Lesueur (Daniel)1860-1920
(pseudonyme de Jeanne Loiseau)
(1860 ou 1862-1920)
L'île aux mouettes
Sur l'eau du lac, — trop bleue, — un géranium rose
Jaillissant de la vasque en marbre, d'un blanc pur.
S'érige... Et, rose aussi, le laurier, dans l'azur,
Jette ses vifs bouquets où l'abeille se pose.
Trop de beauté !... trop de couleurs !... Les monts moroses,
Eux-mêmes, de vapeurs drapant leur fronton dur,
Vibrent, fluide écharpe aux plis d'un mauve obscur.
Un lumineux silence enveloppe les choses.
Pourtant voici passer dans l'air un doux sanglot.
Une aile tremble... une autre... sur le lapis du flot.
Une neige vivante et brûlante floconne.
Les mouettes, pâmant d'amour, vont se griser
De l'éternelle joie. Et sur mon cœur rayonne
Le splendide matin, tendre comme un baiser.
Le soir d'été brode d'or vert le coteau noir.
Il pleut des roses
Sur l'eau qui fuit, qui brille et fuit, comme l'espoir.
Vers le lointain, vers l'inconnu, tout plein de choses...
Et c'est le soir.
Sous le balcon, la fraîcheur sombre et balancée
Des fins tilleuls
Exhale une âme, et dont notre âme est oppressée.
Que de parfums pour engourdir en ses linceuls
L'heure effacée !...
La clématite, et le troène, et le jasmin
Et la verveine
Font l'air si fort qu'il s'est posé comme une main...
Main sur mon cœur, main sur mon front, main sur ma peine,
Par le chemin.
Sur l'autre bord du fleuve obscur, voici la ville.
Juillet en feu
L'embrase encor de lampions. Ivre, fébrile,
Paris crible d'ardentes fleurs l'horizon bleu.
L'étoile file...
Mais mon silence et le cri fou de la cité
Font un seul rêve.
L'amour est là... dans l'ombre, et là... dans la clarté.
Aimons ce soir... Il vient un soir où tout s'achève.
Et c'est l'été.
Éternel désir
Qui donc inventera des syllabes nouvelles,
Troublantes pour le cœur comme un parfum pervers,
Avec le charme atroce et les douceurs cruelles
De nos longs souvenirs en ce vieil univers?
Qui donc découvrira des mots subtils et rares
Dont nos fibres tout bas vibrent à se briser,
Puisque le sourd écho de nos langues barbares
Ne dit point l'infini du songe et du baiser?
L'excès de notre ivresse et de notre souffrance
Semble animer la voix des forêts et des flots,
Mais nous, pour égaler leur sauvage éloquence,
Nous n'avons que l'accent éperdu des sanglots.
Oh ! je voudrais trouver des paroles légères
Dont le son vague et doux, suave et déchirant,
Dise au cœur ce que dit sous les longues fougères
La bise qui, le soir, les frôle en murmurant.
Et je voudrais rimer des vers dont la magie
Ferait défaillir l'âme, avec l'aigu frisson
Qu'éveille, fredonné vers la fin d'une orgie
L'air tant aimé jadis d'une ancienne chanson.
Et je voudrais encore, oh ! je voudrais connaître
Un langage disant les infinis regrets
Et l'éternel désir de ce qui pourrait être,
Du bonheur inconnu qui ne viendra jamais.
Souvenirs.
Le progrès et les dieux
Aux temps anciens, le monde existait dans un rêve;
Les cieux élargissaient le terrestre horizon ;
L'espoir d'un avenir plein d'extases sans trêve
Consolait de la vie incertaine et trop brève.
Et le désir vainqueur supplantait la raison.
Hélas ! il est des cœurs que le Progrès consterne,
Des lèvres qui toujours invoqueront les dieux.
La Science à l'œil froid conduit l'esprit moderne.
Pourtant plus d'un genou dans l'ombre se prosterne.
Plus d'un regard encor monte aux cieux radieux.
C'est que, nous retirant l'espérance qui charme,
Dévastant à jamais nos lointains paradis,
La Science n'a pas effacé toute larme;
En nos mains, au contraire, elle aiguise chaque arme.
Et nous rend sans pitié pour les combats maudits.
L'antique Illusion, qui nous devient néfaste.
Ne veut plus sans péril embellir le chemin.
Notre champ de bataille est si sombre et si vaste
Que jamais nulle haine ou de peuple ou de caste
N'en ouvrit de pareil au désespoir humain.
Le sang n'y coule point : la lutte pour la vie
N'offre point la grandeur des glorieux trépas;
Les morts, nul ne les chante et nul ne les envie.
Et l'effrayant clairon qui tous nous y convie,
C'est le cri de la faim, qui ne pardonne pas.
Nos tournois acharnés ont l'univers pour lice.
Sous nos efforts géants tout rempart est tombé.
Le salaire est une arme, un mot d'ordre, un complice.
Ni repos, ni pitié ! si son pied manque ou glisse,
Le lutteur le plus fort a bientôt succombé.
Car le travail, facile aux époques naïves,
Est pour nous l'incessant et terrible labeur.
L'esclave d'autrefois, dans nos cités actives,
Frémirait à l'aspect de nos races chétives,
Qu'asservissent le fer et l'or et la vapeur.
Il rirait de dédain quand leur foule pâlie.
Quittant le puits de mine ou l'obscur atelier.
Lui dirait : « Nous, au moins, sommes libres. » Folie !
Vous, libres?... Mais la loi qui vous dompte et vous lie
Plus qu'aucun joug humain vous contraint de plier.
Dans sa marche en avant le Progrès implacable.
Comme l'âpre Nature, écrase aveuglément
Le faible, l'impuissant, le rêveur, l'incapable,
Pour qui veut éluder son ordre redoutable.
Honte, misère et mort sont un sûr châtiment.
Pourtant l'homme jamais ne vivra sans chimère.
Nous aussi, nous avons notre espoir insensé :
Le rêve social, en son ardeur amère.
Prend des religions la puissance éphémère
Et remplace à lui seul tous les dieux du passé.
Nous le verrons bientôt plus qu'eux impitoyable,
Car il met l'idéal ici-bas près de nous.
Pour toucher à ce but, qui paraît saisissable.
Le combat grandira, tellement effroyable
Que les maux d'aujourd'hui pourront nous sembler doux.
Puisque telle est la loi, courbons donc notre tête ;
Mais ne maudissons pas, dans notre vain orgueil,
En face des douleurs que demain nous apprête.
Les dieux, dont la raison proclame la défaite,
Mais dont nos cœurs meurtris portent encor le deuil.
Visions divines.
La voix des morts
Morts qui dormez, couchés dans nos blancs cimetières,
Parfois, en relisant tous vos noms oubliés,
Je songe que nos coeurs à vos froides poussières
Par des fils infinis et puissants sont liés.
Muets, vous dirigez nos volontés altières;
Par vos désirs éteints nos désirs sont pliés;
vos âmes dans nos seins revivent tout entières,
En nous vos longs espoirs vibrent, multipliés.
Bien que nous franchissions une sphère plus haute,
Vos antiques erreurs nous induisent en faute,
Nous aveuglant encor malgré tous nos flambeaux.
Car le passé de l'homme en son présent subsiste,
Et la profonde voix qui monte des tombeaux
Dicte un ordre implacable, auquel nul ne résiste.
(Sonnets philosophiques)
- Fleurs d'avril (1882?)
- Visions divines (1882)
- Visions antiques
- Sursum corda, 1896
- Sonnets philosophiques
Lien direct vers le roman "Nietzschéenne"
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