Pozzi (Catherine): Extraits de son Journal (1914...)
Catherine Pozzi
Extraits du Journal
Journal, 21 août 1914
Je travaille à l'hôpital de l'admirable Père (son père qui dirigeait le service de chirurgie gynécologique de l'hôpital Broca). J'accumule des connaissances chirurgicales, sans but précis, comme on fait des provisions. Assez de dames ondulées, voiles blancs au vent, ornent les automobiles de la Croix-Rouge! Et révoltent mon sérieux par leur frivolité. Moins excusables que ce petit garçon d'Alsace qui ces jours derniers, devant les envahisseurs allemands, "jouait à la guerre" avec un fusil de bois et se fit fusiller pour la peine. Assez d'infirmières major pavanent leur gracieuse incapacité et piaffent en souhaitant les monceaux de blessés dont elles augmentent leur impatience! Je serai surnuméraire et ne me présenterai pas: cependant, je veux savoir.
Lundi 10 août 1914
Le très brûlant été.
Paris est entièrement pavoisé aux couleurs de l'Entente; cela s'est fait en un jour, après que la démolition des magasins germaniques - dont les laiteries Maggi, horriblement pillées - inspirèrent aux commerçants le vif désir de se prouver français avec leurs étalages. beaucoup affichent sur la devanture leur livret militaire. D'autres: "Le patron est à Verdun", "à Toul", "à Lunéville", les plus simples mettent "maison française" et le moindre Seligmann accroche son petit drapeau. La plupart des devantures sont fermées, sous l'égide flottante du gai morceau de toile qui la décore. Rues presque vides, tous les hommes partis, tous les autres requisitionnés, le demi-monde a disparu, le monde a pris du service. Paris est joli cependant, est beau: au-dessus des rues, des boulevards, des avenues silencieuses, l'Union Jack, les trois couleurs, les aigles russes se renvoient le soleil. C'est un immense 14 juillet qui serait grave, joyeux et noble.
Ce que je ne reverrai jamais, moi, et ce que l'on n'avait pas vu certainement depuis les Fédérations de 89, c'est le règne de la Fraternité. Peut-être qu'au Paradis, cela nous sera donné encore... Et nous vivons au paradis, le ciel est là, pour des jours fugitifs, parfaits, héroïques.
Le premier signe a été pour moi les cochers de fiacres et de taxis, subitement prévenants, amicaux et désintéressés. Ensuite, les téléphones, les postes, les gares, les restaurants où chacun pour la première et dernière fois de sa vie, fait de son mieux, aide l'étranger, l'inconnu, le semblable. Dans les rues, je puis rentrer seule la nuit sans que les hommes ne me parlent: l'insulte a quitté Paris.
Et si je m'assieds sur un banc près des gens qui m'auraient il y a un mois salement dévisagée, on se demandera les nouvelles de sa famille avec aménité. Dans les comités de secours, d'asistance, d'organisation sociale, l'archevêque voisine avec la secrétaire de la C. G. T. Et l'autre jour, des ouvriers anticléricaux, allant signer leur engagement, se trouvèrent près d'un rédacteur du Temps, enveloppé d'une pelisse, et qu'ils prirent pour un moine: "C'est-y vrai, lui dit l'un d'eux, après avoir cherché un euphémisme, que voustravaillez dans les églises? Oh, y a pas de mal!" Voici comment l'empereur d'Allemagne a pu, tout seul changer "à bas la calotte!"
Journal, 21 août 1914
Je travaille à l'hôpital de l'admirable Père (son père qui dirigeait le service de chirurgie gynécologique de l'hôpital Broca). J'accumule des connaissances chirurgicales, sans but précis, comme on fait des provisions. Assez de dames ondulées, voiles blancs au vent, ornent les automobiles de la Croix-Rouge! Et révoltent mon sérieux par leur frivolité. Moins excusables que ce petit garçon d'Alsace qui ces jours derniers, devant les envahisseurs allemands, "jouait à la guerre" avec un fusil de bois et se fit fusiller pour la peine. Assez d'infirmières major pavanent leur gracieuse incapacité et piaffent en souhaitant les monceaux de blessés dont elles augmentent leur impatience! Je serai surnuméraire et ne me présenterai pas: cependant, je veux savoir.
26 août 1914. Mercredi.
La grande bataille a eu lieu, de Verton à Mons, de samedi à lundi soir. Nous avons pris l'offensive et, comme dit le ministère de la Guerre qui excelle à optimiser la défaite, "pas réussi à percer les lignes ennemies". Nous avons "repris une position défensive qui convient mieux que l'autre à nos ressources en hommes". Allons, tant mieux, mais que disent les trente ou quanrante mille gars qui ont payé cette petite erreur?
En Alsace, nous lâché Mulhouse, ça fait la seconde fois, mais "c'est au nord que se joue la partie" et l'abandon de l'Alsace a pour Messimy "peu d'importance". Ainsi le ministère de la Guerre arrive à donner, en quelques lignes quotidiennes l'impression de son extrême stupidité et du mépris où il nous tient tous. Il y a les généraux, là-bas qui travaillent sans écrire et valent peut-être mieux.
En Lorraine, toute une division composée de gens du Midi a lâché pied: il a fallu abandonner les cols des Vosges, les Allemands ont avancé sur Epinal. Hier, on ne rencontrait que des pessimistes et le bel esprit de Paris, essuyé comme du fard... Cependant je m'évertuais à chanter que, même seraient-ils à Reims, la victoire nous resterait et que le désespoir était une maladie du patriotisme. Sans doute faut-il être un travailleur conscient pour savoir ce que peut compter l'énergie morale des non-combattants en faveur du succès des autres.
Les Allemands sont entre Mézières et Rethel, entre Guise et Terguier. La Fère et vers Amiens: moins de 200 kilomètres les séparent de Paris. Un avion allemand, survolant Paris vers midi aujourd'hui a laissé tomber avec quelques bombes une oriflamme et une lettre où était écrit que nous n'avions plus qu'à nous rendre. Comment, de Charleroi en Belgique ont-ils fait, sans bataille ce bond que les communiqués ministériels nous apprennent avec une satisfaction enjouée?
Les hautes classes prennent le train. Les autres font de sales figures. Pas de panique encore cependant.
Samedi soir 12 septembre 1914. La Graudet.
J'ai quitté Paris le 1er septembre à 4 heures du matin, emmenée dans l'auto des Furland. les Allemands étaient à Compiègne. Cette petite menace-là m'intéressait, mais le cher père eut une crise de Kriegfieber et pour mieux me défaire de Paris, il me mit à la porte de l'ambulance du Val-de-Grâce où lui-même venait de me faire inscrire.
Quel voyage! Je n'arrivai ici que le 6.
D'abord Versailles, au petit jour, tout plein de soldats en tenue de corvée, dont chacun tient un journal... Chaque passage à niveau, chaque pont gardés par un territorial à l'équipement sommaire mais au fusil très sûrement dangereux, qui réclame vos papiers d'une façon grave et dure. Les gens sur le pas des portes, regardent d'un air de mépris méfiant ces riches qui filent devant l'ennemi. Un bataillon, à la sortie de la ville sur une route, nous dévisage aussi, mais nous offrons à un officier qui nous demande où nous allons, le même chemin que lui, de le conduire au prochain poste: il monte et les soldats s'illuminent.
J'ai été frappée du changement: certains m'envoient des baisers. Je réponds, on part et je vois au loin les mains et les bras qui s'agitent encore, bonne chance... Ces gens aiment leurs chefs pour remercier ainsi d'un bien médiocre service.
D'Orléans à Vierzon, la belle route. Des autos de luxe, des taxis bourdonnants nous suivent et nous précèdent, portant les familles terrifiées ou les bourgeois solitaires, la dame seule ou le vieux juif ou la grue... L'exode des hautes classes, unanime et tragique, ridicule et poignant, qui suit à soixante-dix à l'heure la route, la belle route de France qui s'enfonce au loin sous l'arcade harmonieuse des arbres.
Le Berry. A travers mes cils à demi clos, je regarde la terre aux lignes nettes et fines à quoi Ils veulent du mal. Partout l'ordre, les rapports cadencés. Nous passons, et dans le cadre des vitres de mon coupé, les paysages s'ajoutent aux paysages, sans que je sache choisir. Trop satisfaite, je ferme les yeux, je fais la nuit dix secondes sur un coin de terre qu'il ne faudrait pas oublier. Dans un grand champ où la terre retournée est lumineusement grise, un homme, jambes noires et chemise blanche, mène le travail d'un attelage noir et blanc. Le grand ciel verse une lumière de perle, un long bois vert sombre enclôt l'horizon.
Dans un torrent d'eaux jaillissantes, nous arrivons à Argenton le soir.
Nous couchons, assez mal, à l'hôtel du Cheval noir, après un dîner réprouvé. Le lendemain matin, nous repartons à 8 heures.
Le Limousin. De hauts plateaux parfumés d'un air vif et léger à boire, des fougères humides et brillantes, des arbres tordus, des routes encaissées qui, par trouées font voir l'immense étendue riche et tourmentée, à cinq cents pieds plus bas.
Limoges. Nous déjeunons. Je commence à être éreintée. Nous repartons à 4 heures. Nous arrivons à Angoulême à 9 heures. Lutte pour dîner et lutte pour se coucher: la foule des émigrés nous a devancés, pas une table, pas un lit. Nous couchons par terre dans le salon de l'hôtel de la Poste.
Le lendemain, les Furlaud me quittent, allant à Cognac. Je passe, malade, un jour dans une chambre que le hasard a rendue libre. Départ le lendemain à 6 heures.
Arrivée à Bordeaux, nouvelle cohue. Mais là, c'est Barnum, c'est l'Olympia, c'est Deauville! Il y a le gouvernement, le président, les ministres, le Conseil d'Etat, toutes les ambassades: il y a le "monde" en route pour Biarritz; il y a les métèques en chemin pour l'Espagne; il y a les ambulances, les Croix-Rouges, les réfugiés et les dames superflues qui y sont adéquates.
O fatigue! Des machines chargées d'officiers, dont l'uniforme date de cette semaine, circulent en pétant par leur échappement libre; les cours Tourny et l'Intendance, et la rue Sainte-Catherine contiennent à la fois le boulevard des Italiens, le boulevard de l'Opéra, de la Madeleine, les Champs-Elysées, Montmartre et la Rive gauche... Des camelots sifflent et propagent dans un silence commandé mais gesticulatoire les éditions de nos grands quotidiens qui s'impriment depuis ces jours dans la capitale du Sud-Ouest. Les garçons de café en sueur bondissent comme pris de sacrés délires, des Parisiennes déplacent de l'air, des gens bien informés causent à voix forte et les bagages sans maître sont déversés sans répit par des porteurs invisibles.
Grouillement voyageur, blagues, restaurations, essence et poussière, officialités, curiosités, honneurs, importance... Oh, qui n'a pas son petit rôle? En scène, les messieurs de la guerre! Il y a un mois, j'étais dans les coulisses des Folies Bergères et cela me fait sourire d'entendre: "En scène, tous les cercles vicieux!" mais c'est bien plus réussi aujourd'hui.
Je quitte Bordeaux à 6 heures du matin, j'arrive à 10 à Bergerac.
Mon pays n'est pas en guerre ou si peu. C'est vrai que les hommes sont partis de fermes et qu'en ville les uniformes éclairent les rues sans intérêt. Mais la campagne sommeille sous le soleil, comme à toutes les autres vacances: la récolte est admirable et, ici, la vieille maison se raconte ses vieilles histoires, tapotée par la pluie, bercée dans les rayons, enchantée par le vent.
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