Mes poèmes préférés
Automne...
Automne, vieux miroir où se reflète l'homme,
Où la pensée, avec son spectre lumineux,
A l'inégalité des plaines où nous sommes,
Mettant des flaques d'or autour des jours noueux.
Je voudrais m'endormir contre ce tas de pierre,
Tout en sentant la nuit monter autour de moi;
Et baisant le passé blotti sous leurs paupières
Me réveiller contre mes morts, mêler nos doigts,
Leur parler en sourdine, en rapprochant nos temps,
Puis, sous la terre grasse où s'enfoncent leurs jours,
Approcher gravement mes yeux, comme une lampe,
Pour éclairer leur bouche et leur dire, à mon tour,
Combien je les aimais. Alors, comme une aïeule,
Berçant sur mes genoux leur squelette aminci,
Je chanterais, comme on sanglote, pour moi seule,
Et rebordant leur tombe, ayant comme ceci,
Couché mon souvenir dans leurs bras en déroute,
Je m'en irais, à reculons, parmi le vent,
Les cailloux et l'automne, et rejoignant ma route,
M'enfoncerais dans l'ombre ainsi qu'un revenant.
La croix de sable, 1927.
Deux fables
d'Adeline Joliveau de Segrais
(début XIXème siècle)
L'Aigle disait au Ver sur un arbre attrapé:
"Pour t'élever si haut, qu'as-tu fait? - J'ai rampé".
Les deux charrues
Le soc d'une Charrue, après un long repos ,
S'était couvert de rouille , il voit passer son frère,
Tout radieux , revenant des travaux :
— Forgé des mêmes bras, de semblable matière,
Lui dit-il, je suis terne , et toi, poli, brillant :
Où pris-tu cet éclat, mon frère ? — En travaillant.
Blanchecotte
(Réponse au poème de Baudelaire, "A une passante")
Duchesse de la Roche-Guyon
A ma mère,
morte à vingt-huit ans.
Rencontre funèbre
Si nous nous rencontrons au-delà du trépas,
O ma mère, enlevée en ta fleur de jeunesse,
Et moi, ta fille morte en sa grande vieillesse,
Que pourrons-nous nous dire en nous voyant là-bas?
O ma mère, enlevée en ta fleur de jeunesse,
O ma mère, si tendre et si jolie, alors,
Nous reconnaîtrons-nous errant parmi les morts?
Et m'éloigneras-tu si je veux ta caresse?
Moi, ta fille ravie en sa grande vieillesse,
A l'heure du déclin terrible de son corps:
Et ton coeur sans péchés, et le mien plein de torts,
Seront-ils étrangers l'un à l'autre sans cesse?
Que pourrons-nous nous dire en nous voyant là-bas?
Moi qui sus tout, toi, rien, des soucis de la terre.
Deviendras-tu ma fille et serai-je ta mère,
Si nous nous rencontrons au delà du trépas?
Un blanc dominicain, figure lente et pâle,
Que semble envelopper l'atmosphère claustrale,
Mais où la jeunesse erre et se révolte encor.
Sur la lèvre mobile un léger duvet d'or,
Et, dans le long regard si tristement austère,
La surprise et l'effroi des choses de la terre
Et parfois une flamme étrange qui s'enfuit.
Autour du jeune moine avec un léger bruit
Des rosiers effleurant des jonquilles mi-closes,
Car nous sommes à Rome, à la villa des Roses,
Et c'est le mois de mai, si j'en crois le ciel bleu.
Et l'homme qui s'en va vers les choses de Dieu
Frémit soudain de voir que le vent qui le frôle
Fait mourir une rose en pleurs sur son épaule,
Et les pétales blancs roulent jusqu'à sa main.
Alors un lent soupir, un regard presque humain,
Et l'ascète, essuyant son front avec sa manche,
Secoue enfin les fleurs de sur sa robe blanche.
L'âme sereine, Rayons d'Italie, 1896
Sotto voce
Il est doux de mourir un peu
Aux berges des forêts mouillées,
Et parmi les feuilles rouillées
Qui s'égouttent du brouillard bleu;
Il est doux de mourir un peu.
Il est doux de n'être plus rien
Que la brume qui s'échevèle,
Moins que le frôlis sourd d'une aile,
Aux velours pourpré des fusains;
Il est doux de n'être plus rien.
Il est doux de mourir un peu
Avec les eaux qui se corrompent,
Avec les lointains qui s'estompent,
Avec les buis, les houx fangeux;
Il est doux de mourir un peu.
Il est doux de n'être plus rien,
Moins que le frisson d'une rose,
Dont le vent d'hiver décompose
La chair de nacre et de carmin.
Il est doux de n'être plus rien.
A travers le voile, 1902
Crépuscule au bord du Lez
Je veux, assise emmi les blondes amarines,
Subir l'enchantement des extases divines
Au bord des eaux
Et, dans l'ambre fluide et frais des crépuscules,
Laisser vibrer mon âme avec les libellules
Et les roseaux ;
Car le rêve, tandis que s'anuitent les prées
En la calme tiédeur de ces belles vêprées.
Devient lueur,
Et quand, pour les regards, les formes se font vaines,
Alors l'essaim charmant des visions sereines
S'éveille au cœur ;
Candides, et menant les rondes cadencées,
Qu'elles chantent en moi les intimes pensées
Ou, mieux encor.
Que très, très lentement se dissolve ma vie
Au pur embrasement de votre poésie,
O clairs soirs d'or!
L'injustice
Pendant que notre corps et notre âme se donnent
Librement à notre seul homme,
Que pures, fraîches, libres,
Riches du trésor d'être honnêtes,
Nous contentons aussi le rêve de nos têtes
Et de nos fibres,
Je pense, avec un cœur serré,
A vous qui, malgré vous, faites l'amour, les filles !
A votre pauvre corps de louage qu'on pille.
Et mon être est meurtri des maux que vous souffrez.
Les instincts ont croisé leurs lames de duel :
Le mâle .que tourmente une bête cachée
S'approche. On lui vendra le geste naturel.
L'un cherche son plaisir, l'autre cherche son pain,
Chacun sa faim !
C'est la quotidienne bouchée.
Or les épouses sont, dans leur lit bienheureux,
Avec l'homme choisi roulé dans leurs cheveux.
Celles qu'on respecte et qu'on berce et qu'on soigne...
Les filles ! Vous aussi êtes celles qu'on soigne,
Mais c'est au fond des lupanars !
Pour que tout homme de hasard
Puisse en sécurité vous Broyer dans ses poignes.
Ainsi l'amour public déferle sur vos corps
Sans que jamais personne vous aime.
Et vous ne savez plus vous-mêmes
La profondeur d'horreur de votre sort.
— Très précieuse chair dont on a perdu l'âme.
Ah ! combien dans mon cœur s'amasse de rancune
Contre votre fatale et mauvaise fortune.
Filles qui malgré tout, êtes ma sœur, la femme !
Cécile Sauvage
Pauvre Villon, je suis ta soeur
Seulette et coite en ma demeure.
De la grand'ville la rumeur
Sous ma fenêtre hurle ou pleure;
Mes jours vont sans gloire ni leurre
Ni sans espoir d'un temps meilleur,
Et si ma chanson fut majeure
Paris l'étouffe dans mon coeur.
Ce n'est plus ce plaisant Paris
Qui te fournit peu de chevance,
Où joyeux en faits et en dits
Gallaient tes compagnons d'enfance,
Où toi-même rêvant pitance,
Riz à la crême et vins d'Aunis,
Tu priais Dieu qu'il eût clémence
Pour les pendus au Paradis.
Ce Paris, Messire Villon,
Te ferait grands comme fenêtre
Ouvrir tes yeux d'émerillon
Pour ce que l'âge y fit paraître.
C'est en autos qu'y vont les maîtres
Et sur le ciel, en avion,
Sans plus de coeur ivre en tout l'être,
Ils s'élancent vers les rayons.
Les autobus vont à Saint-Jacques,
Les trramways longent Notre-Dame,
L'angélus, la messe, les Pâques
S'évaporent dans le vacarme;
La foule y court après son âme;
Tant d'écrasés vont à la Parque
Qu'après tes gibets et tes armes
Ne sont que hochets de monarques.
Va, de tes marais infernaux
Considère un peu notre époque;
Enchevêtrements et cahots,
Turbines, vapeur, tout te choque
Et surtout te semble équivoque:
Tous véhicules sans chevaux,
Foin de quinquets et de bicoques,
Electricité, hauts fourneaux.
Palais, maison, accoutumance
Des perles, fourures, satins;
Monocle à l'oeil, nos Jeune-France
Lorgnent paisiblement les catins:
Leur corps suave est blanc et teint,
Leurs yeux caves de défaillance;
Mais elles gardent c'est certain,
Plus longtemps cambrure et fringance.
Vieille haumière, on remet les dents,
On vous crêpe des chevelures,
On peut acheter du printemps
En pots de fard et de teintures;
Avec piles en armatures
On regalvanise les flancs;
Les seins redressent leur armures,
Mais tout cela n'est que semblant.
Et si la guerre des Anglais,
Les loups que l'hiver fait issir,
Si la famine, les procès
Et les meurtres t'ont pu meurtrir,
Considère jusqu'à pâlir
Nos charniers de la grande guerre
Comblés de siècles d'avenir,
Millions d'hommes en poussière.
Car c'est plus que ceux de Montfaucon
Ceux-là furent réduits en poudre,
Noircis, moulus; mille canons
Ont plus que cent ans su les moudre;
Nulle mère n'eût pu recoudre
Deux lambeaux d'un même garçon;
Plaise au doux Jésus les absoudre,
Car on n'a même plus leur nom.
Il faut vieillir, mourir de même,
Et notre monde si nouveau
Du cinéma fait l'art suprême,
Mais n'a pu briser les tombeaux;
Les plus fameux et les plus beaux
Sont les arcs de nos gloires même;
La mort, malgré les forts cerveaux,
A chacun impose carême.
Nous mourrons comme au temps ancien,
Les uns sans pain après richesse,
Les autres se donnant la main
Comme Sembat et sa maîtresse;
Les assassins après la messe
N'ont la corde au petit matin;
Blêmes, tremblant des yeux aux fesses,
Ils sont décollés comme saints.
Les sciences et le turbin
Ne changeront pas la vieille âme
Et c'est ce qui fait qu'au matin
Le vieux monde a la même flamme;
Change l'habit, reste la trame,
Même printemps, même chagrin,
Même amour de l'homme à la femme,
Ainsi va l'univers humain.
Mais c'est ce qui fait que nous sommes,
O mon Villon, frères humains,
Ce tremblement sacré des hommes
Devant la mort et le destin.
(Paris, 1922)
Selon le rituel du Grand-Prêtre Baudelaire
Que sur terre entraîna sa sombre déchéance,
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, que le vieux Caïn, bourreau des innocences,
Immole à ses faux dieux, ses plaisirs, ses vengeances
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, dont l'instinct est droit et clair comme une lance.
Et qu'un Dieu de bonté fit à sa ressemblance.
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, qui gardez du ciel l'obscure souvenance
Et reflétez son jour dans votre Transparence,
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, qui dormez en paix avec la Conscience
Où Bien et Mal ont la même insignifiance.
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, dont l'esprit médite au fond des somnolences
Et prend le large avec les âmes en partance,
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, qui sentez dans l'air le Malheur qui s'avance
Et voyez de la Mort l'invisible présence,
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Voua, qui savez d'Eros les affres et les transes.
L'enfer de la luxure et le ciel du silence,
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, qui nous apprenez le pardon des offenses
Et nous initiez à la reconnaissance.
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, devant qui je suis pleine d'obéissance,
Ainsi qu'une servante, une humble providence.
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, avec qui je suis en tendre confidence,
En adoration et en intelligence,
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, en qui je revois mon cher pays d'enfance,
Mes limbes, mon aurore et ma sainte ignorance,
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, dont la faim repue est une récompense,
Et dont la sieste met du rêve à ce qu'on pense,
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, pour qui j'ai vêtu la toge, pris la lance,
Réveillé, des aïeux la fougue et la vaillance,
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, pour qui j'ai rampé, renié mes décences,
Egorgé mes orgueils, fouaillé mes répugnances,
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, pour qui j'ai prié, mains jointes, les Puissances
Et pleuré des minuits sous mes poings d'impuissance.
Chères bêtes, buvez et mangez dans mon cœur !
Vous, pour qui j'ai souffert de la Grande Souffrance
Et devant qui je suis toujours en repentance,
Chères bêtes, buvez et mangez tout mon cœur !
Le Missel de Notre-Dame des Solitudes.
Marceline Desborde-Valmore
(Mémoire)
Extrait de "Sol natal"
Mémoire! étang profond couvert de fleurs légères;
Lac aux poissons dormeurs tapis dans les fougères,
Quand la pitié du temps, quand son pied calme et sûr,
Enfoncent le passé dans ton flot teint d'azur,
Mémoire! au moindre éclair, au moindre goût d'orage,
Tu montres tes secrets, tes débris, tes naufrages,
Et sur ton voile ouvert les souffles les plus frais,
Ne font longtemps trembler que larmes et cyprès!
Pauvres fleurs, 1839
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