Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Perdriel-Vaissière (Jeanne): la Complainte des jeunes filles qui ne seront pas épousées (recueil publié en 1918)

Jeanne Perdriel-Vaissière

 

Celles qui attendent (1907)


 

 

 

La complainte des Jeunes Filles qui ne seront pas épousées

(1918)

 

A la glorieuse mémoire

des lieutenants

Pierre et Victor Cochot

 

                                        - I -

Nous avons dix-sept ans, vingt ans ou vingt-cinq ans,

- Bouquet d'avril ou bouquet de mai, peu importe, -

L'âge qui va du rêve au désir, qui attend,

Sourit, soupire... et toute la vie est à la porte!

Le jeune siècle est quelque peu notre cadet,

Hier, nous posions deux doigts légers sur son épaule,

Il se haussait, page amoureux, il respirait.

Cet hésitant baiser dont le printemps nous frôle.

Quel orage l'emporte?.. il s'arrache, il bondit,

Il écrase d'un coup nos roses dispersées...

Nous sommes le blé vert qui n'aura pas d'épi,

Les Jeunes Filles qui ne seront pas épousées.

 

                                           - II -

 

De quel nom appeler celui que j'eusse aimé?

De la Sambre à l'Yser sa mère l'a cherché;

Elle revient, courbant les épaules, muette...

Elle a tant regardé les plis du sol, les croix,

Tant demandé: "Où est mon enfant?" que sa voix,

Comme un sanglot noué ,dans sa gorge s'arrête.

Elle ne dira rien... Je n'aurai même pas,

Le soir, de solitude et d'angoisse oppressée,

Mon ami, mon amour, pour te prier tout bas,

La forme de ton nom, sur mes lèvres, tracée...

Nous sommes le rosier emmuré dans la tour,

Les Jeunes Filles qui ne seront pas épousées.

 

                                       - III -

 

La poitrine sur qui ma tête aurait dormi,

Les bras forts refermant sur moi leur paradis,

Les yeux pour qui chaque printemps m'embellissait,

Les lèvres qui devaient m'apprendre le baiser?...

- Regarde ! un trou sanglant, c'est la poitrine, touche,

Pose ta tête... les deux bras sont étendus:

Ils t'attendent... les yeux sont ternes et ,confus,

Un peu de sang noir coule à l'angle de la bouche...

Les autres sont pareils, le sol rouge a tout bu,

La vigne autour de Reims sera bien engraissée...

Ta mère vit encor, ne te retourne plus,

Va, Jeune Fille, tu ne seras pas épousée!

 

                                          - IV -

 

Ma mère, hélas! ce n'est plus moi qu'elle appelait!

Dans un tendre avenir, elle espère, elle appelle

Un être vagissant au corps pétri de lait,

L'enfant de son enfant, double printemps pour elle!

Ah! le fils bien-aimé que ma chair eût nourri!

Ses caresses, ses jeux, ses mains sur mon visage,

Sa grâce impérieuse et gloutonne, ses cris

Quand il a soif et veut arracher mon corsage!

Déjà je mesurais son geste impétueux

Et la douceur du soir sur sa tête posée!...

Mes soeurs, nous serons l'arbre sec qu'on jette au feu,

Les Jeunes Filles qui ne seront pas épousées.

 

                                           - V -

 

D'autres auront senti le printemps tout entier

Leur couler sur le coeur, ivres de toute joie

A l'heure où le désir, avec avidité,

Les respire, les veut, les étreint et les ploie;

Elles auront offert au soleil du matin,

Comme un  miroir d'argent, l'éclat de leur destin;

Elles auront guidé sur la terre féconde,

Les pas menus des fils qu'elles donnent au monde

Elles auront conquis, traîné par l'univers,

De riches cargaisons sur des nefs pavoisées!...

Nous sommes le trésor que l'on jette à la mer,

Les Jeunes Filles qui ne seront pas épousées...

 

                                               - VI -

 

Et cependant, mes soeurs, ne pleurons pas! jamais

Coeurs exigeants qu'obsède un orgueil magnifique,

Ames que modela le tourment du parfait,

Nous n'aurions pressenti destin plus héroïque!

Nos doigts portent l'anneau des ferveurs éternelles,

Nos chevaliers sont purs, nos époux sont constants.

Mêlons la rose pourpre et le laurier fidèle

Au mystique oranger de nos veuvages blancs!

Par la gloire et le sang qui nous ont fiancées,

Par l'épreuve aux poings durs qui rend les coeurs plus forts

Vivons pour exalter l'amour des guerriers morts.

Vierges insignes qui ne sauraient être épousées!

 

                                            - VII -

 

Puisque le cher foyer, l'humble bonheur humain

Vers lequel se tendait notre espérance avide,

Sous des murs éventrés n'est plus qu'un astre éteint,

Comme une Offrande au Ciel, dressons nos deux mains vides!

Ces deux mains, qui n'ont pu bâtir selon la chair

Et n'ont jamais pétri le pain que pour les autres,

Vont recevoir le sceau ineffable, qui sert

A consacrer l'amour en créant les apôtres.

Mes soeurs, pour recueillir les baumes éternels,

Voici notre blancheur, de lumière tissée!

Sainte Patrie, il faut des lys pour tes autels:

Les Jeunes Filles qui ne seront pas épousées!



17/03/2014
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