Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Poétesses d'expression française (du Moyen-Age au XXème siècle)

Delarue-Mardrus : Six poèmes d'Emily Brontë

Six poèmes d'Emily Brontë

 

 

LE VIEUX STOÏQUE

 

L'argent, je ne l'estime point,

     Et l'amour moins encor.

L'ambition ? Un rêve au loin

    Qui mourut à l'aurore.

 

Et si je me mets à genoux

    Ces seuls mots je murmure  :

"Pour ce coeur dont la tâche est dure,

    La liberté ! C'est tout."

 

Oui, rien de plus je ne réclame.

    Moi qui vais peu durer.

Morte ou vive, libre ! et, dans l'âme,

    La force d'endurer.

 

 

L'AMOUR ET L'AMITIÉ

 

L'amour ressemble à l'églantine

Et l'amitié ressemble au houx.

Le houx est noir, l'autre illumine,

Mais lequel tiendra jusqu'au bout ?

 

Au printemps l'églantine est fraîche

Et ses fleurs parfument l'été.

Mais quand vient l'hiver où tout sèche,

Qui donc chantera sa beauté ?

 

Rejette donc la rose offerte,

Mais tresse du houx à ton front.

Quand tes cheveux grisonneront

Ta couronne restera verte.

 

 

MARTYRE DE L'HONNEUR

 

La lune est pleine cette nuit.

      Peu d'étoiles, mais claires.

Sur les carreaux le givre luit

      Imitant des fougères.

 

Par la persienne des lueurs

     De jour baignent la chambre.

Vous passez là, malgré décembre,

     Des heures de douceur,

 

Tandis que, domptant avec peine

     Cette angoisse que j'ai,

J'arpente la maison sereine

     Sans pouvoir reposer.

 

Dans le hall l'horloge ancienne

     D'heure en heure s'entend.

Il semble que des coups reviennent

    Toujours plus lentement.

 

Que longue, l'étoile qui tremble,

    A faire son chemin !

Quoi ! touhours là ?... Jamais, il semble,

    Ne luira le matin.

 

Je suis debout à votre porte.

    Mon amour, dormez-vous ?

Mon coeur, sous la main que j'y porte,

    N'a presque plus de coups.

 

Froid, froid le vent d'est qui sanglote,

    Eloignant peu à peu

La cloche des tours, dont la note

    Meurt comme mon adieu.

 

Sur moi, demain, la flétrissure,

    La haine en tous les yeux :

Je porterai les noms honteux

    De traître et de parjure.

 

Mes faux amis ricaneront,

    Les vrais me voudront morte.

les pleurs que mes yeux verseront

    Seront d'amère sorte.

 

Votre race de hors la loi

    Malgré sa trace noire

Verra pardonner son histoire

    Hormis mon crime à moi.

 

Car qui donc pardonne à ce crime :

    La lâche fausseté ?

Champion de la liberté, 

    La révolte est sublime ;

 

Pour certaines haines qu'on a,

    Juste est le poignard même.

Mais traître, "traître", ce mot là

    Soulève l'anathème.

 

Plutôt que de perdre l'honneur

    Oh ! être déchirée !

J'aime mieux pourtant la curée

    Que mentir à mon coeur.

 

Moi tromper mon cher amour, même

    Pour vous garder à moi ?

Non ! L'avenir, preuve suprême,

    Vous fera croire en moi.

 

Je sais, moi, que la juste voie

    Est celle que je suis.

Ce devoir dont je suis la proie

    M'abîme dans la nuit.

 

Et que la honte universele

    Me retire l'honneur,

Qu'importe ! Dans mon propre coeur

    Je me sais, moi, fidèle.

 

 

JE NE PLEURERAI PAS

 

Je ne pleurerai pas parce que tu me quittes,

                  Qu'est-il de bon ici ?

Tout lr monde pour moi serait double faillite

                 Si tu souffrais ainsi.

 

Je ne pleurerai pas parce que, plein de gloire,

                 L'été doit mal finir.

Et qu'elle est donc la fin de la plus belle histoire ?

                 Mourir, toujours mourir.

 

Je suis lasse de voir tant de feuilles fanées,

                Tant de tristesse encor,

Et de toujours languir à travers tant d'années

                D'un désespoir de mort.

 

Donc, pendant que tu meurs, si quelque larme tombe

                D'entre mes cils baissés,

Ce n'est que du désir d'aller me reposer

               Avec toi dans la tombe.

 

 

LE VISIONNAIRE

 

Tout le monde se tait. Tout le monde dort.

Un seul être est là, regardant  dehors

Les chemins de neige et les noirs nuages,

Et l'hiver hurlant qui tord les branchages.

 

Vif est le foyer, sourds sont les tapis ;

Nul souffle égaré du vent qui glapit.

Par mes soins la lampe éclaire et dévoile

L'Errant, et le guide avec son étoile.

 

Tancez-moi, ma mère, et vous, mon seigneur,

Que vos espions traquent mon honneur

Vous ne saurez pas, malgré serfs et pièges,

Quel ange de nuit s'en vient sur la neige.

 

Ce que j'aime, hôte de l'éther,

Fort de son pouvoir secret qui le sert.

Qui m'aime ? Aucun nom ne passe mes lèvres

Et j'offre ma vie en gage à mes rêves !

 

Brille clair, ma lampe ; arde un rayon droit.

Chut ! L'air a frémi d'une aile. Est-ce toi ?

Comble mon attente, étrange puissance.

Moi, je crois en toi ; crois en ma constance !

 

 

LE SOUVENIR

 

Froid dans la terre, et la neige sur toi,

Loin, dans la tombe où l'on a dû te mettre,

T'ai-je oublié, mon seul amour à moi,

malgré le temps qui sépare les êtres ,

Quand je suis seule, est-ce que ma douleur

Ne s'en va pas à travers la montagne

Plier son aile, au nord, dans la campagne

Où la bruyère a recouvert son coeur ?

 

Froid dans la terre, et quinze hivers de glace,

parmi ces monts, transformés en printemps...

Certes, fidèle, et qui garde ta place

Après avoir tant changé, souffert tant !

 

Mon doux amour du passé, va, pardonne

Si je t'oublie en ce monde mouvant !

D'autres désirs, d'autres espoirs vivants

Ne t'enlèvent point ce que je te donne.

 

Nulle clarté n'a plus brillé jamais :

Plus rien, pour moi, du haut du ciel ne tombe.

Tou mon bonheur est fini désormais,

Tou mon bonheur avec toi dans la tombe.

 

Mais, terminés les jours de songes d'or,

Le désespoir lui-même, qui nous broie,

N'ayant pas su me conduire à ma mort

J'ai donc vécu sans un secours de joie.

 

J'ai refoulé les inutiles pleurs,

Sevré mon âme en quête de la tienne,

Et ce désir d'habiter, sous les fleurs,

Ta tombe qui déjà m'est plus que mienne.

 

Et depuis lors je n'ose plus céder

Au souvenir plein d'un amer délice

Car, si je bois à ce divin calice,

Comment donc vivre en un monde vidé ?

 

 



05/12/2014
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