Siefert, Louisa: L'année républicaine (1869)
Louisa Siefert
L'année républicaine
1868
Germinal
(Du 21 mars au 19 avril compris)
Un petit chemin creux entre de grands buissons,
Des prunelliers fleuris, de rêveuses pervenches,
Sur le bord de son nid dans les plus hautes branches
Un frêle rouge-gorge émiettant ses chansons;
Le ciel gris, le vent chaud, la prairie odorante,
Les abeilles cherchant l'aubépine en boutons ;
Dans un coin un enfant gardant quatre moutons,
Jasant tout bas avec la source murmurante ;
Partout le sourd travail des sèves, les émois
Des générations s'éveillant à la vie;
L'image de l'amour en tous lieux poursuivie,
C'était bien Germinal, le plus jeune des mois.
Floréal
(Du 20 avril au 30 mai compris)
Toutes les bêtes se marient,
Floréal, le doux mois, est né.
Le jour s'est fait, l'heure a sonné :
Amoureux, les deux vous sourient.
Plus de rameaux ou noirs ou nus,
Plus une feuille desséchée ;
Chaque arbre porte sa nichée;
Les rossignols sont revenus.
Plus de nuit et plus de silence;
Partout des rayons et des chants.
Le coeur ne croit plus aux méchants,
L'âme aux bleus horizons s'élance.
Et la fleur qui vient de s'ouvrir,
Et l'aurore qui vient de naître,
Tout crie à l'amour : O grand Maître,
Fais-moi vivre et fais-moi mourir!
Le souvenir lassé s'oublie
En des rêves purs et charmants,
Et la langueur des flots dormants
Attendrit la mélancolie.
— Ainsi tu veux et tu voulus,
Amour, toi dont les printemps sèment
Le germe au coeur de ceux qui s'aiment
Et de ceux-là qui n'aimaient plus!
Prairial
La senteur des foins mûrs enivrait les vallées ;
Mille insectes bruyants aux ailes affolées
Sur les fleurs voletaient;
Et, dans la joie intense où tous étaient poètes,
Scandant leur hymne saint de rumeurs inquiètes,
A la fois ils chantaient.
Tout était plénitude et tout exubérance :
Les plus audacieux défis à la souffrance
Vibraient aux monts déserts.
L'herbe avait des fiertés, l'arbre des énergies:
C'était dans les couleurs d'éclatantes orgies,
Des hourras dans les airs.
Et l'homme sous ses pieds sentant frémir la terre,
Déchiffrant d'un coup d'oeil le souverain mystère
De sa sérénité,
S'écriait à son tour avec un geste auguste :
- L'harmonie est la loi, le plus grand est le juste,
Liberté, liberté!
Messidor
Le ciel est gris plombé, la terre est altérée,.
Parfois le vent, ainsi qu'une haleine enfiévrée,
Fait onduler le sein des moissons et des bois,
Une angoisse indicible accable la nature,
Et tout frissonne, quand, par la déchiqueture
Des éclairs, un accord de la terrible voix
De l'orage s'échappe et vient jusqu'à la terre.
Le tonnerre, ô bonheur! et comme il fait bien taire
Tout ici-bas! lui seul, on l'entend à présent :
— Gronde, gronde toujours, encore une décharge,
C'est bien! fais à la nue une fente plus large,
Crève-la, puis rugis de joie en l'écrasant.
Va, ton fracas est doux & ton horreur soulage,
Redouble, enivre-toi de ton aveugle rage,
Sois le farouche accent de nos rébellions;
Emporte nos fureurs dans ta fureur sacrée :
L'âme de sa tempête est par toi délivrée,
Et voici bien des jours qu'en vain nous t'appelions!
Ce soir, quand par milliers les tranquilles étoiles
De l'azur nuageux déchireront les voiles,
Un vent doux et subtil sur les blés passera ;
Et, tandis que courant devant l'aube irisée
Il changera la pluie en brillante rosée,
L'âme rassérénée à Dieu s'élèvera.
Thermidor
Pas un nuage au ciel, pas une ombre sur terre :
Le lac brillait incandescent ;
Le vallon embrasé fumait comme un cratère
Qui dort farouche & menaçant;
Le soleil, enivré de sa splendeur torride,
Terrassait aux pieds de l'été
La plaine verdoyante et la montagne aride,
Et le village et la cité,
Dans les chênes feuillus des reflets d'incendie
Passaient mêlés de sang et d'or;
Et les jaunes rayons de la flamme agrandie
Montaient pour retomber encor.
Comme sur un tapis de pourpre ou d'écarlate,
Fauve oreiller de mousse orné ,
La vipère en sifflant roulait sa tête plate
Sur le dur rocher calciné.
L'aigle ennuyé cherchait du regard quelque proie,
Quelque tendre chair d'appétit ;
L'oiseau chassait l'insecte, et partout, plein de joie,
Le fort opprimait le petit.
O superbe fracas de royautés sans nombre,
Vertige de l'impunité !
— L'homme triste et lassé criait sous le bois sombre :
Egalité, fraternité!
Fructidor
Les grands bateaux se suivent sur le fleuve,
Du paysan allant à l'ouvrier,
Comme un salut du travail à l'épreuve,
Comme un appel de la glèbe au chantier.
Pour réjouir l'étroite chambre obscure
Du chaud reflet de leurs lointains rayons,
Chaque verger a donné sa parure
Et chaque champ l'orgueil de ses sillons.
Le pur froment et les pêches vermeilles
Se sont unis dans le commun trésor
Aux blonds raisins, fruit précoce des treilles
Où longuement s'attarde Fructidor.
Dans la nuit sombre et grosse de révoltes,
Lents messagers des espoirs éternels,
Au fil de l'eau, ployant sous les récoltes,
Les grands bateaux descendent fraternels.
Vendémiaire
Ce soir, à l'heure grave où le soleil décline,
Les échos ont vibré de colline en colline.
La fauvette en son vol égrenait ses fredons ;
La source, en ruisselant sur les petites mousses,
Trouvait des sons plus frais et des notes plus douces;
L'orchestre des roseaux jouait des rigodons,
Qu'avec les flocons blancs des lointaines fumées
Le vent rieur jetait par lambeaux aux ramées;
Et dans les verts chemins fleuris que traversait
Son cortège au cri rauque, à la voix avinée,
On entendait superbe, implacable, effrénée,
La vendange qui s'avançait,
Ce soir, tout avait soif aux forêts de l'Argonne ;
Le défilé profond que le jour abandonne
Comme une gueule avide attendait et hurlait.
La patrie en danger haletait solitaire,
Aux fiévreuses ardeurs de l'homme et de la terre,
Ce n'était plus du vin, mais du sang qu'il fallait.
Le ciel d'apothéose a des feux de fournaise,
Place, place! en grondant là-bas, la Marseillaise
Roule, fauve torrent, ses flots de vers vengeurs ;
Armés de faulx, d'épieux, de haches, de faucilles,
Manoeuvres, artisans, gueux, héros en guenilles,
Voilà les rouges vendangeurs !
Brumaire
La sève descend aux racines,
La force abandonne les coeurs,
— Sur les vieilles tours en ruines,
Les geais poussent des cris moqueurs.
La force abandonne les coeurs,
Les bras tombent de lassitude.
— Les geais poussent des cris moqueurs,
Enhardis par leur solitude.
Les bras tombent de lassitude,
Les lendemains viennent boiteux,
— Enhardis par leur solitude,
C'est l'heure des trafics honteux.
Les lendemains viennent boiteux
Après l'élan de la bataille.
— C'est l'heure des trafics honteux,
L'on se trahit et l'on se raille.
Après l'élan de la bataille,
Sur les sinistres tumuli,
— L'on se trahit et l'on se raille
Malheur aux vaincus de l'oubli!
Sur les sinistres tumuli
On met les tréteaux de la foire.
— Malheur aux vaincus de l'oubli!
Sombre est la nuit, lente est l'histoire.
On met les tréteaux delà foire,
Car les histrions sont vainqueurs.
— Sombre est la nuit, lente est l'histoire,
La force abandonne les coeurs.
Car les histrions sont vainqueurs.
Quand Brumaire dort aux ravines,
La force abandonne les coeurs,
La sève descend aux racines.
Frimaire
Au-dessus des glaciers qui découpent l'azur,
Au-dessus des grands bois qui surplombent la grève,
Dans ses frissons de vierge et ses blancheurs de rêve,
Comme un camellia fleuri dans l'éther pur,
La lune lentement et fièrement s'élève.
Devant elle un air froid descend des monts transis,
Une brume d'argent monte des lacs mystiques,
Le givre aux arbres pend ses joyaux fantastiques,
Et, mystérieux temple aux reflets indécis,
La cascade gelée a des arceaux gothiques.
C'est l'heure où les rameaux eflîlés et tendus
Pleurent tout bas, vibrant comme des chanterelles
Sous l'invisible archet dea peurs surnaturelles ;
C'est l'heure où les flots lourds à leurs bords éperdus
Se figent, fatigués de leurs longues querelles.
C'est l'heure où brusquement réveillée,au détour
Du sentier blanc, s'allume une étroite fenêtre.
Chaque nuit en tremblant on la voit apparaître,
Lampe pour le travail ou phare pour l'amour,
Et la lune s'y heurte à que sais-je? ou peut-être!
Car le penseur guidé vers le bien par le beau,
Le précurseur des temps que son souffle féconde,
Dont la voix solitaire ébranlera le monde,
Dont la parole est glaive et dont l'âme est flambeau,
Est là, qui d'un regard perce l'ombre profonde.
Nivôse
Voici l'hiver, voici la mort!
Les corbeaux volent sur la neige.
A ces sombres princes du nord
Les tristesses ont fait cortège.
Le vent, aigu comme un remord,
Hurle et sans trêve nous assiège.
Le ciel écrase, le froid mord
Le pauvre que rien ne protège.
Nul bruit humain, nul mouvement,
Rien qu'un lugubre craquement,
Frisson courant de branche en branche,
L'esprit s'endort, le coeur se tait,
— O leçon des choses ! c'était
Hideux comme la terreur blanche.
Pluviôse
Le nuage s'éventre ainsi qu'un fruit trop mûr,
Mille ruisseaux boueux se traînent dans les rues,
Et la fange, coulant du toit, souille le mur.
Le sol est bossu de puantes verrues,
L'air vicié s'emplit d'exhalaisons d'égouts,
Ce fétide soupir des choses disparues,
Maintenant, carnaval d'horreurs & de dégoûts,
Fièvres et lâchetés vont à travers la ville
Des hôpitaux malsains aux cloaques jaloux,
Car Pluviôse règne et le dégel servile
A transformé pour lui le monde détrempé
En bouge, en ambulance, en prison basse et vile,
L'ennui nouveau, le vieux souci, l'espoir trompé,
Le sentiment de sa puissance méconnue,
Tout retombe sur l'homme incessamment frappé,
Qui sent avec terreur que sa foi diminue.
Ventôse
Des mers, des champs, des monts, des bois,
Tourbillon, ouragan, tempête,
Peuple en courroux, foule inquiète,
Tous les vents soufflent à la fois.
De ce chaos qui recommence
Sort un rugissement immense,
Le cri terrible du combat;
Et la terre, soudain étreinte
D'orgueil, de désir et de crainte,
Tressaille et sent son coeur qui bat.
Le grand vent des grandes idées,
Le vent des révolutions
Souffle aussi sur les nations
De pleurs et de sang inondées.
Chacune s'agite à son tour
Dans l'attente du nouveau jour
Qui doit réaliser le rêve,
Tandis qu'à leur coeur rajeuni,
Ivre d'extase et d'infini,
Remonte et bouillonne la sève,
Les flots se cabrent anxieux,
Les chênes rebellés se dressent ;
Les mêmes questions se pressent
Et roulent de la terre aux cieux;
Le soleil à travers la pluie
Brille par instants et l'essuie
Sur le seuil sombre des maisons;
L'éclair coupe en deux le nuage,
Et les vents, redoublant de rage,
Viennent de tous les horizons.
Mais à la bataille infidèle,
Le vent du nord cède attiédi,
Le dernier souffle du midi
Porte la première hirondelle :
Salut, cher oiseau du printemps!
Avec l'hiver et les autans
S'évanouit toute souffrance;
O toi qui, de la part de Dieu,
Reviens chanter dans le ciel bleu ,
Salut, ô naïve espérance!
6 nivôse an LXXVI
(26 décembre 1868)
Fin
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