Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Sauvage (Cécile)

Cécile Sauvage

 

(Tous ces pauvres hommes tués)

 

... L'idée que tous ces pauvres hommes tués ont été petits et entourés de tant de tendresse par leur mère me fait saigner le coeur. Je pense au dernier regard qu'ils doivent jeter sur la campagne en mourant, et sur la vie. Souvent le matin, au début d'un combat, ils doivent se souvenir des excursions de leur enfance, quand on partait à l'aube. Ce n'es peut-être pas l'horrible bruit du canon dans la rosée, et soudain il faut tomber pour toujours. 

 

Grenoble, septembre, 1914

 

 

 


"Ceux-là furent réduits en poudre,

 

Noircis, moulus; mille canons

 

Ont plus que cent ans su les moudre;

 

Nulle mère n'eût pu recoudre

 

Deux lambeaux d'un même garçon;

 

Plaise au doux Jésus les absoudre,

 

Car on n'a même plus leur nom."

 

 

 

 

 

Et voici l'intégralité de cet extraordinaire poème publié en 1922

 

 

 

 

 

En relisant Villon

 

 

 

Pauvre Villon, je suis ta soeur

 

Seulette et coite en ma demeure.

 

De la grand'ville la rumeur

 

Sous ma fenêtre hurle ou pleure;

 

 

 

Mes jours vont sans gloire ni leurre

 

Ni sans espoir d'un temps meilleur,

 

Et si ma chanson fut majeure

 

Paris l'étouffe dans mon coeur.

 

 

 

Ce n'est plus ce plaisant Paris

 

Qui te fournit peu de chevance,

 

Où joyeux en faits et en dits

 

Gallaient tes compagnons d'enfance,

 

Où toi-même rêvant pitance,

 

Riz à la crême et vins d'Aunis,

 

Tu priais Dieu qu'il eût clémence

 

Pour les pendus au Paradis.

 

 

 

Ce Paris, Messire Villon,

 

Te ferait grands comme fenêtre

 

Ouvrir tes yeux d'émerillon

 

Pour ce que l'âge y fit paraître.

 

C'est en autos qu'y vont les maîtres

 

Et sur le ciel, en avion,

 

Sans plus de coeur ivre en tout l'être,

 

Ils s'élancent vers les rayons.

 

 

 

Les autobus vont à Saint-Jacques,

 

Les trramways longent Notre-Dame,

 

L'angélus, la messe, les Pâques

 

S'évaporent dans le vacarme;

 

La foule y court après son âme;

 

Tant d'écrasés vont à la Parque

 

Qu'après tes gibets et tes armes

 

Ne sont que hochets de monarques.

 

 

 

Va, de tes marais infernaux

 

Considère un peu notre époque;

 

Enchevêtrements et cahots,

 

Turbines, vapeur, tout te choque

 

Et surtout te semble équivoque:

 

Tous véhicules sans chevaux,

 

Foin de quinquets et de bicoques,

 

Electricité, hauts fourneaux.

 

 

 

Palais, maison, accoutumance

 

Des perles, fourures, satins;

 

Monocle à l'oeil, nos Jeune-France

 

Lorgnent paisiblement les catins:

 

Leur corps suave est blanc et teint,

 

Leurs yeux caves de défaillance;

 

Mais elles gardent c'est certain,

 

Plus longtemps cambrure et fringance.

 

 

 

Vieille haumière, on remet les dents,

 

On vous crêpe des chevelures,

 

On peut acheter du printemps

 

En pots de fard et de teintures;

 

Avec piles en armatures

 

On regalvanise les flancs;

 

Les seins redressent leur armures,

 

Mais tout cela n'est que semblant.

 

 

 

Et si la guerre des Anglais,

 

Les loups que l'hiver fait issir,

 

Si la famine, les procès

 

Et les meurtres t'ont pu meurtrir,

 

Considère jusqu'à pâlir

 

Nos charniers de la grande guerre

 

Comblés de siècles d'avenir,

 

Millions d'hommes en poussière.

 

 

 

Car c'est plus que ceux de Montfaucon

 

Ceux-là furent réduits en poudre,

 

Noircis, moulus; mille canons

 

Ont plus que cent ans su les moudre;

 

Nulle mère n'eût pu recoudre

 

Deux lambeaux d'un même garçon;

 

Plaise au doux Jésus les absoudre,

 

Car on n'a même plus leur nom.

 

 

 

Il faut vieillir, mourir de même,

 

Et notre monde si nouveau

 

Du cinéma fait l'art suprême,

 

Mais n'a pu briser les tombeaux;

 

Les plus fameux et les plus beaux

 

Sont les arcs de nos gloires même;

 

La mort, malgré les forts cerveaux,

 

A chacun impose carême.

 

 

 

Nous mourrons comme au temps ancien,

 

Les uns sans pain après richesse,

 

Les autres se donnant la main

 

Comme Sembat et sa maîtresse;

 

Les assassins après la messe

 

N'ont la corde au petit matin;

 

Blêmes, tremblant des yeux aux fesses,

 

Ils sont décollés comme saints.

 

 

 

Les sciences et le turbin

 

Ne changeront pas la vieille âme

 

Et c'est ce qui fait qu'au matin

 

Le vieux monde a la même flamme;

 

Change l'habit, reste la trame,

 

Même printemps, même chagrin,

 

Même amour de l'homme à la femme,

 

Ainsi va l'univers humain.

 

 

 

Mais c'est ce qui fait que nous sommes,

 

O mon Villon, frères humains,

 

Ce tremblement sacré des hommes

 

Devant la mort et le destin.

 

 

 

(Paris, 1922)

 



18/03/2014
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