme être tenu à l'écart du lit de mort d'un être très cher. Ils sont tellement admirables qu'on ne sait pas qui nous donne le plus envie de pleurer, de l'admiration ou de l'horreur. Pourtant je n'avais pas songé à leur écrire et à prendre un "filleul". En voilà un qui me le demande. Evidemment pour s'adresser à moi, c'est un lettré. Mais comme tous nos confrères du front qui écrivent à Barrès, on sent que, pouvant disparaître, ils cherchent un témoin qui sauve quelque chose de leur nom, leur donne une heure de survivance, et enfin, fasse de leur gloire autre chose qu'un solennel oubli, n'est-ce pas déchirant?
A Mr de Curel, - Voilà Robert d'Humières tombé, avec quelle admiration exclusive nous avions parlé de vous! - Je pleure les jeunes gens. Quel coeur nous restera-t-il à faire vibrer, lesquels battront encore pour nous après cette décourageante consommation de la mort? Et pourtant il faut continuer, demeurer cette petite parcelle de France qu'est notre activité, se donner un prétexte à vivre, une raison de conserver ce qui est enlevé à tant d'autres. Il y a des moments où j'ai envie d'aller m'enfermer dans une cartoucherie, comme dans un couvent.
7 mars 1916
Elle reproduit ici une lettre à son filleul de guerre, chargé d'ensevelir les morts.
Pourquoi n’avons-nous pas la force d’être là-bas pour vous aider dans ce cruel service des morts? c’est une de vos noblesses que ce rôle d’ensevelisseurs. Je suis émue que vous m’ayez choisie pour votre veillée funèbre.
Non, je ne suis pour rien dans la force qui vous a portés, je ne voudrais même pas y prétendre. Au nom de quoi? Que sommes-nous près de vous?
Nous n’avons qu’une mission, vous entourer, faire descendre dans vos souterrains un peu de la chaleur de la patrie. En son nom, même sans titre familial, nous avons le droit de nous pencher sur vous, de vous dire que pas une de vos souffrances n’est perdue,
Non seulement à cause du salut qu’elle accomplit, mais par tout ce qu’elle arrache à nos coeurs. Mais maintenant que je sais tout cela, vous comprenez qu’il faudra me donner un peu plus de vos nouvelles, ne fût-ce, comme le maréchal de Luxembourg le faisait pour Jean-Jacques, ne fût-ce qu’une enveloppe vide tous les huit jours... Que je suis heureuse de ce qu’a fait votre lieutenant! J’ai un si grand respect pour ces distinctions-là, on sait ce qu’elles représentent. Et en même temps, vous en recevez une autre qui prouve que vous êtes bien de “notre corporation”, comme dit Barrès, les deux vont si bien ensemble! Je suis content pour ce poème que j’ai aimé la première.
Et voici qu’on nous parle d’offensive prochaine et formidable, vous devinez ce qu’on ressent. Si, à l’émotion actuelle, il faut ajouter la joie du triomphe, je crois que je n’y tiendrai plus. La guerre douloureuse, on se raidit pour la lutte; mais qu’à la guerre douloureuse succède la guerre triomphale et que l’autre en ait été le prix, il n’y aura pas assez de sanglots pour une joie pareille. Le bonheur vaut ce qu’il a coûté. Vous verrez qu’à la paix nous serons tous à demi-fous. Quelle place aura notre pays! Quel prestige... Vous avez raison, il faudra trouver le moyen d’être digne d’y vivre. Pour vous il s’agira de ne pas déchoir: avoir vécu comme vous le faites, et retomber à la vie de tous les jours. Ah! c’est pour cette vie qu’il nous faudra être difficiles et cruels. Mais je crois que vous préparez des bonheurs comme on n’en soupçonnait pas autrefois. Adieu, mon filleul, je suis hantée par ces morts et ces mourants que vous avez portés. Saluez leur tombe pour moi, je m’y agenouille auprès de vous, tout ce que la religion, tout ce que la poésie, tout ce que le coeur humain a su trouver de plus pieux et de plus caressant, bourdonne dans mon souvenir, je leur apporte cette rumeur de toutes les âmes:
“La voix d’un peuple entier
Les berce en leurs tombeaux.”
16 juin 1916
A Henriette. - J'avoue que je trouve ces admirables morts plus déchirants encore que les autres. En ce moment on se demande comment on pourra survivre. Il est à la fois abominable et heureux, que la capacité de souffrir soit si limitée en ce monde. Mais aussi, c'est à ceux qui comprennent de souffrir pour les autres, à la manière de notre chère sainte Thérèse, pour que soit payée l'effrayante dette de douleur que nous lèguent les champs de bataille; dette collective qu'on s'épouvante de voir si légèrement ressentie par les épargnés. devant la guerre ils ne vont pas plus loin que les banales exclamations.
Tout le monde est d'accord, soit, "tout le monde veut la paix", mais il ne faut pas dire: "on ne diffère que sur le choix des moyens", ce n'est pas cela: "il y a ceux qui veulent organiser la paix définitive, et ceux qui sont convaincus que c'est une utopie". Il est assez clair que ce n'est pas avec ces tempéraments-là que nous ferons jamais la paix: Ah! devant la différence des réactions dans l'épreuve commune, comme on comprend la différence des destinées individuelles...
A Puech. - Je ne me console pas de ce que vous me dites de l'existence de là-bas, mais il faut au contraire me dire le pire. c'est notre devoir de souffrir de loin avec vous, on souffre comme on peut! Il n'y a pas un degré de quiétude ou d'accommodement avec la guerre qui ne doive être poursuivi sans pitié, par le rappel de tant de choses impardonnables. Vraiment l'horreur n'est qu'un si léger frisson de surface! Sans cela pourrait-on vivre? Et l'on vit pourtant, à trop peu de choses près.
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