Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Noailles, Anna de: La Guerre (1ère partie du recueil intitulé "Les Forces Eternelles", 1920)

Anna de Noailles

Les Forces Eternelles

La Guerre

(1ère partie consacrée à la Grande Guerre)

 

"Et j'ai collé ma bouche à toute âme tuée..." Victor Hugo

 

 

Tout nous fuit...
 
Tout nous fuit, l'homme meurt, les âmes ont des ailes;
Ainsi qu'une fumée active à l'horizon
Le souffle bondit hors des charnelles prisons;
Aux terrestres désirs l'être n'est plus fidèle!
Se peut-il? Respirer semble une trahison!
La vie a pour soi-même une haine mortelle.
- Reverrons-nous un jour une heureuse saison
Avec son déploiement de minces hirondelles
Et son ciel bleu versé sur les toits des maisons?
Reverrons-nous, avec de limpides prunelles,
L'étoile qui s'entr'ouvre à la chute du jour,
Dans le soir sensitif et pareil à l'amour?
Percevrons-nous avec une oreille paisible
Le vaporeux tissu du doux chant des oiseaux
Etincelant ainsi qu'un rayon invisible,
Et la Nuit naviguant sur le calme des eaux?
- Destin, nous rendrez-vous, après des heures telles
Que le globe à jamais semble hostile aux humains,
L'ineffable douceur de prendre une autre main
Quand les parfums du soir lentement s'amoncellent
Sur la rêveuse paix déserte des chemins?
Nous rendrez-vous, malgré ce qui meurt et chancelle,
Le goût naïf et sûr des choses éternelles?...
 
                                                                         Mars 1915

La Guerre
(dans Les Forces Eternelles, 1920)

 


Le soldat
 
O mort parmi les morts, dont nul ne gardera
           Le nom, humble relique,
Toi qui fus un élan, une démarche, un bras
           Dans la masse héroïque,
 
Faible humain qui connus jusqu'au fond de tes os
           L'unanime victoire
D'être à toi seul un peuple entier, qui prend d'assaut
           Les sommets de l'Histoire!
 
Toi, corps et coeur chétifs, mais en qui se pressait,
           Comme aux bourgeons sur l'arbre,
Le renaissant printemps du grand destin français,
           Fait de rire et de marbre,
 
- Enfant qui n'avais pas, avant le dur fléau,
L'âme prédestinée à un devoir si haut, -
 
Quand même ta naïve et futile prunelle
           N'eût jamais reflété
Qu'un champ d'orge devant la maison paternelle,
           Que ta vigne en été,
 
Quand tu n'aurais perçu de l'énigme du monde
           Que le soir étoilé,
Quand tu n'aurais empli ta jeune tête donde
           Que d'un livre épelé,
 
Quand tu n'aurais donné qu'une caresse frêle
           A quelque humble beauté,
Se peut-il que tu sois dans la nuit éternelle,
           Toi qui avais été!
 
La Guerre
(dans Les Forces Eternelles, 1920)

 

 

 

Les bords de la Marne

 

La Marne, lente et molle, en glissant accompagne

Un paysage ouvert, éventé, spacieux.

On voit dans l'herbe éclore, ainsi qu'un astre aux cieux,

Les villages légers et dormants de Champagne.

 

La Nature a repris son rêve négligent.

Attaché à la herse un blanc cheval travaille.

Les vignobles jaspés ont des teintes d'écaille

A travers quoi l'on voit rôder de vieilles gens.

 

Un automnal buisson porte encor quelques roses.

Une chèvre s'enlace au roncier qu'elle mord.

Les raisins sont cueillis, le coteau se repose,

Rien ne témoigne plus d'un surhumain effort

Qu'un tertre soulevé par la forme d'un corps.

 

- Dans ce sol, sans éclat et sans écho, s'incarnent

Les héros qui, rompus de fatigue et de faim,

Connaissant que jamais ils ne sauront la fin

De l'épique bataille à laquelle ils s'acharnent,

Ont livré hardiment les combats de la Marne.

 

 

La terre les recouvre. On ne sait pas leur nom.

Ils ont l'herbe et le vent avec lesquels ils causent.

Nous songeons.

                       Par delà les vallons et les monts

On entend le bruit sourd et pâmé du canon

S'écrouler dans l'éther entre deux longues pauses.

Et puis le soir descend. le fleuve au grand renom,

A jamais ignorant de son apothéose,

S'emplit de la langueur du crépuscule, et dort.

 

 

Je regarde, les yeux hébétés par le sort,

La gloire indélébile et calme qu'ont les choses

Alors que les hommes sont morts...

 

                                                            Octobre 1916

 La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Verdun

 

Le silence revêt le plus grand nom du monde;

Un lendemain sans borne enveloppe Verdun.

Là, les hommes français sont venus un à un,

Pas à pas, jour par jour, seconde par seconde

Témoigner du plus fier et plus stoïque amour.

 

Ils se sont endormis dans la funèbre épreuve.

 

Verdun, leur immortelle et pantelante veuve,

Comme pour implorer leur céleste retour,

Tient levés les deux bras de ses deux hautes tours.

 

- Passant, ne cherche pas à donner de louanges

A la cité qui fut couverte par des anges

Jaillis de tous les points du sol français: le sang

Est si nombreux que nulle voix humaine

N'a le droit de mêler sa plainte faible et vaine

Aux effluves sans fin de ce terrestre encens.

Reconnais, dans la plaine entaillée et meurtrie,

Le pouvoir insondable et saint de la Patrie

Pour qui les plus beaux coeurs sont sous le sol, gisants.

 

En ces lieux l'on ne sait comment mourir se nomme,

Tant ce fut une offrande à quoi chacun consent.

 

A force d'engoutir, la terre s'est fait homme.

 

Passant, sois de récit et de geste économe,

Contemple, adore, prie, et tais ce que tu sens.

 

                                                               Novembre 1916

 

La Guerre

(Dans "Les forces éternelles", 1920)

 

 

 

Celui qui meurt

 

Regarde longuement celui qui meurt. Voilà

Ce que la guerre atroce à tout instant consomme:

Elle puise en ce corps son effroyable éclat;

La gloire, c'est Verdun, c'est la Marne et la Somme,

Une armée, c'est un flot compact et rugissant

Où nul visage encor n'émerge et ne se nomme,

Où des milliers de coeurs ont confondu leur sang,

Mais un mourant, c'est un seul homme!

 

Un seul homme étendu: austère immensité!

Un seul, et tout le poids de la douleur sur lui!

Un seul supplicié sur qui tombe la nuit

Dans les champs. Seul vraiment. Pour lui s'est arrêté

Cet unanime élan de colère et d'audace

Qui l'emportait, puissant, multiplié, tenté,

Epars dans son effort, son espoir et sa race!

Il est seul, il n'est plus de ce groupe irrité

Qui harcèle âprement l'obstacle, et l'escalade!

Il est devenu seul. c'est le plus grand malade.

La mort délie en lui les cordes du héros.

Il est tout seul, avec sa chair, son sang, ses os,

Et toute sa chétive et faible exactitude.

Nul n'est semblable à lui: qui meurt n'a pas d'égaux.

Rien ne peut ressembler à cette solitude!

 

O corps mourant à qui plus rien n'est marié!

 

- L'Histoire passe avec ses canons, ses lauriers,

Son tremblement qui moud les routes et les mondes!

Mais cet enfant qui meurt ne sait. La lune est ronde

Au haut du calme ciel où tous les yeux humains

Se posent sans conflit, cependant que les mains

S'acharnent à tuer. Où sont les camarades

De cet enfant qui meurt? Mais les reconnaît-on

Ces guerriers dans la nuit, ces obstinés piétons

Qui n'ont jamais fini de servir? A tâtons

Ils continuent l'épique et sombre promenade

- Et que pourraient-ils dire à celui-là qui meurt? -

Que vous avez vaincu, cher être, on est vainqueur

Quand on est ce mourant sous les astres. naguère

Un homme seul, pareil à vous, sans se plaindre, les yeux

Semblables à vos yeux pleins d'espace. O soldats,

Dont le sang juvénile a coulé sur la terre,

Soyez bénis, chacun, comme peut l'être un dieu,

Christ de la monstrueuse et de la juste guerre! 

 

                                                                     Juillet 1917

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

A mon fils

 

Mon enfant, tu n'avais pas l'âge de la guerre,

Tu n'eus pas à répondre à ce grand "En avant,"

Pouvais-je me douter, quand tu naissais naguère,

Que je te destinais à demeurer vivant?

 

Trois ans, quatre ans de plus que toi, les enfants meurent,

Car ce sont des enfants, ces sublimes garçons,

Bondissant incendie au bout des horizons,

Tandis que ton doux être auprès de moi demeure,

Et qu'au son oppressant et délicat des heures

Ta studieuse voix récite tes leçons.

- Et voici qu'une année aisément recommence!

Mon coeur, de jour en jour, est moins habitué,

Cependant qu'absorbé par l'Histoire de France,

Tu poses sur la tyable, avec indifférence,

Ta main humble et sans gloire, et qui n'a pas tué...

 

                                                        Janvier 1915

 La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Le souffle

 

Tu ne respires plus, le vent

Ne pénètre jamais la pierre

Qui ferme sa dure paupière

Sur ton être fixe et rêvant;

 

Et je vois la nue infinie

Qui t'a refusé l'humble part

Que ton souffle anxieux, hagard,

Implorait, dans ton agonie.

 

Comment est ce refus soudain

De l'espace à la créature?

Quel est ce moment, ô Nature,

Où l'homme meurt de ton dédain?

 

J'ai, par-dessus tous les mystèresz,

Béni la respiration,

Cette sublime passion

Qui soulève toute la terre!

 

Et je contemple l'air mouvant:

- O force ineffable du vent,

C'est surtout par toi que diffèrent

Les tombeaux d'avec l'atmosphère,

Et les morts d'avec les vivants!

 

                                             Janvier 1915

 La Guerre

(dans "Les Forces Etenelles", 1920)

 

 

 

Le chant d'un Ecossais

 

Les cieux étoilés sont infiniment paisibles

Malgré leur turbulent et secret mouvement.

La nuit circule avec sa démarche invisible,

Un Ecossais, au loin, chante en son campement.

Il élance un chant vif de ses pipeaux d'ébène,

Ce soldat que la guerre au vent ensanglanté

Mêle aux soldats de France, en cette nuit d'été...

- Nostalgique exilé des lacs et des bruyères,

O stoïque berger, ton chant plaintif et gris

Ainsi qu'un vol crispé de sauvages perdrix,

Ainsi que la fumée au toit de ta chaumière,

Insuffle au calme éther ton flegmatique orgueil.

Je vois naître ta ville où, dans les brumes, fllambent,

Lorsque ton régiment court d'un pas de chevreuil,

La noblesse du rire et la fierté des jambes!

- Bel être, nous savons ce que ton sort sera:

Tu l'as dit l'autre jour, d'une voix gaie et grave,

Que le musicien doit être le plus brave

Et mourir devant ceux que son chant baignera

D'un flot mélodieux aux suaves méandres.

Demain, lorsque ton peuple alerte attaquera

L'ennemi enfoui dans les terreuses Flandres,

Tu siffleras cet air plein de rêve et de cendre

Qui semble distiller finement dans la nuit

La grisaille d'Ecosse et son lunaire ennui:

Musique de brouillard qui perle et qui bruine!

 

Un cheval canadien hennit dans le lointain;

La mer souffle sans fin son haleine saline.

- Monte-t-il jusqu'à vous, beaux astres inhumains,

Dont parfois on croirait que le regard s'incline, -

Ce chant d'un Ecossais qui va mourir demain?

 

Août 1915

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles, 1920)

 

 

 

Visite à la cathédrale de Reims

 

Le chemin qui t'approche et qui conduit vers toi

Est délié, penchant et noble;

On voit se mélanger au flot rose des toits

Les carrés bleus de tes vignobles;

 

Et puis l'on t'aperçoit au centre du vallon,

Un peu petite dans l'abîme,

Toi dont la renommée est le chant le plus long

Que le sol ait voué aux cimes!

 

Ton nom et ta douleur ont dominé les cris

De ceux qui luttent et qui saignent;

Les corps sentaient en toi le mal fait à l'esprit;

Mais est-il sage qu'on te plaigne?

 

- Je t'ai vue, ô beauté que rien n'a pu flétrir,

Plus tourmentée et plus savante,

Sans doute fallait-il que tu saches souffrir

Pour que ta pierre fût vivante,

 

Vivante et délicate, et pareille à la chair,

Inspirant l'amour et les larmes

Quand le vol des oiseaux et l'azur d'un soir clair

Te traversent comme des armes.

 

On ne sait plus quel vent soufflant d'un ciel affreux

A pris ton noble corps pour cible,

A fané ton portail suave et rigoureux,

Et t'a faite enfin si sensible!

 

O face fatiguée et calme, grand témoin

Des sacres, des fléaux, des âges,

L'univers te louait, mais le coeur t'aimait moins

Quand tu n'avais pas ce visage,

 

Ce visage aplani, résistant, consentant,

Qui, montrant les os de sa face,

Sait bien que sa beauté, fille altière du temps,

A la profondeur pour surface!

 

O beau visage osseux où, dans l'emmêlement

De tout ce qu'on voulut détruire,

Flotte de pierre en pierre, indivisiblement,

Le charme illustre des sourires;

 

Les anges, les beaux dieux, les madones, les rois

N'ont pas quitté leurs alvéoles;

Dans ce chaos tranquille et sans nul désarroi,

Leur songe se maintient et vole.

 

Cette antique assemblée aux doigts joints et brisés

A son logis dans ton désastre;

Tu gardes sous ton air finement épuisé

La solide clarté des astres.

 

L'oubli, qui chaque jour mêle tout ce qui fut

Aux cendres légères des mondes,

Se heurte  à ta vigueur qui dresse le refus

De sa présence sombre et blonde.

 

- Qu'on cesse de te plaindre, ô roc, toi que l'on voit

Transpercé par des hirondelles,

Toi, gouffre de l'azur, et la muette voix

Qui dit les choses éternelles!...

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Astres qui regardez...

 

Astres qui regardez les mondes où nous sommes,

Pure armée au repos dans la hauteur des cieux,

Campement éternel, léger, silencieux,

Que pensez-vous de voir s'anéantir les hommes?

A n'être pas sublime aucun ne condescend;

Comme un cri vers l'azur on voit jaillir leur sang

Qui, sur nos coeurs contrits, lentement se rabaisse.

- Morts sacrés, portez-nous un plausible secours!

Notre douleur n'est pas la soeur de votre ivresse;

Vous mourez! Concevez que c'est un poids trop lourd

Pour ceux qui, dans leur grave et brûlante tristesse,

Ont toujours confondu la vie avec l'amour...

 

Juin 1915

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920

 

 

 

 

Aux soldats de 1917

 

Les vers que l'on écrit en songeant aux batailles

           Tremblent de se sentir hardis.

Que peut le faible chant dont mon âme tressaille,

           Puisque les soldats ont tout dit?

 

Puisqu'ils ont ajouté, ces dompteurs infaillibles

           Du danger, de l'ennui, du temps,

A leurs actes brûlants, à leur âme visible,

           Des cris stoïques ou contents!

 

Puisqu'ils ont simplement, et comme l'on respire,

           Connu le sublime et l'affreux,

Quelle voix au lointain oserait les traduire?

           L'on n'est rien si l'on n'est pas eux.

 

Puissent-ils, ces ardents remueurs de la terre,

           Que leur coeur devrait étonner,

Entendre fièrement, quand nous parlons, se taire

           Notre grand amour prosterné!

 

- O soldats patients, sérieux, sans emphase,

          Qui contemplez votre labeur,

Concevez que la vaine activité des phrases

          Nous confonde et nous fasse peur!

 

Concevez que, vraiment timide, on considère

          Vos beaux visages rembrunis,

Où la pluie a frappé, où le soleil adhère,

          Où s'est répandu l'infini!

 

Concevez, qu'ébloui, on se dise: "Ces hommes

         Sont l'espace et sont les saisons;

Et, pourtant, ils étaient jadis comme nous sommes:

          Leur désir, leurs voeux, leur raison

 

Inclinaient vers la claire et spacieuse vie,

          Vers l'amour, la paix, le bonheur;

Mais l'offense est venue, ils n'ont plus eu envie

          Que d'être têtus et vainqueurs!

 

Les voilà dans le sol, debout, et côte à côte

          Plantés comme des peupliers;

La terre indifférente a senti par ses hôtes

          Un rêve immense s'éveiller,

 

Ils sont là, longuement, sous le climat terrible

         Qu'est devenu le noble éther;

Le feu, l'acier mortel, les hululements criblent

         L'antique silence de l'air.

 

La Nature ignorante ajoute à ce vacarme

         Sa pluie ou ses cuisants soleils;

Ils sont là, sans répit, sans refus, sous leurs armes,

         Et depuis trois ans si pareils

 

Que l'on pourrait penser qu'une forêt vivante,

        Bleuâtre, animée et sans fin,

A surgi des sillons, et que le sol se vante

        D'avoir pour sève un sang divin!

 

Ils ont vingt ans. C'est l'âge ébloui et sublime

        Où l'être dans l'azur est pris.

Ces corps adolescents ignorent nos abîmes:

        Ils font la guerre avec l'esprit!

 

Hélas! Ils font la guerre inique avec leurs ailes,

        Ces anges aux yeux sérieux!

Quand leur âme voit tout s'ébranler autour d'elle,

        Ils ont la sûreté des cieux!

 

Mais nous ne savons pas, nul ne saura, leur mère

        Elle-même ne saura point

Parfois quelle tristesse, hélas! quelle eau amère

        Vient noyer leur coeur ferme et joint.

 

Jamais nous ne saurons ce que vraiment ils pensent,

        Tout seuls, chacun seul avec soi,

Quand ils goûtent, chacun tout seul, dans le silence,

        Ce qui peine et ce qui déçoit!

 

- C'est à votre secret, que vos coeurs nous refusent,

        A ces grands cris que vous taisez,

Que j'adresse aujourd'hui, maladroite et confuse,

        Cet humble hommage malaisé.

 

Laissez que le poète, empli de sa faiblesse,

        Et qui n'est rien, n'étant pas vous,

Vous dise: Je m'unis à tout ce qui vous blesse,

        Je fais le guet à vos genoux.

 

Mains jointes, je m'unis à ces douleurs passives

        Que jamais vous ne laissez voir;

Je veille à vos côtés au Jardin des olives,

        Je goûte à votre fiel, ce soir.

 

Je ne peux pas mêler ma voix à votre gloire,

        A vos divins renoncements:

Hommes éblouissants qui montez dans l'Histoire,

        Je vous contemple seulement!...

 

4 août 1917

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Pauvre âme, tu gémis...

 

Pauvre âme, tu gémis! Oui, la guerre interpose

Entre la nue et toi ses sanglantes cloisons.

La bonté, dans les cieux, fait une immense pause;

Le monde est obscurci d'une épaisse saison.

Et pourtant, à travers l'humaine déraison,

L'Amour, épars et sûr, respire en toutes choses!

 

Où veux-tu qu'il ait fui, lui, l'être universel,

Lui, saturation et principe des mondes,

Lui, joint à tout humain comme la mer au sel,

Agitateur divin qui transforme et qui fonde,

Et qui, de corps en corps, fait le souffle éternel?

 

Attends! quelle que soit l'inique destinée

Qui, de ces beaux vivants, fit des milliers de morts,

L'éther débordera de claires matinées,

Les fleurs se dissoudront en odorants transports:

L'amour, c'est l'infini, l'air, l'espace, le temps;

Songe à cela, pauvre âme, espère, endure, attends...

 

Mai 1917

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Les morts pour la Patrie

 

Les morts pour la Patrie ont la gloire plénière.

Ce long halètement des coeurs vers la lumière,

Où le génie humain des coeurs vers la lumière,

Où le génie humain épuise son effort,

Ceux-là n'en ont pas eu besoin: ils sont bien morts:

D'un coup ils ont rejoint l'éternité des siècles;

Artisans du futur, ils ont près d'eux les aigles

Et la colombe avec l'olivier en son bec.

Ils dorment sous la vaste épitaphe des Grecs

Dont le monde à jamais s'ennoblit et s'étonne:

"Passant, regarde, et va dire à Lacédémone..."

Ces mots-là sont plus beaux qu'avoir vingt ans encor.

Nul ne mourra jamais aussi bien qu'ils sont morts.

L'ode, la symphonie et les nobles amusées

A jeter, comme un blé débordant le semeur,

Les astres qu'un héros lance aux cieux quand il meurt.

Ils ont rendu la nue épique et surhumaine;

L'espace, imprégné d'eux, perpétue et ramène

Leurs souffles, leurs regards et leurs fiers mouvements.

Ils ne sont plus des corps, ils sont des éléments.

Ils nous laissent la mort restreinte et solitaire,

L'angoisse de descendre, amoindris, sous la terre:

C'est par la solitude et son manque d'amour

Qu'il est dur de quitter la lumière du jour!

Nous, dans notre agonie anxieuse et chétive,

Nous saurons qu'il est vain que l'on meure ou qu'on vive,

Puisque, pendant des jours et des nuits, les combats

Jetaient de jeunes corps qui ne murmuraient pas.

Mais eux, foule héroïque éparse dans la brise,

Cavalcade emportée, escadrons, pelotons,

Ils ont cerclé l'azur d'une immortelle frise

Qui fait à l'univers un sublime fronton!

 

Les mondes périront avant qu'ils ne périssent.

 

Mourants, nous envierons leur turbulent destin,

Nous dirons, en songeant à leur grand sacrifice:

L'azur brillait, c'était quelquefois le matin

Quand il fallait partir au feu; le frais feuillage

Se mouvait comme l'eau drainant ses coquillages.

Il voyait s'éveiller le doux monde animal.

L'odeur de la fumée et du chaume automnal

Répandait son furtif et pénétrant bien-être;

Les volets dans le vent battaient sur les fenêtres

Le village était gai, sentant qu'il serait fier,

On respirait l'odeur de la gloire, dans l'air;

Parfois, on entendait tomber les glands des chênes

Jetés par l'écureuil; la pierreuse fontaine

De son jet mesuré, distrait et persistant,

Lavait, désaltérait ces visages contents

Qui laissaient sans regret une dernière alcôve.

Les femmes apportaient les glaïeuls et les mauves

Du verger. Les enfants se faisaient signe entre eux,

Que ces ainés partaient pour d'ineffables jeux.

On s'empressait, nouant à la hâte, aux armures,

Les fleurs, prêtes déjà pour des tombes futures.

Les soldats se mettaient en marche. Leur maintien

Semblait prendre congé du joug quotidien

Dont nulle âme ici-bas, si Dieu l'a faite altière,

N'a supporté sans pleurs le pain et la litière...

Ils partaient, ils étaient hardis, chacun voulant

Etonner son ami par un plus noble élan,

Leurs âmes, en montant, se bousculaient sans doute

Sur la céleste voie où les héros font route.

Ils riaient. En riant, ils savaient que l'on meurt

Quand on accepte avec cette royale humeur

De courir à l'assaut comme à la promenade.

Ils mettaient leurs gants blancs devant la canonnade

Et tendaient cette main de fiancé joyeux

A la vierge d'airain qui leur broyait les yeux

Jusqu'à ce que le jour sombrât sous leurs paupières...

 

O morts, assistez-nous à notre heure dernière!

Prenez pitié de nous, sachez combien vraiment

Nous vous avons aimés fièrement, humblement!

 

............................................................

 

Octobre 1914

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles, 1920)

 

 

 

La jeunesse des morts

 

Le printemps appartient à ceux qui lui ressemblent,

Aux corps adolescents animés par l'orgueil,

A ceux dont le plaisir, le rire, le bel oeil

Ignorent qu'on vieillit, qu'on regrette et qu'on tremble.

- O guerrière Nature, où sont ces jeunes gens?

Quel est ton désespoiur lorsque saigne et chancelle

La jeunesse, qui seule est fière et naturelle

Et brille dans l'azur comme un lingot d'argent?

Ces enfants, bondissant, partaient, contents de plaire

Au devoir, à l'honneur, à l'immense atmosphère,

Aux grands signaux humains brûlant sur les sommets.

Ils dorment, à présent, saccagés dans la terre

Qui fera jaillir d'eux ses rêveurs mois de mai...

- Songeons, le front baissé, au glacial mystère

Que la Patrie en pleurs, mais stoïque, permet.

 

Ils avaient vingt ans, l'âge où l'on ne meurt jamais...

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Lamentation

 

Comment vivre à présent? Tout être est solitaire,

        Les morts ont tué les vivants,

Leur innombrable poids m'attire sous la terre.

        Pourquoi sont-ils passés devant?

 

J'écoute respirer l'immensité des mondes;

        Le sol s'assoupit sous le vent,

Le silence des morts, dans l'ombre agit et gronde:

        Les morts enterrent leurs vivants!

 

Je ne peux plus aimer, ni vouloir, ni comprendre,

        A peine si je suis encor.

Ma famille infinie est impalpable cendre,

        J'ai honte d'habiter un corps.

 

J'ai honte de mes yeux, qui songent ou s'élancent,

        Accablés, attentifs, hardis.

Les garçons de vingt ans ont tous un coup de lance

        Qui les fixe au noir paradis!

 

Qui pourrait tolérer cette atroce injustice,

        Cette effroyable iniquité?

Nature, fallait-il que de ces morts tu fisses

        Remonter un candide été!

 

Et la terre mollit en un brouillard qui fume;

        C'est un long gonflement d'espoir.

Les arbres, satisfaits, se détendent et hument

        Le calme respirant du soir.

 

Mon âme pour toujours a perdu l'habitude

        De son attache avec l'éther;

Tout m'éloigne de l'ample et vague quiétude

        Du cynique et tendre univers.

 

A présent qu'ont péri ces épiques phalanges,

        Hélas, on voit trop vos dédains,

Triste espace mêlé de soleil et de fange,

        Qui vous déturnez des humains!

 

Elle ne peut plus cacher à nos regards lucides,

        A notre effroi hanté, figé,

Le vide de l'azur et l'empire du vide

        Où tout vient fondre et déroger!

 

- Le vent tiède, les bois, les astres clairs, la lune,

Ce noble arrangement du soir indifférent,

Qui pourtant séduisait les âmes une à une,

Par un doux aspect triste et franc;

 

Les villes, les maisons, toute la fourmilière

        Humaine qui se meut,

Et s'endort confiante, en baissant ses lumières,

        Le front sur les genoux des dieux,

 

Tout me semble néant, à tel point s'interpose

        La mort entre la vie et moi.

Je ne vous verrai plus, abeilles sur les roses,

        Vertes pointes des jeunes mois!

 

Subit éclatement du printemps qui s'arrache

        A des liens serrés, obscurs!

J'aurai les yeux rivés à l'invisible tache

        Que fait la douleur sur l'azur.

 

Je vivrai, les regards enchaînés sur l'abîme

        Creusé sans fin par ce qui meurt;

Je verrai l'univers comme on regarde un crime,

        Avec des soubresauts de peur.

 

Je ne chercherai plus quel rang occupe l'homme

          Dans ce chaos vaste et cruel,

Je ne bénirai plus, le front baissé, la somme

          De l'inconnu universel,

 

- Et cependant, l'espace éclatant et sans borne,

          O mon timide ami me semblerait étroit,

Si je sentais encor, au fond de mon coeur morne,

          Brûler ma passion pour toi!

 

Avril 1915

 

La Guerre

(Dans "Les Forces Eternelles, 1920)

 

 

 

 

La mort de Jaurès

 

I

 

J'ai vu ce mort puissant le soir d'un jour d'été.

Un lit, un corps sans souffle, une table à côté:

La force qui dormait près de la pauvreté!

J'ai vu ce mort auguste et sa chambre économe,

La chambre s'emplissait du silence de l'homme.

L'atmosphère songeuse entourait de respect

Ce dormeur grave en qui s'englouitissait la paix;

Il ne semblait pas mort, mais sa face paisible

S'entretenait avec les choses invisibles.

Le jour d'été venait contempler ce néant

Comme l'immense azur recouvre l'océan.

On restait, fasciné, près du lit mortuaire

Ecoutant cette voix effrayante se taire.

L'on songeait à cette âme, à l'avenir, au sort.

- Par l'étroit escalier de la maison modeste,

Par les sombres détours de l'humble corridor,

Tout ce qui fut l'esprit de cet homme qui dort,

Le tonnerre des sons, le feu du coeur, les gestes,

Se glissait doucement et rejoignait plus haut

L'éther universel où l'Hymne a son tombeau.

 

Et tandis qu'on restait à regarder cet être

Comme on voit une ville en flamme disparaître,

Tandis que l'air sensible où se taisait l'écho

Baisait le pur visage aux paupières fermées,

L'Histoire s'emparait, éplorée, alarmée,

De ce héros tué en avant des armées...

 

La Guerre

(dans "Les Forcees Eternelles", 1920)

 

 

 

La mort de Jaurès

II

 

L'aride pauvreté de l'âme est si profonde

Qu'elle a peur de l'esprit qui espère et qui fonde.

Elle craint celui-là qui, lucide et serein,

Populaire et secret comme sont les apôtres,

N'ayant plus pour désir que le bonheur des autres,

Contemple l'horizon, prophétique marin,

Voit la changerante nue où la brume se presse,

Et, fixant l'ouragan de ses yeux de veilleur,

Dit, raisonnable et doux: "Demain sera meilleur."

- O Bonté! Se peut-il que vos grandes tendresses,

Que vos grandes lueurs, vos révélations,

Ce don fait aux humains et fait aux nations

Inspirent la colère à des âmes confuses?

Faut-il que l'avenir soit la part qu'on refuse

Et l'archange effrayant dont on craigne les pas?

- Grand esprit, abattu la veille des combats,

C'est pour votre bonté qu'on ne vous aimmait pas...

 

La Guerre

(Dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

 

 

 

La mort de Jaurès

III

 

Vous étiez plus vivant que les vivants, votre air

Etait celui d'un fauve ayant pris pour désert

La foule des humains, à qui, pâture auguste,

Vous offriez l'espoir d'un monde égal et juste.

Vous ne distinguiez pas, tant vos feux étaient forts,

L'incendie éperdu que préparait le sort.

Vos chants retentissaient de paisibles victoires...

- Alors, la Muse grave et sombre de l'Histoire,

Ayant avec toi-même, ô tigre de la paix,

Composé le festin sanglant dont se repaît

L'invisible avenir que les destins élancent,

Perça ta grande voix de sa secrète lance

Et fit tonner le monde au son de ton silence...

 

Août 1914.

 

La Guerre.

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

 

Perspicace douceur...

 

Perspicace douceur des cieux calmes et sages,

Qui me versez, la nuit, un regard familier,

Puisque j'appuie à vous mon douloureux visage

Et qu'à votre clarté mon exil est lié,

Pourquoi m'avez-vous fait tomber sur cette terre,

Où, bien qu'aimant sans fin, je reste solitaire

Dans l'épouvantement du sang et des clameurs,

Alors que par mes bras étendus, par mon coeur,

Par mes yeux attentifs où l'univers s'amasse,

Par mon agile esprit qui se nourrit d'espace,

J'appartenais à votre ineffable lueur!...

 

La Guerre.

 (dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

Prière du combattant

 

Pulpe du jour, azur pénétré de lumière,

Vol calme des oiseaux. Bien-être respirant,

Confiante douceur des choses coutumières,

Me voici, simple, fier et franc.

 

J'offre à votre splendeur éternelle et candide

Ce corps, souvent blessé, qui n'eut d'autre souci

Que de combattre avec une audace lucide,

Mourir c'est vous aimer aussi.

 

Lorsque je défendais le rivage et la terre

Où vous m'avez fait croître ainsi que l'olivier,

Nature, dont je suis la plante humble et prospère,

Je mourais pour que vous viviez.

 

Je ne vous dirai point de trompeuses paroles,

La guerre est pour tout être un fléau révoltant,

La Pitié, cheminant quand les Victoires volent,

Pleure sur tous les combattants.

 

Parfois, lorsque, parmi de longues agonies,

La lune au clair visage aplanissait les cieux,

Mon coeur se reliait à la nue infinie:

L'hoimme a sa grandeur par les yeux.

 

Je contemplais l'espace où tout fermente et veille,

Où l'esprit se mélange à l'éternel destin,

Et j'entendais ce bruit de pensantes abeilles

Que font les astres clandestins!

 

Vainqueur, mon front geurrier fut conronné de lierre,

J'ai passé fier mais doux au milieu des vaincus,

Mon orgueil réjoui absorbait la lumière,

Et cependant je n'ai vécu

 

Que depuis le moment où, soumis, ô Nature,

A ton unique voeu solennel et secret,

Je presse contre moi l'humaine créature

Qui m'est soleil, onde et forêt!

 

Mon être qui flamboie au souffle de sa bouche

Voit la vie et la mort en lumineux confins,

C'est par la volupté brûlante que l'on touche,

O monde, à ton âme sans fin!

 

L'univers provocant que jamais n'apprivoise

Le suppliant désir tendu vers sa beauté,

Je l'attire et l'obtiens lorsque mes bras se croisent

Sur un corps semblable à l'été!

 

Je travaille, je sais que l'homme est éphémère,

Que son ouvrage est vain, que son renom est court,

Que, pareil à l'Automne, il se mêle à la terre,

Mais la gloire est sacrée en servant à l'amour.

- Amour, divinité immense et solitaire! -

Et quelquefois, la nuit, mon esprit curieux

Entend, tel un torrent situé sous les cieux

Qui roule mollement comme un dolent tonnerre,

Le soupir des amants et des ambitieux!

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Les blessés

 

Ainsi, pour avoir vu d'autres hommes, des hommes

Ont ces regards tachés de sang, ces yeux de loup.

Ce fier entêtement, ces rires économes,

Ces méplats basanés rouillés comme des clous,

Et ce muet dédain de la vie où nous sommes...

 

Pour avoir approché des hommes, ces humains

Sont comme des métaux tirés de l'incendie.

Déchirés, entr'ouverts, roussis, ils ont les mains

Toutes lourdes encor de besognes hardies,

Et qui gardent le poids calme d'avoir tué.

- Ils ne nous diront pas, ces yeux accentués,

Quelle horreur ont marquée en leurs sombres pupilles

Le géant ennemi, la faim, le sac des villes,

L'obus épars en feu, les froids couteaux entrant

Dans la laine et la chair des poitrines, offrant

Pour une mort auguste, acharnée et difforme,

L'honneur simple et sacré du commun uniforme.

Bleus et rouges, mourant pour ces seules couleurs,

Sans rien interroger, comprenant quel honneur

Est soudain indivis entre deux millions d'hommes,

Ils savaient que chacun devait payer la somme

Mystérieusement incluse dans le sang,

Par qui sera sauvé le nom de la Patrie:

 

Patrie, orgue épandu, vaste et retentissant!

 

Ces deux genoux, ces bras, cette âme qu'ont nourrie

Le doux air, le doux sol et le parler français,

Soldats fiers d'être fiers, chacun de vous pensait

Qu'il est juste d'en faire, à l'heure atroce et noble,

La restitution aux sillons, aux vignobles,

A la ville exposée, offensée, et qui veut

Lutter comme une vierge entre ses longs cheveux...

 

- O soldats que j'ai vu rire, souffrir, vous taire

Dans la blancheur de chaux d'un ancien monastère,

Où, comme un haut jet d'eau, s'élevait dans la cour

Un arbre purpurin tout saturé d'amour,

J'ai près de vous appris le mourir et le vivre.

Nomades réunis qu'un même élan délivre,

Etant tous des héros vous sembliez pareils:

Cent aigles sont ainsi ayant vu le soleil;

Vous parliez doucement, gravement, sans emphase,

De ces exploits qui sont une effarante extase

Dont nos yeux, sur vos fronts, épiaient le reflet.

 

Les autres écoutaient celui-là qui parlait.

Le soir venait sans bruit, - le soir du pays basque.

Au mur nu scintillait un clairon près d'un casque,

Une femme passait en offrant du raisin,

On voyait se mouvoir des pieds bandés de toile

Et des fronts se hausser au-dessus des coussins.

Je regardais le ciel où naissait une étoile,

Mais l'espace est sans voix et sans complicité

Pour les meurtres sacrés où l'homme est emporté.

Puis des chiens aboyaientdans les fermes lointaines.

On entendait frémir les ailes, les antennes,

Tout le monde animal et son puissant baiser.

L'ombre furtivement s'emparait des visages

Où les regards luttaient dans le soir apaisé.

Tous ces soldats semblaient portés sur un nuage

Et ne plus souhaiter nul lieu où se poser,

Tant ils possédaient l'aile et le vent des archanges...

 

- Qu'à jamais soient dotés d'honneurs et de louanges

Ces hommes qui sans peur, sans haine et sans dégoûts,

Se ruant sur la guerre et recevant ses coups,

Ont, dans un naturel et prodigue mélange,

Tout semblables au sol qu'ils gardent et qu'ils vengent,

Fait jaillir de leur corps, de leur âme accouplés,

Le tumulte du vin et la bonté du blé!

 

Octobre 1914

 

La Guerre

(dans"Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Certitude

 

On tue, et je savais qu'il ne faut pas tuer,

Je savais que la vie est la déesse auguste,

Qu'il fallait être bon plus encor qu'être juste,

Je suis de ceux que rien ne peut habituer

 

A la douleur humaine, à l'immense agonie

Qui déchire le globe et fait gémir les airs;

Bien qu'au fléau la gloire est désormais unie

Je pleure sur les morts aujourd'hui comme hier;

 

Et pourtant, à présent, je sais que rien n'égale

L'héroïque abandon, suprême et sans retour;

Je sais que l'honneur est le faite de l'amour,

Et que la jeune mort est la mort triomphale.

 

Je sais qu'ils ont atteint le but essentiel,

Qu'ils ont vaincu la tombe et n'en sont pas victimes,

Ces garçons soulevés hors de l'étau charnel;

Je sais qu'ils ont semé des astres dans l'abîme,

Qu'ils ont marqué leur sol d'un sceau spirituel,

Qu'ils ont donné le sacre à la forme du crime,

Et que leurs doigts sanglants leur ont ouvert le ciel...

 

Août 1915

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Quoi! je me plains de toi...

 

Quoi! je me plains de toi, Eternité sacrée,

        Nature au coeur puissant!

Je m'afflige soudain de ta sainte durée,

        Moi qui suis ton passant!

 

Je disparais, tu es; mais j'ai le bénéfice

        De ta ténacité.

Quand l'avenir me guide au bord du précipice

        Je goûte ton été.

 

M'avais-tu donc promis, au jour de ma naissance,

       Quand nous nous emmêlions,

Quand le destin joignait à ma tendresse immense

        La force des lions,

 

Que nous ferions ensemble, et jusqu'au bout des âges,

        Le studieux trajet

Pour quoi le sort m'avait accordé le courage

        Et tout l'amour que j'ai!

 

D'où vient cette pensive et triste acrimonie

        Qui s'irrite en mon sang,

Quand je songe qu'un jour, de ta course infinie,

        Mes yeux seront absents?

 

- Ce matin j'ai revu l'irruption joyeuse

        De ton brusque printemps:

Chaque bourgeon dardait sa sève curieuse

        Comme un regard pointant.

 

La neige avait encore, étincelante et nette,

        Sur le gazon laissé

En touffes de cristal ses froides pâquerettes

        Et ses astres glacés.

 

Mais déjà les bourgeons montraient sur chaque branche

        Ce gonflement frisé

Qui témoigne qu'en jets de fleurs roses ou blanches

        Leur noeud va se briser.

 

La forêt, froide encor, paraissait épaissie

        Par ce fin verdoiement.

J'entendais chuchoter l'active poésie

        Dans tout crépitement.

 

Et je songeais, mêlée au miracle ineffable

        De l'éternel retour:

Ainsi, le paysage est bon comme une fable,

        Rêveur comme l'amour,

 

Par mon souffle j'absorbe et je guide en mon être

        L'azur, l'espace, l'eau;

Je sens qu'en respirant, dans ma gorge pénètre

        Jusqu'au chant des oiseaux!

 

Aussi bien que mon sang, dans mes veines palpite

        La nature sans bord;

L'éther, archange bleu, subtilement visite

        Les fibres de mon corps;

 

Le sol vivant, les flots, les acides verdures

       Qui semblent s'allaiter

Au pétillant espace, où ruisselle et murmure

        La calme quantité

 

Du temps, de tous les temps que jamais rien n'épuise,

        O monde! tout consent

A me verser sa paix, sa tiédeur et sa brise,

        A moi, faible passant!

 

Et je vais m'insurger? Et je fais un reproche

        A cet azur bénin

De ne pas conférer l'éternité des roches

        A mon humble destin?

 

- Non, non, mon coeur n'a pas, ô siècle des batailles,

       Tout regorgeant de morts,

L'audace de mêler à vos grandes entailles

       L'abîme de mon sort.

 

L'indigne volupté de souhaiter de vivre,

       Alors que sont éteints

Les juvéniles corps dont l'Histoire s'enivre,

       Jamais plus ne m'étreint.

 

Mais si j'ose songer à mon léger passage

       Parmi de neuf rosiers,

Si parfois je soupire: "O nature, est-il sage

       Que vous m'éconduisiez?"

 

Si je m'appuie encor, bien qu'aynt, je le jure,

       Tout fui, tout rejeté,

A ces grands ciels des nuits où l'on prend la mesure

       De ce qu'on a été,

 

C'est que mon triste esprit est tout chargé, mes frères,

       De vos mortels exploits,

Et que j'ai fait de lui votre urne funéraire,

       Qui se brise avec moi!...

 

Mars 1916

 

La Guerre

(extrait des "Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

La patrie

 

Et le printemps revient! L'éternelle saison

S'est frayé humblement, fortement, un passage

A travers le livide et souterrain carnage;

Tant de morts engloutis, - obstruante cloison, -

N'ont pas gêné les  pas secrets du paysage,

Qui monte, grêle et vert, sur le pâle horizon;

L'espace est simple et sage;

 

Accablés, nous voyons ces cieux des soirs plus longs,

Ces jeunes cieux promis aux tendresses humaines!

Quoi! Si proche des bois, des sources, des vallons

Où des adolescents stoïques se surmènent,

L'éther, qui pénétrait leur coeur, a déserté

Ces compagnons hardis pour accueillir l'été,

Que le fleuve des jours indolemment amène!

Le ciel pensif est doux, il est comme autrefois,

Il est comme plus tard. L'éternité sans âge

N'incline pas son stable et négligent visage

Sur d'épiques regards, sur de sublimes voix.

Et comme un vent joyeux repousse les nuages,

La saison du désir, le groupe heureux des mois,

Des funèbres fossés ont fait un gai rivage.

 

Il revient simplement, à l'instant attendu,

Ce serviteur exact, ce printemps assidu;

Les prés sont réjouis, la pervenche est sans tache,

Des rais d'insectes d'or sont dans l'azur tendus,

Tous les vents palpitants ont, rompant leur attache,

Je ne sais quoi de foi, d'inspiré, d'éperdu...

 

- Ainsi toujours l'année a sa divine enfance,

Et la guerre, effroyable et hideux échanson,

Verse partout le sang, ruisselante démence;

Et seul, sous le ciel bas d'un printemps qui commence,

Innocent, assuré, certain d'avoir raison,

Opposant son cri neuf aux désastres immenses,

Un oiseau, dans un arbre, élance sa chanson...

 

- Qui dira la tristesse, infinie,

De ce chant ingénu, invincible, qui nie

Le formidable don nécessaire des corps,

Qui renoncèrent tout, afin que soit bénie,

- Alors qu'eux à jamais seront exclus du sort, -

La patrie, ineffable et mystique harmonie:

Royauté des vivants, éternité des morts!

 

Patrie indéniable, exigeante Patrie!

Vaste précision, éparse et sans contour:

Un mot, un long passé d'Histoire, une prairie

Où, enfant, l'on pensait: " C'est ici tout l'amour!

C'est ici l'univers!" Patrie, un mot qui prie,

Qui enjoint, qui commande, et veut bien expliquer

Lentement, fortement, d'une voix mâle et sûre,

Malgré le grand péril de son sol attaqué,

Qu'ell a dû recevoir, non faire, la blessure.

Qu'à l'humaine bonté elle n'eût point manqué,

Elle qu'un cri plaintif de tout humain arrête

Et qui penche vers lui sa gourde emplie d'azur...

 

Patrie, âme évidente et pour chacun secrète,

Qui n'est pas seulement le terrain libre et pur,

Mais qui, dimension plus haute et plus sensible,

Etend jusques aux cieux ses sommets invisibles!

- Qui de nous, quand son oeil sur la nuit se posait,

N'a cru voir luire un ciel et des astres français?

Qui de nous, sur le bord des mers orientales,

Quand la beauté des jours pnse nous asservir,

N'a langui de désir vers la terre natale

Où même le tombeau semble un long avenir?

 

Patrie, un mot, mais qui jusqu'aux moelles résonne,

Un mot, et cependant sainte et grande Personne,

Debout, la face au vent, les cheveux répandus,

Haute comme un brasier que l'ouragan tisonne,

Redoutable d'orgueil, montrant, le doigt tendu,

L'honneur gisant, ainsi qu'un Paradis perdu...

 

- Vous ne prévaudrez point contre cette Furie,

Contre cette Justice aux yeux exorbités,

Printemps, chant des oiseaux, calme de la prairie,

Suaves matériaux qui formerez l'été!

 

Nature! en vain vos cris stridents et volontaires,

Votre panique joie explosent jusqu'aux cieux,

Vous ne troublerez pas ces veilleurs de la terre:

Il n'est pas de plaisir sans un coeur orgueilleux.

 

Plaisir, fierté, courage, éléments de la vie!

Principe de l'unique et du fécond attrait!

Lueur d'une âme, par l'autre âme poursuivie,

Baiser des animaux dans les sombres forêts!

Accourez, combattez, forces de la Nature,

Avec ces fiers soldats plantés dans vos labours.

- Victoire audacieuse, enlacez leur armure,

Et qu'ils aient plus d'honneur pour avoir plus d'amour!

 

Avril 1916

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles, 1920)

 

 

Le jeune mort

 

Tu meurs, ces mots sont brefs. Quelques mots pour nous dire

          Ce qu'on ne peut pas concevoir!

Ta voix se tait, ton cou jamais plus ne respire,

          Tu ne peux entendre ni voir.

 

Tu fus et tu n'es plus. Rien n'est si court au monde

          Que ce pas vers l'immensité.

Le plus étroit fragment des légères secondes

          T'a saisi et t'a rejeté.

 

En quel lieu s'accomplit ce suffocant mystère

          Dont s'emparent l'air et le sol?

Le souffle, quand le corps se mélange à la terre,

          Monte-t-il vers les rossignols?

 

Mais l'humble effacement de ton être qui cesse

          Vient rendre mon coeur défiant!

J'ai peur de la pesante et rigide paresse

          Pour qui rien n'est clair ni bruyant!

 

Où vis-tu désormais? Etranger et timide

         Combles-tu l'air où nous passons?

Flottes-tu dans tes nuits, lorsque la brise humide

         A la froide odeur des cressons?

 

Quelle fut ta pensée en ce moment terrible

         Où tout se défait brusquement?

As-tu rejoint soudain, comme une heureuse cible,

         L'allégresse des éléments?

 

L'azur est-il enfin la suave patrie

         Où l'être attentif se répand?

Rêves-tu comme moi, au bruit mol et coupant

         Du rouleau qui tond la prairie?

 

- O mort que j'ai connu, qui parlais avec moi,

         Toi qui ne semblait pas étrange,

D'où vient ma sombre horreur lorsque je t'aperçois

         Moitié cadavre et moitié ange?

 

Les respirants lilas, dans ce matin de mai,

         Sont de bleus ilots de délices;

Jeune instinct dispersé, n'entendras tu jamais

         Le bruit d'un jardin qu'on ratisse?

 

Ton âme a-t-elle atteint ces hauteurs de l'éther

         Où vibre la chanson des mondes?

Frôles-tu, dans la paix soleilleuse des mers,

         Les poissons amoureux de l'onde?

 

Comme tout nous surprend dès qu'un homme est passé

         Dans l'ombre où ne vient pas l'aurore!

Se peut-il que l'on soit, l'un du côté glacé,

         L'autre du côté tiède encore?

 

Un mort est tout grandi par son puissant dédain,

         Par sa réserve et son silence;

Ah! que j'aimais ton calme et mon insouciance

         Quand tu vivais l'autre matin!

 

Tu ne comptais pas plus que d'autres jeunes êtres,

         Comme toi hardis, fiers et doux:

O corps soudain élu, te faut-il disparaître

         Pour briller ainsi tout à coup?

 

- Le vent impatient, qui toujours appareille

        Vers quelque bord réjouissant,

Qui se dépèche ainsi que la source et le sang,

        Que la gazelle et que l'abeille,

 

Le vent, vif compagnon du souffle, gai transport

        Qui s'allie avec la poitrine,

Qui fait danser la vie, ainsi que dans les ports

        Les bricks sur la vague marine,

 

Le clair vent printanier qui ressemble à l'espoir,

        Vient-il s'attacher comme une aile

A ton corps embué que je ne sais plus voir,

        Perdu dans la vie éternelle?

 

 ***

 

O Mort, secret tout neuf, et l'unique leçon

        Que jamais l'esprit n'assimile,

Mendiante aux doigts secs, dont la noire sébile

        Fait tinter un lugubre son;

 

O Mort, unique but, abîme où chacun verse

        Sans que jamais nul ne l'aidât;

Cadavre humain qui fis, dans un jardin de Perse,

        Trébucher le jeune Bouddha;

 

O Mort, dont la cruelle et sordide indécence,

        Provocante et s'étalant là,

Rendit sombre à jamais, au sortir de la danse,

        L'adolescent de Loyola;

 

Figue universelle, et que toujours l'on voile,

        Montre-moi bien tes yeux rongés,

Afin que, sous la paix divine des étoiles,

        Dans ce parfum des orangers,

 

Ce soir, le front levé vers la nue qui m'enivre

        Par son éclat voluptueux,

J'oppose à la fureur unanime de vivre

        Un coeur à jamais dédaigneux!

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

Le départ

(Août 1914)

 

"Quand la Liberté vous appelle

Sachez vaincre ou sachez mourir."

 

On les voyait partir, se plaçant dans l'Histoire,

Régiments déliés, Alphabet des Victoires,

Stances au pas rythmé d'un poème éternel...

Leur calme résolu, grave et noble, était tel

Qu'on n'eût pu deviner à leur marche affermie

S'ils partaient pour un jour ou pour l'heure infinie.

 

Ainsi vont les soldats pleins d'un même génie...

 

Mais dès qu'ils ont touché le sol d'Alsace, - quand

Ils ont vu s'élancer tous les ruisseaux fringants

Qui venaient accueillir et porter les nouvelles,

Quand l'été flamboyant gisant sur les airelles,

Quand le galop léger du vent dans les forêts,

Quand enfin l'inquiet et l'unanime apprêt

D'un pays enchaîné hêlant sa délivrance

Eut troublé ces soldats qui prolongeaient la France,

Oubliant qu'ils étaient d'abord obéissants,

Ils bondirent, jetant comme un cadeau leur sang!

 

- Quel appel, quel aimant mystérieux, quel ordre

Vainquit leur discipline, inspira leur désordre,

D'où battait ce lointain, vague et puissant tambour?

- C'est que Rapp à Colmar et Kléber à Strasbourg,

Kellermann à Valmy, Fabert à Metz, et blême

De n'avoir pu sauver tout son pays lui-même,

Ney, qui voulait sur soi engloutir les combats,

Desaix, Marceau, Lassalle, - et vous aussi, Lebas,

Et Saint-Just, vous aussi! - ô fiers énergumènes

Dont les plumets flambants sont pris chez le fripier,

Qui déchaussiez la nuit l'étranger qu'on amène,

Pour que la jeune armée eût des souliers aux pieds, -

C'est que tous les aïeux s'éveillant dans les plaines

Entonnèrent un chant, longuement épié!

C'est que, debout, dressés dans leur forte espérance,

Ces héros offensés qui rêvaient à la France

Sur le socle de bronze où le temps met les dieux,

Leur firent signe avec la fixité des yeux!

 

Soldats de dix-neuf cent quatorze, à quelle porte

Se ruait votre alerte et fougueuse cohorte?

- C'est que vous vouliez faire, ô hurlants rossignols,

Rentrer dans la maison d'où s'élança son vol,

La Marseillaise en feu, qu'un soir Rouget de Lisle

Fit du bord d'un clavier s'épancher sur la ville;

C'est que cette indomptée, aux bras tendus en arc,

Est, les cheveux au vent, la soeur de Jeanne d'Arc;

C'est que le Rhin, sur qui des siècles se suspendent,

O soldats de l'An deux, souhaitait qu'on entende,

Déchaîné par les cris, par les bras écartés,

L'ouragan de la Paix et de la Liberté!

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

Entre les tombeaux et les astres

 

Il faut parler aux morts, ils n'ont pas eu le temps,

Ces radieux garçons abattus à vingt ans,

De boire à la suave, à la cruelle vie,

Il faut parler auprès de leurs profonds berceaux:

Peut-être les tombeaux ne sont pas sans envie.

Dans l'étenel loisir des forêts et des eaux

Leur jeunesse sans fin attend, inassouvie.

Ces héros enfantins en qui l'homme naissait

Soupirent dans l'espace un dolent "Je ne sais..."

 

"Je ne sais, - disent-ils, - quels sont ces bruits qui tonnent

La terre est-elle encore en proie au mal guerrier?

Ici tout est paisible, et dans le bois bourgeonne

             Le tiède hiver de Février!

 

Il n'est pas de douleur pour nous, notre âme nue

Flotte liquidement à l'entour du soleil.

Nous sommes morts; pourtant le monde continue.

             L'univers reste-t-il pareil?

 

Nous entendons des voix terrestres qui nous nomment;

On nous appelle saints, bienheureux, purs et forts.

Pourtant nos sens se sont évanouis. Les hommes

             Ont donc le souvenir des morts?

 

Il semble que des fronts, des prières, des larmes

S'élèvent dans les cieux vers nos molles cités.

Nous étions des enfants endormis sous les armes;

             D'où nous vient notre éternité?

 

Peut-être que la mort hardie et militaire

Est un don véhément qu'on ne fait pas en vain.

Sommes-nous à jamais le dôme de la terre

             Et les ressuscités divins?

 

Est-ce à cause de nous que l'espace s'imprègne

D'un éther plus fougueux, plus lucide et plus fier?

Nous sommes immortels, se peut-il qu'on nous plaigne,

             Nous n'étions que vivants hier!

 

Le glacial printemps, pétillant et bleuâtre,

S'élance du crista léger de notre sang.

Tout ce qui fut demeure; ô vie opiniâtre

            Combien les morts sont agissants!

 

Et pourtant une aride et tendre convoitise

Vient troubler l'allégresse alerte de nos jours,

Nous n'avons pas, avant que le Destin nous brise,

            Connu la douleur de  l'amour.

 

Nous n'avons pas connu ce qu'enseignent les livres:

Ces détresses, ces pleurs, ces suffocations.

N'est-ce pas pour souffrir qu'il est joyeux de vivre?

            Ah! parlez-nous des passions!

 

Quel est donc ce danger qu'un jeune mort élude?

Suave inconnaissance, et qui nous fait languir!

Les morts ont, de l'amour, l'immense plénitude,

           Mais les vivants ont le désir..."

 

Ainsi parlent les voix des sources et des sèves,

Le feuillage chantant de la forêt, les fruits

Bourdonnants de soleil, la colline où s'élève

           Le village qui fut détruit.

 

Ainsi parlent entre eux les astres lents qui songent:

Moines autour du puits de la lune rêvant,

Et le parfum des nuits qui se berce et s'allonge

           Dans les hamacs légers des vents!

 

- O morts, nous répondrons à vos voix qui tressaillent;

Avancez vers nos coeurs vos invisibles mains,

Voici, pour célébrer vos grandes fiançailles,

           Toutes les filles des humains!

 

Les yeux toujours levés, l'âme habitant l'espace,

Le peuple féminin, comme un peuple d'oiseaux,

Fendra la noble nue où jamais ne s'effacent

           Les exploits jaillis de vos os!

 

Quel homme arrêterait ces hautes hirondelles

Et les saurait tenir sous un joug assez sûr;

Elles s'échapperont, adroites infidèles,

           Et vous rejoindront dans l'azur!

 

Vous serez leur époux épars et tutélaire,

Et seul votre ample amour ne sera point trahi,

Car tout vivant délaisse un autre sur la terre

          En se tournant vers l'infini!...

 

Février 1917

 

La Guerre, 1920

(Dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Victoire aux calmes yeux...

 

Victoire aux calmes yeux qui combats pour les justes,

Toi dont la main roidie a traversé l'enfer,

Malgré le sang versé, malgré les maux souffert

Par les corps épuisés que tu prenais robustes,

Malgré le persistant murmure des chemins

Où la douleur puissante en tous les points s'incruste,

Je te proclamerais divine, sainte, auguste,

Si je ne voyais pas dans ta seconde main,

Comme un lourd médaillier à jamais sombre et fruste,

Le grand effacement des visages humains...

 

La Guerre, 1920

(dans "Les Forces Eternelles")

 

 

Le meurtrier

 

"Je ne reconnais pas d'autre supériorité que la Bonté."  Beethoven.

 

Prince, pour étancher votre soif de la gloire,

Vous avez fait creuser, par vos peuples vassaux,

Un puits large et profond où verser à pleins saux

Une gluante, pourpre et bouillonnante moire.

Penchez-vous, s'il se peut, sans râle et sans sursaut,

Sur ce gouffre, et laissez frémir votre mémoire...

 

Vos nations étaient un orgueilleux faisceau,

Ferme, joint, sur lequel, rouge et noir, votre sceau

Brillait comme un anneau nuptial et pudique.

Quelque chose chez vous flamboyait, pur, unique:

La Musique! ô Destin! vous aviez la Musique!

La Musique: Prêtrise et bénédiction,

Emissaire envolé qui va jusqu'aux étoiles,

Nef qui bondit, avec Dieu soufflant dans les voiles!

Musique: Délivrance et suffocation,

Clameur sanctifiée, unanime supplique,

Pardon, salut, amour!

                                Vous aviez la Musique!

 

Et de ces grandes voix qui s'obstinaient chez vous,

Qui transportaient au loin vos sonores frontières,

Par qui vos durs aïeux pouvaient sembler absous,

De ces voix tour à tour tendres, saintes, altières,

Vous avez fait, - sinitre instrument du hasard, -

Des fantômes voilés et couronnés d'épines,

Qui ne chanteront pas cependant qu'on assassine...

 - O Schumann, Beethoven, Haendel, Schubert, Mozart,

Océan soulevé par le bleu clair de lune,

Evaporation des âmes, soirs, lagunes,

Foules sur les sommets, sources dans le désert,

Vous guidiez vers la nue en habitant l'éther!

Quand vos cris somptueux s'épandaient sur nos rêves,

Quand on montait vers vous comme le blé qui lève,

On saluait un peu l'Allemagne, on pensait:

Puisque le plus divin des anges, Dieu le sait,

A choisi pour séjour leurs nébuleuses rives,

Il faudra que le temps de la douceur arrive;

La nation sera par ses musiciens

Sauvée. Ainsi Jésus voulut prendre pour sien

Le peuple qu'il savait désigné pour la faute,

Afin que chaque juif eût en lui, - comme un hôte

Qui dans l'ombre maintient l'orgueil et la clarté, -

Cette auguste, sublime et blanche parenté!

 

Mais l'homme qui sous lui presse la Germanie

Se détourne s'il voit pleurer les Symphonies...

 

- Ainsi, quand dans les soirs de Weimar, doux et lourds,

Beethoven près de Goethe entendait le tambour

Qui précède le prince et son cortège en fête,

Quand, lâchant tout à coup l'épaule du poète

Qui s'avançait, ployant, auprès du souverain,

Il poussait plus avant son chapeau sur sa tête

Et murmurait: " C'est moi le souffle et la conquête,

Le roi n'est que du vent dans mon pipeau d'airain,

Il prend la nation lorsque nous l'avons faite!"

C'est qu'il avait prévu, avec un sûr effroi,

Qu'un jour le Chant serait offensé par un roi...

 

- Cet automne où je songe au fond d'un vallon basque,

Je vois, dans la maison que j'habite, son masque;

Sa bouche détendue a comme un grand dégoût

D'avoir su que ce crime encor viendrait de vous!

Il reposait enfin ce martyr, et les astres

Mêlaient à l'harmonie, aux mouvements des cieux,

Les volutes sans fin de son coeur anxieux.

" Je n'aime, avait-il dit, que la bonté!" Désastre,

Epouvante, stupeur, tout s'écroule! Le sol

Est épaissi de sang! Sait-il, ce rossignol,

Ce dieu de "l'Héroïque" et de la "pastorale",

Pourquoi les vergers ont une odeur sépulcrale,

Pourquoi le clair de lune est cette nuit voilé

Par de rouges lueurs? Pourquoi l'air est brûlé?

Pourquoi ce bruit tonnant? Pourquoi les cathédrales,

Où la Musique trône à la droite de Dieu,

S'arrachent en fusée et remontent aux cieux?

 

Dans l'empire allemand, désormais, quel silence!

Les morts qui furent grands sont des juges. Ils ont

Le droit de refuser d'indicibles affronts,

Et je les ai vus tous incliner vers la France.

La pâleur d'outre-tombe a rougi sur leur front.

Ceux qui portaient la lyre et ceux qui chantaient l'ode

Ont entrepris le juste et le suprême exode

Hors des âpres combats, cruels et sans honneur.

Par les coteaux sanglants, les fleuves, les hauteurs,

Ils s'en vont. L'Allemagne oscille sous son trône.

La France déchirée a, dans ses flancs ouverts,

L'avenir plein d'amour, d'espoir, de lauriers verts.

Et Goethe a rencontré sous l'ombrage des aulnes,

Dont les voix lui versaient un frisson triste et fort,

- Car le crime guerrier est vaste, et se prolonge

Des chemins de la terre à la ligne du songe -

Un homme qui fuyait avec son enfant mort...

 

Octobre 1914

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles, 1920)

 

 

 

Dans le ciel écumant...

 

Dans le ciel écumant d'azur et de moiteur,

Où timides encor, pleines d'étonnement,

Les faibles voix d'oiseaux sont un bourgeonnement

Qui s'apparente avec les feuilles mi-ouvertes

Confiant sur les rameaux comme des bulles vertes,

J'entends rêver la paix active du printemps.

Tout s'empresse, s'émeut, croit d'instant en instant.

Le parfum d'un rosier, comme une confidence,

Exhale par bouffée un charme qui soupire;

Ce languissant parfum s'épuise et recommence:

La rose du rosier comme un être respire...

- Innocence, douceur, simplicité des choses,

Pacifique destin de l'ombrage et des roses,

Vous pour qui le soleil accourt sur les chemins,

Faut-il que la bataille, en son aveugle rage,

Entasse sans pitié, ensanglante et saccage,

Ainsi qu'une furie auxmeurtrières mains,

Des moissons de regards et des bouquets humains?

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

 

Les jeunes ombres

 

Soir de juillet limpide, où nage

La nerveuse et brusque hirondelle,

Tranquillité du paysage

Où le large soleil ruisselle,

Ciel d'azur et de mirabelles,

Qu'avez-vous fait de leurs visages?

 

Du visage des jeunes morts

Dissous dans vos fluidités?

De ces beaux morts qui sont montés

Par les fermes et fins ressorts

Du vif printemps et des étés,

Dans les feuillages frais et forts

De la terrestre éternité?

 

Agile et scintillante sève

Dont la Nature est composée,

Qu'avez-vous fait de tous ces rêves

Qui se bercent et se soulèvent

Et se déposent en rosée

Dans l'ombre froide et reposée?

 

Ces morts sont la pulpe du jour,

Ils sont les vignes et les blés,

Leurs saints ossements assemblés

Ont, par un végétal détour,

Comblé l'espace immaculé.

- Mais le terrible et doux amour

Que proclame tout l'univers,

Le désir jubilant et sourd,

Les sanglots dans les bras ouverts,

Le plaisir de pleurs et de feu,

Ces grands instants victorieux

Qu'aucune autre gloire n'atteint,

Où l'homme s'égale au Destin,

Et de son être fait jaillir

Le puissant et vague avenir,

Qui les rendra aux morts sans nombre?

- Qui vous les rendra, tristes ombres,

Vous dont la multiple unité

Languit au ciel des nuits d'été!

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920

 

 

 

 

Héroïsme

 

Mourir de maladie c'est mourir chez les morts,

C'est avoir vu s'enfuir la moitié de son âme,

C'est implorer en vain le Destin qui réclame,

Mais ceux qui pleins d'un net et bondissant ressort

Acceptent hardiment le rendez-vous suprême

Et tendent sans trembler leur main à l'autre bord,

Connaissent la fierté de mourir quand on aime,

Portés par le divin au-dessus de l'effort...

- Heureux ceux qui, frappés au moment qu'ils agissent,

Ont franchi d'un seul pas les regrets et la peur,

Et qui, loin de la morne et trainante torpeur,

Sont morts pour la Patrie et morts pour la Justice;

- Pour la calme Justice au coeur plein de bonté,

Compagne de l'esprit et sa grande exigence!

La Justice au bras fort mais jamais irrité,

Et qui, laissant glisser nonchalamment la lance

Dont le lys déchirant ombrageait sa clarté,

Equilibre sa pure et prudente balance

Par le poids de l'amour et de l'intelligence!

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

La paix

 

Le déluge a cessé; des humains s'interpellent,

L'on compte les vivants. Sur le globe étonné

Un antique bonheur soudain semble être né:

La Paix! Nul ne savait comment cette infidèle

Reviendrait occuper, dans l'espace surpris,

Son univers brisé. Que d'espoirs autour d'elle!

Mais un fardeau songeur accable mon esprit:

Les morts sont sans nouvelles...

 

11 novembre 1918

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

 

L'avenir

 

- O beauté de la terre, ô fête des colombes,

Assentiment volant du sol aux cieux ouverts,

Quand la France criera, pour que les armes tombent:

"Mon coeur a déclaré la paix à l'univers!"

 

O Paix, ô saint azur, ô branche de l'olive,

O doux banquet du monde où s'assoit Michelet,

Voici que le printemps des nations arrive

Comme si l'ample amour de Hugo l'appelait!

 

- Victoire généreuse aux ailes innocentes,

Réjouis de tes cris les justes Nations,

Et que l'on voie vondir, sur ta gorge qui chante,

Les muscles enivrés de l'exaltation!

 

De l'exaltation pour le rêve et la vie,

Pour la joie et les jeux dans les libres cités,

Pour la multiple ardeur de lents loisirs suivie,

Pour le visage ovale et moite de l'Eté!

 

Qu'une foule éblouie à ton appel réponde,

Qu'on pleure d'allégresse, et que notre âme soit

De l'éternel azur et du milieu du monde,

Et sente étinceler tout l'univers en soi!

 

- O Terre, que les dieux nous ont faite si belle!

Qui portez mollement, dans le matin rosé,

Les Monts Euganéens dont l'orgueil bleu ruisselle,
La Grèce, où le talon de Vénus s'est posé,

 

Qui portez les bosquets des Eaux-douces d'Asie,

Les Iles, que leur chaud feuillage fait plier,

Le coprs dansant et doux de l'ivre Andalousie

Qui rit et luit, debout dans ses divins souliers,

 

Qui portez les jardins penchants de la Touraine,

L'Ile-de-France heureuse, et Paris vigilant

Qui soupire et rugit pour toute peine humaine

Comme un lion de qui l'on tourmente les flancs,

 

O Terre, que partout l'amour enfin se pose!

Que tous les continents aient un même souhait,

Comme trente parfums font une seule rose,

Comme chaque rameau fait la verdeur de Mai.

 

Que chacun ait un fruit de la terre promise,

Et que dans l'air neigeux les dômes de Moscou

Aient la fierté dorée et libre de Venise,

Qui de joug n'a gardé que des perles au cou!

 

Que les soldats sacrés, qu'Achille, qu'Alexandre,

Voyant comme il fait sombre et triste chez les morts,

Disent: "Louez la vie et pleurez sur la cendre!

Hélas! ne plus vous voir, Soleil! Oeil du jour d'or!"

 

- Emouvante bonté, touchant désir de plaire

Qu'auront, d'un bord du monde à l'autre, tous les coeurs,

Quand amoureux d'un rêve immense et populaire

Les héros ne seront que de douleurs vainqueurs!

 

Puissance de la voix lyrique, tu pénètres

L'ombre où l'homme respire un air étroit et noir,

Et tu feras jaillir, dans toutes les fenêtres,

La lumière, que Goethe, en mourant, voulait voir!

 

Et, puisque dans l'élan des juvéniles forces

L'homme reste un guerrier, un chasseur irrité,

Que son ardente sève, en déchirant l'écorce,

Brûle dans la musique et dans la volupté!

 

Les temps seront alors justes comme une fable,

Déjà des chants joyeux montent dans l'air serein,

Et voici que verdit la forêt innombrable

Dont chaque feuille mord un peu d'azur divin!

 

- Ah! que, les yeux fermés, tout être se souvienne

De sa naïve enfance et des matins légers,

Du cercle de rosiers où des abeilles viennent,

Des groseilliers luisant au centre du verger.

 

Que sentant comme il est auguste et doux de vivre,

Comme le temps est court pour servir la beauté,

Comme chaque journée à nouveau nous enivre,

Il dise: "Je le crois, voici la Vérité:

 

La Vérité, c'est vous, paix des plaines fécondes,

C'est vous, calme Justice au front lucide et pur,

C'est vous divin Soleil, Penseur ailé du monde,

Qui, rompant vos liens, bondissez dans l'azur!...

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

14 juillet 1919

 

Des hommes vont passer sous l'arche triomphale

Qui semble un cri de pierre entr'ouvert sur l'azur;

Forts comme les torrents, fiers comme la rafale,

Ils vont, ceux dont le bras fut agissant mais pur.

 

Pour conquérir le droit de traverser la pierre

Qui, comme la Mer Rouge, a relevé deux bords,

Ces grands prédestinés ont fixé leurs paupières

Quatre ans, placidement, sur l'angoisse et la mort.

 

Ils ont lutté sachant que chaque moment tue,

Que les combattants n'ont ni voeux ni lendemains;

Mais, cédant l'éphémère à ce qui perpétue,

Ces âmes se léguaient à l'avenir humain.

 

La nation que seul l'honneur pouvait convaincre

Avait de ses vivants fait deux sublimes parts:

Ceux qui devaient mourir et ceux qui devaient vaincre,

Et voici les vainqueurs; - leur surprenant regard

 

N'est pas le seul reflet de l'âme satisfaite

Qui connut les travaux indicibles, et vient

A cette heure de joie et de douleur parfaites

Recueillir un laurier dont l'éther se souvient!

 

Un sensible ouragan s'épand sur ces visages,

On sent vivre sur eux d'invisibles secrets,

Ils semblent tout couverts de profonds paysages:

Celui qui les vit naître et ceux où l'on mourait.

 

La France est tout entière au creux de ces épaules

Qui l'ont portée ainsi qu'un joug ferme et serein:

La terre de l'olive et la terre des saules,

Les baumes de la Loire et les torrents du Rhin,

 

La plaine où la chaleur exalte le genièvre,

Les monts où les sapins font un ciel résineux,

Ont envahi leurs fronts, leurs genoux et leurs lèvres:

C'est la France et ses morts qui respirent sur eux!

 

C'est la France et ses morts qui s'avance et qui passe

Sous l'Arc qui vient restreindre un sort illimité,

Mais la gloire et les pleurs vont rejoindre l'espace

Et relier aux cieux leur noble éternité...

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

 

Componction

 

J'ai mis mon coeur avec de jeunes morts naguère,

Mais comment vous parler, soldats morts dans la guerre,

Immensité stoïque et gisante, par qui,

A votre exclusion, tout bien nous fut acquis?

- Un million de morts, et chaque mort unique:

Un mourant, sa fierté, sa foi, son dénûment,

Sa pitié de soi-même à son dernier moment,

cette acceptation secrète et nostalgique,

Et l'univers humain qui s'évade d'un corps

Comme un vol effrayé de fuyantes abeilles!

Les leçons de Virgile et celles de Corneille,

Les horizons, l'orgueil, le plaisir, les efforts,

L'espérance, tout est abattu lorsque tombe

Un de ces beaux vivants qui désigne sa tombe

Et la creuse, étendu, de la tête aux talons...

- Avons-nous vraiment dit parfois: "Le temps est long"

Quand nous étions étreints par l'attente et l'angoisse?

Mais eux, membres épars, noms légers qui s'effacent,

Histoire écrite avec le silence et l'espace,

Souterraine torpeur, le secret de chacun

A jamais enfoui dans le sol froid et brun,

Eux, dont vont se perdant la mémoire et la trace,

Eux, moins que la rosée et moins que le parfum!

 

- Mais non, vous n'êtes plus ni morts ni solitaires,

Buée aérienne et vigueur de la terre!

Vous ne vous dressez plus contre d'autres humains,

Bonté tragique, inerte et dissoute des mains!

Vous qui fûtes l'honneur, la douleur, le courage,

Jeunes corps à la fois épouvantés et sages,

Qui, voyant se lever vos meurtriers matins,

Etes tranquillement entrés dans le destin,

Morts émanés des bois, des routes et des plaines,

Vous qui contre la guerre à jamais protestez

Par le divin soupir des calmes nuits d'été,

Vous enseignez la paix, vous repoussez la haine,

Vous exigez qu'on croie à la bonté humaine,

Vous portez l'avenir sur vos coeur essaimés,

Infinité des morts, qui permettez d'aimer!...

 

La Guerre

(dans "Les Forces Eternelles", 1920)

 

 

Fin


 

Un jour, ils étaient là...

(poème de 1914 non repris dans son recueil de 1920, "Les Forces Eternelles")

  

O morts pour mon pays, je suis votre envieux...

Victor Hugo.

 

- Quel mortel n'a connu vos somptueux élans,

Passion de l'amour, unique multitude,

Danger des jours aigus et des jours indolents,

Orchestre dispersé sur les vents turbulents,

Rossignols du désir et de la servitude!

 

Mais pour que soient domptés ces iniques transports,

Nous irons aujourd'hui parmi les tombes vertes

Où les croix ont l'éclat des mâts blancs dans les ports;

Et nous suivrons, le coeur incliné vers les morts,

La route de l'orgueil qu'ils ont laissée ouverte.

 

Voix des champs de bataille, âpre religion!

Insistance des morts unis à la nature!

Ils flottent, épandus, subtile légion,

Mêlés au blé, au pain, au vin des régions,

Hors des funèbres murs et des humbles clôtures.

 

- Un jour, ils étaient là, vivants, graves, joyeux,

Les brumes du matin glissaient dans les branchages, 

Les chevaux hennissaient, indomptés, anxieux,

L'automne secouait son vent clair dans les cieux.

les casques de l'Iliade ombrageaient les visages!

 

On leur disait: "Afin qu'une minute encor

Le sol que vous couvrez soit la terre latine,

Il faut dans les ravins précipiter vos corps."

Et comme un formidable et musical accord

Ces cavaliers d'argent s'arrachaient des collines!

 

Ivre de quelque ardente et mystique liqueur,

Leur âme, en s'élançant, les lâchait dans l'abîme.

Ils croyaient que mourir c'était être vainqueurs,

Et les armées semblaient les battements de coeur

De quelque immense dieu palpitant et sublime.

 

Ils tombaient au milieu des vergers, des houblons,

Avec une fureur rugissante et jalouse;

Leurs bras sur leur pays se posaient tout du long,

Afin que, dans les bois,les plaines, les vallons,

On ne sépare plus l'époux d'avec l'épouse...

 

- O terre mariée au sang de vos héros!

Ceux qui vous aimaient tant sont une forteresse

Ténébreuse, cachée, où le fer et les os

Font entendre des chocs de sabre et des sanglots

Quand l'esprit inquiet vers vos sillons se baisse.

 

Plus encor que ceux-là, qui, vivants et joyeux,

Tiendront les épées d'or des guerres triomphales,

Ces morts gardent le sol qu'ils ramènent sur eux;

Leur pays et leur coeur s'endorment deux à deux,

Et leur rêve est entré dans la nuit nuptiale...

 

Le Rhin, paisible et sûr comme unlage avenir

Où s'avancent les pas de la France éternelle,

verse à ces endormis un puissant élixir,

Qui, dans toute saison, les fait s'épanouir

Comme un rose matin! sur la molle Moselle!

 

Exaltants souvenirs! O splendeur de l'affront

Par qui chaque être,ainsi qu'une foule qui prie,

Se délaisse soi-même, et, la lumière au front,

Vif comme le soleil qu'un fleuve ardent charrie,

Préfère aux voluptés, qui toujours se défont,

Le grand embrassement du mort à sa patrie!

 

Comtesse Mathieu de Noailles.

 

Vers écrits sur les champs de bataille d'Alsace-Lorraine.

(Le Journal, 2 novembre 1914)

 



12/05/2013
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