Nouveaux poèmes de guerre (dans Souffles de tempête, 1918)
Poèmes de guerre extraits de
Souffles de tempêtes (1918)
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Certains de ces poèmes furent publiées dans diverses revues entre 1914 et 1918. D'autres étaient inédits.
VII
LA GUERRE
BALLADE DU MOBILISÉ
Le garçon s'en revient des champs.
Il mène la haute charrette
Où la récolte, en tas penchants,
Va vers la grange toute prête.
C'est le beau mois de la moisson.
Le garçon, légèrement ivre,
A sur la bouche une chanson
Qui dit tout son bonheur de vivre.
Devant le premier des hameaux
Il entend le tambour qui sonne
Et, soudain arrêté, frissonne,
Doutant s'il a compris ces mots :
"Amis, la guerre est déclarée,
Que chacun rejoigne son corps.
Venez tous en troupe serrée,
A nous les jeunes et les forts !"
Aussitôt une sainte transe
S'empare en même temps de tous ;
Un seul cri dit : "Vive la France !
L'Alsace et la Lorraine à nous !"
Le garçon a repris sa route
Au pas pesant de ses chevaux.
Son âme se soulève toute
Et s'élance par monts et vaux.
A la ferme, il entre : "Mon père,
Ma mère, et toi, ma soeur, je pars.
Voici l'heure des grands départs,
Vive la France ! C'est la guerre !"
Après la première stupeur,
Chacun l'embrasse,
Mais lui, garçon de bonne race,
Leur dit : " Je reviendrai vainqueur !
"Au revoir, ô ma belle ferme,
Au revoir, ô miennes et miens !
Après avoir combattu ferme,
Dans quelques mois je vous reviens.
"Toi, mère, et toi, ma soeur Marie,
Pour moi récitez un Ave.
Allons, enfants de la Patrie,
Le jour de gloire est arrivé !"
Honfleur, 5 août 1914.
AU ROI ALBERT Ier
Puisque c'est votre fête, Albert, premier du nom,
Roi des belges, ce soir c'est aussi notre fête.
Te Deum ! Au géant vous avez tenu tête,
Vous avez, à la force, osé répondre : "non ! "
Vous avez déclaré "Je ne veux pas de maître ! "
Malgré le fer, le feu, l'horreur, le désarroi.
Vos peuples ont perdu leur cher pays, peut-être.
Qu'importe le pays ? Vos peuples ont un roi.
Ils ont un roi pareil aux plus grands de l'Histoire.
Les nations l'ont vu la fronde dans la main.
Ce David a visé le Goliath germain,
Ce jeune front royal s'est couronné de gloire.
Son souvenir, un jour, rejoindra les héros
Que l'on voit figurer sur les belles images.
Il ira se mêler, un jour, aux personnages
Qui vivent, fabuleux, dans l'éclat des vitraux.
Roi de Légende, au loin la France carillonne,
La France chante et pleure et s'exalte pour vous,
Et la france est flamande et la France est wallonne,
Car vous l'avez aidée à foncer sur les loups.
Elle sait que c'est vous, dressé comme une barre,
Qui l'avez préservée en offrant votre corps,
Et que ses ennemis, horde à jamais barbare,
Ne se sont attardés qu'en passant sur vos morts.
L'amour se simplifie au feu, comme la haine.
En cette heure de gloire, en cette heure d'effroi,
La France, Albert 1er, cette républicaine,
Vous crie à pleins poumons, ce soir : "Vive le Roi ! "
LE DRAPEAU
Le drapeau de la paix, tricolore blason,
Que bénévolement il pendait sur nos villes !
Fixe et calme il gardait, noires foules civiles,
Le monument et la maison.
Aujourd'hui, furieux, bondissant, militaire,
Il est le drapeau de la guerre,
Et c'est son claquement qui remplit l'horizon.
Or, ce n'est qu'un lambeau flottant d'étoffe teinte,
Ce n'est qu'un peu de linge et qu'un peu de couleur.
Et pourtant c'est pour lui ia jeunesse meurt,
Pour lui le fer, le feu, les balles, le canon,
Pour lui tout ce qu'on tue et tout ce qu'on éreinte.
Bleu, blanc rouge, il appelle, et les hommes sont fous.
On quitte les outils, on quitte les pensées.
Tout brûle au loin. Les cathédrales sont blessées.
La pierre et la chair ont des trous.
Quiconque n'est pas mort, en saignant se relève.
On dirait qu'il n'est plus qu'un rêve :
Celui de recevoir et de donner des coups.
Toi qui conduis au vent l'aventure brutale,
Tu sais bien cependant vers quel but nous courons.
Nous te suivons, drapeau, pour sentir sur nos fronts
Flotter ta grande aile idéale.
L'un dit : "C'est ma ferme au toit gris !..."
L'autre dit : "C'est moi-même !..." Et l'amour chante ou râle.
L'amour, l'obscur amour qui fait un grand pays,
L'amour de la maison et l'amour de la terre,
L'amour qui fait la paix, l'amour qui fait la guerre,
Votre amour, héros inouïs
Qui pour mourir, quittez le blé, l'orge et le seigle,
Parce qu'on vous a dit qu'une aigle
Au lieu des trois couleurs, garderait vos taillis.
O drapeau ! Va devant ! La France fière et forte
Te suit au rythme sourd des millions de coeurs.
O drapeau ! Nous savons où vont les trois couleurs !
L'invisible main qui te porte,
Nous la reconnaissons ! La victoire aux seins droits,
Bouche béante et hampe aux doigts,
Contre l'envahisseur court, en hurlant : "Qu'il sorte !"
Linge blanc qui d'azur et de sang te repais,
Bleu, blanc, rouge drapeau, fils de la Marseillaise,
Se pourra-t-il jamais que notre amour se taise,
Ame de nos labours épais ?
Va ! Pour te voir flotter au-dessus des batailles,
Nous marcherions dans nos entrailles,
O drapeau de la guerre, ô promesse de paix !
CROIX ROUGE
Pour nous incliner, toutes blanches,
Sur nos soldats rouges de sang,
Nous avons relevé nos manches
Avec un geste caressant.
Ils ont connu notre sourire,
Et nous avons connu le leur.
Quelque chose qu'on ne sait dire
Vit entre nous comme une fleur.
Les brutalités de la guerre
Ont créé ce miracle-là.
Tous les canons et leur éclat
Devant ceci doivent se taire.
Loin de nos fils, frères, maris,
Loin de leurs mères, filles, femmes,
- O parfaite entente des âmes ! -
Le sang et les pleurs sont taris.
Là-bas, des furieux s'empoignent,
Ici tout est calme et ciel bleu.
Il n'y a que femmes qui soignent
Et qu'hommes revenant du fe.
Plus de classes, plus de barrière,
Le pays n'a plus qu'un seul coeur.
O mon frère, je suis ta soeur,
Toi le soldat, moi l'infirmière.
Nous nous aimerons toujours bien,
Quand la guerre sera finie.
Que la guerre soit donc bénie,
Puisqu'elle a forgé ce lien.
Charmant petit soldat de France,
Reconnaissant, respectueux,
Ne regrettons pas la souffrance.
Nous nous sommes compris... Tant mieux !
AUX GARS NORMANDS
Les beaux boeufs, la belle haie
Et la mer au bout du pré,
Et le ruisseau qui s'égaie
Des couleurs du ciel miré,
La ferme grasse et fleurie
Où tout est si bien rangé,
C'est tout cela, la patrie,
Oui, la patrie en danger !
Sois-tu maître ou gars de ferme,
Lève-toi paysan ! Cours !
D'un coeur haut et d'un bras ferme,
Il faut sauver les labours.
Par la mer, l'air et la terre,
L'ennemi peut survenir,
Entends les chevaux hennir,
Il faut partir pour la guerre.
Qu'ils dardent leur froid oeil bleu,
Tous les gars de Normandie,
Et que leur troupe hardie
S'en aille gaiement au feu.
Va-t-en batailler, ma race,
Et prends le plus court chemin.
On retrouvera ta trace
Dans l'Histoire de demain.
Laisse tout pour la patrie !
Tes biens, tu t'en dessaisis,
Mais les fleurs de ta prairie
Sont aux canons des fusils.
Va! Tout soldat est poète
S'il court se battre en chantant.
Et la guerre est une fête
Pour qui part d'un coeur content.
C'est la grande tragédie
Mets-y tout ce que tu sais.
Lève-toi, ma Normandie,
Pour sauvegarder le sol français !
DEPART
La France a crié, la frontière saigne,
La blessure se rouvre encor.
La bravoure chante et la terreur règne,
A demain la loi du plus fort.
Comme leurs frères de la terre,
Nos marins sont partis pour la mer et la guerre.
Nous les avons vus s'en aller sur l'eau,
Chantant au vent la Marseillaise.
Adieu la jetée, adieu la falaise !
Dans la bataille et sur le flot,
Chacun d'eux est fils, frère ou père...
Nos marins sont partis pour la mer et la guerre.
La marée apporte une odeur de sang,
Les veuves pleurent sur la côte,
Au rythme brutal de la vague haute,
Emporte-les, vaisseau puissant !
Emporte-les, vaisseau puissant !
Vers une épouvantable affaire,
Nos marins sont partis pour la mer et la guerre.
Nos marins s'en vont vers le grand hasard
Comme s'ils allaient à la fête.
Nous reviendrez-vous de cette tempête,
O vous qui chantez son départ ?...
L'horizon est noir de colère,
Nos marins sont partis pour la mer et la guerre !
SALUT MARIN
Les grands bateaux anglais qui s'en viennent chez nous,
Longue procession qui remplit l'estuaire,
Nous savons qu'il sont lourds d'hommes de race claire
Et suivent le chemin qu'aimaient les vikings roux,
Les grands bateaux anglais qui s'en viennent chez nous.
L'invasion amie entre par notre Seine
Jusques au plus profond de notre intime sol.
Ceux-là, c'est l'amitié loyale qui les mène.
Ceux-là ne veulent pas qu'on nous torde la col.
L'invasion amie entre par notre Seine.
Fils des vieux rois de mer, il s'est levé, leur roi,
Pour tendre sa main calme à notre République.
Il a dit devant tous : "France ! Dieu et ton droit. "
Il a dit devant tous : "France ! Dieu et ton droit. "
Fils des vieux rois de la mer, il s'est levé, leur roi !
Toute la côte suit leur marche. Qu'ils sont beaux,
Dans l'ample longue-vue et dans l'humble lorgnette !
Nous saluons de loin leur forme noire et nette,
Car notre sauvegarde est dans ces paquebots.
Toute la côte sui leur marche. Qu'ils sont beaux !
Entendez notre cri : Hurrah pour l'Angleterre !
Hurrah pour ces point noirs sur le flot vert et bleu !
Hurrah pour le drapeau de ces frères de guerre
Qui, comme les Français, vont en chantant au feu.
Entendez notre cri : Hurrah pour l'Angleterre !
MALÉDICTION
Non, la guerre, Allemands, ne vous permet pas tout !
Certes, Chaud fontaine et Hollogne
Ne pouvaient pas rester debout.
Mais incendier Reims quand vous avez Cologne !
Soyez maudits au nom de la divinité,
Soyez maudits par la musique,
Par l'art et la métaphysique,
Soyez maudits par Bach, par Kant et par Goethe !
Tout peut recommencer, rien n'est irréparable.
Mais que Reims vers un divin sang,
Quelque chose de tout puissant
Vous punira d'avoir attaqué l'ineffable.
Vous qui boutez le feu dans la belle maison
Que vénèrent toutes les races,
Ecoutez ! l'âme des rosaces
Et l'âme de la pierre ont crié trahison.
C'en est fait ! Fils perdus du grave Charlemagne,
Vous avez fini votre temps.
Dieu même est dans les combattants,
Salut à ton passé, moribonde Allemagne !
La cathédrale en feu s'écroule sous les coups,
Le berceau des rois tremble et tombe,
Mais, en nous penchant sur la tombe
Nous trouverons un peuple enseveli dessous.
RESPONSABILITÉS
Comme une immense mer qui monte sa marée,
Nous entendons la guerre autour de nous grandir.
Pouvons-nous vraiment voir sans crier et bondir
Tant de jeunesse massacrée !
C'est la guerre qui règne et conduit le destin.
La folie en un jour s'empare de l'Europe,
Et la mort qui partout, se dépêche et galope,
Ne peut plus compter son butin.
Nous avons tout laissé : pensée, art, rêve, éthique.
Il n'y a plus d'humains, il y a des fusils.
Dans le vent des canons, les peuples sont saisis
D'une rage apocalyptique.
Les fleuves par les champs coulent rouges. Le feu
Dévore les cités calmes et magistrales,
La ruine en une heure atteint les cathédrales,
Tout saigne et meurt sous le ciel bleu.
De cette addition, quelqu'un fera la somme.
Quels monstres de l'enfer ont déchaîné cela ?
Qu'est-ce qui fit surgir cette horreur que voilà ?...
- Quelques paroles d'un seul homme.
SAINTE CATHERINE
Je l'aime d'un amour plus que jamais ardent,
Mon vieux clocher natal vêtu d'ardoise grise.
Il est un peu moulin ; il vit, indépendant,
Tout au bout de la place, en face de l'église.
Ils sont deux, les clochers qui veillent sur Honfleur.
L'un est Saint Léonard, lui Sainte Catherine.
Ses fenêtres, toujours, portent des pots de fleurs,
Et trois cloches au moins remplissent sa poitrine.
Son coq d'or monte au ciel, quand le soleil reluit,
Bien plus haut que les mâts de nos barques à voiles,
Mais lorsque vient le soir, avec ou sans étoiles,
Il perd tout doucement sa pointe dans la nuit.
On l'entend jusqu'en mer quand le carillon gronde,
Voix de bronze au-dessus des grisailles des toits.
Il aime chaque jour, fidèle aux vieilles lois,
Sonner le couvre-feu pour endormir son monde,
Et nous, paroissiens, par les nuits et les jours,
Nous le sentons debout à côté de nos âmes,
Disant des contes bleus, comme les bonnes femmes,
Pour les petits enfants que nous sommes toujours.
Mon clocher, mon cher vieux clocher, combien je tremble,
Maintenant que la guerre est tout autour de nous !
S'il me fallait te voir succomber sous les coups,
Je perdrais père, mère et famille, il me semble.
Toi qui depuis toujours bourdonne d'oremus,
Toi qui te tiens debout sur tes vieilles béquilles,
Toi qui, par le beau temps et par l'averse brilles,
Tu ne connaîtras pas l'incendie et l'obus.
Humble chose, que Dieu te garde de la guerre !
Nous te vénérons tous si passionnément !
Paisible sur ta place et faisant ta prière,
Sois sauvée à jamais du canon allemand.
A HONFLEUR
Honfleur, vieille ville ardoisée
Sur l'estuaire aux cent couleurs,
Tu portes sur chaque croisée
De beaux géraniums en fleurs.
Honfleur, les barques accourues
Du fond des hasards de la mer,
Toutes voiles dehors, ont l'air
De se promener dans les rues.
Honfleur, le poisson, le goudron
Sentent fort dans les trous saumâtres ;
Mais tu berces dans ton giron
L'âme des horizons bleuâtres.
Or voici : petite cité
Humble et perdue au bout du monde,
Maintenant que la guerre gronde,
Nous aurons connu ta bonté.
Au jour que sont venus du large
Ces bateaux rouges de soldats,
Honfleur, comme tu les aidas
A porter leur pesante charge !
Tu n'avais pas assez de mains
Pour tendre tes présents, ô ville !
U fus généreuse et civile,
Tu connus de grands jours humains.
Quand vinrent des blessés de guerre,
Tu renouvelas ton effort.
Tous, jusqu'à ta moindre commère,
Voulaient donner, donner encor.
Aujourd'hui, la noble Belgique
Déverse sur toi ses enfants,
Tant de vaincus qu'un sort tragique
Fait tout de même triomphants,
Et toi, douce et pleine de grâce,
Pour les accueillir, tu souris.
Tu veux, puisqu'on leur a tout pris,
Qu'ils aient à ton foyer leur place.
Tu veux qu'ils puissent, orphelins,
Dire à la destinée amère :
"Voici qu'une seconde mère
Nous a tendu des bras câlins."
- Salut ma ville ! Tu fus grande,
O pauvre petit coin normand !
Nous ignorions ce coeur aimant
Qui donne sans qu'on lui demande.
Nous sommes fiers, tous ceux d'ici,
D'un tel charme joint à tes charmes.
C'est pourquoi nous viennent ces larmes
Lorsque nous te disons: "Merci !"
INVITATION À JEANNE D'ARC
Mademoiselle Jeanne d'Arc,
Soeur à cheval du beau saint Georges,
Ne savez-vous pas que nos forges
Font mieux que la flèche et que l'arc ?
O jeune fille capitaine
Qui portez le plus beau des noms,
Venez voir comment notre haine
Tonne et crache dans nos canons.
Souffrir pour bouter hors de France,
Vous avez su le faire, vous !
Vous vouliez user vos genoux,
Venez donc voir notre souffrance !
Venez voir, dans les quatre vents
D'une incessante et folle foudre,
Comment ils se laissent découdre,
Nos soldats enterrés vivants ;
Comment, changés en nids de guêpes,
Ils meurent parfois enfumés,
Tous ces fils, tous ces bien-aimés
Pour qui se portent tant de crêpes.
Ah ! certes, au fond du ciel clair
Ce n'est plus la voix des archanges,
Mais le ronflement des phalanges
Sombres des destructeurs de l'air.
Nous nous gardons à droite, à gauche,
Et nous nous gardons au-dessus.
Nous sentons partout qu'on nous fauche
Sans jamais pouvoir courir sus.
L'ennemi, quelque nom qu'il porte,
Est encore une fois chez nous.
A nous, Jehanne aux yeux si doux !
Venez ça lui montrer la porte !
Délivrez-nous comme autrefois,
O chaste et furieux fantôme !
La France est toujours un royaume
Dont tous les Français sont les rois.
Adolescente harnachée
Qui portez casque de soldat,
Nos gens vous salueraient, oui-dà,
Si vous veniez dans la tranchée.
Et lorsque seraient répartis
Ceux-là qu'on hait et qu'on méprise,
Vous nous diriez : "Adieu, petits !"
Et retourneriez à l'église.
LES GARDIENS
Il faut qu'à l'heure où se déchaîne
Le grand ouragan masculin,
Quelqu'un, à l'écart de la haine,
Continue à filer le lin.
La maison sera-t-elle vide
Parce qu'on meurt à l'horizon ?
Face à la grande guerre avide,
Nous, nous soignerons la maison.
Aux jours de deuil, aux jours de fête,
Que chacun veille sur les siens.
Veillez, inventeurs et poètes,
Artistes et musiciens.
Quand la frontière saigne et crie,
C'est pour le sol que l'on se bat.
Mais, à l'heure du grand débat,
Vous êtes aussi la patrie.
Lorsque nos soldats triomphants
Reviendront, nous, la foule subtile,
Leur présentant science, art, style,
Nous dirons : "Voici vos enfants !"
AU JARDIN DE MAI
Le printemps, au jardin de mai, nous faisait fête,
Et nos pieds étaient prêts pour la course et le bond.
Des arbres entiers sentaient bon.
Nous en pensions perdre la tête.
Nous allions, nous tenant la main, comme deux soeurs,
Sans presque nous parler, à grands pas, bouche bée.
Une frêle pluie est tombée
Qui semblait parfumée aux fleurs.
Les marronniers illuminés, tout blancs, tout roses,
Portaient leurs fleurs ainsi que de légers flambeaux.
Des lilas étaient lourds et beaux.
Nous y fîmes de longues pauses.
L'herbe montait à l'arbre, et l'arbre descendait
A l'herbe ; et les gazons berçaient des ombres rondes.
Une branche basse pendait,
Offrant des corolles profondes.
Nous disions qu'on ne peut s'habituer jamais
Au printemps, cette histoire irréelle de fées.
Ivres, par vaux et par sommets,
Nous voulions vivre décoiffées.
Pour un poète vrai qui, passionnément,
Parcourt d'un pied léger la saison la plus belle,
C'est toujours un étonnement
Que la rencontre d'une ombelle.
C'est toujours une offrande, et c'est toujours un don
Qu'un nuage, un reflet, un rayon, un coin sombre,
Et c'est un trésor qu'un bourdon
Qui survole l'herbe, dans l'ombre.
Nos coeurs battaient de joie, ô printemps ! ô printemps !
Tout était bonne odeur, douce couleur, musique,
Jeunesse, allégresse physique.
- Mais nos fronts étaient mécontents.
Que fait-on quelque part, qu'invente-t-on d'horrible,
Dans le même moment qu'au sein du printemps clair
Le bourgeon le plus insensible
Cède à la crasse de l'air ?
La nature fleurit, bourdonne, encense, bouge ;
Partout brille, innocent, le paradis de mai ;
Le sol même espère et promet.
... Sauf aux lieux où la terre est rouge.
Un épouvantement barre chaque horizon.
Le monstre de la guerre est là, qui boit et mange.
A deux pas de notre maison,
La face de l'Europe change.
Du fond de l'avenir, au bruit sourd des canons,
Voici venir des temps qui ne sont plus les nôtres,
Notre époque sombre, avec d'autres,
Dans l'Histoire pleine de noms.
Mais le jardin en fleurs est plus fort que la guerre.
Tandis que tout s'en va, pourquoi fait-il si beau ?
Ce merle ne peut-il se taire
Pendant qu'on nous couche au tombeau ?
Nous mourons ! Nous mourons ! Mais le printemps embaume.
On tue au loin, mais les oiseaux sont triomphants.
Nous sommes ruine et fantôme,
Et nous nous sentons des enfants.
CONSCIENCE
Si je cours ici les chemins
Parmi l'ivresse journalière,
Si je revois la vieille ornière
Où passèrent mes pas gamins,
SI mon front tristement se plie
Ou se redresse de plaisir,
Que jamais mon âme n'oublie
A qui je dois ce long loisir.
C'est vous, gens des grandes batailles,
Gens de la Marne et de Verdun,
Grands et petits, de toutes tailles,
Milliers qui ne formez plus qu'un,
C'est vous qui nous gardez nos villes
Et nos campagnes à tous vents,
C'est vous les morts, vous les vivants
Qui nous faites nos jours tranquilles.
Nous devrions, dans nos maisons,
Toutes les fois qu'art ou musique
Bercent notre vie extatique,
Nous tourner vers les horizons.
Beaux rêves, belles promenades,
Nous devrions, là-bas, ici,
Penser à nos grands camarades,
Et sans cesse dire : "Merci !"!"
LES BEAUX POMMIERS
Les beau pommiers de la saison,
Chargés de blanc, chargés de rose,
Sentent bon jusqu'à l'horizon,
Et nous font sourire sans cause.
Les pommiers de mai, dans la cour,
Devant la ferme blanche et grise,
Les pommiers autour de l'église
Se sont mis en fleurs pour l'amour.
Leurs bouquets s'offrent au jeune âge
Quand les jours sont de longs matins.
Entre deux baisers clandestins,
On s'est promis le mariage.
- Hélas ! Qu'a-t-on fait des garçons ?
Depuis que les filles sont seules,
Ni les cerises ni les meules
N'ont entendu chanter chansons.
Devant la derme blanche et grise,
Les beaux pommiers qui sentent fort.
Les pommiers autour de l'église
Se sont mis en fleurs pour la mort.
Elle a vêtu sa robe noire,
La fiancée au gai coup d'oeil,
Les pommiers, couronnes de deuil,
Se sont mis en fleurs pour la gloire.
PRINTEMPS
Le printemps avec ses pommiers,
Forêt de corail blanc et rose,
Brille au fond des prés coutumiers
En proie à la métamorphose.
Dans des coins d'herbe où l'ombre dort,
Il y a des contes de fée ;
Les minces sources étouffées
Font remuer les boutons d'or.
Les oiseaux dont tout bois regorge
Ont mis trois oeufs dans leur nid,
Et répètent à l'infini
Les quelques notes de leur gorge.
Le parfum seul autant qu'il peut,
Autour de la belle aubépine.
Au bout des chemins, la colline
Montre son léger profil bleu.
C'est toi, printemps ! C'est toi, miracle,
Rédemption de tout ce qui meurt !
Me faut-il sentir en mon coeur
Comme une bête qui renâcle ?
Je m'en vais, les sourcils froncés,
A travers la charmante fête.
" Qu'as-tu donc à baisser la tête ?..."
Disent les chemins traversés.
- O pommiers, aubépines roses,
Sources, oiseaux, ciel, prés, taillis,
O grandes et petites choses,
J'ai l'ennemi dans mon pays.
MES BONNES ROUTES
Mes bonnes routes qui s'en vont
Au bout de la campagne creuse,
Que j'aime leur couleur poudreuse
Entre les prés d'un vert profond !
Qu'avril fleurisse sur les choses,
Parmi mes routes de toujours,
Ou que les jours deviennent courts
Sur leurs feuilles jaunes et roses,
Mes bonnes routes du passé
Demeurent à jamais les mêmes,
Et voire en des heures suprêmes,
On croit que rien ne s'est passé
Mes bonnes routes, ligne claire,
J'y vais promener ma douleur,
Pour qu'elles disent à mon coeur :
"Tu sais, il n'y a pas de guerre..."
NOCTURNE À PARIS
D'une douceur de velours noir
Malgré la force de la pierre,
C'est notre grand Louvre de guerre
Debout sur Paris sans lumière
Où meurent les pourpres du soir.
Nous savons tout ce qui nous pèse,
Les affres de ce grand moment,
Pourtant, que passionnément
Nous l'aimons, actuellement,
Ce Paris du temps de Louis treize !
La nuit a repris sa couleur,
Sa forme que plus rien n'encombre.
Eteintes, les lunes sans nombre !
Les passants se perdent dans l'ombre,
Et la Seine est toute pâleur.
Après ces silhouettes noires,
Cette Seine et ce Louvre-là,
Que tout sera brillant et plat,
Un jour, dans l'insolent éclat
Où se fêteront nos victoires !
ZEPPELINS
Paris est noir comme de l'encre.
Ballons sinistres, venez-vous ?
Lequel de vous va jeter l'ancre
DAns notre capitale à nous ?
Engins de noirceur et de haine,
Oiseaux nocturnes sans beauté,
Ainsi votre vol se promène
En répandant l'obscurité !
Soit ! Nos lumineuses vertèbres,
Eteignons-les devant ce vol.
Mais, caché parmi les ténèbres,
Paris est debout sur son sol.
Vous avez fait nos places noires
Autant que les fourrés d'un parc.
Mais empêchez donc les victoires
De planer autour du grand Arc !
Empêchez l'âme de la France
D'être malgré tout ce qu'elle est.
Versez votre nuit ! Il nous plaît
De connaître aussi la souffrance.
Notre lumière a des éclats
Invisibles dont vit le monde.
Ce feu-là, malgré votre onde.
Allez ! Vous ne l'éteindrez pas !
SAINTES ALLIÉES
Notre Dame de nuit, sombre sur un ciel sombre
Dans ce Paris en demi-deuil,
Longtemps je suis restée, infime, dans ton ombre,
A t'écouter parler de prière et d'orgueil.
Montagne de beauté, peut-être menacée
Malgré l'âge et le droit divin,
J'entendais comme un glas sonner dans ma pensée
Ces noms couverts de sang : Reims, Malines, Louvain.
N'est-ce qu'illusion des nuages obliques ?
Tes flancs ne remuaient-ils pas ? ?
N'allais-je pas te voir allonger pas à pas
Tes pattes d'animal aux os préhistoriques ?
Que si, dans quelque lieu de lutte, un rendez-vous
Attire au loin nos cathédrales,
On entendra, parmi les rires et les râles,
Leur furieux élan de monstres en courroux.
Je te vois dans la nuit, fantastique bataille,
Où, dans le flot des alliés,
Les tours marchent de front, et, de toute leur taille,
Ecrasent l'ennemi par larges milliers.
Une immense terreur accueille les géantes.
Le cri des cloches dit leurs noms.
Au rauque grondement des orgues, les canons
Ont cessé la clameur de leurs gueules béantes.
- Silence, terre et ciel ! Silence, combattants !
C'est l'écrasement d'une engeance.
Voici venir au loin les grands léviathans
Et leurs profils à jour qui demandent vengeance.
Les flèches des clochers ont déchiré le ciel ;
On entend s'effondrer les plaines.
Cathédrales, c'est vous, ô métropolitaines,
Revanche de la pierre et du surnaturel !
CE QUATORZE JUILLET
Ce quatorze juillet de l'an mil neuf cent seize
Qui fêta les vivants et qui fêta les morts
Annonce le jour, beau comme la Marseillaise,
Où, devant l'univers, nous serons les plus forts.
Par nos grands carrefours et par nos belles places,
Angleterre, Belgique et Russie ont passé.
Ce jour-là, sous nos yeux, la guerre a fiancé
L'avenir au présent et les races aux races.
Des troupes de combat marchaient aux quatre vents
Du formidable cri des foules accourues.
Et, tandis qu'on jetait des bouquets aux vivants,
Invisibles, des morts défilaient par les rues.
Et tout : canon, ruine, incendie, affres, pleurs,
La guerre, cette course insensée à l'abîme,
Tout devenait soudain des baisers et des fleurs.
Chaque rose, en tombant, rachetait un grand crime.
Paris ivre disait : "Je vous aime !..." aux soldats.
Des drapeaux palpitaient sous des vols de pétales.
On ne savait plus rien des mitrailles, du glas,
Et qu'on avait au loin tué des cathédrales.
Et, traînant leurs canons sonores dans du bleu,
Nos artilleurs, enfants de la foudre qui gronde,
Ne savaient plus, aux sons de : Auprès de ma blonde,
S'ils allaient à l'amour ou s'ils allaient au feu.
En entendant cela, nous avons dit : "Les nôtres !"
Ce chant, c'était la France, au pas ferme et léger.
Mais, regardant aussi défiler l'étranger,
Nous avons salué les héroïques Autres.
Eux tous, ils s'enfonçaient à même la cité,
Leurs couleurs chatoyant parmi la pierre grise,
Ils étaient des vainqueurs dans une ville prise,
Puisqu'ils avaient sauvé, Paris, en vérité !
Nos, nous tendions les mains. C'étaient nos camarades.
L'ombre du casque nu d'où pointe le menton,
Les armes, tout cela rejoignait Marathon,
Athènes, Salamine, et Rome, et les Croisades.
- Merci d'avoir passé, vous qu'on n'entrevoyait
Que de loin, dans le sang où se défend la France.
Votre marche à l'honneur, ce quatorze juillet.
Ce n'est pas la victoire encor : c'est l'espérance.
RÉGIMENTS
Tous ces garçons qui sont partis,
Tous ces soldats dressés dans l'horreur de la guerre,
Ils ont été des tout petits
Emmaillotés dans les bras d'une mère.
Orgueilleux et casqués de fer,
Ils s'en vont vers le bruit de la foudre qu'on lance,
Laissant derrière eux l'autre enfer,
Pauvre enfer féminin des pleurs et du silence.
- Vous avez porté vos enfants,
Mères ! Au plus profond de votre chair intime.
Alors, vaincus ou triomphants,
Vous croyez, quand ils sont tués, que c'est un crime.
Moi, voyant défiler ces gas,
J'évoque avec stupeur leur naissance et ses drames,
Et je songe, et je dis tout bas :
"Toutes ces têtes d'homme ont fait mal à des femmes."
BLEUETS
Gentils bleuets, garçons qui portez nom de fleur,
Nous nous inclinerons très bas devant votre âge,
Adolescents d'hier, jeunesse plus que sage,
Vous que nous ne pouvons regarder au visage
Sans un respect plein de douleur.
Nous ne vous savions pas marqués du fatal signe.
Petits qui grandissiez si passionnément,
Ni qu'à l'âge où l'on va devenir un amant
Vous songeriez tout bas à votre testament,
Avant que de vous mettre en ligne.
Vos mères vous serraient, joyeuses, dans leurs bras,
Sans entendre venir le destin effroyable.
A peine entriez-vous dans la jeunesse aimable,,
Avec grand appétit, comme on se met à table,
Que les canons sonnaient le glas.
Canons, injuste glas de la jeunesse mâle !
Encore rougissants sous leur beau casque bleu,
Héros à taille mince, enfants voués au feu,
Quand ils crient: "Au revoir !" Nous murmurons: "Adieu ("
Devant leur phalange bleu pâle.
Ce ne sont plus vos fils, mères, mais des troupiers !
Nous génération si tristement aînée,
Regardant du côté de la troupe emmenée,
Nous voyons revenir, foule humble et consternée,
Du sang qui rampe vers nos pieds.
PETITE ÉGLISE
Apparue au détour de la campagne verte
Après un long chemin creux et tournants villageois,
Une église est debout, dont la porte est ouverte
Parmi des tombes de guingois ;
Une église, maison vénérable et dorée,
Latin, encens au bout des espaces ruraux,
Une église où reluit la fente des vitraux,
Longue lézarde colorée ;
Une petite église aux sons d'harmonium
Malgré que rien ne bouge au fond du vide sombre,
Tout comme si c'était la solitude et l'ombre
Harmonisant : Pax vobiscum.
L'harmonium jouait, voix de la pierre grise,
Voix de l'ombre encensée et de l'étroit vitrail,
Jouait pour les vivants qu'éloigne le travail,
Pour les morts autour de l'église.
Il jouait doucement pour l'errant promeneur
Qui s'arrête sans bruit, atteint au plus sensible
Il jouait pour mon coeur aux écoutes, mon coeur
Qui n'est qu'un cri vers l'invisible.
O calme ! O poésie ! O pur recueillement,
Musique sous des doigts émus, grande prière !
Qu'on s'entretue au loin dans le même moment,
Que partout il y ait la guerre !
Au fond des horizons, des soldats massacrés,
Ici cette musique et ce calme et cette ombre...
- Salut dévotement, lorsque tout meurt et sombre,
A cette église au bout des prés.
REFRAIN
Jusques au fond de ma maison
Romanesque à parfum de pomme,
Mesurant les fureurs de l'homme
Aux soubresauts de l'horizon,
J'entends le canon de la Somme.
Je m'en allais sonnant le glas
Sur quelque douleur personnelle,
Tout ce qu'une âme porte en elle
Qui fait qu'elle est touchée à l'aile,
Chutes d'en haut, flèches d'en bas ;
Tout cela, d'autres lourdes choses
Que je promène en ressassant,
Certains soirs où le ciel descend
Rouge et lent parmi des mers roses ;
Tout cela, mes rêves moroses ;
Tout cela dont je souffre en bloc,
Mon pain quotidien, en somme,
Tout cela s'efface, ou tout comme :
Bruit des mâchoires de Moloch,
J'entends le canon de la Somme.
Le monstre vomit et se tord,
Ici, dans ces profondeurs bleues,
Et nous pouvons pleurer encor ?
O ma peine, combien de lieues ?
O ma peine, combien de lieues ?
- J'entends le canon de la mort.
AU COIN DU FEU
Le feu, plaisir des vieilles gens
Qui chauffent doucement leur rhume,
Fait croire dehors à la brume
D'hiver avec tous ses argents.
Voici l'automne et je suis seule.
Le bois flambe, craque et se fend.
Je me sens à la fois l'aïeule
Et la toute petite enfant.
Je me raconte des histoires,
Je me souviens de mon passé.
Combien les bûches semblent noires,
Lorsque la flamme a cessé !
Près d'un feu, les âmes amères
Se font bien mieux une raison...
- Il va sortir mille chimères
Si je souffle sur ce tison.
Flamme, c'est toi ! Quelle belle âme
A mon logis silencieux !
On dirait, quand tu parais, flamme,
Que la maison ouvre les yeux.
O mon feu ! Pourtant c'est la guerre.
Et quand je rêve longuement,
Je lis parfois dans ta lumière :
"Incendie et bombardement."
CLAIR DE LUNE
C'est l'immobile clair de lune
Qui fait des spectres dans le pré.
Avec des torpeurs de lagune
Brille l'estuaire diapré.
Je m'en vais, lente et romanesque.
Mes servantes sont là, dehors.
Leur groupe compose une fresque
De vivants blancs comme des morts.
Pour la lune j'ai laissé l'âtre
Où danse le plus beau des feux.
Doucement un mot monstrueux :
- Cette nuit ils vont bien se battre...
Poésie et douceur, ô salut des âmes,
Voici ce que des voix de femmes
Disent sous la lune qui luit !
Clair de lune, et toi, chère automne,
Double et miraculeux trésor,
Goutte d'argent parmi de l'or,
Que ma France en feu me pardonne,
Mais, dans ma grande passion
De cette heureuse nuit si claire,
J'ai, dans mon coeur, dit à la guerre :
"Scandale et profanation !"
FANTÔMES
La saison est venue où s'apaise le cri
De Juin, Juillet, Août, verdure monotone ;
Et ma rose invisible apparaît et fleurit.
- Voici l'automne.
Chaque année, aux abords de ta grande toussaint,
Automne qui m'a faite et qui m'a mise au monde,
Mon esprit se rappelle être né de ton sein,
Automne blonde.
A moi tes longs couchants, les feuilles dans mes mains,
A toi mon regard noir, ma passion intime,
Automne dont la pourpre est parmi les chemins
Comme un grand crime.
Aujourd'hui je sais bien qu'en passant le ven tord
Autant de trépassés qu'il est de feuilles mortes,
Que la guerre a surgi pour ouvrir à la mort
Toutes les portes,
Et lorsque je m'en vais, au crépuscule, voir
Quelle couleur a pris ma saison bien-aimée,
Je sens derrière moi marcher des corps d'armée
Au fond du soir.
AUX POMMES
Belles pommes d'octobre aux branches des pommiers,
Qui tomberez dans les paniers,
Brillant enfantement des automnes profondes,
Quand les feuilles deviennent blondes,
Vous avez souvenir d'avoir été des fleurs,
O mes pommes de trois couleurs,
Comme je me souviens, malgré l'expérience,
De ma fraîche et naïve enfance.
Au bout de tant de jours, au bout de tant de nuits,
Voici que vous êtes des fruits.
Oh! parmi vos pommiers épais comme des tentes
Combien vous êtes importantes !
Mères du cidre neuf et du calvados vieux,
Boisson de ma race aux yeux bleus,
Votre suc précieux est en vous qui se cache
Comme le lait gonfle la vache.
Pommes qui fermentez dans l'âme de nos gens
Fermés, moqueurs, intelligents,
Pommes de cette année, à quand l'ivresse claire
De nos gas partis pour la guerre,
De nos gas... ou du moins de ceux qui reviendront
S'asseoir autour du tonneau rond ?
SOIRS D'AUTOMNE
Les feuilles tombent peu à peu,
Les feuilles sont déjà par terre.
En grand silence, en grand mystère,
Les feuilles tombent peu à peu.
Les pommes tombent sur les feuilles,
Et brillent comme des joyaux.
Par les crépuscules royaux,
Les pommes tombent sur les feuilles.
Jaune, rose, couleur de feu,
Chaque arbre fait de la lumière.
L'esprit de l'automne est un dieu
Jaune, rose, couleur de feu,
- Mais moi je dis tout bas : "La guerre..."
TOUSSAINT
Calamité publique au sein
De la campagne monotone
En proie aux flammes de l'automne,
Le glas sonne et le cano tonne,
Dies irae de la Toussaint.
Le glas sonne et le canon tonne,
Mais plus rien en nous ne s'étonne,
Car nous connaissons le tocsin.
Nous avons vécu tous les drames.
Nous sentons, tout autour de nous,
Voler, dans le vent triste et doux,
Des feuilles mortes et des âmes.
Certes, le canon gronde encor
Quand la voix des cloches s'est tue.
- Pendant que nous fêtons la mort,
Là-bas on en tue, on en tue...
LE CORBEAU
Au milieu de mes champs d'automne, le corbeau,
Seul point noir d'une rousse et paisible étendue,
Le corbeau, d'un bec dur et d'une griffe ardue,
Cherche dans les sillons l'invisible lambeau.
Au milieu de mes champs d'automne, le corbeau,
Infime bête en vie au centre du silence,
Vole un instant, se pose, et de nouveau s'élance,
Et son cri fait soudain de la plaine un tombeau.
- D'où viens-tu ? De quels champs atroces de batailles,
Pour croire que des morts dorment dans mes sillons ?
D'où viens-tu ?... Voliez-vous au loin par millions
Cherchant la chair tuée où porter votre entaille ?
D'où viens-tu ?... Nos labours, ici, sont innocents.
Ils n'ont rien enterré jamais que de la fraine.
Il n'y a rien ici pour ton dur bec de haine,
Pour tes griffes d'horreur, rouges de tous les sangs.
D'où viens-tu ?... Si le vol de tes ailes perdues
T'a jeté seul, du fond des plaines de la mort,
Vers ce soir où, sans bruit, dorment mes étendues,
Retourne où l'on se bat, corbeau ! LEst et le Nord
Regorgent de chair fraîche encore, et tout ouverte.
Retourne où les sanglants cadavres ont vingt ans.
Ici, la plaine est fauve et la forêt est verte.
Rien ne se joint de rouge à la couleur du temps,
Sinon l'aurore et le couchant, et, sur la haie,
La feuille déjà mûre ou la première baie.
Retourne où l'on se bat ! je ne veux plus te voir.
Car il va se lever des bataillons-fantômes
Apelés par ton cri sinistre, au creux du soir.
Corbeau, corbeau, j'ai peur, la face dans mes paumes,
D'où viens-tu, triste et vivant point noir ?
- " Je suis, dit-il, l'oiseau de toutes les batailles.
Certes, la préhistoire a détesté ma voix !
Mon bec fouilla toujours les humaines entrailles,
Et tout ce que j'ai vu déjà, je le revois.
Affamé de la chair des hommes, j'ai pu vivre.
Assoiffé de leur sang je n'ai cessé d'être ivre.
Comme vous prévoyez le pain de chaque jour,
Ma race croassante a prévu vos cadavres.
N'avez-vous pas portant la musique, l'amour,
La science, la poésie, oui, tous ces hâvres ?
N'êtes-vous pas ceux-là qui veillez sur la tour ?
Or, moi, corbeau, je dis : "Salut, musique, amour, poésie, art , progrès !
Mais vous vous lèverez au milieu de la fête
Pour aller dire à ceux d'à côté : "Je vous hais !"
Vous faut-il donc la mort pourprée et l'incendie,
Toute la monstrueuse, absurde tragédie
Qui refait de l'histoire et nourrit les corbeaux ?
Ecoute-moi, poète... Ils sont jeunes et beaux.
Ils s'entretuent avec des faces inspirées,
Et leurs troupes sans geste et d'avance enterrées
Ne peuvent rien souffrir de debout sous le ciel.
Ecoute-moi, poète, ô toi, qui fais ton miel
Parmi toutes le fleurs de la vie où tu passes :
Ils sont là tous, les bruns, les blonds, toutes les races,
Et chaque race a dit les mains jointes : " Mon Dieu !"
Et c'est cela qui meurt par le fer et le feu !
Science, pensée, art, musique, poésie...
La jeunesse au hasard tombe et nous rassasie,
Et,quand nos becs gourmands vont fouillant jusqu'au coeur
Nous dévorons peut-être un génie en sa fleur.
Titubant et gorgé de sang noir et de peste,
Si je viens, moi, corbeau tourmenter ces labours,
C'est pour me reposer de tant de repas lourds.
Que doux sont tes grands champs d'automne où la paix reste !
Mais je vais retourner où l'on se bat. j'ai faim !
Dis-moi donc ta pensée, afin que je la dise
Aux mourants dont j'attends patiemment la fin.
Si, dans quelque parler que son âme agonise,
L'un d'eux était ton frère, en ferveur, en beauté,
Que lui transmettre, au bord de son éternité,
De la part du penseur, de la part du poète ?
De quel mot bienheureux vas-tu bénir sa tête
Afin que, loin de tous, ce guerrier meure en paix ?"
- Corbeau, sinistre oiseau qui dans la mort te vautres,
Porte mon coeur à cet élu, s'il est des nôtres.
Si c'est un ennemi, dis-lui que je le hais.
LA GRANDE OFFENSIVE
I
VEILLÉE D'ARMES
La pendule remplit du petit bruit du temps
La chambre recueillie et faite pour le rêve
Où, cette nuit, j'attends ; où, muette, j'attends
Que la mêlée immense à l'horizon s'achève/
Nous allons donc veiller, solitaire bercail !
Voici, témoins discrets de mes calmes chapitres,
Papiers, livres, musique et lampe de travail.
- Mais il y a l'enfer au delà de mes vitres.
Le violon est là, les tomes aux beaux noms,
Les pinceaux... Est-ce un front de femme qui se penche
Sur les cordes, la toile ou sur les pages blanches,
Ou bien un combattant qui pense à ses canons ?
Charges, bombardements, incendie et tuerie
Grondent dans tous les plis de mes simples rideaux.
Et, parce que je veille en redressant le dos,
Je crois que ma ferveur va sauver ma patrie.
Avec ma poésie au coeur, ce n'est que moi,
Mais je sens, mais je veux, mais j'espère, mais j'aime,
Et peut-être que, face à la grande Peur blême,
Je rachète, ce soir, des paniques sans foi.
Militaire et civile et terrestre et marine,
En moi, toute ma race, impétueusement,
Se bat. Je sens, en proie au furieux tourment,
La France qui palpite ici, dans ma poitrine.
Je veux vaincre !... Oh ! le cri des femmes dans la nuit !
Là-bas on nous les tue... Oh ! ce sang ! Oh ! ces larmes !
Ma pendule tragique, avec son petit bruit,
N'est-ce pas qu'elle dit le succès de nos armes ?
Paris se tait. Silence. Amour. Courage. Elans.
Ce soir, quelle sirène, avec d'horribles râles,
Va nous crier soudain que les monstres volants
Reviennent attaquer de nuit nos cathédrales ?
Non. Ce soir est celui d'esprits comme le mien.
Nous sommes en prière au fond d'une chapelle.
Nous sentons, jusqu'au sang resserrant son lien,
La patrie en danger qui nous attache à elle.
II
BELLE NUIT
o nuit, nuit romantique où rêvaient des amants,
Quand l'enfant qu'enveloppe un nuage de voiles,
S'accoudait, soupirante et les yeux aux étoiles,
Sur le bord de balcons tragiques et charmants,
Nuit reposante, nuit libre, muette et fraîche,
O nuit que nos quinze ans dédiaient à Musset,
Nuit que la cathédrale honorait de sa flèche,
A qui l'homme tendait sa face qui pensait.
Nuit dont l'ombre s'offrait enfin, comme une trêve
Aux fatigues, aux bruits, aux lumières du jour.
Nuit, nuit de tous les dieux qu'inventa notre rêve,
Où priait la prière, où sanglotait l'amour.
O millénaire nuit, voici que d'autres gestes
Ont détourné de toi les éternels humains.
Tu ne les verras plus, la face dans les mains,
Compter l'égrènement de tes perles célestes ;
Quels astres inconnus le sillonnent, si bas
Que leur sourd grondement nous révèle leur course ?
Un effrayant prodige a défait la Grande Ourse.
- O nuit ! Champ de bataille où tonnent des combats !
La blanche fiancée a replié ses voiles.
Musset, Musset, notre âge a d'autres passions !
Le danger et l'horreur ont trois dimensions :
Tout là-haut, des canons passent dans les étoiles.
III
SIRÈNES
Au secours ! Au secours !... La bête
Hurle, hurle, hurle d'effroi.
Son cri fuit comme une comète.
Alerte !... Oh ! que nous avons froid !
La sirène, hélas !... La sirène !
Au secours, au secours, Paris !
Est-ce, du fond du fleuve gris,
Le cri des nymphes de la Seine ?
Voici le grand sauve-qui-peut.
Dans le clair de lune de laque,
Paris, ô Paris ! On l'attaque.
- Au meurtre ! A l'assassin !... Au feu !...
Nous étions tous dans l'innocence
Que nous confère le sommeil,
Voici, sacrilège réveil,
L'horreur nocturne qui commence.
Au secours, au secours, Paris !
La sirène, hélas !... La sirène !
Hideux vol de chauve-souris,
Elle vient, - garde à vous !... - la Haine !
A LA CAVE
Paris nocturne est dans la cave,
Comme Reims et comme Nancy.
Notre foule prolixe et brave
A des rires de sans-souci.
Nous y sommes donc, à la guerre !
Un peu d'honneur nous en revient.
Ceci joindra par un lien
La cave à la tranchée amère.
Songeons-y, tapis dans nos trous,
Aussi bas que les morts, ou presque ;
Les héros de la grande fresque
Souffrent tellement plus que nous !
Nous y sommes pour quelques heures,
Voilà quatre ans qu'ils y sont, eux.
Comment, jeune fille, tu pleures ?
As-tu vu des soldats sans yeux ?
Là-haut, dans le ciel lourd de drame,
Roule le grand orage humain.
Qu'est-ce qu'on apprendra demain.
Paris, ô Louvre, ô Notre-Dame ?
Amoureux des carrefours gris,
Des Palais, de la cathédrale,
Nous sommes la garde morale,
- Nous qui sommes là, - de Paris.
ceux qui sont partis sans le dire,
Gardons-en bien le souvenir.
Quand ce sera l'heure de rire,
Nous les verrons tous revenir.
Le tonnerre courbe nos têtes.
Va-t-il tomber sur notre toi ?
O nuit, refuge des Poètes,
Belle nuit, qu'a-t-on fait de toi ?
V
LA BERLOQUE
Joli petit éclat de rire
Qui nous délivre tout à coup,
Berloque vient nous dire :
"Debout ! Debout ! Debout !
Sonnerie exacte et fidèle,
Dès que tu passes nous chercher,
Soufflons notre chandelle,
Allons tous nous coucher !
VI
TOUTES LES CLOCHES DE PARIS
Toutes les cloches de Paris, toutes le cloches
Sonnent ensemble, sonnent fort,
Avec un large bruit de vagues sur les roches,
Toutes les cloches de Paris, toutes les cloches,
Disent et redisent, pour cette nuit encor,
Que nous sommes sauvés des avions du Nord.
Paris, pétrifié parmi le bleu lunaire
Où gronde ce grand carillon,
Paris éteint est là, sans rumeur ni lumière,
Palais, églises, toits dont luit le million,
Fabuleux comme aux temps qu'on prenait Hion.
Et ces cloches de nuit sonnent toutes les fêtes,
Toutes les fêtes à la fois,
Dans un concert de bronze écouté des poètes ;
Et ces cloches de nuit sonnent toutes les fêtes,
Pâques, Noël, Rameaux, et les Saints, et les Rois,
Et toutes les saisons avec les douze mois.
A l'est, ouest, sud, nord, autour de Notre-Dame,
Belle maison du gros bourdon,
Les églises, jetant aux quatre points leur âme,
A l'Est, ouest, sud, nord, autour de Notre-Dame,
Semblent dire merci, semblent crier pardon,
Ayant désespéré dans un grand abandon.
Ah ! sonnez nous, après ces nuits attentatoires,
Après ces mornes jours meurtris,
Sonnez le Te Deum de toutes les victoires,
Ah ! sonnez nous, après ces matins attentatoires,
Sonnez la fin des maux, des angoisses, des cris,
Sonnez la paix, toutes les cloches de Paris !
LONGUE PORTÉE
La science calcule en son laboratoire.
Notre génie humain plane au-dessus des monts.
Sommes-nous dieux ?... Que non ! Un rêve de démons
A tracé dans le ciel sa longue trajectoire.
Noël ! Le monstre est né. Le voici, vomissant
La grande mort tassée en tout petit volume.
Pour aplatir au sol une tache de sang,
L'obus vole à travers le soleil ou la brume.
O voyage magique en quelques courts instants !
Entravé par la plus gigantesque des tailles,
Au fond de la forêt humide de printemps
Où toujours les dragons glissèrent leurs écailles,
Il cache, ce canon, sa monstruosité,
Car le cheval ailé de quelque pur Saint George,
Fonçant sur lui, pourrait lui rentrer dans la gorge
Son engin criminel avec sa lâcheté.
O voyage magique entre tous les voyages !
Pour atteindre si loin d'innocentes maisons,
L'obus vertigineux passe les horizons
Et parvient jusqu'à nous par azurs et nuages.
Où se lèvent les yeux et se joignent les mains,
Il a volé tout droit au pays des prières,
Et, parti des humains, il revient aux humains,
Lancé vers des vieillards, des enfants et des mères.
Voici donc, dessiné dans l'espace, le trait
Qui soude aux assassins les sanglantes victimes.
La grande capitale et la grande forêt
Ont ainsi pour lien le crime entre les crimes.
L'obus noir, du pays des prières descend.
Un miracle infernal soudain se réalise.
Lancé par les démons, il va crever l'église
Où les assassinés s'écrasent dans leur sang.
Ainsi, quand s'élevait l'humble supplique humaine
Vers les calmes vitraux pleins d'un sublime jour,
Au moment où les coeurs disaient tout bas : "Amour",
Cet obus leur répond en les foudroyant : Haine !"
VIII
ENVOLÉE
Tous les honneurs, tous les courages, tous les zèles
Ne remplissaient)ils pas leurs coeurs par millions ?
Les régiments français pour mieux battre des ailes,
Ont fait charger les avions.
Mitrailleuses, canons, grenades, baïonnettes
Asphyxie et fusils et chevaux écumeux.
Ce n'était pas assez ! Il fallait que les têtes
Eussent ce vent dans leurs cheveux.
Parmi les coups de queue effrénés des hélices
Et le grand grondement de soixante moteurs,
A-t-on cru que, soudain, les célestes milices
Descendaient en rang des hauteurs ?
Pour charger, ils traînaient leurs ailes jusqu'à terre,
Et, devant, à la fois, les soixante ont foncé.
Ceux qui virent cela savent si notre guerre
Vaut le plus fabuleux passé.
Pour chasser les démons haineux, place aux archanges !
Asraël, Raphaël, Michel et Gabriel,
A nous ! Voici l'armée insolite du ciel
Qui vient se joindre à nos phalanges.
Ils ont cru qu'ils vaincraient les nôtres en un jour,
Mais, parmi la bataille effroyable qui clame,
S'ouvrent, dans un élan de colère et d'amour,
Ces larges ailes de notre âme.
Si rien, nos sentiments, nos droits ni nos raisons
N'ont pu faire fléchir la horde qui s'élance,
Voici la force. "Hola ! Qui vive encore ? - France !"
Un écho le redit à tous les horizons.
O charge d'avions français, sublime charge,
Qu'ils devaient être beaux, les nôtres, au soleil !
Eux pour assassiner Paris en lein sommeil,
C'est la nuit qu'ils prennent le large.
Reculez, maintenant, honte de notre sol !
L'heure est venue enfin de l'ultime mêlée.
Tu bas les balayer, ô France, armée ailée,
D'un seul grand souffle de ton vol !
Paris, avril 1918
VIII
DEUILS ROUGES
ÉLÉGIE DOUBLE
A ma soeur Madame D. Béchamp.
S'il ne nous parvient pas, le grand cri des garçons
Blessés dans l'immense bataille,
Nous savons que, partis en redressant la taille,
Ils reviennent réduits à d'étranges trancçons,
Car la guerre a, là-bas, cent sortes de façons
De leur imposer son entaille.
Leur part de chair humaine, ils l'ont apportée, eux,
A la dévorante patrie.
Toi, tes deux fils si beaux, tes fils, ma soeur chérie,
Ils te sont revenus, tes fils, avec leurs yeux.
Avec jambes et bras et sans bouche qui crie,
Entiers, oui, mais morts tous les deux.
Le premier défendait la France maternelle,
L'autre pour la Serbie est mort.
Chacun d'eux fut pensif à sa manière, et fort.
Leur âme de vingt ans qui contenait en elle
Tant de science, d'art et de constant effort,
S'est close comme une grande aile.
Tes fils, tes deux soldats rêveurs et sans galon,
Héros au coeur grave d'apôtre,
La mort les a voulu séparer l'un de l'autre.
Dans le gris de la Marne et le bleu de Toulon,
Au creux profond d'un lit plus étroit que le nôtre,
Ils sont couchée de tout leur long.
Le tombeau, dirait-on, leur rend un peu d'enfance.
Ils semblent t'appeler : ^Maman ?..."
Et toi, pour les bercer alternativement,
Il te faut traverser toute la longue France.
Les hasards de la mort ont joint cette souffrance
A ton indicible tourment.
Tu vas, viens... Te voici, toi qui n'étais que veuve,
Orpheline de ces petits.
Tout le malheur du monde, en vérité, l'abreuve.
Alors, sentant qu'ils sont séparés et partis,
Tu leur fais ce présent, avec des soins gentils,
D'une double couronne neuve.
Ils ont chacun la leur, sur la croix de bois plat
Où leur nom est peint au bitume.
Ainsi les réunit ta tendresse posthume.
Quand ils étaient petits, c'était comme cela.
Leur couronne est pareille... Hélas ! En ce temps-là
Ils portaient le m^me costume.
Deux couronnes au vent... Quel destin fut le leur !
Epouvante et métamorphoses !
Deux couronnes au vent, violettes ou roses,
Remplacent désormais tes deux garçons, ma soeur.
Moi je pleure, je pleure en songeant à ces choses
Faites pour déchirer le coeur.
MARC
Ton fils aux grands yeux noirs, il est tué, ma soeur,
Il est mort près de son canon, en pleine guerre.
Dis ! pour te consoler comment pourrions-nous faire ?
L'éclat qui l'a tué, toi tu l'as dans le coeur.
Il était une fleur parmi notre famille.
Il n'avait que vingt ans. Il était mince et beau.
C'est encore un enfant, presque une jeune fille
Que nous venons de mettre en pleurant au tombeau.
Enfant plein de silence et de mélancolie,
Rêveur comme un poète, ardent comme un héros,
Nous attendions de voir, bourgeon qui se déplie,
Sa vie. Et maintenant nous avons ce coeur gros.
Nous l'avons tous bercé quand il était aux langes,
Nous l'avons vu grandir, noble, promettant tout.
Il n'y a que vingt ans qu'il souriait aux anges...
Il n'est plus qu'un soldat au cercueil, dans un trou.
Ma soeur, toi qu'il aimait autant que sa patrie,
Tout bas, aurait-on dit, mais furieusement,
Toi qu'il nommait toujours "ma petite maman",
Nous faut-il assister à ta douleur qui crie !
O ma soeur ! Tu l'as vu, ton petit trépassé.
Ses beaux grands yeux, la mort n'a pas voulu les clore.
Son regard de velours te caressait encore.
"C'était si bon, nous as-tu dit, de l'embrasse."
O ma soeur ! Il est mort, le fruit de tes entrailles.
Mais souviens-toi, malgré l'amertume des pleurs
Mais souviens-toi du rêveur amoureux des batailles,
Et que, sur ce cercueil, brillaient les trois couleurs.
Quand nous aurons fini notre page d'Histoire,
Quand nous retrouverons nos anciens aspects,
Quand nous aurons jeté le cri de la victoire,
Quand règnera chez nous la glorieuse paix.
Alors, parmi l'éclat d'une nouvelle France,
Quand tu regarderas les beaux bois, les beaux blés,
Nos fleuves, nos cités sur nos fleuves bouclés,
Quand tu respireras en tous lieux l'espérance,
Aux monuments nouveaux dressé comme des lys,
Aux fleuves, aux moissons, à toute la patrie,
Tu pourras dire alors, orgueilleuse et meurtrie :
- "O France, salue-moi ! Je t'ai donné mon fils !"
JEAN
Voici qu'on t'a couché doucement dans le bleu
De cette Méditerranée
Et que je viens te voir aujourd'hui, mon neveu,
Second mort de ma soeur ainée.
Pour monter jusqu'à toi j'ai marché sous les pins
Où, calme, en pleine poésie,
La rade de Toulon d'azur se rassasie,
Et de profondes reflets alpins.
La grande mer au loin qui ne peut pas se taire
Se voit par dessus le talus.
Qu'elle semble propice aux vivants, cette terre
Livrée à ceux qui ne sont plus !
Parmi des bruits perdus de vagues et de môle,
Tous ces soldats couchés, sans voix,
Je ne les devinais qu'au rang serré des croix
Debout, épaule contre épaule.
Je pensais : "Me voici ! J'ai longé ce chemin.
Je respire. Je suis la vie !"
Et j'allais vers la mort un bouquet à la main
Parfumant la route suivie.
Tu reposes donc là, grand garçon vertueux
Que la guerre fit héroïque !
Je n'ai pas oublié la flamme de tes yeux
Où jamais ne fut rien d'oblique.
Longs et noirs vivaient, pleins d'indignation,
Ou, d'autres fois, d'enthousiasme ;
Et, lorsque tu rendis l'esprit, ton dernier spasme
Dut être un cri de passion.
O jeune paladin parti pour la croisade,
Petit Godefroy de Bouillon,
Sous ces pins traversés par le bleu de la rade,
Que dorme ton coeur de lion.
La grande mer est là pour bercer tes longs rêves
Et tes courtes réalités.
Dors pour toujours au bruit des vagues sur les grèves
Et du vent dans les pins hantés.
Sur notre route humaine où tout élan dévie,
Qu'aurais-tu fait de ta vertu ?
Quand on est comme toi, mon pauvre enfant, vois-tu,
La mort vaut bien mieux que la vie.
A ROBERT D'HUMIÈRES
Je crois vous voir encor, grand et presque trop beau.
Si charmant, ayant tout du héros romanesque.
Et voici qu'aujourd'hui vous êtes au tombeau...
Votre mort, comme vous, semble trop belle, presque.
L'âge aurait pu marquer sur vos traits sa douleur,
Blanchir vos cheveux noirs et courber votre taille.
Vous tombez, jeune encor, sur le champ de bataille,
D'une balle rapide et glorieuse au coeur.
Salut à votre fin, belle comme une strophe !
Elle est digne de vous, ô poète profond,
Digne du gentilhomme artiste et philosophe.
Et les hasards parfois, savent bien ce qu'ils font.
Mais quels pleurs laissez-vous à votre jeune femme,
Si nous, simples amis, nous les lointains élus.
Nous sentons ce sanglot qui nous ravage l'âme,
Lorsque nous murmurons : "Il ne reviendra plus..."
A DES PARENTS
Mourir un jour de mai quand on n'a pas douze ans,
Quand on est une heureuse enfant toute dorée !...
O parents ! Vous avez l'âme si déchirée
Que les mots sont insuffisants.
Elle vous a quittés, la chère petite âme
Qui devait vous bercer lorsque vous serez vieux.
Elle vous a quittés, la fillette aux yeux bleus
Qui ne voulut pas être femme.
Elle qui remplissait toute votre maison,
Elle va se coucher dans l'étroite ténèbre...
- Ah ! que tout le printemps en pleine floraison
Forme sa couronne funèbre !
Le destin qui conduit en tas nos jeunes gens
Là-bas où l'on se bat, où l'on brûle, où l'on pille,
Pouvait bien vous laisser cette petite fille.
Vous n'étiez pas très exigeants.
Ainsi l'on va remplir la campagne de cloches
Pour ce fragile corps sombré dans le trépas.
Les cloches du baptême étaient encor si proches
Qu'on les confond avec ce glas.
... Voilà. Vous n'aurez plus à soigner qu'une tombe.
Votre jolie enfant, c'est cela désormais.
Pourtant répétez-vous, lorsque le coeur vous tombe,
"Elle ne souffrira jamais."
LES FUNÉRAILLES DU SOLDAT
Tu n'étais qu'un petit soldat, un gas honnête
Qui courait en chantant au feu.
Tu partasis pour tuer, tout en rêvant un peu,
Et sans doute une fleur ornait ta baïonnette.
Pauvre petit ! Te voici mort aux premiers pas
Vers l'épouvantable frontière.
Agonisant d'hier, dors ! Tu ne sauras pas
Quel honneur te fut fait par une ville entière.
Toi qui vins achever de trépasser chez nous,
Nous t'avons mené, tête basse,
Au lit où nul des tiens ne pliera les genoux.
Humble étranger, jeune homme obscur, ô notre race !
Le drapeau de la France entourait ton cercueil,
D'autres frissonnaient sur nos têtes.
Et les fleurs que l'on voit dans les deuils et les fêtes
Parfumaient ton départ vers le funèbre seuil.
Et les tambours voilés et les clairons de guerre
Sonnaient et battaient pour ta mort,
Et la fosse béante ouverte dans la terre,
Vit des mains et des mains te bénir sur le bord.
Les tiens n'étaient pas là ; mais de toutes leurs larmes,
Les femmes ont pleuré sur toi,
Car tu représentais les camarades d'armes,
Fils, frères et maris, partis si loin du toit.
Tu n'étais qu'un petit soldat. Tes funérailles
Ont été celles d'un grand chef.
Ainsi réparons-nous le suprême grief
De ceux qui, sans tombeau, meurent dans les batailles.
Tu n'étais qu'un petit soldat. Repose en paix.
Nous t'aurons entouré de gloire.
Repose en paix. Le cri strident de la victoire
Va pénétrer bientôt dans ton cercueil épais.
CORTÈGE FUNÈBRE
C'est le général mort que l'on emporte au pas,
Dans un débordement de fleurs et de soldats,
Devers une tranchée aux éternelles boues
D'où l'on ne revient pas.
Un cercueil pour canon entre les lourdes roues
Met des pleurs sur les joues.
C'est le général mort que l'on emporte au pas.
La foule a salué par un vaste silence
Celui qui, sur l'affût qui le traîne et balance,
Est un héros vainqueur pour toujours endormi,
Celui qui fut la lance
Devant quoi, monstre en feu, recula l'ennemi.
Nulle voix n'a gémi.
La foule a salué par un vaste silence.
Le peuple de Paris a vu les chars de fleurs,
Les drapeaux alliés de toues les couleurs,
Et les lents bataillons bleus comme la turquoise.
Martiales pâleurs,
Et, couvrant le sauveur de la Seine et de l'Oise,
Un drapeau d'une toise.
Le peuple de Paris a vu les chars de fleurs.
Le peuple de Paris a vu le cheval triste,
Si long vêtu de noir, derrière l'améthyste
Des crêpes violets recouvrant le cercueil.
Allant où rien n'existe,
Le maître était suivi par son cheval en deuil.
Dans la pompe et l'orgueil,
Le peuple de Paris a vu le cheval triste.
Par azur et soleil de juin, plus d'un drapeau
Flotte, grande aile ouverte au-dessus du troupeau,
Chacun d'eux plus sacré qu'une sainte bannière,
Ayant reçu l'impôt
Du sang mâle tout frais, sang de la Grande Guerre.
Voici, dans la lumière,
Par azur et soleil de juin, plus d'une drapeau.
Entre les flots ouverts des foules infinies,
Voici, visages africains, les colonies,
Blancs et noirs sont mêlés, sur le grand échiquier
Des forces réunies,
Voici, petits et grands, les canons sans pitié,
Gens à cheval, à pied,
Entre les flots ouverts des foules infinies.
Silence, peuple ! C'est le défunt général.
Il passe, tristement suivi par son cheval
Qui traîne à ses sabots sa grande robe noire.
C'est le deuil nuptial
De celui que la mort marie avec la gloire.
Il entre dans l'Histoire...
Silence, peuple ! C'est le défunt général !
Silence ! Ouvrez les yeux !... La victoire s'annonce !
Ces troupes, dont le front sous le casque s'enfonce
Sont déjà des soldats qui reviennent du feu.
Qu'elle meure, la ronce
Qui nous étouffe encor d'un exécrable noeud !
Par ce cortège bleu,
- Silence ! ouvrez les yeux !... - la victoire s'annonce -
Ouvrez les yeux ! Parmi le cortège aux pas sourds,
Au battement voilé de crêpe des tambours,
Voici : Spectres au loin, derrière Notre Dame,
Toutes les autres tours,
Le Louvre et les palais suivront le corps sans âme
Que le silence acclame.
Ouvrez les yeux parmi le cortège aux pas sourds !
Ce pauvre petit corps enfermé qu'on promène,
C'est celui du sauveur de l'Oise et de la Seine.
Saluez, gens, drapeaux, palais, tours et pavé !
Paris, un jour de haine,
Par ce mort glorieux qui s'en va, fut sauvé.
A tout jamais, Ave,
O pauvre petit corps enfermé qu'on promène !
A GEORGES TROUILLOT
L'incomparable ami paternel, il n'est plus.
Etendu sur son lit, il dort. Il a ce calme
Qui, parmi des douceurs de couronne et de palme,
Donne parfois aux morts des visages d'élus.
Il dort. Et j'ai senti monter le froid du pôle
En me penchant sur lui couché dans l'oreiller.
Et je l'ai secoué doucement par l'épaule,
Et je songeais tout bas : "il faut vous réveiller !
"N'êtes-vous pas la vie et le mouvement même ?
Tous les vôtres sont là, vos amis sont venus.
Venez ! Voici mes doigts qui touchent vos doigts nus.
Venez ! ouvrez les yeux ! Il fait bon ! On vous aime !"
Vous ne répondiez pas à mes tristes sanglots.
Serrant, dans vos deux mains de mort, ces violettes,
Vous étiez là, gardant, sur vos lèvres muettes,
Le secret éternel que savaient vos yeux clos.
Je regardais de près votre si chère tête.
Quel poème couvait sous votre front glacé ?
Ame pure, si pure étant cette âme honnête,
Vous partez, nous laissant tout un charmant passé.
Vous n'avez pas senti la suprême ténèbre,
Vous mourez sans savoir que vous fermez les yeux.
Et blanc, familial, est votre lit funèbre,
Ainsi que dans vos vers si graves et pieux.
Vous mourez. Et la fin de notre grande guerre,
Vous ne la saurez pas ! Vous ne la saurez pas !
Mais vous nous aurez dit jusqu'au bout : "Nos soldats
Reviendront glorieux, dans la lumière !"
Vous mourez. Orphelins laissés à l'abandon,
Voici derrière vous la foule amère, lasse,
De celles et de ceux qui reçurent le don
D'une forte amitié que plus rien ne remplace.
Vous mourez ! Vous mourez !... Moi j'ai pressé si fort,
Dans une filiale et douloureuse étreinte,
Ma bouche de vivant sur votre front de mort,
Que j'en garde à jamais la glaciale empreinte.
Fin
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