Delarue-Mardrus: Nos secrètes amours (1902-1905), publié en 1951.
Nos secrètes amours
1902-1905
"Quant à moi, j'aime les jouissances voluptueuses, - et mon sort est fait de bonté - de splendeur et d'amour."
Sapho
"...... yet, I Know
That in some hearts a wakening spirit cries
And strives for freedom; we are not so low
That there is none of us to scorn the rage
Of Caliban, and dare to drink his full
Of thy gold cup; and in this sad late day
There be some faithful found who dare to say:
"We need must love what is most beautiful."
Lord Alfred Douglas
Femmes élues
Comme un courant d'eau douce à travers l'âcre mer,
Nos secrètes amours, tendrement enlacées,
Passent parmi ce siècle impie, à la pensée
Dure, et qui n'a pas mis son âme dans sa chair.
Nous avons le sourire des blanches noces
Qui mêlent nos contours émouvants et lactés,
Et dans nos yeux survit la dernière beauté
Du monde, et dans nos coeurs le dernier sacerdoce.
Nous conduisons parmi les baumes et les fleurs
La lenteur de nos pas rythmés comme des strophes,
Portant seules le faix souverain des étoffes,
Les pierres et les fards, et l'orgueil des couleurs.
Nous sommes le miroir de nous-mêmes, l'aurore
Qui se répète au fond du lac silencieux,
Et notre passion est un vin précieux
Qui brûle, contenu dans une double amphore.
Mais parfois la lueur fauve de nos regards
Epouvante ceux-là qui nous nomment damnées,
Et l'horreur vit en nous ainsi qu'en nos ainées
Qui lamentaient les nuits dans leurs cheveux épars.
Elle
Toute entière et dans tout elle est blonde aux yeux bleus,
Ma proie !
Elle est blonde et docile à mon geste orgueilleux
Et pleine de douceur même au coeur de la joie.
Sous ma bouche salée encore par la mer,
Sa bouche
Est humide et glissante comme de l'eau douce,
Et telle est la blessure intime de sa chair.
Mais je ferme, par peur qu'elle ne soit mon rêve,
Les yeux,
Car si fort la prendraient mes bras impérieux
Que je la briserais du coup contre mes lèvres...
Pour toi
Toujours je me transforme et suis toujours la même
Comme la mer multiple et une d'où je sors,
Qui recule et se rue à jamais et quand même
Vers la possession des villes et des ports
Et des terres avec leurs prés et leurs bois tors
Qu'elle n'atteindra pas de son spasme suprême.
Car longtemps j'ai longé les vagues d'autrefois
Qui gardent le contour des sirènes en elles,
Et jeté dans le vent la force de ma voix,
Et pressé ma poitrine énergique et charnelle
Comme pour maintenir sous l'effort des dix doigts
Toutes les passions de mon âme éternelle.
- Ah! ne regrette pas l'horreur et la beauté
De la mer, demeurée au coeur de ma chair lasse !
Si, frénétiquement, mon désir te dépasse,
C'est que, brisant le sceau de notre humanité,
Mon être se débat sous le dieu qui l'embrasse !
Miroir
Je me regarde en toi comme jadis au fond
Des eaux douces des prés, ombreuses et dormantes,
Où naissait sans trembler mon mirage profond,
Comme une nymphe qui se baigne entre les plantes.
Car tu es douce ainsi qu'un reflet dans de l'eau,
Et tes yeux bleus sont mes yeux noirs devenus vagues,
Et tes lointains cheveux de rêve et de halo
Sont mes roux cheveux bruns réfléchis, et tes bagues
Sous le renvoi de mes chatons rouges et bleus...
Je te prendrai contre mon âme, si tu veux,
Puisque notre beauté diverse coïncide;
Puisqu'en toi j'ai trouvé, corporelle et lucide,
La nymphe qui troublait les eaux de mon passé,
Et puisque, sous l'argent défait des boucles blondes,
Ton corps entre mes bras péremptoires pressé,
Est demeuré subtil et fuyant comme l'onde.
Frisson
Mes cheveux sont sculptés comme du bronze froid
Sur mon front qui songe et qui penche,
Mais les tiens, si légers et blonds, O ma soeur blanche !
Sont comme une âme autour de toi;
Et quand, sans nous toucher, nous rapprochons nos têtes,
C'est un intangible baiser
Où la chair entre nous ne vient pas imposer
Sa possession imparfaite...
Ah ! laissons ces moments où je sanglote et ris
Contre ton corps chaud qui me serre,
Et, mêlant nos cheveux pleins d'ombre et de mystère,
Aimons-nous comme des esprits !
Tes cheveux
Voici déjà le jour qui tombe
Tandis que ton visage est penché sur le mien;
Et dans l'ombre douce qui vient,
Tes cheveux d'argent blond paraissent d'outre-tombe...
Voici déjà le jour qui tombe.
Le premier fantôme du soir
Va sourire à travers la coiffure spectrale,
Et tu seras ma Muse pâle,
Ma désillusion, mon rêve sans espoir,
Le premier fantôme du soir...
- Tes cheveux pleins d'âme et de brume,
Ah ! penche-les sur moi dans le soir solennel !
C'est mon pays originel
De vent, de peur, de froid, de tristesse, d'écume,
Tes cheveux pleins d'âme et de brume !
Empreinte
Tes cheveux sont restés au fond de mon regard
Comme un souvenir de clair de lune,
Et j'aime cette tache importune
Qui se pose partout et reluit dans le soir.
C'est un spectre qui suit, en vacillant, ma vie,
Et qui ne pourra plus s'effacer...
- Ah ! puissé-je vivre et passer
Avec ta chevelure au coeur, épanouie !
Ne sois pas...
Ne sois pas triste près de moi !
Ma tristesse
Te dépasserait mille fois,
Car en moi la douleur est la corde maîtresse.
Ne sois pas seule près de moi !
Ma solitude
Te dépasserait mille fois,
Car je vis sur le bord de cette vastitude.
Ah ! ne sanglote pas sans moi,
Il fait si froid!...
Mais unissons l'horreur native de nos âmes,
Et désespérément, brûlons comme deux flammes !
Fugue
Ton âme d'eau fuyante et mon âme de soif
S'uniront-elles ?...
Au coeur de nos fêtes charnelles,
Que ne puis-je te prendre et boire en un baiser,
Mon corps sur ton corps est posé,
Je me penche...
Ton âme d'eau fuyante et mon âme de soif,
Où trouver le baiser double qui les étanche ?
Que ne puis-je te prendre et boire en un baiser ?
Comment nous joindre,
Si, telle qu'une source agile tu t'enfuis
Dès que tu vois mon âme poindre ?
Eau claire, ah ! je voudrais te boire ! ! je ne puis !...
- Au coeur de nos fêtes charnelles,
Ton âme d'eau fuyante et mon âme de soif
S'uniront-elles ?
Sanglot
Le souvenir dansant de toutes tes aimées
Rôde en silence auprès de mon coeur plein d'effroi.
Malgré la nuit de joie et ses portes fermées,
Je ne suis pas seule avec toi.
Doucement prise au pli sublime des étoffes,
Ma sombre passion gémit dans tes genoux;
Mais, au rythme muet de nos charnelles strophes,
Gomorrhe brûle autour de nous !...
Je ne pleurerai pas le remords des damnées.
Je pleurerai de voir, trésor irrespecté,
Dans tes mains sans ferveur et sans virginité
Toutes mes richesses données...
Urbs illa
Sous le rire et sous la tristesse de ta chair
Si lasse du baiser sans infini des femmes,
En me penchant sur toi j'ai découvert ton âme
Comme la splendeur d'or, de porphyre et de fer
D'une ville engloutie intacte sous la mer.
Ah! donne-moi les clés des portes de la Ville !
Et seule et gravement je m'y reposerai,
Et celles qui, dans l'eau, viennent jouer en file
Noueront sans le savoir leurs danses puériles
Sur la cité debout dans ses angles dorés.
Sombrement
Les grandes orgues de Novembre
Grondent par toute la maison
Et je suis seule dans la chambre
Avec mon rêve et ma maison.
Le jour tombe. Je suis assis
Les paumes sur mes yeux d'amant
A sentir passionnément
Mon coeur qui sanglote et se brise...
O toi qui me fais tant souffrir
Malgré mon orgueil qui le nie,
Puisque mon coeur n'a pu mourir,
Puisqu'il crie encore, sois bénie !
Malgré
Malgré la pointe, aux coins de ta bouche de femme,
Du sourire mauvais d'un Lorenzaccio,
Mes yeux, où vit la flamme obscure de mon âme,
Feront baisser tes yeux troubles comme de l'eau.
- Je brûlerai ton rire et tes yeux ! Mes mains sûres
Prendront ton coeur plein de passé comme d'un mal,
Et je regonflerai toute la flétrissure
Sous mon souffle à jamais puissant et virginal.
Tu sentiras sur toi la force de mes poignes
A travers la douceur des dix ongles dorés,
Et de tout mon amour qui maîtrise et qui soigne,
Je te posséderai ! je te posséderai !...
L'amante marine
Je hantais, par des soirs de songe et de douleur,
Le désert maritime et rocailleux des grèves,
Toujours criant, hélant la sirène ma soeur.
E mes bras étaient pleins de la force des sèves
Printanières par qui se gonflent les bouleaux,
Et mon front s'inclinait sous le faix de mes rêves.
Et jamais ne venait à moi du fond des eaux
Et de l'ombre, tordant à sa nudité pâle
Ses cheveux ruisselants de sel et de joyaux,
Celle, pensive, lente et septentrionale
Qui m'eût enfin souri de son visage clair
Et par qui mon désir eût apaisé son râle,
Dont les poulpes parlaient, plus doux que de la chair,
Et les vagues s'enflant vers moi comme des hanches,
Et tout le rythme, et tout le spasme de la mer...
Mais debout devant moi tu souris et penches,
Et voici déborder mes sanglots orgueilleux
Sur tes seins redressés et dans tes paumes blanches.
Enchevêtrés aux fils légers de tes cheveux
Demeurent des matins marins voilés de brume;
Deux gouttes d'eau de mer sont au fond de tes yeux;
Tout le long de ton corps je retrouve et je hume,
Sous tes vêtements pleins de flux et de reflux,
Le parfum d'infini du sable et de l'écume;
Tes doigts sont surchargés de chatons surperflus,
Ton col est trois fois ceint de perles et de pierres...
Ah ! je ne crierai plus, je ne hélerai plus !
Les vagues écoutaient dans le vent mes prières
Profanes, la marée a pris pitié de moi,
L'horizon a comblé mes mains tristes et fières.
Et j'a tendu les bras et je t'ai reconnue,
Pour l'épousée en pleurs de mon rêve béant,
La soeur de ma beauté passionnée et nue.
O toi tout mon pays de tristesse et de vent,
Toi tous mes flots roulant des nudités de femmes,
Toi le glauque baiser du natif océan,
Toi le bonheur, l'horreur, l'énigme de mon âme !...
Contradiction
Ma jeunesse passait, souriante et funèbre,
Attendant les bonheurs qui nous viennent trop tard,
Et, devant moi, mes yeux plus noirs que la ténèbre
Répandaient l'ombre en feu de leur grave regard.
Je cherchais en silence une âme, mon aînée,
Qui me pliât sous un baiser prodigieux,
Et des yeux plus obscurs encore que mes yeux
Où sombrerait ma vie âpre et passionnée.
Un désir d'émouvante et fatale pâleur
M'attirait vers de lourds parfums, vers des mollesses,
Vers un noir océan, vers une nuit de tresses
Défaites, où rouler, où plonger jusqu'au coeur...
Quand je voulais la proie à jamais abattue
Sous mes dix ongles d'or crispés jalousement,
Celle à qui je pourrais, géniale et tétue,
Donner enfin mes sens impérieux d'amant,
Pourquoi devant mes yeux qui dévoraient le monde
Vins-tu, blanche et flexible en souriant un peu,
Clignant, sous ta crinière indiciblement blonde,
Tes cils froids où s'aiguise un regard dur et bleu ?
Pourquoi vins-tu, si dissemblable de mon rêve,
Jeter ton doux ricanement à mon sanglot,
M'apporter ton amour si durable et si brève
Qui demeure et s'enfuit ensemble comme l'eau ?...
Cet inquiet baiser qui jamais ne s'attarde,
Souhaiterais-je en nourrir mon désir emporté ?
Ai-je rêvé sentir sur mon âme hagarde
La danse de ton vice et de ta vérité ?
T'ai-je appelée, O toi qui n'es pas le mensonge
Que j'implorais, pour qui j'ouvrais si grands mes bras,
- Réalité que j'aime et ne possède pas,
O plus chère et plus décevante que mon songe ?...
Retour
Quand je te quitte au soir avec le feu de forge
De mon coeur qui flamboie et bat dans le vent froid,
Le goût de mes sanglots me reste dans la gorge,
Ta beauté toute nue est encore sur moi
Et l'horreur et l'effroi de ma béatitude
Où l'orgueil fut vaincu par la sensation
Emportent furieusement ma passion
Vers un rêve d'obscure et dure solitude.
- Ah ! pouvoir m'en aller par la rue et la nuit
Avec mon seul coeur plein du regret et de ma joie,
Ah ! m'en aller pressée et ricanante, en proie
A mon mal, sous un ciel d'où la lune s'enfuit !
M'en aller, m'en aller, noire comme une veuve
Et violente et triste à mourir, à mourir !
Avec soudain le goût sinistre de courir,
Le long des ponts, vers l'eau tentatrice du fleuve !
La Bête
Nous pencherons sur toi notre corps et notre âme,
Bouche intime, nudité de la nudité,
Tendre et mystérieux repli de la beauté,
Rose coquille où vit la passion des femmes !
Lorsque, pour t'adorer, nous plions le genou,
L'odeur de tout l'amour exalte nos narines,
Et, sous notre baiser, ton plaisir a le goût
Des goémons mouillés et des bêtes marines,
Toi de chair délicate et crue, étrange coeur
Du monde, rétractile et secrète gencive,
Bête terrible, bête au guet, bête lascive,
Bête éternelle, - O joie !... O douleur !... O douceur !...
Possession
Un frôlement suffit pour abattre ma force,
Un frôlement de mon amante.
Quand sa bouche frémit sur ma bouche dormante,
Son baiser entre en moi comme une la me torse.
Mais, par certaines nuits, si nous couchons ensemble,
Je ne suis plus rien qu'une proie
Qui se débat contre elle et rit et pleure et tremble,
Et va mourir de joie, et va mourir de joie !...
Elle est belle... Je l'aime... Ah ! quelle chose au monde
Pourrait m'arracher d'elle
Qui tendît à jamais cette corde profonde
Dans mon âme d'orgueil si sombre et si charnelle ?...
Ombre
En robe de deuil et sous ton chapeau sombre
Où luit la tache de lune de tes cheveux,
Demeure avec moi, sans lumières, si tu veux
Enchanter mon amour saturnien de l'ombre.
Je ne te vois que lorsque s'en vont tes contours
Absorbés par le clair-obscur propice
Où, seul, un coin de bouche accuse un maléfice
Railleur, sous ton profil comme au temps des Cours,
Où tes yeux bleus troublés qui toujours fuient la gêne
Du morose grand jour me fixent enfin,
Pleines de la vérité de leur vice sans fin
Triste et grand comme un rêve et sans honte et ni haine...
Ainsi, tu seras le premier spectre du soir,
Et je possèderai cette imprécise dame,
Noire parmi des lys respirés sans les voir, -
En un baiser muet plus profond qu'une lame.
Furieusement
Je veux te prendre, toi que tiens haletante
Contre mes seins, les yeux noirs de consentement;
Je veux te posséder comme un amant,
Je veux te prendre jusqu'au coeur !... je veux te prendre !...
Ah! rouler ma nudité sur ta nudité,
Te fixer, te dévorer les yeux jusqu'à l'âme,
Te vouloir, te vouloir !... Et n'être qu'une femme
Sur le bord défendu de la félicité !...
Et m'assouvir d'une possession ingrate
Qui voudrait te combler, t'atteindre, t'éventrer,
Et qui n'est rien qu'un geste vain d'ongle fardé
Fouillant de loin ta chair profonde et délicate !...
Portrait
Une clarté blanche en des habits sombres,
des traits durs raillés par une douceur
D'yeux bleus, de cheveux presque sans couleur,
Ma garce blonde,
Des ordres jetés d'une voix de songe,
Une bouche fraîche au rire rouillé,
Un regard pervers mais jamais souillé
Par le mensonge,
Au rythme dansant des hanches flexibles
Un vice natif qui pleure et qui rit,
Impudique rêve et dernier grand cri
Vers l'impossible,
Un désir tout prêt pour toutes les belles
Ne pouvant finir qu'en se contentant,
Vérité d'un coeur qui, d'être inconstant,
Est seul fidèle,
Une coupe froide en laquelle abonde
Tout ce vin brûlant d'intime anarchie,
- Ma joie et mon mal, ma mort et ma vie,
Ma garce blonde !...
*******
Le dangereux désir
1
Viens ce soir sur la berge où rampent les eaux riches
De reflets isolés plus rouges que du sang;
La seine a des profils sinistres de péniches
Et tout l'air des bas-fonds d'un Londre menaçant.
Je te tiens au poignet, mal vêtue et perverse,
Blonde, blonde !... et britannique terriblement...
N'imagines-tu pas, dans ce vent plein d'averse,
Qu'il pourrait arriver un sombre événement ?
N'attends-tu pas de moi quelque mauvaise absence
Où le geste brutal qui tourmente mon poing
Me jettera sur toi, pâle de jouissance,
Pour t'assommer à coups de caillou dans uncoin ?
Qui sait si tel sursaut d'origines douteuses
Ne me fait pas un sang de garce ou d'assassin,
Ce soir, devant ce fleuve et dans cet air malsain
Où gronde la douleur des usines fumeuses ?
Pourquoi m'avoir parlé si longtemps de ton mal
Poétique et pervers de riche détraquée,
Sans voir quelle prunelle obscure d'animal,
Brillait dans la douceur de mes cils embusquée ?...
- Ah- laisse-moi ! Va-t-en ! Je me retournerai
Contre toi tout à coup, les yeux noirs d'anarchie,
Pour te frapper, pour t'écraser ce coeur doré
En face du malheur éternel de la vie !...
II
A quoi bon tout cela, puisque la vie est autre ?
Il vaudra toujours mieux n'avoir rien dit ni fait.
Ma colère subite et profonde d'apôtre,
Je l'oublierai, je la renierai, s'il te plaît.
Voici l'ombre odorante et la douceur des choses;
Je retombe dans les coussins dont j'ai médit.
Ah ! sombrer dans la joie et rouler dans les roses,
Et ne plus rien savoir que le bonheur du lit !
Penche-toi sur mes yeux où le regard trépasse,
Où e veut tout un long désir de velours noir.
Je m'abandonne et m'affaiblis, je me sens lasse
Contre tes seins vivants et tièdes dans le soir.
Que, lentes, la richesse et la douceur de vivre
Nous balancent au fond d'un suprême hamac
Et que notre âme en nous repose comme un lac
Jusqu'à l'heure aux yeux durs de se prendre et d'être ivres.
- Comment me souviendrais-je encor du sanglot
Rauque et du cauchemar plein d'averse des berges,
Lorsque baignent tes bras, tes hanches, tes seins vierges,
Dans cette étoffe bleue et douce comme une eau ?
A genoux devant toi, toute blancheur, j'abjure
Les ténèbres qui nourrissaient mon rêve amer:
Je ne veux plus porter en moi comme blessure
Que le génie ardent et profond de la chair !
Revenir au matin, maigre, avec les reins vides
Et le regard fiévreux des bêtes en amour;
Ne plus rien désirer qu'un sommeil noir et lourd
Où se reposeraient les membres invalides;
Se sentir pâle jusqu'au coeur; avoir des yeux
Qui gagnent lentement et dévorent les joues,
- elle, souvent, je sors des deux bras que tu noues
Sur ma vie, O perverse et si blonde aux yeux bleus !
La force de mes bras cherche encore ton corps,
Et je me nourris d'ombre et de béatitude,
car l'absence te rend douce comme la mort,
Comme le songe, le passé, la solitude.
Serais-tu là ce soir comme je le voudrais,
- Moi qui pense de loin pouvoir te prendre toute, -
Que nos coeurs se tairaient profondément, sans doute,
Ne pouvant se comprendre et se parler de près.
Et je pleure d'effroi devant cette impuissance
Où sombrent tout effort et tout désir humains,
Sachant bien que, tenir tes deux mains dans mes mains,
Est moins proche de mon bonheur que de ton absence...
Doucement retrempée au charme de l'absence,
Tu reviendras au clair d'un matin triomphant,
Et nous nous étreindrons dans la grande innocence
Du retour, qui nous donne un coeur joyeux d'enfant.
Alors, près de cette eau troublée et glauque,
Je sentirai qu'en moi s'éveille l'âme rauque
Des garces et des gars manieurs de surins
Qui peut-être ont porté ma race dans leurs reins,
Le long des berges d'herbe où les usines grondent;
Car moi, je sors de la foule profonde,
Et sais-je ce que je suis, ce que je peux ?...
- Mais, O ! dans l'ombre où vont ton rire, tes cheveux
Et tout le frisson de mon âme,
Le bel et bref éclair que ferait une lame !...
Corps à corps... Nos désirs brûlent, nos bouches s'offrent,
Mais nous ne voulons pas sentir toute la joie.
Seins contre seins à travers les étoffes,
Viens ! Gardons entre nous ces laines et ces soies.
Tes yeux fuient mon regard; ta tête se dérobe;
Nos mains rôdent le long des robes.
Respirons de tout près l'âme de ce baiser
Que nous ne voulons pas, ce soir, réaliser.
Sens-tu comme nos genoux tremblent ?
Ah ! ce désir des hanches amoureuses !
Ah ! céder !... Défaillir ensemble !... Mourir !... Prendre !...
- Cherchons nos doigts; tâchons d'unir nos pauvres creuses.
Des profondeurs, en nous grandissent, inconnues;
Etreignons-nous au moins de toutes nos mains nues.
Ma bouche sent déjà la forme de ta bouche;
Mais nous reculerons avant qu'elles se touchent,
Pour que nos sens cabrés souffrent l'ardent joie
De s'être, en sanglotant, arrachés de leur proie !
Ton baiser, sa douceur terrible, tout l'émoi
De ton corps qui fuit et qui cède
Si profondément me possède
Qu'en te quittant, je sens ta forme vivre en moi.
C'est elle qui se berce à mes étroites hanches,
Qui gonfle mon torse ambigu,
Qui luit à mon orteil aigu,
Arrondit mes genoux et creuse mes mains blanches.
Et j'aime porter à mon front rougissant
L'inquiétude et l'insolence
De me souvenir en silence
Sans qu'on puisse savoir que je t'ai dans le sang.
Toi, de vice rêveur et de témérité,
J'aime que, dans la dure, impudique lumière,
Tes yeux fuyants, tes yeux mouillés, tes yeux d'eau claire
Portent la gêne en eux de leur sincérité.
Ils ne vivent qu'à l'ombre ou dans le crépuscule,
Tes yeux !... Or, la nuit tombe: Ouvre-les, tes yeux gris,
Tes yeux bleus ! Ouvre-les sur la noire macule
De la pupille éclose au centre des iris !
J'y verrai la couleur d'abîme de ton âme,
Je les regarderai jusqu'au fond, si je puis,
Et je croirai pencher toute ma peur de femme
Sur le vertige obscur et ruisselant d'un puits...
Egayons-nous; je veux ton rire faible et rauque
Où j'écoute l'écho de ton secret passer,
Ton rire aussi rouillé que ton regard est glauque
Et qui sanglote ainsi qu'un violon blessé.
Je l'aime. Il est ton être atteint sans qu'on le voie,
Tout ce qui vit en toi de profond et d'amer;
Je l'aime. Il est chargé d'insulte pour la joie
Et de mépris pour ceux qui n'ont pas tout souffert.
- Viens près de moi, ma folle, et ris contre ma bouche !
Et je boirai ton rire étrange et fraternel
Ainsi qu'une gorgée au goût trouble et charnel
Prise au vin dangereux de ton âme farouche...
Par ces nuits de damnable, impossible désir
Qui tourmentaient mes sens et creusaient mes vertèbres,
Pourquoi m'as-tu permis l'ironique plaisir
De me rouler sur toi longtemps dans les ténèbres ?
Ainsi, devant l'abîme ouvert de ton amour,
J'ai sangloté l'horreur de n'être qu'une femme,
Et j'ai vu ta blancheur renaître au petit jour
Sans t'avoir possédée entière et jusqu'à l'âme...
Ah ! quitter au matin ton corps d'ambre et de lait
Plus flexible qu'un fauve heureux qui se recouche,
Emportant la douleur du baiser incomplet
Et toute la saveur de l'amour dans ma bouche !
Je veux rester dans mes coussins tout aujourd'hui,
Seule à goûter, muette et presque inanimée,
L'heureux éreintement de t'avoir trop aimée
Et d'avoir énervé tes sens toute la nuit.
Je sentirai profondément que ma jeunesse
Est à présent un fruit mordu dans sa fraîcheur
par cet amour de toi qui me creuse et me blesse
Et laissera sa marque au meilleur de mon coeur.
Et je rirai tout bas, folle, cernée et blême
Du désir de ma bouche humide et de mes doigts,
Et de savoir mon âme enrouée elle-même
Irréparablement, en moi, comme une voix...
Mon enfant, ma blanche douceur,
Je te quitte ce soir comme à l'accoutumée...
- Ah ! ne devine pas encore, bien aimée,
Quel adieu sanglotant ce soir est dans mon coeur,
Quelle porte s'est refermée !
Trop de passés sont entre nous
Et ton âme jamais n'épousera la mienne.
Puisqu'il ne se peut pas que rien ne nous souvienne,
Désunissons nos bras enlacés à nos cous,
Retourne à ton amour ancienne.
Le souvenir est plus que moi...
- Debout, je piétinais ma grande lassitude
Pour suivre ta beauté passante au regard froid.
Mais voici: je reprends, ce soir, ma solitude,
La route de ma solitude.
Tu n'étais pas pour moi... Jamais
Je ne romprai le sceau de songe et de silence
Qui fermera ma bouche à l'amour, désormais,
Car je retrouverai l'horreur et l'opulence
De l'autrefois sans espérance.
Souris en me quittant, ce soir,
Et donne-moi tes mains, et donne-moi ta bouche.
- Mais que ton tendre corps doucement se recouche,
Toi qui ne peux sentir, squelette dans le noir,
Quelle mort se penche et te touche.
Pauvres adieux dont on revient
sans avoir pu lâcher son bien
Parce qu'on a besoin d'adorer quelque chose
Parce que la vie est mauvaise et morose...
Après tout, je te prends comme je prends la vie.
Elle a aussi, c'est une drôlesse
Avec de bons moments, suivis
De mauvais, qui pour la plupart du temps vous blesse,
Mais que jamais pourtant on ne laisse.
Toi, mon enfant, tu m'as fait à la longue
L'âme d'un amoureux sceptique et fatigué
Allant vers toi, ni triste ni gai,
Comme vers une belle bête blonde
Dont on peut sans fin se griser,
Quoiqu'elle s'énerve et se rebiffe
Et vous fasse mal de toutes ses griffes...
- Mais si bonne à mordre et baiser !
Peut-être que tu valais mieux,
Peut-être que je valais mieux,
Mais on s'est fait si vieux, si vieux.
Je veux tous mes coussins et que ma main te flatte,
Toi qui te couches contre moi comme une chatte.
Mes yeux font sur ma joue une ombre délicate:
Les baiserais-je avec des rires puérils
Pour te rendre amoureuse un instant de mes cils ?
- Viens ! ce sera si bon, au jour tombant, sans lampe,
D'oublier un moment, la bouche sur ta temps,
Ton regard où ton âme a mis sa forte trempe,
De murmurer dans tes cheveux tout doucement,
Et de n'être plus rien que ton petit amant !...
Quand je te vois, je sens qu'en moi tout est obscur,
Je ne me comprends pas moi-même.
Mais que je t'aime,
Cela seul est sûr et bien sûr.
De tout mon être sombre et troublé je t'admire
Pour ton âme de vérité,
Pour la clarté
De tes yeux et de ton sourire.
Je vois en toi, petite et frêle, la rançon
Du monde renégat et lâche
Qui juge ou cache
Tout l'instinct et tout le frisson.
- A ton vice et ton égoïsme, mon estime !
Généreuse et folle qui es
Ce que tu es
Sans pose, sans honte et sans frime !
- Sois fantasque ! Ris méchamment dans tes cheveux !
Tu peux me faire tout et pire:
Mais tu ne peux
Empêcher que je t'aime, et t'estime et t'admire.
Je connais l'angoisse de voir
Sa taille se cambrer dans mes mains insensées,
Ses yeux bleus qui tournent au noir,
Son sourire vaincu, ses narines pincées,
- Et de vouloir l'étreindre et de ne pas pouvoir.
Je mourrai de son corps qui se donne et qui ploie;
Je mourrai de sa profondeur
Etroite et douce ainsi qu'une amphore de joie,
Et que je ne puis pas blesser comme une proie
Sous mon baiser dominateur.
- Sur ton funèbre lit d'ivresse et de douleur,
A jamais dévouée à ton spasme terrible,
Je mourrai de ton mal,. Impossible, Impossible !...
Avec tous les sanglots de Sapho sur le coeur !
Renverse-toi que je prenne ta bouche,
Calice ouvert, rouge possession,
Et que ma langue où vit ma passion
Entre tes dents s'insinue et te touche:
C'est une humide et molle profondeur,
Douce à mourir, où je me perds et glisse;
Où mon désir s'enfonce jusqu'au coeur...
- Ah ! puisse aussi t'atteindre au plus sensible,
dans son ampleur et son savant détail,
Ce lent baiser, seule étreinte possible,
Fait de silence et de tiède corail;
Puissé-je voir enfin tomber ta tête
Vaincue, à bout de sensualité,
Et, détournant mes lèvres, te quitter,
Laissant au moins ta bouche satisfaite !...
Je n'ai pu contenter mon âme inassouvie
Avec toute la vie.
Je n'ai pu contenter mon corps inapaisé
Avec tout le baiser.
Le désir éternel qui gémit dans mon être
N'a pas trouvé son maître.
Et rien ne fera taire en mon âme et mon corps
La voix qui crie: Encore !... Encore !...
Les lys tachetés que tu préfères
Avec leur vénéneuse odeur
A ceux-là dont l'intime et verte blancheur
Roule un peu de rosée éparse en gouttes claires,
Berce-les, ces lys, contre tes seins,
Et passe avec ta molle robe
Immaculée, où tout de toi se dérobe
Et paraît, tour à tour, en nus contours succincts.
Passe avec ta chevelure étrange
Comme un clair de lune en plein jour,
Ton cou fin plus rond qu'une petite tour,
Ton rire - et tu seras un bel et mauvais ange,
Toi qui d'un effroi toujours pareil
Fuis le jour qui t'offusque et te blesse,
Comme si, cherchant ton regard qui se baisse,
La face de Dieu même était dans le soleil !
La pluie avec l'odeur de la terre mouillée,
Par la fenêtre ouverte au soir sur le printemps;
Toi quiviens de partir... Et voici l'ancien temps
Qui se réveille en moi comme une âme oubliée.
La pluie a détrempé, ce soir, tous les jardins
Romantiques qu'aimait ma belle adolescence,
Et j'abreuve ma soif à cette renaissance
Qui brave le présent aux pouvoirs anodins.
Ma bouche où tremble encore ta caresse trop brève
Te regrette, et je geins avec des membres las.
Malgré tout, pour un soir, je ressemble à mon rêve...
- Regretter un baiser, c'est le meilleur, hélas !
Si tu viens, je prendrai tes lèvres dès la porte,
Nous irons sans parler dans l'ombre et les coussins,
Je t'y ferai tomber, longue comme une morte,
Et, passionnément, je chercherai tes seins.
A travers ton bouquet de corsage, ma bouche
Prendra leur pointe nue et rose entre deux fleurs,
Et t'écoutant gémir du baiser qui les touche,
Je te désirerai, jsuqu'aux pleurs, jusqu'aux pleurs !
- Or, les lèvres au sein, je veux que ma main droite
Fasse vibrer ton corps - instrument sans défaut -
Que tout l'art de l'Amour inspiré de Sapho
Exalte cette chair sensible intime et moite.
Mais quand le difficile et terrible plaisir
Te cambrera, livrée, éperdûment ouverte,
Puissé-je retenir l'élan fou du désir
Qui crispera mes doigts contre col inerte !
J'ai porté ton amour au coeur comme un couteau,
Il ne m'a pas laissé même de cicatrice.
La solitude en moi revient, dominatrice:
Peut-être t'ai-je aimée ou trop tard ou trop tôt.
Maintenant l'amitié, plus triste que la haine,
Sans doute pour toujours nous unit sans frisson.
Tes yeux ne brûlent plus mon âme de garçon,
Et je te tiens la main sans plaisir et sans peine.
Mon désir s'était pris aux fils de tes cheveux.
Mais ta proie est perdue, et plus rien ne t'en reste
Qu'une âme sans élan dans une chair sans geste.
L'amour est mort: demeure... Ou va t'en si tu veux.
Je ne pense jamais à toi
Autant que dans les bras des autres.
Je leur jure à grands mots mon amour et ma foi,
Et, sans rire, j'entends leurs petites patenôtres.
Elles sont la douceur de la lune de miel,
Mais toi mon souvenir mauvais, toi ma Rancune,
Aucune ne saura jamais, aucune,
Ton divin superficiel.
Elles ne veulent pas comprendre que je joue,
Que j'aime simplement la rose de leur joue,
L'intelligence de leur corps,
Et que le reste m'est égal, si fort, si fort !...
Toi, chère blonde inexpliquée, inexplicable,
Par laquelle je fus un enfant malheureux,
Tu jetas à jamais entre nous deux le câble
D'un seul de tes légers, ténus, si blonds cheveux.
Ce fil infini qui m'attache,
Quand les femmes m'ouvrent leurs bras,
Elles ne le voient pas et ne savent pas...
- Mais toi, je ne veux pas non plus que tu le saches.
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