Delarue-Mardrus : Six poèmes d'Emily Brontë
Six poèmes d'Emily Brontë
LE VIEUX STOÏQUE
L'argent, je ne l'estime point,
Et l'amour moins encor.
L'ambition ? Un rêve au loin
Qui mourut à l'aurore.
Et si je me mets à genoux
Ces seuls mots je murmure :
"Pour ce coeur dont la tâche est dure,
La liberté ! C'est tout."
Oui, rien de plus je ne réclame.
Moi qui vais peu durer.
Morte ou vive, libre ! et, dans l'âme,
La force d'endurer.
L'AMOUR ET L'AMITIÉ
L'amour ressemble à l'églantine
Et l'amitié ressemble au houx.
Le houx est noir, l'autre illumine,
Mais lequel tiendra jusqu'au bout ?
Au printemps l'églantine est fraîche
Et ses fleurs parfument l'été.
Mais quand vient l'hiver où tout sèche,
Qui donc chantera sa beauté ?
Rejette donc la rose offerte,
Mais tresse du houx à ton front.
Quand tes cheveux grisonneront
Ta couronne restera verte.
MARTYRE DE L'HONNEUR
La lune est pleine cette nuit.
Peu d'étoiles, mais claires.
Sur les carreaux le givre luit
Imitant des fougères.
Par la persienne des lueurs
De jour baignent la chambre.
Vous passez là, malgré décembre,
Des heures de douceur,
Tandis que, domptant avec peine
Cette angoisse que j'ai,
J'arpente la maison sereine
Sans pouvoir reposer.
Dans le hall l'horloge ancienne
D'heure en heure s'entend.
Il semble que des coups reviennent
Toujours plus lentement.
Que longue, l'étoile qui tremble,
A faire son chemin !
Quoi ! touhours là ?... Jamais, il semble,
Ne luira le matin.
Je suis debout à votre porte.
Mon amour, dormez-vous ?
Mon coeur, sous la main que j'y porte,
N'a presque plus de coups.
Froid, froid le vent d'est qui sanglote,
Eloignant peu à peu
La cloche des tours, dont la note
Meurt comme mon adieu.
Sur moi, demain, la flétrissure,
La haine en tous les yeux :
Je porterai les noms honteux
De traître et de parjure.
Mes faux amis ricaneront,
Les vrais me voudront morte.
les pleurs que mes yeux verseront
Seront d'amère sorte.
Votre race de hors la loi
Malgré sa trace noire
Verra pardonner son histoire
Hormis mon crime à moi.
Car qui donc pardonne à ce crime :
La lâche fausseté ?
Champion de la liberté,
La révolte est sublime ;
Pour certaines haines qu'on a,
Juste est le poignard même.
Mais traître, "traître", ce mot là
Soulève l'anathème.
Plutôt que de perdre l'honneur
Oh ! être déchirée !
J'aime mieux pourtant la curée
Que mentir à mon coeur.
Moi tromper mon cher amour, même
Pour vous garder à moi ?
Non ! L'avenir, preuve suprême,
Vous fera croire en moi.
Je sais, moi, que la juste voie
Est celle que je suis.
Ce devoir dont je suis la proie
M'abîme dans la nuit.
Et que la honte universele
Me retire l'honneur,
Qu'importe ! Dans mon propre coeur
Je me sais, moi, fidèle.
JE NE PLEURERAI PAS
Je ne pleurerai pas parce que tu me quittes,
Qu'est-il de bon ici ?
Tout lr monde pour moi serait double faillite
Si tu souffrais ainsi.
Je ne pleurerai pas parce que, plein de gloire,
L'été doit mal finir.
Et qu'elle est donc la fin de la plus belle histoire ?
Mourir, toujours mourir.
Je suis lasse de voir tant de feuilles fanées,
Tant de tristesse encor,
Et de toujours languir à travers tant d'années
D'un désespoir de mort.
Donc, pendant que tu meurs, si quelque larme tombe
D'entre mes cils baissés,
Ce n'est que du désir d'aller me reposer
Avec toi dans la tombe.
LE VISIONNAIRE
Tout le monde se tait. Tout le monde dort.
Un seul être est là, regardant dehors
Les chemins de neige et les noirs nuages,
Et l'hiver hurlant qui tord les branchages.
Vif est le foyer, sourds sont les tapis ;
Nul souffle égaré du vent qui glapit.
Par mes soins la lampe éclaire et dévoile
L'Errant, et le guide avec son étoile.
Tancez-moi, ma mère, et vous, mon seigneur,
Que vos espions traquent mon honneur
Vous ne saurez pas, malgré serfs et pièges,
Quel ange de nuit s'en vient sur la neige.
Ce que j'aime, hôte de l'éther,
Fort de son pouvoir secret qui le sert.
Qui m'aime ? Aucun nom ne passe mes lèvres
Et j'offre ma vie en gage à mes rêves !
Brille clair, ma lampe ; arde un rayon droit.
Chut ! L'air a frémi d'une aile. Est-ce toi ?
Comble mon attente, étrange puissance.
Moi, je crois en toi ; crois en ma constance !
LE SOUVENIR
Froid dans la terre, et la neige sur toi,
Loin, dans la tombe où l'on a dû te mettre,
T'ai-je oublié, mon seul amour à moi,
malgré le temps qui sépare les êtres ,
Quand je suis seule, est-ce que ma douleur
Ne s'en va pas à travers la montagne
Plier son aile, au nord, dans la campagne
Où la bruyère a recouvert son coeur ?
Froid dans la terre, et quinze hivers de glace,
parmi ces monts, transformés en printemps...
Certes, fidèle, et qui garde ta place
Après avoir tant changé, souffert tant !
Mon doux amour du passé, va, pardonne
Si je t'oublie en ce monde mouvant !
D'autres désirs, d'autres espoirs vivants
Ne t'enlèvent point ce que je te donne.
Nulle clarté n'a plus brillé jamais :
Plus rien, pour moi, du haut du ciel ne tombe.
Tou mon bonheur est fini désormais,
Tou mon bonheur avec toi dans la tombe.
Mais, terminés les jours de songes d'or,
Le désespoir lui-même, qui nous broie,
N'ayant pas su me conduire à ma mort
J'ai donc vécu sans un secours de joie.
J'ai refoulé les inutiles pleurs,
Sevré mon âme en quête de la tienne,
Et ce désir d'habiter, sous les fleurs,
Ta tombe qui déjà m'est plus que mienne.
Et depuis lors je n'ose plus céder
Au souvenir plein d'un amer délice
Car, si je bois à ce divin calice,
Comment donc vivre en un monde vidé ?
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